B. LES INDICATEURS RÉGLEMENTAIRES : UNE MESURE IMPARFAITE DE LA GÊNE LIÉE AU BRUIT

1. Les pics de bruit sont insuffisamment pris en compte

Les indicateurs énergétiques utilisés dans les réglementations françaises et européennes mesurent un niveau moyen de bruit, sur une période annuelle. Cette méthode est considérée comme adaptée pour mesurer la gêne ressentie du fait du bruit routier, qui compte assez peu de pics. Or, le bruit ferroviaire et le bruit aérien se caractérisent par des pics de forte intensité. Comme le met en avant la DGPR, cette méthode « a le défaut de “lisser” les pics de bruit, qui sont pourtant l'une des sources principales de nuisances dans le cas d'infrastructures avec un trafic intermittent, comme le trafic ferroviaire ».

Selon l'Université Gustave Eiffel, « un même niveau de bruit en Lden peut aussi bien correspondre à de nombreux événements peu bruyants que peu d'événements très bruyants, alors que le ressenti des riverains n'est pas le même dans les deux situations ».

Ces pics de bruit sont pourtant considérés par les riverains comme particulièrement gênants. Selon l'association France Nature Environnement (FNE), « le riverain subit une succession de “pics de bruit” vécus comme une répétition d'agressions sonores qui déclenchent autant de réactions de défense de leur organisme. » Ce constat est partagé par les chercheurs de l'Université Gustave Eiffel, qui soulignent que « le choix du Lden, indice moyen, est questionné concernant sa capacité à prédire la gêne due au bruit par exemple pour des sources de bruit intermittentes, comme les trains ou les avions, caractérisées par des pics de bruit ».

Dès février 2013, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) soulignait que « les indices acoustiques ne sont pas suffisants » car « seule l'utilisation de certains d'entre eux pourrait permettre d'intégrer les effets des pics de bruit sur la santé dans la construction d'indicateurs d'impact sanitaire : il s'agit des indices acoustiques événementiels qui disposent d'éléments descriptifs de l'émergence de l'exposition sonore. Les indices acoustiques intégrés, qui décrivent une exposition sonore moyenne, ne permettent pas de distinguer deux situations d'exposition de niveau sonore moyen identique pour lesquelles une différence d'impact sanitaire serait uniquement attribuable à la présence de pics de bruit dans l'un des cas. De par leur nature, ces indices acoustiques intégrés, descripteurs de l'exposition sonore, ne traduisent pas la gêne ressentie (seul le Lden tente de la prendre en compte, mais de façon incomplète) et a fortiori, ils ne permettent pas de caractériser les autres effets extra-auditifs du bruit (problèmes d'apprentissage scolaire, stress, perturbations du sommeil, etc.) »37(*).

En outre, les voies de chemin de fer n'entrent dans le classement sonore des voies que si elles ont un trafic supérieur à 50 trains par jour (en moyenne annualisée). Les deux LGV mises en service en 2017, qui génèrent des pics de bruit élevés, sont insuffisamment circulées pour entrer dans le champ de la réglementation. Les riverains de ces lignes ont donc contesté la pertinence des indicateurs énergétiques pour évaluer les effets du bruit émis par ces lignes. Selon le rapport de médiation du CGEDD sur cette question, les riverains « souhaitent que soient pris en compte les pics de bruit, à la fois dans la médiation conduite par la mission et dans la réglementation sur le bruit ferroviaire ».

Les pics de bruit nocturnes sont notamment source de perturbation du sommeil. Or, selon le Cerema, « après les conséquences liées à la gêne, la perturbation du sommeil constitue le second impact, le plus significatif sur la santé, engendré par les pics de bruit ». SNCF Réseau a d'ailleurs indiqué aux rapporteurs que l'indicateur LAmax, qui mesure le niveau sonore maximal lié au passage d'un train « est adapté pour décrire les perturbations du sommeil (réveil nocturne) ».

Ce décalage entre la réglementation actuelle et les effets sanitaires du bruit est source d'insécurité juridique pour les porteurs de projets. Le respect des normes en vigueur par ces derniers ne les protège pas de décisions de justice défavorables liées à la gêne subie par les riverains du fait du bruit émis par les voies. SNCF Réseau a ainsi indiqué aux rapporteurs avoir reçu depuis la mise en service des lignes de LGV BPL et SEA et du contournement ferroviaire de Nîmes et de Montpellier (CNM) en 2017 environ 250 requêtes avec une réclamation totale estimée à près de 40 millions d'euros.

Selon le gestionnaire d'infrastructure, « si l'argument premier de ces réclamations a pour origine le bruit, les requérants, dont les habitations sont soumises à des niveaux sonores conformes à la réglementation, étayent généralement leur demande à partir d'une atteinte à leur santé et une prétendue baisse de la valeur vénale de leur bien. Le nombre de contentieux augmente de façon évidente et les juges tendent à reconnaître beaucoup plus facilement l'existence d'un dommage permanent de travaux publics avec probablement une augmentation du montant des indemnisations retenues ». Comme l'a précisé la DGITM aux rapporteurs, « dans ces différents dossiers, le juge administratif a considéré que la circonstance que les seuils prévus par l'arrêté du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires ne sont pas méconnus ne suffit pas à exclure l'existence d'un préjudice grave lié à des nuisances sonores, dès lors qu'il y a lieu de prendre également en compte, pour l'appréciation d'un tel préjudice, la gravité des émergences sonores résidant dans les pics de bruit généré par le passage des trains ».

Ces condamnations des gestionnaires d'infrastructures concernés (LISEA et Eiffage Rail Express) conduisent à faire du contentieux administratif un moyen de traitement des nuisances sonores. Une telle situation est triplement problématique : elle fait peser une incertitude juridique et financière sur les projets de lignes ferroviaires ; elle aboutit à une forme de rupture d'égalité entre les riverains, certains ayant les moyens financiers et l'expertise de mener une procédure contentieuse souvent longue ; et engendre une gestion individuelle par le juge d'une question devant être réglée collectivement par l'État.

Une meilleure prise en compte de ces pics de bruit par la réglementation est souhaitable. Cet objectif est affirmé à l'article L. 571-10-2 du code de l'environnement, créé par l'article 90 de la loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM). Il prévoit que « les indicateurs de gêne due au bruit des infrastructures de transport ferroviaire prennent en compte des critères d'intensité des nuisances ainsi que des critères de répétitivité, en particulier à travers la définition d'indicateurs de bruit événementiel tenant compte notamment des pics de bruit ». Un indicateur événementiel mesure l'intensité d'un événement sonore et le nombre d'événements : il permet ainsi d'éviter de considérer de la même façon un bruit moyen et durable et des pics de bruit répétés.

Il a fallu attendre trois ans après la parution de la LOM, pour qu'un arrêté conjoint des ministres chargés des transports, de l'environnement et du logement du 29 septembre 2022 pris en application du même article L. 571-10-2, fixe à titre expérimental les modalités de détermination et d'évaluation applicables à l'établissement d'indicateurs de gêne due au bruit événementiel des infrastructures de transport ferroviaire38(*). Cet arrêté, réalisé avec l'appui technique du Cerema, identifie plusieurs indicateurs événementiels à tester sur différentes voies ferrées. Ces tests visent notamment à vérifier la fiabilité technique de la mesure des indicateurs.

Un premier bilan des campagnes de test menées par les opérateurs ferroviaires devrait être réalisé dans les prochains mois. SNCF Réseau a indiqué aux rapporteurs que la mesure de ces indicateurs événementiels est particulièrement complexe.

Premièrement, selon SNCF Réseau, les situations de multiexposition peuvent rendent difficile l'identification du bruit émis par les circulations ferroviaires. Pour le gestionnaire d'infrastructure, « dans de nombreux cas, les conditions de mesure ne permettent pas la caractérisation de ces indicateurs (passages des trains partiellement ou totalement masqués par le bruit environnant, impossibilité d'affecter un pic à un évènement ferroviaire, impossibilité de garantir que le pic le plus élevé lors d'un passage ferroviaire identifié n'est pas dû à une autre source perturbatrice simultanée) ».

En outre, même dans les cas où la caractérisation du bruit émis par les trains est possible, la variabilité des valeurs mesurées n'atteindrait pas la fiabilité souhaitée. SNCF Réseau a en particulier mis en avant « la très forte variabilité de ces indicateurs par rapport à la forte stabilité de l'indicateur LAeq ». Par exemple, pour le LAmax, « deux matériels roulants de caractéristiques identiques ne produiront pas nécessairement la même signature acoustique au même endroit. Le LAmax mesuré ne sera donc pas nécessairement le même ». Ce manque de régularité de la mesure pour le même type de circulations rend difficile la définition d'un indicateur uniforme.

Ainsi, pour SNCF Réseau, « il s'agit de difficultés techniques rédhibitoires pour répondre à ce stade à la demande de l'arrêté de fournir à titre d'information pour les projets de création ou de modification significative d'infrastructures les niveaux des indicateurs » événementiels. C'est pourquoi, « SNCF Réseau défend la position pragmatique de maintenir les indicateurs actuels avec un seuil à abaisser en fonction des types de trafic et des niveaux sonores préexistants ». Compte tenu de ces limites, le gestionnaire d'infrastructure estime que « l'introduction d'un indicateur événementiel de type LAmax ne pourrait s'envisager qu'à titre informatif pour les riverains, mais sans intervenir dans le dimensionnement des protections ».

La DGPR a indiqué aux rapporteurs qu'une deuxième phase de l'expérimentation serait lancée à la suite de l'analyse détaillée des résultats de la phase initiale.

Ces expérimentations souffrent d'une autre limite : aucune évaluation de la corrélation des indicateurs événementiels testés avec les effets du bruit sur la santé n'a été menée. Comme l'a rappelé le Conseil national du bruit, « il n'existe pas d'indicateur défini et validé scientifiquement qui permettrait à lui seul de tenir compte des principaux paramètres acoustiques d'influence de la gêne de long terme ressentie par les riverains des infrastructures ferroviaires »39(*). Selon les chercheurs de l'Université Gustave Eiffel entendus par les rapporteurs, les premiers résultats de l'expérimentation « en aucun cas ne prouvent qu'ils permettent de mieux expliquer la gêne ou de mieux prédire les effets sur la santé. En effet, l'arrêté ne mentionne malheureusement pas la réalisation conjointe d'études évaluant la gêne des personnes exposées au bruit ou des effets sanitaires. Or des résultats en ce sens sont indispensables pour choisir les bons indicateurs et fixer les seuils ».

Toute évolution de la réglementation doit donc intégrer les limites des expérimentations menées jusqu'à présent. De surcroît, comme l'a rappelé IDFM aux rapporteurs, les infrastructures de transports en commun ferroviaires « viennent souvent en lieu et place d'une voie routière avec un effet souvent positif concernant le bruit, et d'autre part, le contexte urbain empêche la mise en oeuvre de protections à la source comme des écrans acoustiques ». Il est donc nécessaire de ne pas perdre de vue cet impact positif et vertueux sur le bruit total subi par les habitants : il serait paradoxal d'empêcher la réalisation d'un projet entraînant une baisse du bruit émis par les transports à cause du bruit qu'il émet.

Pour les rapporteurs, il est indispensable d'appliquer l'article 90 de la LOM, qui répond aux attentes légitimes des riverains, qui considèrent que les indicateurs actuellement utilisés ne reflètent qu'imparfaitement l'impact du bruit émis par les circulations ferroviaires. Compte tenu des obstacles techniques rencontrés lors des expérimentations menées, lancer au plus vite la phase 2 de l'expérimentation est nécessaire. Six ans après la promulgation de la LOM, la DGPR devrait fixer un calendrier ambitieux, pour mener les études scientifiques attendues le plus rapidement possible. Lancer sans plus tarder concomitamment des études épidémiologiques afin de déterminer les indicateurs les plus pertinents vis-à-vis des effets du bruit sur la santé est également essentiel.

Proposition n° 5 : Appliquer pleinement la loi d'orientation des mobilités (LOM) avec la fixation d'un calendrier précis pour les prochaines phases d'expérimentation d'indicateurs événementiels et la réalisation d'études de santé publique.

L'Acnusa a par ailleurs indiqué aux rapporteurs avoir engagé en 2023 un partenariat avec le Conseil national du bruit pour définir un ou plusieurs indicateurs réglementaires événementiels, qui compléteraient les indicateurs existants applicables au transport aérien. Le Cerema a ainsi lancé la même année pour le compte de cette Autorité une étude technique sur ce sujet. L'Acnusa a précisé que « la commission mixte CNB/ACNUSA sera en mesure d'apporter en 2025, un avis conclusif relatif à la définition d'indicateur(s) événementiel(s) ». La DGAC a également déclaré aux rapporteurs que « ces nouveaux outils pourraient ainsi utilement compléter le panel des indicateurs réglementaires et permettre une prise en compte plus précise de ces facteurs lorsque cela s'avère justifié. Le cas échéant, cela devra se traduire par l'intégration dans le corpus réglementaire de cet indicateur ». Pour les rapporteurs, cette initiative bienvenue de l'Acnusa est de nature à répondre aux interrogations des riverains sur la pertinence des indicateurs actuellement utilisés.

2. Les sons de basses fréquences, les vibrations et le bruit solidien : un angle mort réglementaire

Le transport ferroviaire est également source d'émissions sonores spécifiques, liées aux émissions de sons de basse fréquence et de vibrations.

Les basses fréquences sonores sont moins bien perçues par l'oreille humaine, mais peuvent être sources d'une gêne spécifique, insuffisamment prise en compte par les indicateurs actuels. Selon SNCF Réseau, « Le bruit des TGV se caractérise par un contenu spectral riche en basses fréquences. Les indicateurs acoustiques employés dans la réglementation actuelle ne permettent pas une bonne représentation de ces caractéristiques. L'influence de ces paramètres sur la gêne sonore reste à étudier. » Le Cerema a jugé opportun d'approfondir les études sur ce sujet, avec pour objectif de créer un nouvel indicateur qui prenne en compte les basses fréquences sonores.

Le transport ferroviaire est aussi source de vibrations et de bruit solidien. Toutefois, il n'existe pas actuellement d'indicateur de référence de mesure des vibrations ni, a fortiori, de réglementation reposant sur des seuils à ne pas dépasser.

De telles réglementations sont en vigueur pour le transport ferroviaire dans certains pays européens, notamment l'Allemagne, la Belgique, l'Autriche, la Suisse et le Royaume-Uni40(*). En France, pour certains projets de transports publics notamment le Grand Paris Express et la ligne ferroviaire Serqueux-Gisors, des objectifs à respecter ont été définis par les porteurs de projets. La RATP mène également des actions spécifiques pour diminuer les vibrations liées à l'exploitation du réseau de métro historique parisien, à travers le déploiement de solutions techniques ad hoc (meulage préventif, pose d'un tapis antivibratile lors du remplacement du ballast, pose de semelles en caoutchouc entre la traverse et le rail...). Selon le gestionnaire d'infrastructure, « ces traitements conduisent à une réduction des niveaux vibratoires de l'ordre de 5 à 10 dB au niveau du piédroit du tunnel ».

Ces spécificités ont été prises en compte par le législateur. L'article L. 571-10-3 du code de l'environnement, créé par l'article 91 de la LOM, prévoit que « les nuisances générées par les vibrations que la réalisation ou l'utilisation des infrastructures de transport ferroviaire provoquent aux abords de celles-ci font l'objet d'une évaluation et de la détermination d'une unité de mesure spécifique ». Il précise que « l'État engage une concertation avec les parties prenantes concernées pour définir, d'ici au 31 décembre 2020, les méthodes d'évaluation des nuisances vibratoires mentionnées au premier alinéa, pour déterminer une unité de mesure spécifique de ces nuisances, pour fixer des seuils de vibration aux abords des infrastructures ferroviaires ainsi que pour déterminer les responsabilités de chacune des parties prenantes ». Le Cerema pilote actuellement un groupe de travail afin de prendre en compte les vibrations lors des passages des trains.

Ces travaux ont notamment pour finalité de définir des indicateurs harmonisés. Or, comme le souligne la RATP, « la communauté scientifique a du mal à définir une norme de mesurage des vibrations et du bruit solidien dans les bâtiments aux abords des infrastructures de transport ferroviaire tant au niveau national, européen qu'international ».

Pour les rapporteurs, une meilleure prise en compte de l'ensemble des impacts sonores et vibratoires des infrastructures de transport est nécessaire afin de mieux protéger la santé de nos concitoyens. Ils regrettent que les travaux menés en application de l'article 91 de la LOM n'aient pas encore débouché sur la définition d'indicateurs, alors qu'ils sont déjà appliqués et mis en oeuvre chez certains de nos partenaires européens.

Proposition n° 6 : Mener au plus vite des études préalables à la définition d'indicateurs qui prennent en compte les vibrations, le bruit solidien et les basses fréquences sonores


* 37 Anses, février 2013, Évaluation des impacts sanitaires extra-auditifs du bruit environnemental

* 38 Arrêté du 29 septembre 2022 fixant à titre expérimental les modalités de détermination et d'évaluation applicables à l'établissement d'indicateurs de gêne due au bruit événementiel des infrastructures de transport ferroviaire.

* 39 Avis du Conseil national du bruit du 7 juin 2021 sur les pics de bruit des infrastructures ferroviaires

* 40 Voir le rapport de la mission de médiation relative aux nuisances générées par les TGV auprès des riverains des lignes Bretagne-Pays-de-la-Loire et Sud-Europe-Atlantique, p. 31.

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