II. DES CRAINTES POUR LA FILIÈRE INVESTIGATION QUI SE SONT MALHEUREUSEMENT RÉVÉLÉES FONDÉES
Près d'un an et demi après son entrée en vigueur, le bilan de la réforme de la gouvernance de la police nationale est malheureusement sans ambiguïté. Cette réforme a certes eu quelques effets positifs qu'il ne s'agit pas de minimiser. On peut citer à cet égard une amélioration de la communication entre les différentes filières de la police nationale, auparavant trop cloisonnées, et une allocation des moyens ponctuellement optimisée. Ces quelques gains demeurent toutefois bien trop modestes pour justifier l'importante mise sous tension imposée à la police pour les obtenir. Surtout, les conséquences dommageables de la réforme sur la filière judiciaire sont, elles, d'ores et déjà perceptibles.
La mission d'information est malheureusement contrainte de conclure que les inquiétudes qu'elle avait exprimées dans son précédent rapport du 1er mars 2023 étaient fondées, et ce tout particulièrement dans trois domaines.
Premièrement, la filière investigation est aujourd'hui exposée aux arbitrages des DDPN et DIPN : si la crainte d'un déport des enquêteurs spécialisés vers des affaires de voie publique a pu être écartée dans la majorité des cas, certaines difficultés ponctuelles et le risque que cette « discipline » des DDPN et DIPN ne s'étiole avec le temps justifieraient que les principes de répartition des affaires au sein de la filière investigation soient fermement rappelés par le DGPN. Du reste, les anciens membres de la DCPJ bénéficient aujourd'hui d'un positionnement hiérarchique moins favorable et d'une visibilité moindre que par le passé, ce qui se manifeste notamment par leur absence aux réunions de sécurité organisées par le préfet. Les rapporteurs ont ensuite pu constater que la doctrine de la DNPJ n'était pas appliquée de manière uniforme, les enquêteurs continuant parfois localement à assumer des tâches périphériques qui devraient revenir à d'autres services (en particulier les défèrements). Si la « libéralisation » des échanges d'informations au sein de la filière est enfin un point positif, elle trouve néanmoins ses limites pour les affaires du haut du spectre, qui requièrent une grande confidentialité. Pour mettre un terme à l'accroissement des fuites d'informations généré par la réforme, la mission d'information appelle à clarifier les modalités d'échanges internes d'informations liées au haut du spectre de la criminalité organisée, au besoin en formalisant un « besoin d'en connaître » sur le modèle des services de renseignement ;
Deuxièmement, l'unification de la filière investigation a entraîné une dilution de la compétence de l'ancienne police judiciaire : aux silos des directions centrales, se sont en effet substitués les « îlots » des directions départementales. Cette organisation a dégradé les conditions du partage d'informations sur la criminalité organisée, pour l'appréhension de laquelle l'échelon départemental s'avère totalement inadapté. Si des échanges peuvent aujourd'hui subsister de manière informelle, les rapporteurs estiment qu'il est urgent d'agir pour structurer des circuits d'information sur le haut du spectre et éviter que ce savoir-faire ne se perde, au gré des départs d'agents expérimentés. De manière plus générale, le risque est aujourd'hui réel d'une disparition du savoir-faire historique de la police judiciaire, tant celle-ci est exposée à des arbitrages défavorables de DDPN ou DIPN qui souhaiteraient prioriser le traitement des affaires d'une moindre gravité.
Troisièmement, les nouvelles instances de pilotage de la filière judiciaire sont marquées par une grande complexité, qui nuit à leur efficacité : au-delà de la complexité intrinsèque d'un nouvel organigramme faisant coexister autorité hiérarchique et fonctionnelle, la pertinence de l'échelon zonal ne semble pas acquise. De nombreuses personnes interrogées par les rapporteurs ont émis des réserves à son encontre, jugeant cette nouvelle strate « technocratique » et pointant un effet d'absorption d'effectifs d'enquêteurs hautement qualifiés à son profit alors même qu'elle n'a pas d'activité opérationnelle stricto sensu. Dans ce contexte, il serait a minima opportun de préciser, par voie d'instruction du DGPN, les modalités d'exercice de l'autorité fonctionnelle à chaque échelon territorial de la filière judiciaire et de clarifier, auprès de l'autorité judiciaire, les protocoles de saisine des services spécifiques interdépartementaux en cas d'affaires dépassant le ressort d'un département.