III. LA « RUÉE VERS LE BOIS » : UN ESSOR D'USAGES PARFOIS CONCURRENTS, POUR UNE RESSOURCE BEL ET BIEN FINIE

A. UNE « CASCADE DES USAGES » SENS DESSUS DESSOUS, ALORS QU'ELLE RÉPOND À UNE LOGIQUE ÉCONOMIQUE DE COMPLÉMENTARITÉ

1. Une « cascade des usages » du bois qui répond à une logique économique et, normalement, se met en place d'elle-même

Le bois est classé en trois catégories qui correspondent à la fois à des qualités et à des usages différents : bois d'oeuvre, bois d'industrie et bois énergie. Dans un monde d'appariement optimal entre ressources et emplois, le bois de qualité bois d'oeuvre (diamètre supérieur à 20-25 cm) seraient destinés à des usages bois d'oeuvre, les bois de qualité industrie (entre 7-8 et 20-25 cm) destinés à des usages industriels (emballage, poteaux, trituration...) et le bois de qualité énergie (petit bois, issu de dépressage, rémanents, houppier) destinés à un usage énergétique (sous diverses formes).

Chimie du bois : des produits à haute valeur ajoutée à partir des résidus de la filière

La Commission européenne affirme qu'il est important d'imposer l'utilisation en cascade du bois. Cela ne peut se faire que dans une chaîne de valeur où les résidus sont effectivement utilisés, par exemple dans de nouvelles bioraffineries. Ou par le biais de symbioses industrielles où des industries traditionnelles comme l'industrie du papier et de la pâte à papier collaborent avec des secteurs en aval comme l'industrie chimique pour créer des produits à haute valeur ajoutée à partir des résidus de la filière bois.

Les processus de transformation/raffinage de bois en ses composants de base, tels que la cellulose, la lignine, l'hémicellulose et les matières extractibles, offrent de grandes possibilités de création de valeur. L'UE doit mettre sur le marché des produits à base de bois plus innovants et augmenter la production.

Le Circular Bio-based Europe (CBE-JU), un partenariat public-privé entre la Commission et le consortium des industries biosourcées, est l'un de nos principaux instruments politiques pour développer l'innovation et mettre la recherche sur le marché. Elle accomplit un travail précieux en faisant progresser les industries biologiques circulaires compétitives en Europe et en développant de nouveaux produits et solutions circulaires et durables pour le marché.

Le projet SYLPLANT à Roussillon, en France, en est un exemple. Il a bénéficié d'un financement de 14 millions d'euros pour la construction d'une bioraffinerie commerciale pour produire 10 000 tonnes par an d'ingrédients riches en protéines pour l'alimentation humaine et animale à partir de résidus agricoles ou forestiers locaux.

Source : Commission européenne

Dans une grume, l'essentiel de la valeur provient de ce qui peut être valorisé en bois d'oeuvre (charpente, menuiserie...), les 40 % restants (copeaux, sciure, chutes de sciage...) constituant les connexes pouvant être valorisés dans d'autres usages et notamment dans le bois d'industrie (emballage, panneaux, papeterie) et le bois énergie (plaquette forestière, pellets...).

La biomasse est, selon l'Insee, « l'ensemble des matières organiques pouvant devenir des sources d'énergie ». Le bois est une source de biomasse dite « solide », sous diverses formes : bois bûche, bois fin de vie, plaquettes forestières, pellets... L'usage énergétique n'est jamais prioritaire.

Seulement, le bois énergie fait aussi partie de l'équilibre économique de la filière, dans une logique d'optimisation du rendement matière. Ainsi, selon Jean-Michel Servant, environ 45 % d'un feuillu à maturité ne peut faire autre chose que du bois énergie. La filière aime à résumer cet enjeu par la comparaison avec la pomme et son épluchure.

L'analyse de cycle de vie (ACV) conventionnelle du bois énergie

Le carbone stocké dans le bois - à l'image de celui qui compose les êtres humains, animaux, les plantes ou le sol - est appelé carbone « biogénique », par opposition au carbone fossile, qui n'est plus en contact avec la biosphère avant son extraction et sa combustion. Par convention, il est considéré comme n'émettant pas de CO2 lors de sa combustion. Pour autant, il est préférable de viser un usage long du bois, pour un stockage plus durable du CO2.

Les directives européennes sur les énergies renouvelables, et la dernière en date, RED III10(*) (renewable energy directive), intègrent ce principe de « cascade » ou de « hiérarchie » des usages. Cela est doublé par la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), mais sans valeur juridiquement contraignante via cet instrument.

À peine la directive RED II entrée en vigueur en 2024, avec déjà un retard important, la directive RED III aurait dû être transposée avant le 21 mai 2025. Ce n'est pas encore le cas de certains pays, dont la France, les concertations de l'automne 2024 ayant été interrompues par le changement de Gouvernement. Or, là où la Commission avait fait preuve d'indulgence pour la précédente directive en ne formant pas de recours en manquement, elle aurait envoyé une instruction semblant indiquer qu'elle souhaitera une transposition plus rapide pour RED III.

Les entreprises du bois-énergie déplorent ce retard, source d'insécurité juridique, d'autant que le seuil d'application des critères de durabilité et de réduction des gaz à effet de serre a été abaissé : alors que, s'agissant des combustibles ou carburants issus de la biomasse, seules les installations produisant de l'électricité, de la chaleur et du froid « pour une puissance thermique nominale totale égale ou supérieure à 20 MW » étaient assujetties à RED II, c'est désormais le cas de toutes les installations au-dessus de 7,5 MW (article 29 modifié), soit environ trois fois plus de sites pour RED III.

Le respect des « critères de durabilité » pour la ressource fournie aux chaufferies, notamment s'agissant des plaquettes forestières, issues directement de l'exploitation forestière, ne serait plus garanti. L'opérateur énergétique devrait pourtant remplir un audit de certification garantissant la traçabilité de la ressource à chaque étape.

La direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) se montre toutefois rassurante, et écarte le risque de vide juridique, en évoquant une clause grand-père tardivement annoncée, qui protégerait les entreprises concernées, garantissant l'application de la directive RED II jusqu'en 2030 au plus tard. Elle évoque, pour la transposition de RED III, la perspective d'un projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne (Ddadue) à l'automne 2025.

Néanmoins, le débat n'est toujours pas clos en interministériel entre la DGEC et la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) d'un côté, et la DGPE et la direction générale des entreprises (DGE) de l'autre, pour définir le degré de profondeur de la transposition.

S'agissant du champ d'application du principe de cascade des usages, les rapporteurs sont d'avis que :

- pour les installations dépassant le seuil de la directive, seules celles bénéficiant de subventions publiques devraient faire l'objet d'un contrôle au regard de ce critère, et non pas toute installation (dans cette seconde hypothèse, ce contrôle serait inclus dans l'autorisation environnementale) ;

- par ailleurs, seules les nouvelles installations devraient faire l'objet de ce contrôle, et non pas l'ensemble du parc existant.

Recommandation n° 15 : transposer rapidement la directive RED III et ne pas la « surtansposer », tant sur le champ des sites soumis à la cascade des usages (n'y assujettir que les sites nouveaux et les sites bénéficiant de fonds publics) et sur les critères de « durabilité » (en faisant reconnaître la gestion durable et multifonctionnelle à la française comme suffisante au regard de la définition européenne de cette notion).

S'agissant des critères de durabilité, les rapporteurs ne souhaitent pas exclure de cette catégorie de « biomasse durable » le bois issu d'une gestion forestière impliquant des pratiques telles que les coupes rases ou le dessouchage, dans la mesure où, par exemple, la Suède a fourni une définition de la forêt primaire la préservant de cette réglementation.

2. Pourtant, une certaine concurrence des usages s'est fait jour en raison de signaux économiques contradictoires, perturbant cette cascade

En dépit de la logique économique, des zones de recouvrement entre différents usages ont toujours existé dans une certaine mesure, comme le rappelle le délégué interministériel à la forêt, au bois et à ses usages Jean-Michel Servant. Ces recoupements peuvent s'expliquer par des modalités de vente ne permettant pas la bonne valorisation des bois selon la classe à laquelle ils appartiennent, par la présence à proximité d'un massif forestier d'un site industriel majeur ou à même de donner de la prévisibilité aux propriétaires par de la contractualisation ou encore par une insuffisance de l'outil de transformation à absorber le bois d'une certaine classe.

Cependant, sur la période récente, ces chevauchements auparavant ponctuels se sont étendus, au point, dans certains cas, de donner lieu à une véritable inversion de la logique économique normale. L'inflation énergétique de 2022-23 a indéniablement contribué à brouiller le signal-prix envoyé par le marché, conduisant dans certains cas le bois, du moins provisoirement, à être acheté plus cher pour un usage énergétique que pour un usage industriel. Une logique d'accumulation de pellets par provision et crainte de pénurie, ayant tourné semble-t-il à la spéculation, a entraîné une forte hausse du prix de ce combustible, qui s'est résorbée depuis.

Au-delà de ces perturbations momentanées, la situation deviendrait réellement problématique si elle venait à verrouiller durablement la filière dans certains usages en raison de choix technologiques passés. Le rapporteur Serge Mérillou, qui indique être originaire d'« une région où les projets de biomasse se multiplient », affirme que « l'ampleur de certains d'entre eux [l'ont] d'ailleurs quelque peu surpris, compte tenu du contexte actuel de tension sur la ressource en biomasse, qu'elle soit forestière ou non ». Le risque est que cela nous enferme dans des choix technologiques.

La multiplication de projets de fabrication de pellets dans nombre de territoires, semblant répondre à une logique financière court-termiste, a suscité l'inquiétude de nombreux acteurs. Il en est ainsi, par exemple d'une usine à pellets du groupe Biosyl à Guéret, dans la Creuse, qui a fait l'objet d'une opposition d'associations environnementales mais aussi d'élus locaux, au motif que son approvisionnement induirait localement une pression excessive, en privant potentiellement les autres usages de cette ressource. Il en est de même pour les nombreux projets de chaudières biomasse de moyenne ou grande taille ou de cogénération qui ont vu le jour ces dernières années.

Des tensions se font jour sur la ressource biomasse, avec la multiplication de projets notamment énergétiques.

Selon une étude du think tank I4CE, « en Allemagne, les énergéticiens emploient du bois recyclé et les panneautiers du bois brut, alors qu'en France ce sont les énergéticiens qui ont la capacité de payer le bois brut et les panneautiers qui se sont repliés sur le bois recyclé, moins onéreux ». Cette étude explique également que « la politique française de forte subvention du bois énergie, y compris à partir de ressources primaires, place sans doute la France dans une situation moins favorable que les trois pays étudiés en termes de disponibilité des bois de faible diamètre et qualité pour les usages longs ».

Selon une étude du cabinet Carbone 4 commandée par la filière bois française, en France, « seuls 20 à 25 % de la consommation de bois correspondent en 2019 à des usages matière à longue durée de vie. L'augmentation de cette proportion d'utilisation de bois pour des usages à longue durée de vie demandera un effort industriel important. »

Un levier aisément mobilisable pour freiner l'accélération des projets de biomasse, dans un contexte où ils ont été largement encouragés par des fonds publics sur la période récente, consisterait à rééquilibrer ces financements, afin de tendre au moins à une neutralité de la puissance publique entre un usage ou l'autre.

Une étude à paraître du think tank I4CE estimerait en effet que, depuis 2020, environ 75 % des montants des appels à projets auraient été destinés au bois énergie, contre 25 % seulement pour les matériaux et ce malgré le recentrage, par exemple, du cahier des charges de l'appel à projets Industrialisation performante des produits bois (IPPB), sur les produits bois à durée de vie longue11(*). Ainsi, sur 1,2 Md€ de fonds :

Ø plus de 300 M€ de fonds ont été destinés à la construction et plus largement aux usages matières (IPPB 75 M€, SCB 200 M€) ;

Ø plus de 800 M€ de fonds ont été destinés à la chaleur (biomasse chaleur pour l'industrie, l'agriculture et le tertiaire, BCIAT 600 M€, BCIB 200 M€).

Il convient de redonner plus de place au signal-prix du marché, en tendant au moins à un équilibre à 50-50 % entre usage matière et énergétique dans les appels à projets.

Recommandation n° 16 : dans les financements par appels à projets destinés à la filière bois, se fixer pour objectif de viser un équilibre 50 % énergie - 50 % usages longs, plutôt que 70 % énergie - 30 % usages longs, afin de ne pas favoriser un usage par rapport à d'autres autres et de rétablir le signal du marché.


* 10 Directive (UE) 2018/2001 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 (« RED II ») relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables.

* 11 Ce calcul met de côté les petits appels à projets non spécifiques à la filière bois.

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