II. L'ENSEIGNANT : DU « SPLENDIDE ISOLEMENT » REVENDIQUÉ À UNE SOLITUDE DOULOUREUSE

A. UN MÉTIER CLOISONNÉ, HÉRITAGE DE DÉCENNIES DE PRATIQUES, NOTAMMENT DANS LE SECONDAIRE

1. Une logique disciplinaire

Le métier d'enseignant se caractérise par son aspect solitaire, seul face à une classe, notamment dans le secondaire.

Par ailleurs, il se définit comme enseignant d'une discipline et travaille prioritairement en lien avec ses collègues enseignant la même matière. La notion de classe est ainsi davantage une structure d'organisation des emplois du temps, que de groupe autour duquel gravitent les enseignants partageant un projet commun. À de rares exceptions, le conseil de classe qui se tient trois fois par an est le seul moment réunissant l'ensemble des enseignants d'un groupe d'élèves spécifiques. Cette absence de réalité transversale entre les différents enseignants atteint son paroxysme en première et terminale, où du fait de la réforme du lycée et des multiples combinaisons possibles de spécialités et options, le « groupe classe » n'existe plus que sur le papier. Le reste du temps, c'est le professeur principal qui peut être amené à faire le lien entre les enseignants, notamment en cas de difficulté d'un élève. Il en résulte un travail en silo entre enseignants intervenant sur une même classe. Moins de 60 % des enseignants du second degré public ont ainsi l'impression de faire partie d'une équipe35(*).

Cette problématique n'est pas nouvelle : dès 1982, et la réforme Legrand, le cloisonnement entre les disciplines est dénoncé. Le rapport de Pierre Bourdieu et François Gros visant à une « révision des savoirs enseignés en veillant à renforcer la cohérence et l'unité de ces savoirs » inscrit d'ailleurs comme sixième principe la nécessité de favoriser des « enseignements donnés en commun » et d'encourager « les professeurs à coordonner leurs actions ».

Face à ce constat, plusieurs ministres de l'éducation nationale ont tenté de renforcer l'interdisciplinarité comme les itinéraires de découverte en 5ème et 4ème en 2002, supprimés en 2004, ou la création en 2013 de quatre parcours éducatifs (parcours avenir, parcours d'éducation à la santé, parcours éducation artistique et culturelle, parcours citoyen), faisant l'objet d'une présentation par l'élève lors du brevet national des collèges. La mise en place des enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) en 2015 par Najat Vallaud-Belkacem en est la dernière illustration. Ce dispositif n'a cependant eu que peu de succès. En 2017, Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l'éducation nationale, limite le nombre d'EPI obligatoire à un sur l'ensemble du cycle 4 (5ème-4ème-3ème). L'avis du conseil supérieur des programmes du 30 janvier dernier sur l'organisation des enseignements au collège sonne sans doute la fin des EPI : celui-ci propose de « libérer les heures actuellement dévolues de façon obligatoire aux Enseignements pratiques interdisciplinaires et à l'Accompagnement personnalisé (3 h en classe de 6e, 4 h au cycle 4) afin de permettre la mise en place de tout dispositif de soutien ou d'approfondissement à destination de tout ou partie des élèves, notamment en français et en mathématiques » et d'utiliser les marges horaires ainsi dégagées pour cibler les apprentissages fondamentaux.

2. L'enseignant maître dans sa classe : une méfiance vis-à-vis « d'ingérence extérieure »

Si l'éducation nationale est régie par des programmes qui s'appliquent sur l'ensemble du territoire, les enseignants disposent d'une liberté pédagogique pour leur application.

L'exercice de la liberté pédagogique des enseignants
dans le cadre des programmes : un héritage de la Révolution française

Cette dualité trouve son origine dans l'opposition de deux projets d'instruction publique sous la Révolution française, entre celui de Nicolas de Condorcet, distinguant instruction et éducation, et celui de Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau et présenté par Robespierre devant la Convention en 1793. De Condorcet, les enseignants tireront la liberté pédagogique du professeur - « les enseignants sont protégés par une indépendance absolue de tout pouvoir social [...] seul moyen de s'assurer que l'instruction se règlera sur le progrès successif des Lumières, et non sur l'intérêt des classes puissantes de la société » et d'ajouter « c'est au professeur de choisir ses méthodes » - et de Le Peletier, naîtront les programmes nationaux : « j'ai adopté un moyen que je crois très efficace, pour donner à nos établissements d'institution publique la perfection dont ils sont susceptibles. C'est de publier des programmes [...] Prescrivez, l'exécution est certaine ; imaginez une bonne méthode, à l'instant elle est suivie ; créez une conception utile, elle se pratique complètement, continûment, et sans effort ».

Comme le souligne le rapport Thélot36(*), « l'autonomie pédagogique est l'un des attraits du métier d'enseignant. C'est à travers sa pédagogie que le professeur fait valoir sa créativité et son professionnalisme. Cette autonomie doit être non seulement préservée mais renforcée dans le cadre de la nécessaire réussite des élèves. »

Les débats lors de la loi de 2005 d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école illustrent cette méfiance des enseignants, face à toute impression d'empiétement sur leur liberté pédagogique. Si cette loi consacre la liberté pédagogique tout en en précisant les conditions d'exercice37(*), la création du conseil pédagogique - instance de concertation sur la coordination des enseignements, la notation et l'évaluation des activités scolaires, ainsi que chargée de la préparation de la partie pédagogique du projet d'établissement - a été vivement critiquée par les syndicats enseignants y voyant une instance de contrôle à la main du chef d'établissement.

C'est au regard de la liberté pédagogique que s'expliquent les réactions vives des enseignants face aux injonctions descendantes du ministère préconisant telle méthode d'apprentissage, ou annonçant la fin de certains types d'exercice, comme les « textes à trou » annoncée par Gabriel Attal, alors ministre de l'éducation nationale, en septembre dernier. De même, la parution du guide sur l'évaluation des apprentissages et des acquis des élèves par l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche en septembre 2021, dans le cadre de la réforme du baccalauréat et la prise en compte du contrôle continu pour 40 % de la note finale, a été dénoncée par les syndicats enseignants comme une attaque contre la liberté pédagogique des professeurs. Pour ceux-ci, il s'agit « d'une volonté de normer les pratiques en matière d'évaluation » (SNES-FSU) ou encore « une remise en cause de la liberté pédagogique » (SNALC).


* 35 Résultats de la première enquête de climat scolaire auprès des personnels du second degré de l'Éducation nationale, DEPP, note n° 19.53, décembre 2019.

* 36 « Pour la réussite de tous les élèves », commission du débat national sur l'avenir de l'École présidée par Claude Thélot, octobre 2004.

* 37 La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection (art. L. 912-1-1 du code de l'éducation).

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