B. LA LOI « URGENCE-RECONSTRUCTION » DU 25 JUILLET 2023 : UNE LOI D'EXCEPTION DAVANTAGE INCANTATOIRE QUE FONCTIONNELLE

1. Une mobilisation parlementaire prompte afin d'accompagner les communes touchées par des dégradations de bâtiments ou d'équipements publics

Si l'estimation des dommages aux biens s'est affinée au cours des mois qui ont suivi les émeutes de l'été 2023, il est cependant très vite apparu, dès les premiers jours des violences, que ces dommages dépasseraient largement le coût des violences urbaines de 2005 et que la réparation des bâtiments et des équipements publics dégradés nécessiterait l'engagement de plusieurs centaines de millions d'euros, dont une part substantielle à la charge des collectivités territoriales.

Ainsi, dès le 5 juillet 2023, le ministre de l'intérieur et des outre-mer a annoncé, lors de son audition par la commission des lois du Sénat, des chiffres provisoires faisant état de la dégradation d'au moins 2 508 bâtiments, dont plus de 750 bâtiments publics, notamment 273 bâtiments des forces de l'ordre, 168 écoles et 105 mairies153(*).

Face à ce constat, le Parlement, et plus particulièrement le Sénat, a réagi avec célérité afin de soutenir les communes et leurs maires confrontés au défi de la reconstruction. Dès le 3 juillet 2023, une proposition de loi n° 824 (2022-2023) d'urgence pour la reconstruction des bâtiments et équipements publics endommagés lors des émeutes du mardi 27 juin 2023 et des jours suivants fut déposée par Sophie Primas et 117 sénateurs. L'objet de cette proposition de loi, comportant six articles, était de favoriser « une reconstruction volontariste et accélérée [des] équipements emblématiques du service public qui ont été détruits ou endommagés » afin de démontrer que « la République ne recule pas » face aux « exactions ». Pour ce faire, ce texte tendait à mettre en place des mesures dérogatoires exceptionnelles, notamment au regard du droit de la commande publique ou du droit de l'urbanisme.

Le Parlement s'est également mobilisé pour adopter, dans des délais particulièrement restreints, le projet de loi relatif à l'accélération de la reconstruction et de la réfection des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023.

Ce projet de loi s'inscrit dans la continuité des propos tenus le 4 juillet 2023 par le Président de la République lors d'un échange au palais de l'Élysée avec les maires des communes touchées, au cours duquel a été annoncée une « loi d'urgence pour écraser tous les délais » afin d'accélérer la réparation de « la voirie, des établissements communaux, des écoles ». Le texte fut déposé dix jours plus tard au Sénat, le 13 juillet 2023, après avis du Conseil d'État rendu le 11 juillet 2023. Il fut examiné en quatre jours ouvrés par le Sénat et l'Assemblée nationale154(*), et fut promulgué par le Président de la République le 25 juillet 2023, après que l'Assemblée nationale a adopté le texte dans la rédaction issue du Sénat.

Reprenant les objectifs de la proposition de loi déposée au Sénat le 3 juillet 2023, cette loi comporte trois articles, autorisant chacun le Gouvernement à légiférer par ordonnance afin de déroger à certaines règles en matière de droit de l'urbanisme, de droit de la commande publique et de financement des opérations d'investissement des collectivités territoriales.

L'article 1er adapte les règles d'urbanisme afin de lever certains blocages potentiels et d'accélérer le traitement administratif des autorisations de travaux. Il autorise la reconstruction ou la réfection des bâtiments détruits ou endommagés au cours des émeutes à l'identique ou sous réserve de modification limitée, nonobstant toute disposition du droit de l'urbanisme contraire, et y compris lorsqu'un document d'urbanisme applicable en dispose autrement. Il permet l'engagement des travaux préliminaires dès la déclaration préalable ou le dépôt de la demande d'autorisation d'urbanisme et, enfin, aménage la procédure d'instruction des demandes d'autorisation d`urbanisme, notamment en réduisant le délai accordé à l'administration pour l'examen des demandes de permis de construire, d'aménager ou de démolir, abaissé à un mois, et celui des déclarations préalables, abaissé à quinze jours.

L'article 2 assouplit, pour les seuls bâtiments ayant fait l'objet de dégradations lors des violences urbaines de l'été 2023, les conditions dans lesquelles les acheteurs publics peuvent déroger à deux principes forts de la commande publique : le principe de publicité et le principe d'allotissement. Il a ainsi été autorisé, d'une part, de passer des marchés publics sans publicité mais avec mise en concurrence pour des travaux dont le montant était inférieur à 1,5 million d'euros, soit un fort rehaussement par rapport au seuil de droit commun de 100 000 euros, et, d'autre part, de passer des marchés uniques non allotis et de recourir plus facilement aux marchés globaux. À l'occasion de l'examen du texte au Sénat, la direction des affaires juridiques du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a estimé que les dérogations au principe de publicité octroieraient pour l'acheteur public un gain de temps de quatre semaines. De même, en permettant de ne passer qu'un seul marché plutôt que de l'allotir, la conclusion d'un marché global devrait entraîner un gain approximatif de quatre mois.

Enfin, l'article 3 comporte trois mesures de nature financière. Il permet en premier lieu le versement anticipé, et non lors de l'année N+2 comme le prévoit le droit commun, du fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA) pour les travaux de reconstruction entrepris par les collectivités territoriales à la suite des dégradations intervenues durant les émeutes. En deuxième lieu, il prévoit de déroger à l'article L. 1111-10 du code général des collectivités territoriales, qui impose une participation minimale des collectivités territoriales ou des groupements maîtres d'ouvrage au financement de leurs projets d'investissement à hauteur de 20 %, le coût des travaux pouvant alors exceptionnellement être financé intégralement par des subventions. Pour finir, l'article 3 prévoit une dérogation aux règles de plafonnement des fonds de concours pouvant être versés au sein des intercommunalités, qui imposent une participation minimale de 50 % au bénéficiaire du fonds de concours.

Malgré le choix de recourir aux ordonnances, qualifié de « réponse juridique d'exception pour faire face à une situation elle-même exceptionnelle »155(*), ces mesures ont été soutenues très majoritairement par le Parlement, à l'unanimité au Sénat et par 260 voix contre 87 à l'Assemblée nationale.

2. Un usage modeste de la loi du 25 juillet 2023

La loi d'habilitation impartissait deux délais pour la publication des ordonnances : deux mois pour les dérogations au code de la commande publique et trois mois pour les dérogations au code de l'urbanisme et aux règles de financement des opérations d'investissement des collectivités territoriales.

Trois ordonnances ont ainsi été publiées sur le fondement de la loi n° 2023-656 du 25 juillet 2023 précitée :

· l'ordonnance n° 2023-660 du 26 juillet 2023 portant diverses adaptations et dérogations temporaires en matière de commande publique nécessaires à l'accélération de la reconstruction et de la réfection des équipements publics et des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023, mettant en oeuvre les dérogations prévues à l'article 2 de la loi n° 2023-656 précitée ;

· l'ordonnance n° 2023-870 du 13 septembre 2023 tendant à l'accélération de la délivrance et la mise en oeuvre des autorisations d'urbanisme permettant la reconstruction et la réfection des bâtiments dégradés au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023, mettant en oeuvre les dérogations prévues à l'article 1er de la loi n° 2023-656 précitée ;

· l'ordonnance n° 2023-871 du 13 septembre 2023 visant à faciliter le financement de la reconstruction et de la réfection des bâtiments dégradés ou détruits au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023, mettant en oeuvre les dérogations prévues à l'article 3 de la loi n° 2023-656 précitée.

Ces délais de publication, bien que conformes aux conditions de l'habilitation à légiférer par ordonnance, interrogent cependant. D'une part, la publication, dès le lendemain de la promulgation de la loi n° 2023-656, de l'ordonnance n° 2023-660 du 26 juillet 2023 relative aux dérogations au code de la commande publique démontre que le recours à une ordonnance, et donc le dessaisissement du Parlement, n'était pas nécessaire puisque la mesure ne comportait pas de difficulté technique particulière et a pu être rédigée rapidement. Au demeurant, la direction des affaires juridiques du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique avait indiqué à la rapporteure de la commission, Catherine Di Folco, lors de l'examen du texte que l'ordonnance était déjà prête avant même le dépôt du texte au Parlement. Par ailleurs, il est regrettable que les deux autres ordonnances aient été publiées mi-septembre, soit après la rentrée scolaire, alors même que l'un des objectifs principaux du texte d'urgence était de permettre l'initiation rapide des travaux de reconstruction, en particulier de ceux des 168 écoles endommagées. In fine, le gain de temps annoncé par le Gouvernement après application théorique des dérogations précitées apparaît minime, voire nul, après prise en compte du délai de publication des ordonnances.

Ce temps de latence entre la fin des violences urbaines et la publication des deux dernières ordonnances - deux mois et demi -, que la mission d'information peine à comprendre, explique partiellement le faible usage qui a été fait des dérogations permises par la loi n° 2023-656 précitée.

De nombreux maires interrogés par la mission d'information ont ainsi mis en avant leur souhait de débuter au plus vite les travaux de réfection, en particulier ceux des bâtiments publics essentiels à la vie de la commune, tels que les écoles ou les mairies. Lors de son audition au Sénat, le 20 décembre 2023, Serge de Carli, maire de Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), commune particulière touchée par les violences urbaines de l'été 2023 avec l'attaque d'une école maternelle, de plusieurs infrastructures sportives, de la mairie et du service d'éducation spéciale et de soins à domicile, a illustré cet état d'esprit en mettant en avant « le bon sens [qui] voulait que nous n'attendions pas ». C'est pourquoi sa commune a « immédiatement lancé les démarches administratives visant à reconstruire ».

Parmi la cinquantaine de communes consultées, interrogées ou visitées par la mission d'information, seules 12 ont indiqué avoir fait usage des dérogations ouvertes par la loi n° 2023-656 précitée, soit un peu plus d'une sur cinq.

Par ailleurs, l'usage de ces dérogations n'est pas cantonné aux seules villes les plus peuplées, disposant d'importants services juridiques. À titre d'exemple, les villes de Strasbourg et de Marseille, pourtant très touchées par ces violences urbaines, ont indiqué de ne pas avoir fait usage de ces dérogations. Outre le souhait de lancer les travaux de réfection avant la publication des ordonnances, la raison principale invoquée par les communes n'ayant pas recouru aux dérogations de la loi n° 2023-656 est que celles-ci ne leur sont pas apparues « utiles », notamment au regard du gain de temps somme toute limitée qu'elles permettaient, en comparaison de la mise en place de procédures nouvelles et temporaires, notamment en matière de commande publique, qu'elles nécessitaient. En revanche, les efforts de communication, aussi bien institutionnels que par voie de presse, autour de ces mesures semblent avoir été efficients, une seule des communes interrogées par la mission d'information ayant fait savoir ne pas avoir eu connaissance de l'existence de ces dérogations.

À l'inverse, ces dérogations ont surtout bénéficié à des villes moyennes, une seule des communes ayant indiqué à la mission d'information en avoir fait usage comptant plus de 100 000 habitants.


* 153 Le compte rendu de cette audition est accessible sur le site internet de la commission.

* 154 La commission des affaires économiques du Sénat, saisie au fond, a adopté le texte le 17 juillet 2023, puis le texte fut adopté en séance publique le 18 juillet. L'Assemblée nationale a voté le texte conforme le 20 juillet, après adoption en commission des affaires économiques la veille.

* 155 Selon les propos de Vincent Delahaye, rapporteur pour avis de la commission des finances. Voir l'avis n° 891 (2022-2023) de Vincent Delahaye, fait au nom de la commission des finances, sur le projet de loi relatif à l'accélération de la reconstruction des bâtiments dégradés ou démolis au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023, déposé le 17 juillet 2023.

Partager cette page