C. DEUXIEME AUDITION DE M. MICHEL BARNIER

Le mercredi 23 avril 1997, la délégation a entendu M. Michel Barnier, ministre chargé des affaires européennes, sur la conférence intergouvernementale (CIG).

Le président Jacques Genton souligne que, du fait de la dissolution de l'Assemblée nationale, il incombe au Sénat d'assurer la continuité du contrôle parlementaire. Il demande au ministre si la campagne électorale pour le renouvellement de l'Assemblée nationale aura une incidence sur le calendrier de la CIG.

M. Michel Barnier se félicite à son tour de l'élément de continuité républicaine que constitue la permanence du Sénat. Il indique que le calendrier de la CIG ne sera pas modifié et que, la représentation de la France au sein du Conseil européen étant assurée par le Président de la République dont la fonction n'est pas en jeu dans les élections législatives, le Conseil européen informel prévu pour la fin mai ne devrait pas être affecté par les élections en France. L'objectif, a-t-il précisé, demeure de conclure la CIG sous la présidence néerlandaise. Les travaux se poursuivent à un rythme soutenu : ainsi, les représentants personnels des ministres ont récemment abordé la subsidiarité, les services publics, les régions ultra-périphériques et les pays et territoires d'outre-mer ; la présidence néerlandaise reste active et féconde.

M. Michel Barnier aborde ensuite les questions institutionnelles. La France, rappelle-t-il, milite pour une pondération plus juste des votes au sein du Conseil. En effet, à mesure des élargissements, la majorité qualifiée devient de moins en moins représentative en termes démographiques : aujourd'hui, la majorité qualifiée, c'est-à-dire 71 % des voix, peut ne représenter que 58 % de la population de l'Union, et seulement 50 % si les règles actuelles sont conservées lors de l'élargissement à l'Est. La légitimité des décisions du Conseil se trouvera alors compromise. Mais l'idée d'une pondération plus juste progresse, notamment en raison du lien qui, à l'initiative de la France, s'établit entre une éventuelle extension du domaine du vote à la majorité qualifiée et une meilleure pondération des votes. Il est clair, en effet, que les Etats membres pénalisés par les règles actuelles de pondération n'ont pas intérêt à une application plus étendue d'un système de décision qui les désavantage ; aux yeux de la France, cette question est d'une très grande importance.

La réforme de la Commission européenne, poursuit le ministre, est un sujet particulièrement difficile. La Commission reconnaît elle-même qu'il n'y a place en son sein que pour une dizaine de grands " portefeuilles " cohérents. La réforme proposée par la France, qui prévoit que chaque Etat membre aurait par rotation un commissaire sur la durée de deux mandats de la Commission, concilierait justice et efficacité ; il s'agit d'une proposition très audacieuse, mais, pour la France, le rôle de la Commission européenne ne pourra être préservé que par une vraie réforme permettant de garantir son indépendance, sa collégialité et son efficacité malgré l'augmentation du nombre des Etats membres. C'est pourquoi, tout en restant ouverte à une discussion, la France veut sur ce point aboutir à une vraie réforme, c'est-à-dire à un nombre de commissaires inférieur au nombre des Etats membres.

Puis, M. Michel Barnier souligne que le recours à des coopérations renforcées se fera plus nécessaire au fur et à mesure du processus d'élargissement. Mieux vaut donc qu'elles puissent s'organiser dans le cadre de l'Union, car sinon elles se développeront en dehors de celui-ci. Les suggestions franco-allemandes dans ce domaine paraissent largement acceptées, mais des difficultés subsistent. Ainsi, la France admet que la Commission européenne doive préalablement valider des coopérations renforcées portant sur les matières du premier pilier ; mais elle n'accepte pas une telle condition pour les deuxième et troisième piliers. Par ailleurs, on ne peut envisager, comme le demandent certains, que l'autorisation de recourir à des coopérations renforcées doive être accordée à l'unanimité : ce sera retirer à cette formule tout son intérêt.

Abordant le rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux, le ministre indique que l'idée d'une reconnaissance et d'un renforcement du rôle de la COSAC est approuvée par une majorité d'Etats membres, mais qu'elle ne recueille pas encore l'unanimité. Sur l'extension des pouvoirs de codécision du Parlement européen, la France reste réservée ; elle considère en tout état de cause qu'une éventuelle extension de la codécision fait partie du même débat que l'association plus étroite des Parlements nationaux.

S'agissant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, souligne que, pour la France, c'est au Conseil européen qu'il incombe de définir des stratégies communes, lesquelles devront surtout, dans un premier temps, concerner les régions du monde situées à la périphérie de l'Union et qui, de ce fait, intéressent les quinze Etats membres. La nécessité de nommer un " haut représentant pour la PESC ", c'est-à-dire une personnalité politique chargée d'une mission de coordination et de représentation, est aujourd'hui largement reconnue dans son principe, même s'il n'y a pas d'accord sur la dénomination proposée. L'opposition du Royaume-Uni à l'intégration de l'UEO dans l'Union européenne et à l'utilisation de la majorité qualifiée pour les mesures d'application des stratégies communes ne désarme pas. Mais les propositions de la présidence irlandaise, puis néerlandaise, sur la défense traduisent un réel progrès. Il est admis que l'Union devra progressivement se doter d'une défense commune, sans que cela soit renvoyé à un terme incertain ; de même, l'ensemble des " missions de Petersberg " sont attribuées à l'Union ; enfin, le principe de l'intégration graduelle de l'UEO dans l'Union européenne est retenu. Cependant, ces propositions, dans leur forme actuelle, ne reconnaissent pas suffisamment le rôle central du Conseil européen comme lieu d'impulsion.

Passant au troisième pilier, le ministre souligne l'attitude très active de la France. La doctrine française subordonne la levée des contrôles aux frontières intérieures à la mise en oeuvre préalable des mesures de sécurité indispensables. Celles-ci doivent reprendre l'acquis de Schengen, complété par l'adoption d'un socle législatif commun pour la qualification des délits et des peines afin de faciliter la lutte contre certaines formes de criminalité : la pédophilie, le trafic de stupéfiants, le terrorisme. La levée des contrôles aux frontières doit requérir l'unanimité ; en revanche, les mesures d'accompagnement, dont le socle pénal commun, doivent pouvoir être adoptées à la majorité qualifiée. Pour toutes ces matières qui touchent au citoyen, la France estime que la solution institutionnelle réside dans une rénovation du troisième pilier, et non pas dans un transfert de compétences vers le premier pilier ; elle demande en particulier un partage du droit d'initiative entre la Commission et le Conseil et une association des Parlements nationaux.

M. Michel Barnier évoque ensuite la subsidiarité. Il s'agit pour la France d'une question importante ; elle a récemment proposé à cet égard un projet de protocole afin de souligner la nécessité d'une association des Parlements nationaux dans ce domaine. En effet, les orientations du texte proposé par la présidence sont satisfaisantes, mais ce document ignore le rôle que pourrait jouer la COSAC dans ce domaine. La présidence néerlandaise s'est cependant engagée à combler cette lacune.

Puis, le ministre évoque le chapitre social. Les discussions sur ce sujet ont progressé, notamment en ce qui concerne la lutte contre l'exclusion. Au sujet de l'emploi, il est prévu de développer la concertation et le partage des expériences, sans tomber dans l'illusion que de nouvelles dispositions dans le Traité permettraient de réduire le chômage. Concernant les services publics, la présidence envisage d'insérer un nouvel article prescrivant de tenir compte de la spécificité des services publics dans toutes les politiques de l'Union. Cette approche, qui doit encore être améliorée, n'est pas sans intérêt ; elle permet de constater que la France n'est plus isolée sur ce sujet.

Puis, M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes apporte des précisions sur certains sujets évoqués lors de précédentes auditions :

- les positions de l'Espagne, du Portugal et de la France sur les régions ultrapériphériques sont largement convergentes et soulignent la nécessité d'une base juridique spécifique dans le Traité ; cependant, certains Etats membres s'y opposent ;

- la présidence néerlandaise est favorable au projet de déclaration présenté par la France au sujet des Pays et Territoires d'Outre-Mer (PTOM) ;

- au sujet des droits fondamentaux, la CIG est parvenue à un bon texte ;

- la France souhaite que le siège des institutions soit fixé par le Traité, pour couper court aux contestations. Cette demande paraît en bonne voie ;

- un large accord existe entre la France et la Grande-Bretagne sur la question de la Cour de justice ;

- l'Espagne accorde une grande importance à la suppression de l'asile politique entre Etats membres, mais cette demande, qui avait fait l'objet d'un accord politique de principe, suscite de vifs débats sur les moyens de la mettre en oeuvre dans le respect de la déclaration des droits de l'homme et de la Constitution.

Concluant son propos, M. Michel Barnier se montre raisonnablement optimiste sur l'issue de la Conférence intergouvernementale.

M. Denis Badré se félicite de la volonté exprimée par le ministre de doter dès maintenant l'Union d'institutions en état de fonctionner après l'élargissement, mais souligne qu'il est nécessaire de manifester la même volonté dans le domaine budgétaire, où les risques de dérive sont très grands. Une vraie subsidiarité est nécessaire, a-t-il ajouté, pour éviter une forte hausse du prélèvement communautaire, dont l'impact sur l'opinion serait très négatif. Puis, il s'interroge sur les prises de position de la France à l'égard de la Turquie ; elles ont été très bien reçues dans ce pays, mais nombre d'Etats membres sont plus réservés et regrettent ce qu'ils jugent un " cavalier seul " de la France. Enfin, il regrette que les ambassades de la France n'affichent pas le drapeau européen à côté du drapeau national, comme le font d'autres Etats membres.

M. Daniel Millaud regrette la discrimination frappant les TOM par rapport aux DOM. Ces derniers ont demandé une modification du traité et le Gouvernement a repris cette demande à son compte ; les TOM ont formulé une demande toute aussi justifiée de révision du Traité et ne sont pas soutenus. Malgré les promesses, les TOM vont continuer à être régis par des dispositions obsolètes et une convention calquée sur la convention de Lomé. Puis, M. Daniel Millaud s'interroge sur le statut des TOM au regard de la réforme du mode de scrutin pour les élections européennes. Au nom de l'unité de la République, les habitants des TOM participent au scrutin, alors que les TOM ne font pas partie de la Communauté européenne. Ne faudrait-il pas remédier à cette anomalie ?

M. Xavier de Villepin regrette que la préférence communautaire ne s'exerce pas davantage dans le domaine des armements, citant l'exemple des avions de combat. Craignant des conséquences économiques redoutables, il souhaite que l'Union se dote de règles du jeu dans ce domaine.

M. Michel Caldaguès , tout en relevant la constance des propos du ministre sur la réforme de la Commission, s'inquiète de leur cohérence. Approuvant l'idée selon laquelle il est très important pour la France d'obtenir une plus juste pondération des votes au Conseil, il estime que le même raisonnement devra conduire à refuser que la France puisse ne pas avoir un commissaire européen. Les " petits " pays, poursuit-il, sont peu sensibles aux justifications avancées par la France à l'appui de sa proposition : ils voient surtout sa conséquence, c'est-à-dire qu'ils seraient périodiquement absents de la Commission européenne. Il se demande quel gain politique la France pouvait, dans ces conditions, escompter de sa proposition.

M. Pierre Fauchon évoque la réforme du troisième pilier. Tout en déclarant comprendre les raisons tactiques qui conduisent la France à lier la libre circulation des personnes avec des mesures de lutte en commun contre la grande criminalité, il souligne qu'il s'agit de deux questions distinctes. Le développement du banditisme international et du terrorisme, poursuit-il, est, pour l'essentiel, indépendant des mesures concernant la circulation des personnes ; il constitue un problème en soi et doit être traité comme tel. A cet égard, il souligne l'importance du rapprochement des législations et des procédures pénales, suggérant que les commissions compétentes des Parlements nationaux soient associés dès le départ à la réflexion dans ce domaine, par exemple au sein d'une " grande commission " qui procèderait aux consultations les plus larges ; enfin, il estime nécessaire que ces questions soient traitées en urgence, compte tenu de la croissance de la grande criminalité dans les Etats membres.

En réponse, M. Michel Barnier apporte les précisions suivantes :

- Les perspectives financières ne sont pas en discussion dans la Conférence intergouvernementale. La France entend bien éviter toute dérive du budget européen : un " lissage " de l'évolution des dépenses paraît possible dans la mesure où l'élargissement sera progressif. Il ne devrait pas y avoir de remise en cause du plafond de 1,27 % du PNB.

- Vis-à-vis de la Turquie, la France n'a fait que réaffirmer une position traditionnelle, qui est d'ailleurs en théorie celle de la Communauté depuis 1963. On ne peut imaginer qu'un Etat se trouve écarté de l'Union pour des raisons ethniques ou religieuses, dès lors qu'il respecte les droits fondamentaux de la personne.

- Le Gouvernement ne pratique aucune discrimination entre les DOM et les TOM ; retirer aux ressortissants de ces derniers le droit de voter aux élections européennes serait en revanche introduire une telle discrimination. Les DOM ont un besoin vital de certaines dérogations aux règles du Traité, notamment pour maintenir l'octroi de mer qui est indispensable à la survie des activités de transformation sur place, alors que leur taux de chômage est déjà très élevé. La déclaration relative aux Pays et Territoires d'Outre-Mer (PTOM) permettra d'engager la rénovation de leur statut d'associé ; au demeurant, tous les TOM français n'ont pas la même appréciation sur ces questions.

- Un nouveau mode d'élection des députés européens, par grandes régions, garantirait quatre représentants à l'Outre-Mer, ce qui serait une amélioration par rapport à la situation présente.

- Une base dans le Traité est nécessaire pour permettre une politique européenne dans le domaine de l'armement : on peut vraisemblablement espérer que la CIG permettra des progrès dans ce domaine.

- La Commission européenne n'est pas une instance intergouvernementale, mais un collège indépendant qui doit rechercher l'intérêt commun. La France est donc fidèle à la philosophie qui a inspiré la création de la Commission ; une Commission dont les membres représenteraient les Etats-membres conduirait à une autre conception de l'Europe. La France aurait tout intérêt à une Commission resserrée car cette institution serait alors nécessairement dans une situation de responsabilité.

- Le lien entre libre circulation et mesures de sécurité est important sur le plan politique : ouverture et élargissement ne doivent pas être synonymes de risque.

- Les Parlements nationaux ont une compétence et une expertise sur les matières du troisième pilier qui les rend incontournables ; la COSAC devrait effectivement associer les commissions parlementaires compétentes pour jouer le rôle consultatif qui, selon la France, doit lui revenir dans ce domaine.

- La conclusion du dialogue national sur l'Europe a été reportée à l'automne en raison des élections. Ce dialogue aboutira à des propositions concrètes pour favoriser l'information et le débat sur les questions européennes.

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