N° 521

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 9 avril 2024

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1), investie des pouvoirs d'une commission d'enquête, sur les émeutes survenues
à compter du 27
juin 2023,

Par M. François-Noël BUFFET,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. François-Noël Buffet, président ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Philippe Bonnecarrère, Thani Mohamed Soilihi, Mme Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Mme Nathalie Delattre, vice-présidents ; Mmes Agnès Canayer, Muriel Jourda, M. André Reichardt, Mme Isabelle Florennes, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. Olivier Bitz, François Bonhomme, Hussein Bourgi, Ian Brossat, Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Jacqueline Eustache-Brinio, Françoise Gatel, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Michel Masset, Mmes Marie Mercier, Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mme Olivia Richard, M. Pierre-Alain Roiron, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.

L'ESSENTIEL

Du 27 juin au 7 juillet 2023, notre pays a connu un déferlement de violences qui, de l'avis de nombreux acteurs ou observateurs, était inédit par son ampleur et son intensité.

Ces émeutes n'étaient pas la réplique mimétique de celles, pourtant majeures, que notre pays a connues en 2005. En quelques nuits d'affrontements, elles ont excédé, en violence et en destruction d'équipements publics ou commerciaux, les trois semaines de violences urbaines qui avaient conduit à déclarer en octobre 2005 le régime de l'état d'urgence prévu par la loi du 3 avril 1955.

Pourtant, près d'un an après ces événements, si des stigmates sont encore visibles sur les bâtiments qui ont été les cibles de ces mouvements, l'existence semble avoir repris son cours normal, sans difficulté apparente. Or, malgré cette apparente résilience, ces émeutes ne sauraient être considérées comme un simple fait divers et, de ce fait, sitôt oubliées.

C'est pour trouver des éléments d'explication que la commission des lois a créé, dès le 12 juillet 2023, une mission d'information transpartisane1(*), dotée de prérogatives de commission d'enquête le 17 octobre 2023. Celle--ci s'est attachée à dresser le constat de ces événements : ses protagonistes, leurs motivations et les réponses apportées par les pouvoirs publics, au niveau local comme au niveau national, pour faire face aux violences et aux destructions qu'elles ont engendrées.

Des travaux menés par la mission, il ressort que la mort de Nahel Merzouk a été l'élément déclencheur d'un mouvement qui n'avait, en définitive, que peu à voir avec cet événement tragique et qui ne portait pas de revendications identifiées.

Plusieurs endroits du territoire étaient, semble-t-il, prêts pour un affrontement avec les forces de l'ordre, comme en témoignent les importants stocks préconstitués de mortiers d'artifices ainsi que la coordination et l'organisation qui ont pu être constatées, localement, dans les cibles et le modus operandi des participants aux actions ultraviolentes de ces premières nuits d'été.

Un certain nombre d'entre eux se sont laissé entraîner dans cette entreprise de chaos par le biais, notamment, des réseaux sociaux. Ces réseaux ont facilité la diffusion d'appels à détruire les symboles de l'autorité et à aller au contact des forces de sécurité d'abord et, assez rapidement ensuite, d'appels à dégrader les biens publics comme privés dans une logique de prédation.

Au regard de ces constats, la mission formule 25 propositions pour tirer les leçons d'une réponse opérationnelle des pouvoirs publics qui a été effective mais qui s'est révélée en partie inadaptée à ces émeutes et à leurs enjeux.

Pour autant, les membres de la mission d'information ont conscience que les événements de l'été 2023 appellent des réponses de long terme dans d'autres champs de l'action publique. Il en va ainsi, en particulier, de la question du rapport à l'autorité - qu'elle soit incarnée par les parents, les enseignants, les élus locaux ou les forces de l'ordre - ou de la pertinence, dans leur forme actuelle, des politiques publiques de logement ou d'accompagnement en faveur des quartiers prioritaires. La commission des lois invite donc à ce que ses propres travaux puissent être complétés par d'autres études et propositions, afin qu'une réponse globale puisse être apportée à ces accès de violences dont rien ne permet d'affirmer qu'ils ne se reproduiront pas dans un proche avenir.

I. LE CONSTAT : UN DÉFERLEMENT DE VIOLENCES SANS PRÉCÉDENT

A. DE L'ÉMOTION À L'INSURRECTION : LE DÉROULEMENT SÉQUENCÉ D'UNE VAGUE DE VIOLENCES URBAINES D'UNE AMPLEUR INÉDITE

Loin de constituer un événement homogène - tant sur plan de la nature des faits commis que de son déploiement territorial - l'épisode de violences urbaines de l'été 2023 se caractérise par une soudaineté et une vitesse de propagation à l'ensemble du territoire tout à fait inédites.

1. Un événement, deux phases distinctes

Massivement diffusée sur les réseaux sociaux, la vidéo du contrôle routier ayant entraîné la mort de Nahel Merzouk à Nanterre a rapidement suscité une très forte émotion. Considérée par la plupart des personnes entendues par la mission d'information comme l'élément déclencheur des émeutes, la diffusion de ces images a provoqué un embrasement dont la soudaineté n'a eu d'égale que l'intensité.

Dès le 27 juin 2023 au soir ont lieu les premières effusions de violences : s'enclenche alors une phase « émotionnelle » des émeutes, directement liée à la mort de Nahel Merzouk. Dans ce premier temps, les violences urbaines présentent une « charge politique » marquée : d'abord concentrées dans les banlieues des grandes métropoles, ces violences s'apparentent alors à l'expression intense d'une colère et sont principalement dirigées contre les forces de sécurité intérieure ainsi que les autorités et les biens publics.

À compter du 30 juin et du 1er juillet 2023, s'opère un « basculement » des émeutes vers une « phase insurrectionnelle », marquée par une expansion territoriale fulgurante des violences, qui se diffusent à l'ensemble du territoire national sous la forme d'une vague de destructions et de pillages sans précédent, mêlant comportements opportunistes et déchaînements aveugles de violence.

La décrue est aussi soudaine que l'embrasement : l'intensité et l'immédiateté des réactions et de l'expansion du mouvement ont eu pour corollaire son épuisement accéléré, sous l'effet notamment de la réponse efficace apportée par les pouvoirs publics.

2. Un dramatique bilan humain et de lourds dégâts matériels mais une absence de conséquences majeures sur l'économie nationale

Les émeutes de l'été 2023 ont eu pour conséquence un nombre élevé de victimes humaines. Deux décès sont directement liés aux émeutes, l'un à Cayenne, l'autre à Marseille. La mission d'information évalue, dans une fourchette basse, à plus d'un millier le nombre de personnes blessées, y compris légers, dans le cadre de ces émeutes, qu'il s'agisse des agents des forces de l'ordre, des émeutiers ou de la population générale. Dans le détail, 782 agents des forces de l'ordre - 674 policiers et 108 gendarmes -, et 3 sapeurs-pompiers ont été blessés. Au moins une quarantaine de blessés graves ont été répertoriés parmi les émeutiers ou la population générale.

L'estimation des dommages aux biens atteint le chiffre, colossal et en nette hausse par rapport à 2005, d'un milliard d'euros. Les 16 400 sinistres déclarés aux assureurs représentent un coût de 793 millions d'euros, soit un montant quatre fois supérieur à celui des émeutes de 2005. L'indemnisation des collectivités territoriales correspond à 27 % de ce coût total. Le coût supporté par les assureurs ne correspond cependant qu'à une part des dommages aux biens résultant de ces émeutes, tous les sinistres n'étant pas nécessairement déclarés ou acceptés par les assureurs, lesquels n'ont pas toujours pris en charge la totalité du coût du sinistre. En outre, tous les biens publics ne sont pas assurés, l'auto-assurance étant fréquente dans le secteur public, notamment pour l'État.

Les cibles des émeutiers ont été orientées vers des symboles républicains. Parmi les 2 508 bâtiments incendiés ou dégradés, figurent 273 bâtiments des forces de l'ordre, 105 mairies et 243 écoles. De nombreux véhicules de police ou de gendarmerie font en outre partie des 12 031 véhicules incendiés.

Illustration de l'opportunisme d'une part des émeutiers, les commerces ont également fait l'objet d'exactions, une estimation basse établissant que plus d'un millier - vraisemblablement autour de 1 500 - d'entre eux ont été vandalisés ou pillés, en particulier 436 débits de tabac, 370 agences bancaires, approximativement 200 commerces alimentaires, 200 commerces d'habillement ou encore 118 opticiens. Malgré le préjudice financier et moral indéniable pour tous ces commerces, les émeutes n'ont cependant pas eu d'incidence majeure sur l'économie française - outre le coût direct de la reconstruction -, les premières craintes semblant, fort heureusement, ne pas s'être réalisées, y compris dans le secteur du tourisme.


* 1 Composée de François-Noël Buffet, rapporteur, Olivier Bitz, Cécile Cukierman, Nathalie Delattre, Jacqueline Eustache-Brinio, Isabelle Florennes, Corinne Narassiguin, Louis Vogel et Mélanie Vogel.

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