IV. LA FORÊT FRANÇAISE N'EST PAS QU'UN « GRENIER À BOIS » ET SA RESSOURCE N'EST PAS ILLIMITÉE

Les constats sur l'amont de la filière, c'est-à-dire sur la forêt française et sa ressource en bois ne sont plus à faire : moindre adéquation aux exigences de l'industrie, modalités de vente archaïques et insuffisance de la contractualisation, ressource moins facilement exploitable pour des raisons physiques et sociétales, morcellement de la propriété et faible mise en gestion, imprévisibilité croissante sur la forêt de demain liée au changement climatique. Si une meilleure organisation à l'amont est de nature à améliorer la mobilisation du bois, c'est surtout à l'aval qu'il reviendra de s'adapter à ces contraintes, la plupart ne pouvant être facilement surmontées.

A. UN POTENTIEL DU BOIS DES FORÊTS FRANÇAISES DÉPENDANT DES QUALITÉS REQUISES PAR L'INDUSTRIE ET DES MODES DE COMMERCIALISATION

1. L'amont vu de l'aval : pour l'industrie du bois, toutes les forêts ne se valent pas

Il convient d'abord de battre en brèche l'idée selon laquelle la ressource en bois serait si abondante que ce qu'on en dit dans les forêts françaises.

Il est vrai que la surface forestière est de 17,5 millions de m2, sans compter les 8 millions de m2 de la forêt des Outre-mer, en particulier de Guyane, tandis que la forêt allemande n'en compte que 11,5 millions et la forêt italienne 12 millions.

En apparence, la France serait donc en capacité non seulement d'approvisionner la première transformation nationale, mais serait également en état d'être le « grenier à bois de l'Europe » par l'exportation de volumes importants de bois ronds sans priver son appareil productif de la ressource nécessaire. De fait, les Allemands, les Belges, les Italiens ou les Espagnols, et même les Chinois, ne manquent pas de venir se fournir en France.

Pourtant, les constats de plusieurs maillons de la filière sur les tensions d'approvisionnement évoquées supra témoignent de ce qu'il n'en est rien. La France elle-même ne parvient pas à exploiter sa ressource, qui est pour partie transformée à l'étranger.

En apparence, la situation italienne serait le miroir inversé de la France : ce pays, qui dispose d'une ressource non négligeable, déploie une approche très conservationniste de sa forêt, protégée par le ministère chargé de l'environnement au titre de la restauration des terrains de montagne, mais également, en vertu de la Constitution, par des autorisations délivrées par le ministère de la culture, en tant que composante du patrimoine ; pour autant, son industrie de transformation du bois, largement approvisionnée par une matière première importée, enregistre de bien meilleures performances commerciales que l'industrie française du bois.

La France serait-elle donc victime de cette « malédiction des matières premières » qui conduirait, selon certains économistes, les États disposant de ressources naturelles importantes, à dilapider leur patrimoine, notamment par l'installation progressive d'une économie de rente ? Des billes issues de forêts plantées grâce aux subventions du fonds forestier national (FFN) sont exportées, emportant avec elles leurs connexes. Un comble : du bois français est transformé à l'étranger avant d'être réimporté - c'est par exemple le cas du bois transformé par la scierie Streit, celle-ci s'approvisionnant pour partie en France et y écoulant 45 % de sa production.

C'est en réalité plus compliqué que cela. Tout est une question d'unité de mesure : aux yeux de l'industriel, c'est en met donc en volume de bois qu'il faut compter et non en met donc en surface forestière.

Or, à cet égard, si la filière bois allemande, malgré de moindres surfaces forestières, surpasse la filière française en volumes transformés et en valeur ajoutée, c'est aussi que la forêt allemande contient beaucoup plus de volumes de bois que les 3 milliards de mètres cubes de la forêt française.

Il y a plusieurs raisons à cela :

Ø d'abord, la forêt allemande est, davantage que la forêt française, composée de résineux, qui permettent une sylviculture deux fois plus dense et des cycles de récolte jusqu'à trois fois plus rapides - ainsi, pour un chêne approchant de la maturité, vers environ 120 ans, une sylviculture relativement intensive peut compter jusqu'à trois cycles de récolte, d'environ 40 ans ;

Ø ensuite, les conditions climatiques sont plus propices à la croissance en volume en Allemagne par opposition à la forêt du quart sud-est en France ou la forêt italienne.

Ce bois est en outre réputé plus adapté à l'industrie (bois droit, cernes resserrés). Les rapporteurs ont en effet été impressionnés d'observer la conformation en « baguettes » longilignes des épicéas de Forêt-Noire, approvisionnant la scierie Streit. De notre côté de la frontière, bien qu'il ait investi dans une ligne ruban moderne à même de valoriser des gros et très gros bois, Marc Siat a insisté sur le fait que pour optimiser la valorisation matière, l'industrie avait besoin avant tout « de bois droits », une exigence qui paraît bien simple en apparence mais qu'il n'est pas si aisé de retrouver, du moins dans les volumes souhaités, dans la forêt française.

Il en résulte que deux tiers des sciages réalisés chaque année en France le sont à partir de bois résineux contre un tiers à partir de bois feuillu, une proportion inverse à la part respective de résineux-feuillus dans la forêt française.

L'Institut géographique national (IGN), qui réalise en France l'inventaire forestier national, fournit une image précise de la ressource française. Elle a en outre produit avec l'institut technique Forêt, cellulose bois ameublement (FCBA) une projection de la ressource disponible à horizon 2030, 2050 et 2080 avec différents scénarios, trente-six pour l'amont (trois de taux de prélèvement, trois de volume de récolte, deux de renouvellement) et vingt pour la filière dans son ensemble (trois pour les effets du climat, dix pour l'allocation de la récolte). La démarche d'appariement de la ressource de la forêt française avec les usages du bois qui en sont faits est nouvelle et fort utile pour toute la filière.

Ces données, aussi indispensables soient-elles, doivent néanmoins être complétées par la perception qu'ont les professionnels de la ressource et de son adéquation à leurs besoins. La rapporteure Anne-Catherine Loisier appelle en outre à la prudence sur les données disponibles au sujet du potentiel de récolte. À titre d'exemple, elle rappelle que la ressource en bois d'oeuvre potentiel de chêne en Bourgogne-Franche-Comté, après des protestations de la filière, a fini par être réévaluée en 2018 (avec des hypothèses de catégorisation différentes (en fonction du diamètre fin bout et du diamètre à 1 m 30)) : l'IGN et le FCBA avaient conclu à une surestimation d'environ 30 % des estimations de bois d'oeuvre potentiel15(*) (BO-P), « que ce soit dans le stock sur pied, les prélèvements récents, ou les disponibilités futures ». Cette réévaluation, conduisant à des résultats plus proches de l'enquête annuelle de branche (EAB), faisait suite à « des critiques importantes des professionnels locaux, qui jug[eai]ent les définitions du BO-P utilisées en routine par l'IGN inadaptées ». Cela montre qu'il ne faut pas négliger les retours de terrain.

La forêt d'outre-mer :
une spécificité de la France par rapport à ses voisins européens

Une particularité de la forêt française est que près d'un tiers de sa surface est localisée dans les outre-mer, et plus particulièrement en Guyane. Au-delà de l'autoconsommation, le prélèvement de bois y est aujourd'hui très faible (80 Mm3), la collectivité ne disposant pas d'un outil de transformation adéquat et d'une filière suffisamment structurée pour transformer la ressource si elle était prélevée. Les rapporteurs souhaiteraient pouvoir mobiliser davantage cette ressource (cf. supra, partie II, B, 1, pour un aménagement du RDUE en ce sens) pour le développement de l'économie locale (conversion de terres pour assurer l'autosuffisance alimentaire, prélèvement du bois pour les besoins locaux en énergie et en construction bois) ou de celle des Antilles voisines, ce d'autant plus que la Martinique importe aujourd'hui une quantité semble-t-il importante de granulés de bois d'Amérique du Nord pour alimenter la centrale thermique Galion 2.

Pour autant, la forêt guyanaise est en grande partie une forêt primaire, dans la continuité de l'Amazonie, avec des enjeux éminemment stratégiques en termes de biodiversité et de stockage du carbone biogénique. Pour cette raison, le président de la Fédération nationale du bois Jean-Pascal Archimbaud va jusqu'à considérer qu'« exploiter la forêt guyanaise, cela paraît une mauvaise idée. Qu'on en utilise localement des ressources, d'accord, mais pourquoi aller au-delà, en détruisant cette réserve écologique importante, alors que nous pouvons faire du bois ailleurs ? En plus, le bois de Guyane ne flotte pas, ce qui pose des problèmes évidents d'acheminement. »

Quelles que soient les options retenues, un prérequis est de suivre l'évolution de la forêt guyanaise par la réalisation d'un inventaire forestier outre-mer, demandé de longue date par la commission des affaires économiques, et initié seulement en 2024 dans le cadre de la planification écologique (la forêt guyanaise stocke à elle seule autant de carbone que la forêt hexagonale) et qui nécessitera encore un travail de quatre ou cinq ans.

2. Des modes de vente du bois qui ne sécurisent pas l'approvisionnement de la filière bois française

La commercialisation est une étape clé articulant l'amont de la filière et son aval, du moins la première transformation. Or, entre France et Allemagne, les modalités de vente sont très différentes.

Le bois des forêts françaises demeure en grande partie vendu sur pied (avant d'être coupé), puis de gré à gré ou par adjudication, c'est-à-dire, en pratique, au plus offrant. À l'inverse, le bois allemand est davantage vendu façonné et bord de route (après avoir été coupé et trié par lots), dans le cadre de contrats d'approvisionnement.

La prévisibilité offerte par cette dernière modalité de vente facilite l'approvisionnement de la filière, d'une part parce qu'elle la sécurise et d'autre part parce qu'elle la dispense de coûteuses et laborieuses démarches auprès des propriétaires pour trouver une ressource équivalente. Par contraste, une demande récurrente de la Fédération nationale du bois (FNB) est d'accéder aux données du cadastre, ce qui supposerait d'étendre aux scieurs les possibilités ouvertes par la loi en 2022 aux gestionnaires forestiers, afin de démarcher les propriétaires - une logique que la rapporteure Anne-Catherine Loisier ne juge pas optimale.

M. Pierre Piveteau souligne que la plupart des scieries sont issues du monde de l'exploitation forestière, à l'inverse de son groupe, qui est né d'une petite entreprise de charpente. En France, encore près de la moitié des scieries en activité (537 sur 1 214) exercent une activité d'exploitation forestière, pour 70 % de la production nationale de sciages.

Hormis pour le bois commercialisé par l'ONF voire celui vendu par les coopératives, l'énergie des scieurs, plus préoccupés par leur amont que par leur aval, est dilapidée dans la gestion de l'approvisionnement.

La comparaison entre coopératives forestières, transformant très peu le matériau bois, et coopératives agricoles, à l'origine d'une grande partie de la transformation agroalimentaire en France, témoigne aussi d'une filière très, sans doute trop tournée vers son amont.

Les scieurs exercent même une activité de négoce en revendant toute une partie de la ressource achetée sur pied, car elle ne correspondait pas à leur outil de transformation ou aux besoins du marché.

Il règne par ailleurs une certaine opacité sur la construction du prix, les modalités de vente rémunérant sans doute insuffisamment les propriétaires. La vente bord de route garantit une bonne valorisation des bois de qualité, non mélangés à de moins bons lots - ce surcoût restant néanmoins marginal dans les coûts de revient de l'aval.

Les efforts de contractualisation en forêt domaniale (70 % de bois façonné) et communale (35 %) doivent se poursuivre, et s'étendre à la forêt privée (20 %). Une sensibilisation auprès des propriétaires privés sur l'enjeu de contractualisation pour les territoires et pour faire connaître le cas allemand serait de bon aloi.

La vente au mieux-disant pouvant favoriser les exportations (ex. du chêne vers la Chine dans les années 2010 ou vers l'Europe depuis), le calcul est souvent mauvais pour la filière.

Recommandation n° 20 : poursuivre les efforts de contractualisation en forêt privée et communale et ainsi accroître la part de bois façonné bord de route, pour sécuriser la première transformation en matière d'approvisionnement.


* 15 Au sens de cette étude, est réputé appartenir à cette catégorie le bois sain, purgé et sans patte, d'un diamètre fin bout minimal de 30 cm sur écorce, d'un diamètre à 1,30 m minimal de 40 cm sur écorce et d'une longueur minimale de fût de 3 m.

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