Mme Elisabeth GUIGOU,
Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

M. Jacques LARCHÉ, Président. - Madame Le Garde des Sceaux, nous vous remercions d'être parmi nous, d'avoir accepté d'y venir très volontiers.

Par ailleurs, nous avons le sentiment que ce travail que nous avons entrepris est un travail normal de législateur. Des problèmes seront un jour évoqués devant nous sous forme de textes, et nous avons pensé qu'une réflexion préalable pouvait être intéressante. Si nous l'avions pensé au début, nous le pensons encore plus maintenant, compte tenu de l'extrême intérêt de ce que nous sommes susceptibles de retenir des propos de tous les intervenants qui, depuis ce matin, ont bien voulu venir participer à nos travaux.

Avant que vous nous disiez le point de vue actuel, et peut-être susceptible d'évolution, de la Chancellerie -le travail parlementaire interviendra par la suite-, je veux vous dire que nous sommes confrontés à trois séries de problème.

Quand on aborde le droit de la famille, il ne faut pas "rater" un débat sur la famille. Or, pour ne pas rater un débat sur la famille, il faudra peut-être avoir une vue assez globale des questions qui se posent.

Nous savons néanmoins qu'un premier problème difficile n'a pas encore été traité. Il a fait l'objet de nombreux travaux jugés plus ou moins satisfaisants et qui n'ont pas abouti. Il s'agit de la réforme du droit des successions.

L'ensemble des propos que nous avons entendus laissent penser que dans l'évolution générale, il y a là une question qu'il faudra résoudre dans des délais souhaitables.

Le deuxième problème est le droit du divorce. Quelles sont les opinions qui se sont dégagées sur le droit du divorce ? Elles sont variables. Je pense qu'il y a deux problèmes.

Tout d'abord, sur le fond même des procédures, il y a un éventail assez large qui part d'une remise en cause fondamentale de la loi de 1975 à certains aménagements qui tendraient à corriger, au bout de 20 ans d'expérience, ce qui devrait être amélioré dans l'ensemble de cette loi.

Reste le problème de la procédure. Il est certain que si l'on peut admettre une certaine déjudiciarisation dans ce domaine, on peut s'interroger sur le point de savoir s'il y avait lieu de transférer, en dehors du circuit judiciaire, où interviennent le juge et l'auxiliaire de justice, la décision du divorce dans l'ensemble des hypothèses.

Un troisième problème a été traité et abordé. C'est ce que l'on appelle, pour l'instant, le PIC. On a vu que si l'idée même d'un pacte quelconque pouvait être envisagé, l'une des questions sur lesquelles nous n'avons aucune information, c'est ce qu'entraînera, en terme de droits, l'institution d'un tel contrat.

Voilà à peu près les questions qui ont été évoquées sous des formes diverses. Nous sommes reconnaissants à tous ceux qui ont bien voulu participer à nos travaux puisqu'il nous ont, en l'état actuel des choses, considérablement aidés à mûrir ce qui sera, le moment venu, notre réflexion sur des propositions qu'il appartiendra à la Chancellerie de nous faire, quand elle le jugera nécessaire.

Compte tenu de l'intérêt de certaines interventions, les rapporteurs qui seront désignés, le moment venu, auront encore recours à un certain nombre de ceux qui ont bien voulu venir parmi nous aujourd'hui.

Mme la Ministre. - Monsieur le Président, Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs, je vais tâcher au fur et à mesure de mon intervention liminaire, et peut-être ensuite, de répondre à vos questions.

Auparavant, je voudrais faire une mise au point. J'ai eu la surprise de lire dans le journal "Le Monde" tout à l'heure que la Chancellerie était "agacée" de l'initiative du Sénat. Je ne sais pas où l'on est allé chercher cela, mais certainement pas auprès de moi et ni auprès de mon Cabinet. Si certaines ou certains ont pu parler en ce sens à la Chancellerie, ce n'est certainement pas en mon nom.

M. le Président. - Nous partageons votre étonnement, Madame.

Mme la Ministre. - Je tiens à dire ici que j'accueille avec intérêt toutes les initiatives parlementaires de ce genre, tout d'abord parce que sur des sujets de société de cette sorte, nous avons besoin ô combien d'approfondir la réflexion avant de prendre des décisions, et parce que je crois très important que nous ayons des lieux et des occasions pour confronter les points de vue des différentes parties prenantes.

Que vous ayez pris cette initiative, non seulement je ne m'en formalise pas, mais je trouve cela extrêmement intéressant, et je considère que cela va m'aider dans la réflexion que j'ai engagée.

Je ne vais pas vous apporter aujourd'hui des réponses. Je vais vous dire les questions que je me pose, comment je les aborde. Sur certaines, je serai un peu plus affirmative, sur d'autres, je me contenterai de lister des questions, mais ce n'est pas gênant. Conjointement avec Mme Aubry, j'ai demandé à Mme Théry qu'elle puisse nous faire un rapport sur l'état de la famille aujourd'hui pour que nous puissions avoir un socle commun de réflexion.

Pour moi, le sujet de la famille, en terme de décision, c'est pour 1999. Cela ne nous empêche pas, avec vous -et encore une fois, je salue votre initiative- de pouvoir réfléchir sur ces importants et difficiles sujets.

Quand je vois d'ailleurs la somme de malentendus qui continuent à subsister sur certains sujets, je pense que nous aurons encore besoin de beaucoup de discussions pour arriver à clarifier, ne serait-ce que le début de la réflexion.

Tout ceci pour dire que suis ici à votre invitation, Monsieur le Président, très volontiers, et que je vous remercie de m'avoir demandé de m'exprimer devant vous.

Avant de s'exprimer et de considérer l'évolution du droit de la famille, il me semble qu'il faut porter un regard sur ce qu'est la famille aujourd'hui afin de tenter de dépasser les idéologies, les stéréotypes ou les prises de positions passionnelles nombreuses sur un tel sujet.

Il faut pouvoir sortir des schémas simplistes qui souvent opposent les défenseurs de la famille d'un côté, et les défenseurs des droits des individus, de l'autre. Si nous voulons redéfinir un nouvel équilibre, c'est-à-dire faire en sorte que le droit prenne en compte les évolutions sociales tout en maintenant une certaine permanence, nous devons essayer de dépasser ce type d'oppositions stériles.

Je ferai quelques remarques préalables.

Tout d'abord, je considère, avec beaucoup d'autres, que la famille n'est pas une simple juxtaposition d'individus. Des auteurs, en particulier Claude Lévy-Strauss, nous ont magistralement montré que la famille est un lieu symbolique où se construisent les rapports sociaux. Dans la famille, un individu s'inscrit dans des liens qui n'ont pas commencé avec lui et qui ne se termineront pas avec lui, et par conséquent, le monde ne commence pas et ne recommence pas à chaque naissance. C'est un point très important.

Deuxième remarque. Il me semble qu'il faut penser la famille, non seulement au plan national, mais qu'il faut intégrer des réflexions européennes et internationales. D'ailleurs, les conventions internationales que la France a signées ces dernières années, nous y engagent.

Il faut mettre en perspective cette question d'un point de vue éthique, politique, technique, mais également mettre en perspective ce qui fonde notre réflexion nationale par rapport à un environnement européen et international. Si nous refusions de le faire, des difficultés très concrètes nous rappelleraient que nous aurions tort puisque de plus en plus, surtout dans le cadre de l'Union européenne, mais pas seulement, les gens se marient, ont des enfants, se séparent. Cela donne lieu parfois à des tragédies malheureusement trop fréquentes et que nous devons essayer de résoudre.

Troisième remarque. La famille est bien plus qu'une affaire purement privée et contractuelle. On construit au sein de la famille, non seulement les rapports entre générations, mais également les rapports entre les sexes et finalement, les rapports entre l'autorité et la liberté. C'est en cela que la fonction de la famille dépasse de beaucoup les individus qui la composent.

C'est aussi la raison pour laquelle, historiquement, la famille est fondamentalement une institution sociale saisie par le droit. Les rapports entre les générations se traduisent dans les catégories juridiques de la filiation ou des successions. Les rapports entre les sexes sont appréhendés par le mariage, le concubinage, la séparation ou le divorce. Les rapports entre autorité et liberté s'expriment dans les catégories de la majorité ou de l'autorité parentale.

Quand nous avons une réflexion de juriste, nous ne connaissons pas la famille comme un lieu de haine ou d'amour, mais d'abord avec les catégories juridiques du Code civil. Il est vrai que le législateur est en charge de la régulation du droit de la famille, et pourtant, il ne doit pas perdre de vue que la famille est aussi une symbolique sociale, des modes de vie, des sentiments, et des identités qui se construisent.

Sur ce sujet, plus que sur tout autre, le législateur, le juriste, a besoin de situer sa réflexion dans le cadre d'une réflexion plus globale.

Les concepts juridiques me semblent avoir deux fonctions. L'une, fondamentale, qui est d'articuler des notions intemporelles : dualité des sexes, relation parent/enfant, filiation, mort. L'autre, qui est de resituer ces notions dans une histoire qui évolue. Il faut toujours deux êtres humains sexués différemment pour qu'un enfant naisse et que cet enfant, en général, leur survive, mais ni cette naissance, ni le rapport entre les sexes ou les rapports entre l'enfant et ses géniteurs ne demeurent figés dans une histoire, une fois pour toutes. Une famille est à la fois un invariant et une histoire, une structure et une évolution sur lesquelles il importe de réfléchir.

Le paysage familial est aujourd'hui complexe. Certains parlent de véritable crise de la famille. Ils déplorent le déclin de la famille légitime, la baisse du nombre des mariages, l'augmentation des divorces qui concerne un couple sur deux, aujourd'hui, dans la région parisienne. Ils font valoir le développement des familles naturelles, les ruptures au sein de celles-ci, le développement des familles recomposées, le déclin de la solidarité familiale remplacée par des mécanismes étatiques, et soulignent l'émergence de plus en plus forte des volontés individuelles contre une institution.

Si on se place de ce point de vue, c'est-à-dire essentiellement du point de vue d'une crise de la famille, je crains que l'on n'ait d'autre choix, dans cette voie, que celui du choix nostalgique d'une restauration. Je ne me situerai pas dans cette perspective parce que je ne pense pas que l'on puisse revenir en arrière. J'ai plutôt tendance à penser que nous avons intérêt à penser l'avenir.

D'autres parlent d'une famille qui demeure mais dont les formes changent et sont de plus en plus diversifiées. Il y a en effet une diversité de plus en plus grande des formes apparentes de la famille : jeunes mariés, couples âgés, concubins, avec ou sans enfant, enfant commun ou non. Toutes ces personnes ont pu connaître un veuvage ou un divorce et avec l'allongement de la durée de la vie, ce sont souvent les mêmes personnes qui vont parcourir l'ensemble de ce chemin, dans un cycle de vie évolutif, et connaître, à différents stades de leur vie, ces différentes formes de famille.

Je crois pourtant que cette succession de formes de vie n'est pourtant pas exclusive de formes de permanence, et que c'est cela que nous devrons rechercher. Ce nouvel équilibre est là. A travers les formes diverses que prend la famille, aujourd'hui, comment assurer la permanence des fonctions exercées par la famille ?

Par exemple, l'enfant devrait être rassuré sur le fait que quoi qu'il arrive, il a un père et une mère qui exercent une responsabilité, qui n'est pas la même que celle des autres adultes avec lesquels il peut vivre. Les formes de la vie familiale se diversifient et la place des membres de la famille se redéfinit. La famille légitime garde une place privilégiée, comme en témoignent la recomposition de familles par le remariage et la légitimation très importante en nombre des enfants naturels.

Paradoxalement, la légitimité n'a plus nécessairement pour fondement le mariage. Dès 1972, la légitimité par autorité de justice est devenue possible, y compris pour les enfants adultérins. De même, l'adoption plénière par un célibataire confère un statut d'enfant légitime. Ce n'est donc plus la famille légitime qui épuise le concept de légitimité aujourd'hui.

La famille naturelle change, elle est de moins en moins subie. La famille monoparentale à dominante féminine est en diminution, elle est de plus en plus voulue. La famille biparentale avec coresponsabilité est en augmentation. Il y a des familles naturelles à vocation transitoire qui se termineront par un mariage et des familles naturelles pérennes pour des raisons diverses, matérielles, idéologiques...

La famille sociologique de coeur couvre des situations aussi diverses que l'adoption simple ou plénière, le recueil d'enfant, le parrainage, la délégation d'autorité parentale, les reconnaissances de complaisance. La famille "bioéthique" -je mets ce mot entre guillemets parce que ce n'est pas une catégorie juridique de la famille, mais qui comporte certaines règles spécifiques comme l'anonymat dans la procréation médicalement assistée et l'accueil d'embryons- ne doit pas être écartée de nos réflexions.

Enfin, il y a les familles recomposées qui peuvent être la réunion de l'ensemble de celles que je viens d'énumérer.

Il me semble également que la place des membres de la famille se redéfinit essentiellement autour de deux phénomènes aujourd'hui.

L'émergence de plus en plus forte de la notion de couple. Un couple est d'abord la construction d'une vie à deux, alors que traditionnellement, son objectif assigné était d'assurer la descendance et de transmettre un patrimoine. Cette modification de perspective se traduit d'abord par la recherche d'une égalité de plus en plus marquée entre l'homme et la femme. J'allais dire, c'est parce que la revendication d'égalité entre l'homme et la femme est de plus en plus marquée, aussi, que la signification du couple a changé.

C'est pour moi l'une des raisons fondamentales pour lesquelles nous ne pourrons pas revenir en arrière. Je ne vois pas comment nous pourrions revenir en arrière sur l'évolution du statut de la femme. On ne fera pas retourner les femmes devant leurs fourneaux. Autant prendre acte de cette évolution et voir comment, à travers elle, nous pouvons redéfinir le statut juridique de la famille.

Nous voyons aussi qu'il y a de plus en plus la volonté, au-delà de la mort, de faire perdurer l'entité même du couple par l'augmentation des droits du conjoint survivant et le maintien, en ce qui le concerne, des conditions de la vie familiale.

Enfin, la volonté de conférer à deux personnes ayant un projet de vie commun une reconnaissance juridique est également importante.

Le deuxième phénomène me paraît être l'émergence de l'enfant comme personnalité autonome s'insérant et s'identifiant au sein du groupe familial et social avec un intérêt propre. En 1989, l'énoncé par la convention de l'ONU des droits fondamentaux de l'enfant en est un exemple. Le droit de l'enfant à avoir des droits dont le plus important est le droit à la protection pose avec acuité le problème de la stabilité de son lien de filiation et celui de son droit à entretenir des rapports avec ses deux parents.

La description, même cursive, de la nature du paysage familial aujourd'hui souligne la nécessité pour le législateur d'accompagner ces évolutions. Il me semble que les attentes sont diverses, souvent contradictoires, parfois paradoxales. On oppose souvent la cohésion familiale aux droits de l'individu, l'autorité parentale aux droits de l'enfant, les droits des pères et la fixation quasi généralisée de la résidence de l'enfant chez la mère, la liberté individuelle et l'ordre public familial, la solidarité familiale et la solidarité nationale.

Toutes ces questions sont très importantes. J'espère qu'au terme des travaux que nous menons, aujourd'hui et plus tard, nous arriverons à concevoir ces questions non pas en termes d'opposition, mais en termes de complémentarité. Je ne crois pas que ce soit en termes d'opposition qu'il convient de raisonner, même si la famille s'est trouvée, au fil des ans, au carrefour d'un certain nombre d'influences où se mêlent des facteurs juridiques, sociaux, sociologiques, démographiques, économiques, et politiques, elle a aussi montré son extraordinaire capacité à les absorber, ainsi que sa vitalité.

S'il y a d'ailleurs une crise de l'institution proprement juridique, toutes les enquêtes d'opinions nous montrent également que, plus que jamais, est profondément ancrée, dans la population, la croyance dans la vertu de la famille et la volonté d'en faire le cadre de vie naturelle.

Le chantier est donc bien celui d'une refondation de la famille. J'en mesure le défi, bien entendu. La mission dont je vous ai parlé tout à l'heure que j'ai confiée à Mme Théry, conjointement avec Mme Aubry, devrait, par l'ampleur des questions qu'il lui est demandé d'aborder, apporter des éléments propres à nous permettre d'opérer en temps utile une remise à plat du droit familial et, sur cette base, faire les choix pertinents nécessaires.

Dans mon esprit, il ne s'agit pas de bouleverser le paysage juridique, mais de l'adapter. Cette adaptation ne peut pas passer par une remise en cause des grandes réformes contemporaines du droit de la famille, mais plutôt par une poursuite de l'oeuvre de rénovation législative entreprise autour de deux volets fondamentaux qui dominent le paysage familial contemporain : tout d'abord, l'affirmation de plus en plus forte de la réalité du couple et de sa volonté dans la vie familiale, et ensuite, l'affirmation du lien de filiation autour de l'enfant, enfant comme sujet de protection, et comme tel, ayant des droits qui permettent l'effectivité de cette protection.

Ce sont ces deux éléments que je voudrais développer devant vous ce soir.

Tout d'abord, l'affirmation de la réalité du couple et de sa volonté dans la vie familiale.

Cette affirmation passe par le besoin de plus en plus fortement exprimé de laisser à la volonté et à la liberté individuelle une place essentielle dans l'organisation du couple, alors que traditionnellement, celui-ci n'était conçu qu'à travers l'institution juridique du mariage qui fixait entièrement les règles de son fonctionnement.

Comment, juridiquement, organiser la vie du couple ? J'examinerai à ce sujet quatre domaines d'interrogation, et tout d'abord dans la vie matrimoniale. Il apparaît que la majorité des couples français est attachée au régime légal de communauté réduite aux acquêts qui privilégie la cogestion et la solidarité, et que 85 % des Français considèrent que les actes importants de la vie du ménage, tel l'achat d'un logement ou les emprunts, doivent se faire à deux.

Pourtant, nos voisins européens connaissent souvent des régimes légaux de séparation de biens et le régime de participation aux acquêts apparaît mieux prendre en compte l'évolution du statut professionnel de la femme. Nous n'avons donc aucune raison de figer la réflexion sur ces sujets.

La première question, dès maintenant, est celle d'une plus grande autonomie dans le changement de régime matrimonial. Est-ce que cette plus grande autonomie ne devrait pas être reconnue en donnant son plein effet à la volonté concordante des membres du couple, et en supprimant l'exigence d'homologation judiciaire.

Cette question se pose d'autant plus que la convention de La Haye sur la loi applicable au changement de régimes matrimoniaux, que la France a ratifiée et dont elle a assuré la mise en oeuvre pas la loi du 28 octobre 1997, permet au couple comportant un élément d'extranéité dans la nationalité des époux, dans le domicile, de changer de régime matrimonial sans contrôle judiciaire. Raison de plus pour nous poser cette question.

Le deuxième domaine sur lequel nous devons nous interroger sur l'organisation juridique de la vie du couple est celui de la rupture du lien matrimonial décidée par les époux, et tout d'abord le divorce.

En 1994, 118.056 divorces ont été prononcés, directement ou par conversion de séparation de corps. La loi du 11 juillet 1975 a déjà privilégié la volonté individuelle en diversifiant les modes de divorce et en offrant aux époux quatre types de procédure. Les formes de divorces consensuels, essentiellement par requête conjointe, sont aujourd'hui adoptés dans plus de 53 % des procédures. Le divorce pour faute, dans lequel il est aussi tenu compte de la volonté des époux qui peuvent s'accorder sur la dispense d'énonciation des griefs, dépasse encore 43 % des cas, tandis que le divorce pour rupture de la vie commune reste résiduel.

Faut-il aller plus loin que ces évolutions mises en place il y a plus de 20 ans ?

Tout d'abord, observons que toutes les enquêtes d'opinions révèlent que le divorce est vu comme le point noir des difficultés familiales. Il est perçu comme étant long, cher, psychologiquement éprouvant. Le vécu, tel qu'il m'a été rapporté par les juges aux affaires familiales, montre qu'une grande majorité des couples, dans notre pays, divorce dans la douleur.

Nous avons des propositions diverses qui vont de l'aménagement ou de la simplification des procédures actuelles à l'ouverture de nouvelles procédures, voire à la disparition d'anciennes procédures. Quand on parle d'aménagement des procédures actuelles, c'est en général dans le sens d'une simplification et d'une recherche de la réduction des causes de conflit. Vous avez examiné les principales suggestions en ce sens, aujourd'hui. Compte tenu du consensus relatif qui me paraît régner sur ces processus de simplification du divorce, nous pourrions en effet envisager ceux-là relativement facilement.

Je voudrais simplement souligner mon intérêt pour un recours plus organisé à la médiation familiale. Nous n'avons pas, en France, suffisamment recours à la médiation familiale, en amont de la procédure de divorce.

A côté des quatre cas de divorces existants, faut-il introduire une autre procédure devant un officier d'état civil ou devant un notaire ou devant toute personne qualifiée ? C'est une question que je me pose et que beaucoup de personnes se posent d'ailleurs. On constate qu'une forte demande se manifeste pour les divorces les plus simples -sans enfant, sans patrimoine à liquider- ou encore pour les couples séparés depuis longtemps qui régularisent un démariage antérieur.

Est-ce qu'une telle possibilité qui conduirait à une contractualisation accrue du divorce ferait perdre au mariage une partie de son aspect institutionnel ? Je ne le crois pas. Chaque fois que l'on touche au divorce, inévitablement se pose la question de savoir si l'on ne va pas fragiliser le mariage. Il faut donc se poser cette question. Cela ne veut cependant pas dire que nous n'ayons pas à aller plus loin. Je vais vous dire comment je raisonne sur cette question d'une nouvelle procédure éventuelle.

Tout d'abord, l'intérêt de cette question me paraît résider essentiellement dans la possibilité qui serait donnée aux couples de réfléchir eux-mêmes, sans l'intervention d'un tiers, sur leur divorce et leur séparation.

Pour moi, l'intérêt d'une telle question ne réside pas dans le désencombrement des juridictions. Ma préoccupation se situe beaucoup plus largement dans celle qui consiste à dire : aujourd'hui, dans nos sociétés complexes, dans lesquelles, de plus en plus, les réflexes individuels prennent le dessus, dans lesquelles les gens se parlent de moins en moins, est-ce que nous n'avons pas intérêt à susciter, en amont des processus purement judiciaires de règlement des conflits, des processus qui incitent les personnes ayant un contentieux entre elles à se parler et à essayer de résoudre leur conflit autrement que par le recours devant un juge, c'est-à-dire par des modes alternatifs de règlement des conflits, médiation ou conciliation ?

Je considère que l'un des piliers de la réforme de la justice que je vais bientôt présenter devant le Parlement est justement cette question de la distinction entre l'accès au droit et l'accès au juge. Autant l'accès au droit me paraît être un droit absolu, fondamental, autant je ne pense pas qu'il faille confondre l'accès au droit et l'accès au juge. Dès lors que l'on se pose cette question, comment éviter de se poser cette question sur le sujet par lequel nos concitoyens prennent le plus souvent, aujourd'hui, contact avec la justice, contact, à vrai dire, avec des processus juridiques, c'est-à-dire le divorce ?

La question est de savoir si les procédures actuelles de divorce sont de nature à permettre aux couples de se parler ou bien à leur éviter ce type de choses, parfois même à les inciter à aggraver leur conflit. Vous avez certainement entendu des analyses là-dessus dans le divorce pour faute.

Faut-il par conséquent non pas remplacer les procédures actuelles par d'autres procédures, mais faut-il ajouter à ces procédures existantes une possibilité nouvelle aux couples qui le souhaitent, et sans limiter les catégories ? On peut penser en pratique que cela intéresserait principalement les couples récents, sans enfant, sans patrimoine à partager, mais je ne vois pas pourquoi on établirait a priori des catégories puisque ce serait contradictoire avec cette volonté d'offrir une liberté nouvelle à tous les couples, sachant que si on le faisait, il faudrait répondre à plusieurs questions évidemment essentielles.

Que se passe-t-il si l'accord supposé au départ pour un divorce sans intervention devant le juge devenait un désaccord ? Il faudrait évidemment pouvoir laisser à tout moment la possibilité d'aller devant le juge.

Comment éviter qu'il puisse y avoir un divorce à deux vitesses, celui des pauvres et celui des riches ?

Comment éviter, avec ce type de procédure, que le maillon faible dans le couple soit désavantagé par rapport à l'autre ?

Voilà, à mes yeux, les vraies questions. C'est donc sur ces questions qu'il faut se pencher avant d'apporter une réponse à la question de savoir s'il y a légitimité à proposer une nouvelle procédure.

Je crois que ce sont justement nos études qui permettront de nous déterminer et de voir si ce nouveau type de procédure pourrait revêtir un intérêt et constituer un enrichissement pour les libertés ou, au contraire, des risques que l'on aurait du mal à surmonter ensuite.

Certains envisagent, dans un autre ordre d'idées, la disparition du divorce pour faute en proposant un divorce constat. Le divorce devrait alors être prononcé lorsqu'est rapportée la preuve d'une séparation de fait depuis un certain temps, prouvant la dissolution irréversible du lien conjugal. C'est Mme Ganancia qui écrit notamment qu'à l'actuelle logique de guerre, la loi devrait substituer une logique de négociation.

Je ne vous cacherai pas que je suis très sensible à ce type de réflexion et à la question de savoir si les procédures actuelles n'accentuent pas les difficultés entre les couples, alors qu'elles sont plutôt censées pouvoir les résoudre. Bien entendu, c'est un sujet très difficile et j'écoute avec intérêt tout ce qui peut être dit à cet égard.

Enfin, il me semble que cette réflexion sur le divorce doit s'accompagner d'un aménagement financier de la rupture du lien matrimonial. L'objectif est de donner aux époux les instruments leur permettant d'assumer la rupture dans de meilleures conditions. La justice ne décide pas de la séparation des époux.

En revanche, le passage devant elle devrait contribuer à pacifier les choses.

Il faut donc rechercher des règles plus simples, des procédures moins longues permettant de solder définitivement les relations pécuniaires entre époux au moment du divorce.

Différentes propositions ont été faites, y compris dans cette assemblée :

Revoir complètement la procédure de liquidation des régimes matrimoniaux qui actuellement peut perdurer des années après le divorce.

Revoir le sort des libéralités et avantages matrimoniaux.

Modifier le régime de la prestation compensatoire. En 1994, 15.550 divorces par an ont été assortis d'une prestation compensatoire. C'est minoritaire, mais cela compte. Une rente a été accordée, seule ou accompagnée dans plus de 10.000 cas, dont un peu moins d'un tiers sous forme de rente viagère.

Il faut, chaque fois que c'est possible, inciter à un versement de la prestation compensatoire en capital parce que c'est la meilleure façon de solder, au moment du divorce, le règlement financier. Je me suis engagée, avant l'inscription du texte que vous avez voté à l'Assemblée nationale, à poursuivre la discussion afin de proposer une disposition à la fois satisfaisante pour les intéressés, et pénalisant le moins possible les finances publiques en terme de fiscalité.

Parallèlement, je crois qu'il convient d'être particulièrement circonspect sur la faculté de révision de la rente, sur son caractère éventuellement viager, sur sa transmission aux héritiers. Je ne reviendrai pas sur le débat, au Sénat, pendant lequel nous avons longuement échangé ces arguments. A cet égard, le texte adopté par le Sénat devrait être amélioré, même si le principe d'une révision plus facilement possible qu'actuellement doit, en raison du contexte socio-économique actuel, être admis.

Enfin, la prestation compensatoire ne pourrait-elle être définitivement dissociée des causes de la rupture ? Il y a là autant de questions et de réflexions qui méritent d'être poursuivies.

J'en viens maintenant au troisième domaine dans le règlement successoral. Outre la nécessité, comme en matière de liquidation de régime matrimonial, d'adopter des règles d'évolution plus simples pour organiser plus facilement les conséquences du décès, nous savons que la question essentielle concerne actuellement les droits du conjoint survivant.

La France, en ce qui concerne le conjoint survivant, est paraît-il la lanterne rouge de l'Europe. Le conjoint ne dispose, sur la succession, que d'un quart de l'usufruit ; encore peut-il en être privé puisqu'il n'est pas réservataire. L'importance sociale de la question est considérable, puisque 240.000 ménages sont concernés par an. Les familles souhaitent voir accroître les droits du conjoint survivant, même en présence d'enfants communs. Une réforme en ce sens se justifierait là encore par la nécessité de mieux prendre en considération la volonté individuelle, encore que la pratique actuelle, très répandue chez les couples âgés, celle des donations au dernier vivant ou de l'adoption d'un régime de communauté universelle, réponde déjà à cette demande.

Pour autant, il est impossible de ne pas tenir compte du fait que le conjoint survivant est de moins en moins celui que l'on a épousé en premières noces et, par conséquent, le parent de tous les enfants du défunt. Ceci est une vraie et difficile question. Là encore, diverses solutions ont été proposées.

Par exemple, faire du conjoint survivant un héritier réservataire, comme en Belgique ou en Allemagne, ou encore fixer ses droits en propriété, comme en Allemagne, en Italie, et en Suisse, ou bien en usufruit, comme en Belgique. En toute hypothèse, il faudra réfléchir aux conséquences de l'octroi d'un usufruit avant de s'engager éventuellement dans cette voie.

Le quatrième domaine est celui de l'appréhension juridique de la vie des couples non mariés.

Actuellement, le droit ne fait produire au concubinage, situation de fait, que des effets limités qui touchent essentiellement à sa dissolution, volontaire ou non, comme l'indemnisation du décès accidentel du concubin ou la liquidation de la société de fait ayant existé entre ces deux personnes. Ces effets sont d'ailleurs limités presque exclusivement aux couples hétérosexuels.

Or, le nombre de couples non mariés est passé de 3,6 % en 1975, à 20 % actuellement. Les revendications des associations d'homosexuels, relayées par diverses propositions de loi tendant à créer un contrat d'union civile ou sociale, à conférer au concubinage, quel que soit le sexe des partenaires, un statut juridique, s'inscrivent dans le souci d'appréhender juridiquement, plus finement, une réalité sociale que constitue la vie en couple, et de donner une plus grande place à la volonté individuelle de l'organiser.

Je n'envisage pas de légiférer spécifiquement pour les couples homosexuels. D'ailleurs eux-mêmes ne le souhaitent pas. Il est vrai que l'appréhension juridique du concubinage, dans son organisation et dans son déroulement, laisse place à différentes pistes de réflexion. Quelles sont-elles ?

La création d'un statut de concubinage. Cette solution conduirait à une véritable reconnaissance sociale de celui-ci en introduisant dans le Code civil un nouveau contrat qui, passé entre des personnes non mariées de sexe différent ou de même sexe, produirait des effets aussi bien personnels que patrimoniaux, et permettrait à deux personnes ne désirant pas ou ne pouvant pas se marier, de bénéficier d'un statut de quasi mariage.

Il me semble que cette voie est très difficile à suivre. Outre le fait qu'elle impliquerait de repenser l'institution du mariage, elle devrait à terme conduire à tirer toutes les conséquences familiales de ce statut quasi matrimonial, y compris à l'égard des enfants.

Deuxième piste. Permettre aux membres du couple d'organiser conventionnellement entre eux leur relations patrimoniales dans leur communauté de vie. Telle est, me semble-t-il, la finalité du Pacte d'Intérêt Commun proposé par le Pr. Hauser qui dirige le GIP Recherche, droit et justice. J'ajoute que ces propositions n'engagent pas le ministère de la Justice. Elles sont réalisées dans le cadre de ce GIP, mais ce n'est pas une prise de position officielle. J'ajoute d'ailleurs que le rapport n'est pas définitivement déposé.

Cette proposition, qui ne répond pas aux préoccupations de reconnaissance du couple non marié, aurait néanmoins pour effet de faciliter la vie quotidienne et matérielle des membres du couple non marié.

Troisième piste. Légiférer sectoriellement, en reconnaissant dans le domaine où l'inégalité des droits apparaît la plus problématique une assimilation entre concubins et conjoints. Dans ce domaine, nous avons un précédent. C'est une loi du 27 janvier 1993 qui a admis l'égalité des droits en matière de prestations -assurance, maternité, maladie- et même, en son principe, la continuation du contrat de location, cette dernière disposition n'ayant été censurée par le Conseil constitutionnel qu'au seul motif qu'il s'agissait d'un cavalier.

A cet égard, l'une des revendications essentielles du couple non marié est de bénéficier de droits fiscaux, sociaux, ou en matière de logement, identiques à ceux des couples mariés. En octobre 1996, 80 % des personnes interrogées se prononçaient en faveur de cette égalité.

Quatrième piste. Tenter de coordonner ces différentes pistes de réflexion en ne définissant plus le concubinage par rapport au mariage, mais seulement comme une cohabitation stable et durable entre deux personnes.

Ces questions, qui touchent aux fondements mêmes de notre société, sont tellement difficiles que vous comprendrez volontiers que je souhaite poursuivre la réflexion et ne pas me prononcer, à ce stade, sur le choix à faire.

J'en viens maintenant à la deuxième grande série d'interrogations : l'affirmation du lien de filiation autour de l'enfant.

Le droit civil, jusqu'à une période récente, a considéré l'enfant comme une personne dénuée de droits, mais envers laquelle les parents avaient un devoir d'éducation, d'entretien et de protection. Ce n'est que progressivement et assez récemment que la parole de l'enfant a été prise en compte -consentement à l'adoption, audition de l'enfant- dans certaines procédures judiciaires. C'est la Convention des Nations-Unies du 20 novembre 1989 qui a mis en exergue les droits de l'enfant. Elle est l'aboutissement d'une évolution vers la reconnaissance d'une autonomie de l'enfant, sujet de droit. La loi du 8 janvier 1993 imposant le principe que l'enfant doit être entendu dans toute procédure le concernant a concrétisé l'un de ses droits primordiaux, celui d'exprimer une opinion indépendante. Dans certains domaines, le législateur va plus loin en reconnaissant un véritable droit de veto à l'enfant ou bien en lui conférant le droit d'accomplir lui-même certains actes.

Il ne s'agit pas de nier le besoin spécifique de protection de l'enfant qui empêche que lui soit conféré un statut calqué sur celui des majeurs. Cet équilibre doit être préservé. L'autonomie ou l'émancipation progressive de l'enfant dont la condition évolue de zéro à 18 ans doit être accompagnée d'une protection spéciale. Il ne saurait être question d'abaisser la majorité pénale. Personnellement, je ne ferai pas une telle proposition car j'estime qu'elle est contradictoire avec la volonté de consacrer la responsabilité des parents.

Je crois qu'il faut repenser l'identité de l'enfant et le lien de filiation en termes de responsabilité. Dans certains domaines, l'évolution est en cours. Je pense à la proposition de loi permettant à l'enfant orphelin de participer au conseil de famille et aux travaux de la commission d'enquête parlementaire sur l'état des droits de l'enfant en France, notamment au regard des conditions de vie des mineurs, et de leur place dans la cité.

Cette évolution doit tendre à une reconnaissance plus affirmée des droits de l'enfant en termes de protection, protection de son identité, de son éducation par ses deux parents, tant sur le plan moral que sur le plan matériel.

Je viens maintenant à la première grande question sur la filiation de l'enfant.

L'intérêt de l'enfant est bien évidemment d'avoir une filiation établie et stable. Le droit français répond très largement à ces exigences car si la filiation n'est pas volontairement établie, l'enfant a le droit de la rechercher judiciairement.

Pourtant, les règles actuelles n'assurent pas à l'enfant une sécurité absolue de son statut juridique. Il faut réfléchir à un aménagement d'un certain nombre de dispositions afin de permettre une meilleure protection de ces liens de filiation.

Je voudrais en particulier évoquer deux questions à ce sujet : l'établissement et la connaissance de la filiation d'une part, la stabilité du lien de filiation établi, d'autre part.

L'établissement de la filiation. A la différence de la filiation légitime qui résulte automatiquement de la naissance, au sein d'un couple marié, laquelle vaut reconnaissance implicite de l'enfant par une mère et un père, la filiation naturelle repose sur un acte de volonté exprimé par le ou les parents ou, à défaut, est l'aboutissement d'une recherche judiciaire. L'acte de reconnaissance fait l'objet de plusieurs critiques. Il serait mal compris des parents. Certains en ignoreraient même la nécessité. S'agissant de la maternité qui est toujours certaine, cet acte de reconnaissance serait inutile.

Ces critiques doivent être relativisées, dès lors que les statistiques révèlent qu'en 1994, 85 % des enfants naturels ont été reconnus par leur père avant l'âge d'un an, et 97 % par leur mère, et que par ailleurs, l'indication du nom de la mère dans l'acte de naissance vaut reconnaissance s'il est corroboré par la possession d'état.

Il me semble pourtant que plusieurs questions se posent. Est-ce qu'il convient de maintenir le principe d'une reconnaissance maternelle, au regard de nos engagements internationaux ? Quels moyens mettre en oeuvre à l'égard des couples non mariés pour faire mieux connaître la spécificité de l'établissement de liens de filiation de l'enfant ? Comment mieux assurer, en l'absence de reconnaissance simultanée, l'information réciproque des parents ? La question principale reste, quand la filiation biologique n'a pas été établie, la détermination du droit pour l'enfant à la connaissance de ses origines.

Il est vrai que sur le plan international, de nombreuses voix s'élèvent pour affirmer que l'article 7-1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant proclame le droit pour l'enfant à connaître ses parents. Cette interprétation doit être nuancée car l'article qui pose le principe du droit à la connaissance des origines assortit celui-ci d'une réserve essentielle, puisqu'il précise que celui-ci s'exerce "dans toute la mesure du possible". Or justement, ce droit à l'établissement de la filiation, y compris après le décès du géniteur, est en concurrence avec le respect de la vie privée qui implique de pouvoir taire sa maternité ou sa paternité. Je crois que trois obstacles majeurs existent : lorsque la mère a demandé le secret de son accouchement et de son identité -article 31-1 du Code civil- ; en cas de procréation médicalement assistée, avec tiers donneur, puisque l'article 311-19 du Code civil pose le principe de l'anonymat du don ; et lorsque les parents qui confient un enfant à l'Aide sociale à l'enfance demandent le secret de leur identité. Il est vrai que la question est régulièrement posée de la remise en cause du secret de l'accouchement ou du maintien de l'article 62-4 du Code de la famille et de l'aide sociale.

Est-ce qu'il ne faudrait pas réfléchir à la possibilité d'instituer un mécanisme permettant, dans un cadre purement consensuel, de tenter un rapprochement entre l'enfant en quête de ses origines et la mère qui a souhaité garder son anonymat ?

En 1990, déjà, le rapport du Conseil d'Etat sur le statut et la protection de l'enfant préconisait la création d'une instance administrative chargée de rechercher les parents par le sang et de les interroger sur l'éventualité d'une prise de contact avec l'enfant. Il y a peut-être ici une piste à explorer.

Deuxième question : la stabilité du lien de filiation qui n'est pas aujourd'hui complètement assurée.

En effet, le droit français reste très largement dominé par la vérité biologique, même si la loi du 3 janvier 1972 a introduit, à travers la possession d'état, la notion de vérité sociologique. Il en résulte une certaine fragilisation du lien de filiation qui peut être largement contesté, au motif qu'il serait mensonger. Tel est le cas du désaveu de paternité légitime, de la contestation par la mère de la paternité du mari, de la contestation de la filiation d'un enfant légitime qui a une possession d'Etat non conforme à son titre de naissance, et de la contestation de reconnaissance d'un enfant naturel.

Ces actions n'obéissent pas aux mêmes régimes. Certaines sont très largement ouvertes à tout intéressé, d'autres peuvent être exercées pendant trente ans. Est-ce qu'il ne conviendrait pas, dans l'intérêt de l'enfant, de limiter les possibilités de se démettre du lien de filiation en lui assurant une plus grande sécurité ?

La reconnaissance d'un enfant ne concerne pas que la relation parents/enfant, elle insère l'enfant dans une chaîne de générations, dans une histoire. Derrière la sécurité du lien de filiation, il y a les relations de l'enfant avec ses grands-parents et l'ensemble de la famille.

Actuellement, l'auteur d'une reconnaissance mensongère peut la contester lui-même pendant dix ans, ce qui veut dire que dix ans après sa naissance, un enfant peut voir sa filiation anéantie. Une telle insécurité juridique n'est pas satisfaisante. Je pense qu'il va falloir réfléchir en cherchant comment concilier vérité, parole, stabilité de ce qui a été établi à un moment donné.

Il est vrai aussi que le développement des ruptures familiales a par ailleurs généré une fragilisation du lien de filiation. Je n'en veux pour preuve que le courrier abondant qui arrive à la Chancellerie de demandes de changement du nom de l'enfant, de substitution de paternité à l'état civil, de retrait de l'autorité parentale du "géniteur" à la suite à d'une séparation ou d'une recomposition familiale.

De plus en plus, les gens ont tendance à assimiler les changements dans le couple et à reporter ces changements sur la filiation. Il y a là une évolution très préoccupante.

Il est vrai aussi qu'une évolution se fait jour au sein des familles recomposées. Le beau-parent est de moins en moins vu comme un substitut au parent qui ne réside pas avec l'enfant, et c'est heureux. L'enfant de parents divorcés voit plus aujourd'hui celui de ses parents avec lequel il ne vit pas au quotidien, quand le parent qui l'héberge ne vit pas seul. La stabilité du lien de filiation de l'enfant ne devrait-elle donc pas être envisagée indépendamment de celle de la situation des parents ?

J'en viens maintenant à l'autorité parentale. Certains jugent ce terme d'autorité parentale inapproprié et lui préféreraient le terme de responsabilité. Quelle que soit l'appellation, le concept lui-même ne prête pas à ambiguïté. Il s'agit non d'un droit quasi discrétionnaire mais d'une véritable fonction que les parents doivent exercer dans l'intérêt de l'enfant pour le protéger. Je rappelle que l'article 371-2 du Code civil précise que les parents ont, à l'égard de l'enfant, droit et devoir de garde, de surveillance, et d'éducation. Plus que jamais se pose la question de la responsabilité première des parents dans l'éducation de l'enfant.

La convention sur les droits de l'enfant ne fait que rappeler le principe que celui-ci doit être élevé par ses deux parents (article 7-1) qui ont une responsabilité commune dans son éducation (article 18-1).

Toute l'évolution du droit français va dans ce sens, depuis 15 ans, avec l'exercice conjoint de l'autorité parentale dont la loi du 22 juillet 1987 a posé le principe dans la famille légitime. Depuis la loi du 8 janvier 1993, l'exercice conjoint est étendu au cas de divorce. On observe que dans 91,6 % des divorces, l'autorité parentale est conjointe. Par conséquent, nous avons bien l'émergence d'une "coparentalité" dans le droit .

Pourtant, il me semble que dans les faits, beaucoup de parents se heurtent à des difficultés pratiques, et notamment les pères. Ceci m'a été signalé à plusieurs reprises par des juges aux affaires familiales. Même quand l'autorité parentale est exercée conjointement, il arrive très fréquemment que le père ne soit pas convoqué aux réunions de parents d'élèves ou qu'il ne soit pas destinataire du bulletin scolaire de l'enfant. Il faudra aussi réfléchir à ces pratiques et à la possibilité de faire en sorte que l'exercice conjoint de l'autorité parentale le soit dans tous les actes de la vie quotidienne de l'enfant.

Auparavant, quand il n'y avait plus de couple, il n'y avait plus de parents. Aujourd'hui, heureusement, ce n'est plus vrai. J'observe pourtant que dans la famille naturelle, l'autorité parentale n'est exercée de plein droit, conjointement, que si les parents ont manifesté leur volonté d'assumer leurs responsabilités. Je me demande si une telle distinction est aujourd'hui légitime.

Les critères retenus à cette fin -reconnaissance de l'enfant avant que celui-ci ait atteint l'âge d'un an, cohabitation des parents lors de la reconnaissance- suscitent chez moi un certain nombre d'interrogations. De même que la justification de la déclaration de communauté de vie des parents par la délivrance d'un acte établi par le juge aux affaires familiales.

La question se pose de savoir si l'on ne doit pas abandonner ces critères. Dans le cadre de la famille naturelle, ne faut-il pas différencier l'effet des reconnaissances selon la proximité de la naissance ?

Les différents travaux en cours vont permettre de progresser dans cette réflexion et, je l'espère, de dégager des solutions consensuelles.

J'observe par ailleurs que la spécificité de la place du beau-parent n'est pas relayée par le droit. A l'aube du XXIème siècle, il faudrait peut-être sortir de cette dialectique du "tout ou rien" en réfléchissant non pas à un statut de parent de substitution, mais au droit des tiers responsables de l'enfant au quotidien.

Ensuite, nous voyons que beaucoup de critiques s'élèvent en ce qui concerne la résidence de l'enfant. L'affirmation du maintien du double lien familial, après la séparation des parents, ne passerait pas dans les faits. Les associations de pères dénoncent une fixation quasi automatique de la résidence chez la mère. Je crois que cette critique doit être relativisée. Une enquête révèle que dans 86,3 % des situations, il est vrai que la résidence est fixée chez la mère, mais souligne également que ce n'est que dans 15,7 % des cas que le père demande la fixation chez lui. Est-ce qu'il ne faudrait pas envisager plus souplement une évolution de cette fixation de la résidence ? On peut considérer qu'un enfant tout petit puisse aller davantage chez sa mère et qu'un enfant plus grand puisse aller davantage chez son père.

La question de la validité de la résidence alternée se pose aussi. De manière incidente, d'ailleurs, la loi sur la nationalité du 16 mars 1998 en admet le principe. L'idée que l'enfant conserve deux parents n'implique-t-elle pas deux lieux d'hébergement ? Ne convient-il pas d'en tirer les conséquences sur l'organisation de l'exercice de l'autorité parentale ?

J'arrive enfin à l'obligation d'entretien.

Dans le quotidien de la vie, sous le même toit, cette obligation est partie intégrante de la responsabilité parentale, mais la question prend toute son acuité en cas de séparation des parents et de fixation d'une pension alimentaire. Plusieurs réflexions m'ont déjà été soumises.

Tout d'abord, la question des modalités de la fixation. Certains proposent que des barèmes soient établis de façon à éviter des contentieux, chacun sachant approximativement ce à quoi il peut prétendre, ce à quoi il peut être obligé. Il faudrait, selon certains, permettre, en cas de modification des situations, une large déjudiciarisation en la matière, ce qui pourrait éviter un contentieux artificiel.

Il m'a aussi été indiqué que la fixation était souvent imposée par les organismes sociaux qui, en application du Code de la sécurité sociale, subordonnent le versement de certaines prestations sociales à une fixation judiciaire de la pension alimentaire. De tels barèmes pourraient peut-être éviter ces errements.

Plusieurs pays étrangers ont procédé de cette façon. Là encore, je pense qu'il va nous falloir étudier ce qui se passe ailleurs afin d'améliorer la situation.

En second lieu, nous avons la question du recouvrement des pensions impayées.

Malgré les réformes successives, en dernier lieu celle qui touche aux Caisses d'allocations familiales, il apparaît qu'un tiers seulement des pensions est régulièrement payé, un tiers irrégulièrement, et un tiers non versé. Il conviendra donc de s'interroger sur les conditions dans lesquelles les mécanismes de recouvrement pourraient être améliorés.

Nous voyons bien, même si je suis allée aussi vite que possible, que l'ampleur des questions est considérable et que seule une vue globale en la matière peut permettre de déterminer les nouveaux axes prioritaires d'une politique juridique refondée de la famille.

Je vous l'ai dit, c'est dans la deuxième moitié de cette année, au vu du rapport que nous donnera Mme Théry, que nous commencerons à réfléchir aux modifications du droit pour, je l'espère, pouvoir faire des propositions dans le courant de l'année 1999.

Je vous remercie.

M.  LARCHÉ, Président. - Madame le Garde des Sceaux, nous vous remercions. Bien évidemment, nous étions assurés que le climat dans lequel se déroulerait cet entretien serait celui que l'on vient de constater, c'est-à-dire celui qui est tout à fait habituel dans nos rapports. Je crois que votre énumération correspond tout à fait à l'ensemble des questions que nous nous sommes posées. Nous voyons déjà qu'il y a entre nous une concordance qui a trait aux problèmes qu'il faudra résoudre.

Nous sentons bien l'extraordinaire difficulté qui sera la vôtre et la nôtre au moment où, du stade de la réflexion il faudra passer au stade du droit, c'est-à-dire à la mise en oeuvre souhaitable, nécessaire, difficile, de ces principes, qui, tels que vous les avez énumérés, à ce stade de réflexion, n'apparaissent pas de nature à bouleverser l'état de notre droit. Je pense que les membres de la commission auront été sensibles à cette conception de la famille que vous nous avez traduite et dans laquelle on reconnaît votre souci d'une certaine pérennité de la cellule familiale, pérennité à laquelle nous sommes profondément attachés.

Je vous remercie donc de votre propos.

J'ai sans doute traduit le sentiment de mes collègues, je l'espère en tous les cas.

M. BALARELLO. - Madame le Garde des Sceaux, je vous remercie de votre exposé exhaustif. Je suis entièrement d'accord avec vous sur le problème des droits du conjoint survivant. Il faut apporter une modification législative là-dessus.

En revanche, je m'interroge sur deux paragraphes que vous avez traités. Tout d'abord, vous voulez permettre plus facilement le changement de régime matrimonial. Je me pose la question du droit des tiers. Vous savez que le grand problème des changements de régimes matrimoniaux est la garantie des tiers qui, parfois, ont prêté de l'argent à un couple en fonction du régime matrimonial. Il faut examiner la question.

Ensuite, vous avez fait état de votre volonté de supprimer progressivement le divorce pour faute.

Mme la Ministre. - Je n'ai pas dit cela.

M. BALARELLO. - ... Ou tout au moins de substituer une logique de conciliation à une logique de guerre.

Mme la Ministre. - Ce n'est pas pareil.

M. BALARELLO. - Madame le Ministre de la justice, nous sommes des latins. Des avocats essaient parfois de substituer la conciliation à la logique de guerre, mais n'y parviennent qu'avec beaucoup de difficultés. Il y a des gens qui veulent en découdre et on n'arrivera pas à les faire changer d'avis.

Je considère que vous faites des propositions qu'il nous faudra examiner dans le détail. Il est difficile de toucher à ces institutions du mariage et de la famille sans arriver à des solutions contraires à l'équité et au bon sens.

M. HYEST. - Madame le Garde des Sceaux, dans l'énumération des questions que vous avez posées, l'une d'elle est incidente et rejoint le droit de la famille : la responsabilité des mineurs et des familles. Vous avez dit que vous ne serez pas le Garde des Sceaux qui abaissera l'âge de la responsabilité pénale. Vous avez d'ailleurs ajouté que ceux qui voulaient plus de responsabilité des parents n'étaient pas très cohérents.

On constate que des mineurs de plus en plus jeunes commettent des actes graves, répréhensibles, et qu'il n'existe pas de réponse judiciaire, notamment pour les services chargés de la sécurité, pour ces mineurs. C'est vraiment une interrogation. On peut responsabiliser les parents, mais il n'empêche qu'il y a des faits. Pour avoir été pendant quelques semaines dans les banlieues difficiles, auprès des forces chargées de la sécurité, je m'aperçois qu'il ne peut pas y avoir de sécurité si on ne prend pas un certain nombre de mesures pour éviter que ces mineurs continuent leurs méfaits sans aucune sanction.

M.  LARCHÉ, Président. - Je vais ajouter au propos de mon ami Jean-Jacques Hyest l'indication suivante. Nous avons pensé qu'il était nécessaire de tenir aujourd'hui ce travail collectif auquel nous avons prêté un très grand intérêt, mais, en liaison avec mon collègue Jean-Pierre Fourcade, Président de la commission des Affaires Sociales, et dans la mesure où la commission l'accepterait, nous songeons à organiser un débat du même ordre sur ce problème véritablement grave et que, personnellement, je ne sais pas comment résoudre : la responsabilité du mineur délinquant.

Il y a là un problème qui se pose dans des termes tels qu'il faut s'interroger sur le fondement même de l'Ordonnance de 1945 et de la primauté éducative qui a dominé lors de sa rédaction et qui s'expliquait parfaitement dans la perspective du moment.

Est-ce que cette primauté éducative doit demeurer ? Doit-elle s'accompagner de mécanismes qui, entrant, mais de manière différente, dans la perspective éducative, permettraient de mieux résoudre des problèmes qui se posent dans la société actuelle avec une gravité telle que l'on constate une sorte de découragement, de lassitude, à la fois dans le monde des éducateurs, et dans le monde des forces qui seront chargées de rétablir ou de maintenir la sécurité.

Il y a là un grave problème qui n'est pas d'aujourd'hui, mais qui apparaît aujourd'hui avec une acuité particulière.

Nous aurons peut-être un jour prochain l'occasion d'y réfléchir ensemble, si vous voulez bien venir participer à nos travaux.

Mme la Ministre. - Je n'ai absolument pas pris parti sur le divorce pour faute. Il faut y réfléchir. Les questions posées à ce sujet méritent que l'on s'y attarde. Je n'imagine pas que l'on puisse empêcher les gens de se faire la guerre, s'ils en ont vraiment envie.

Essayons de développer les formes de médiation familiale; de voir en quoi nos procédures accentuent ces mauvaises tendances ou bien les dissuadent.

Tout d'abord, je partage votre préoccupation, Monsieur Hyest. Même si j'ai dit non à l'abaissement de la majorité pénale pour les mineurs, cela ne veut pas dire que je sous-estime la gravité du problème de la délinquance juvénile ni que je sous-estime l'impérieuse nécessité d'apporter des réponses à ces questions.

Si vous souhaitez organiser un débat là-dessus, je serai tout à fait désireuse d'y participer.

Par ailleurs, le calendrier gouvernemental va permettre, d'ici fin avril début mai, une expression sur ces sujets puisque nous allons recevoir le rapport de deux députés. C'est en effet une très importante question. Nos concitoyens ne peuvent plus supporter un certain nombre de comportements. Nous avons besoin de voir comment nous pouvons mieux traiter les uns et les autres, selon quel type de procédure.

Bref, toutes ces questions sont très importantes et graves et nous avons besoin d'apporter des réponses.

M.  LARCHÉ, Président. - Il me reste à vous remercier d'avoir bien voulu participer à nos travaux.

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