DEUXIÈME PARTIE - DROITS FONDAMENTAUX ET POLITIQUES COMMUNES : L'UNION EN QUÊTE D'UNE DIMENSION PLUS HUMAINE

Si le processus de construction européenne reste encore soutenu par une large partie de l'opinion publique au moins en France, il ne rencontre plus ni la même faveur, ni le même enthousiasme. Incontestablement, l' "euroscepticisme" s'est développé au cours des dernières années. Certes, il entre dans cette évolution des facteurs étrangers au projet européen : la crise économique, le mouvement de "mondialisation", creuset d'un certain désarroi et du repli identitaire. En outre, la position de certains gouvernements tentés de se défausser sur Bruxelles, et singulièrement sur la mise en place de l'Union économique et monétaire, de l'indispensable effort de rigueur budgétaire, n'a pas manqué d'ambiguïté. Il n'en reste pas moins que l'Europe a donné d'elle-même l'image d'une construction excessivement bureaucratique, interventionniste et peu soucieuse de respecter les identités des peuples qui composent l'Union. Les débats soulevés par la ratification du traité de Maastricht ont représenté à cet égard un premier avertissement.

Les travaux de la Conférence intergouvernementale traduisent incontestablement une volonté de "recadrer" le processus de construction européenne dans une double perspective :

- l'affirmation d'un "modèle européen" dont la dimension sociale, notamment, est clairement affirmée,

- l'ouverture des politiques communes, marquées jusqu'à présent par des priorités économiques, sur des préoccupations plus proches des citoyens (l'emploi, l'environnement, la santé, la transparence).

Certes ces thèmes n'étaient pas étrangers à l'esprit qui animait les "pères fondateurs" de la Communauté. Leur écho, toutefois, s'était progressivement affaibli, face au défi du marché commun, du marché unique et enfin de l'Union économique et monétaire.

I. LES DROITS FONDAMENTAUX : L'AFFIRMATION D'UN "MODÈLE EUROPÉEN"

Le traité d'Amsterdam dessine les contours d'un "modèle européen" fondé à la fois sur l'attachement aux principes fondamentaux et aux droits sociaux . Certes, il n'y a en la matière aucune innovation réelle. L'Union a toujours constitué un "club" des démocraties. Ce principe se trouve dès l'origine au coeur du projet européen. Quant aux droits sociaux, leur reconnaissance, certes plus tardive, a trouvé son expression dans le protocole sur la politique sociale et l'accord sur la politique sociale signés à Maastricht en 1992 par tous les Etats membres à l'exception du Royaume-Uni.

Le traité consacre ainsi des principes déjà largement admis. Il leur apporte cependant des infléchissements dignes d'intérêt.

A. LES DROITS FONDAMENTAUX : UNE ÉVOLUTION PLUS SYMBOLIQUE QUE RÉELLE

Si les Etats ont continué de s'opposer à l'adhésion de la Communauté européenne à la convention européenne des droits de l'homme, ils ont toutefois confirmé l'ancrage de l'Union à une communauté d'Etats de droit.

1. Le refus maintenu d'une adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme

a) Les enjeux d'une adhésion

Les traités communautaires ne comportaient pas, à l'origine, de dispositions relatives à la protection des droits fondamentaux. Il s'agissait en quelque sorte, selon l'heureuse expression de M. Ronny Abraham, d' une "Constitution sans préambule". Cette lacune est apparue d'autant plus regrettable que les compétences communautaires se sont étendues au fil des années. Dès lors, la possibilité pour un acte communautaire d'enfreindre un droit fondamental ne constituait plus une simple hypothèse d'école. La Cour constitutionnelle allemande a été ainsi conduite à contrôler le droit communautaire au regard des droits fondamentaux inscrits dans la Loi fondamentale allemande.

Cette prise de position qui contredisait le principe de la supériorité des normes internationales sur le droit interne, ainsi que les lacunes du droit communautaire, ont poussé la Cour de justice des communautés européennes à dégager des principes généraux du droit inspirés, au premier rang, par la convention européenne des droits de l'homme. Cette construction jurisprudentielle s'est trouvée consacrée par le traité de Maastricht avec l'article F2 (ancienne numérotation) "l'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, en tant que principes généraux du droit communautaire".

Une adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l'homme n'aurait-elle pas constitué une solution plus simple ? Cette formule soulevait plusieurs difficultés d'ordre juridique. Elle rendait nécessaire une modification de la Convention européenne elle-même qui n'admet pas en effet, en l'état, l'adhésion d'organisations internationales. Surtout, comme l'a indiqué la Cour de justice dans un avis du 28 mars 1996, cette adhésion "revêtirait une envergure constitutionnelle" et "ne saurait être réalisée que par la voie d'une modification du traité". Sans doute la position de la Cour avait été inspirée, dans une certaine mesure, par la crainte de se trouver subordonnée à une autre juridiction, la Cour européenne des droits de l'homme, sise à Strasbourg.

Aucune de ces difficultés ne paraissait toutefois insurmontable. L'ouverture de la Conférence intergouvernementale permettait au contraire de placer ce thème à l'ordre du jour d'une révision du traité.

L'adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l'homme présentait un intérêt certain dans la mesure où elle limitait les risques de contradiction entre les jurisprudences de la Cour de justice des Communautés européennes et de la Cour européenne des droits de l'homme. Le cas ne s'est pas encore présenté mais on voit bien les difficultés soulevées par l'application d'une directive qui aurait été validée par les juges de Luxembourg et jugée contraire aux droits fondamentaux par les juges de Strasbourg.

b) Le statu quo

Ces risques n'ont toutefois pas amené les Quinze à revenir sur leur opposition à une adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l'homme . Le dispositif du traité de Maastricht se trouve donc maintenu même si -et c'est là la seule modification apportée par le traité d'Amsterdam sur ce point- la clause du respect des droits de l'homme posée à l'article 6 (ancien article F2) entre désormais dans la compétence de la Cour de justice. Cette évolution n'a toutefois de valeur que symbolique : la Cour, rappelons-le, avait déjà élargi sa compétence dans ce domaine et l'article 6 lui-même n'est que la codification de sa jurisprudence.

Le statu quo s'explique sans doute par une double raison, politique et juridique :

- une adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l'homme aurait eu pour conséquence fâcheuse de permettre à des juges issus d'Etats n'appartenant pas à l'Union de traiter des affaires mettant en cause la Communauté européenne ;

- la possibilité de porter des recours devant deux juridictions internationales aurait allongé les délais nécessaires à l'adoption d'une décision définitive ; la sécurité de l'ordre juridique communautaire en aurait souffert et ce risque a finalement paru plus lourd de conséquences qu'une contradiction hypothétique de jurisprudences.

2. Un double infléchissement

Le traité d'Amsterdam a ajouté au titre premier du traité sur l'Union européenne un nouveau paragraphe sur les valeurs fondatrices de l'Union européenne (art. 6 § 1 TUE) "L'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l'Etat de droit". De façon significative, cette nouvelle disposition se substitue, au premier rang des principes communs à l'Union, à la référence au respect des identités nationales, désormais placée en troisième position après la mention des principes démocratiques et du respect des droits de l'homme, et après la référence à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et aux traditions constitutionnelles communes aux Etats membres.

La référence à ces valeurs fondatrices cherche à aller au-delà d'une simple déclaration de principe. Elle emporte d'abord deux séries de conséquences à travers la définition des conditions d'adhésion de nouveaux Etats à l'Union européenne et la mise en oeuvre d'un mécanisme de sanctions. Elle conduit par ailleurs à conférer de nouvelles compétences au Conseil en matière de lutte contre les discriminations.

a) L'ancrage confirmé de l'Union européenne à une communauté de droit

Une condition explicite de l'adhésion à l'Union

Que le respect des droits de l'homme ait constitué depuis les débuts de la construction européenne une condition de la participation des Etats à ce processus, la chronologie des adhésions de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal suffirait à le démontrer. Ces trois pays, en effet, n'ont été admis au sein de la Communauté qu'après la chute des régimes autoritaires sous lesquels ils avaient été, les uns et les autres, gouvernés.

Cependant, la chute du mur de Berlin a conduit la quasi-totalité des pays d'Europe centrale et orientale à demander leur adhésion à l'Union européenne. Or ces Etats ne disposent encore que d'institutions démocratiques récentes et fragiles. C'est pourquoi les Quinze ont souhaité souligner de façon plus explicite le lien entre Etat de droit et appartenance à l'Union européenne.

• Au terme de la modification apportée par la Conférence intergouvernementale au traité, toute candidature à l'Union européenne doit être subordonnée au respect par l'Etat concerné des principes démocratiques et des droits de l'homme rappelés à l'article 6 (art. 49 TUE). Cette précision a pour objet principal d'introduire un lien formel qui n'innove en rien par rapport à la pratique antérieure.

Une telle clause ne constitue certes pas en soi une garantie suffisante. Le statut du Conseil de l'Europe et l'exigence d'une vérification préalable de la capacité d'un Etat candidat de respecter les principes de base du Conseil, n'a pas empêché l'institution d'accueillir plusieurs pays dont la pratique en la matière n'apparaissait pas toujours au dessus de tout soupçon. Toutefois, dans le cadre d'une institution qui n'est pas seulement régie par les règles du système intergouvernemental mais bénéficie aussi d'importants transferts de souveraineté, la plus grande vigilance continuera certainement à s'imposer.

En outre, et c'est là la principale innovation du traité d'Amsterdam dans ce domaine, la situation des Etats membres au regard du respect des droits de l'homme fait désormais l'objet d'un contrôle et de sanctions.

Une nouvelle procédure de sanctions en cas de violation des droits

Une violation des droits de l'homme apparaît une hypothèse hautement improbable dans l'Union européenne d'aujourd'hui. Le sera-t-elle moins dans une Europe élargie à 20 ou 25 ? En fait, l'élargissement de l'Union aux pays d'Europe centrale et orientale constitue en soi un acte de confiance dans l'évolution démocratique de ces Etats. Toutefois, aucun pays ne se trouve à l'abri de dérives surtout lorsqu'il ne possède pas une longue tradition de respect de l'Etat de droit.

C'est pourquoi les négociateurs de la CIG se sont accordés sur la nécessité de mettre en place un mécanisme de sanctions en cas de violation des principes inscrits à l'article 6. Cette innovation n'est pas avant tout l'expression d'une défiance ; elle a surtout une vocation dissuasive : les avantages de l'appartenance à l'Union européenne ne sauraient valoir de façon définitive une fois l'adhésion acquise. L'avertissement s'adresse avant tout aux adversaires du processus démocratique ; il doit également permettre aux opinions publiques, au moment des échéances électorales, d'apprécier les conséquences de leur choix politique dans une perspective européenne.

Cependant, une telle valeur dissuasive dépend de la crédibilité du dispositif envisagé. Une procédure excessivement rigide et rigoureuse risquait de ce point de vue de se révéler contre-productive. Les conditions de recours au mécanisme prévu par le traité d'Amsterdam comme la portée des sanctions envisagées paraissent, de ce point de vue, répondre à l'équilibre nécessaire.

• En premier lieu, le recours aux sanctions revêt un caractère exceptionnel. Il faut en effet une "violation grave et persistante par un Etat membre des principes énoncés à l'article 6, paragraphe 1" pour déclencher la procédure.

• En outre, l'initiative dans ce domaine doit relever de la responsabilité politique . C'est pourquoi la compétence de la Cour de justice a été exclue sur ce point. C'est au Conseil européen qu'il revient de constater l'existence d'une telle violation, sur la proposition d'un tiers des Etats membres ou de la Commission, après avis conforme du Parlement européen donné à la majorité de ses membres. Le Conseil statue à l'unanimité sans tenir compte du vote du représentant du gouvernement de l'Etat membre concerné (art. 7 § 1 TUE).

De même, il incombe au Conseil de décider, dans un second temps, des sanctions à mettre en oeuvre.

• Ensuite, le régime des sanctions apparaît tout à la fois souple -il laisse une large marge d'appréciation au Conseil- et réaliste.

En effet, il prévoit des sanctions suffisamment pénalisantes pour apparaître dissuasives : la suspension de certains droits, y compris du droit de vote, tandis que l'Etat sanctionné demeure lié par les obligations souscrites dans le cadre du traité. Cependant le traité n'envisage pas de sanction plus radicale, comme une procédure d'exclusion de l'Etat intéressé 6( * ) . Le Conseil peut, par la suite, décider de modifier ou d'annuler ces mesures si la situation a évolué (art. 7 § 3 TUE).

• Enfin, le mode de décision du Conseil apparaît tout à la fois contraignant pour les Etats membres et dissuasif vis-à-vis de l'Etat sanctionné. Contraignant, dans la mesure où l' unanimité est requise pour constater une violation des principes démocratiques ou des droits de l'homme. Dissuasif, car les abstentions ne font pas obstacle à l'adoption d'une telle décision , mais aussi parce que les sanctions sont décidées à la majorité qualifiée et qu'enfin et surtout, dans tous les cas, le Conseil statue sans tenir compte du vote des représentants du gouvernement de l'Etat membre concerné (art § 4 TUE).

Le mécanisme des sanctions et en particulier la suspension du droit de vote représente-t-il une atteinte à la souveraineté nationale ? Une telle préoccupation doit être relativisée à la lumière de plusieurs observations.

Cette procédure, si elle innove dans le dispositif institutionnel de l'Union européenne, s'inscrit dans la ligne de plusieurs traités constitutifs d'organisations internationales comme la charte de l'ONU (art. 5) ou le statut précité du Conseil de l'Europe (art. 3). Le respect des principes démocratiques et des droits de l'homme ont par ailleurs, faut-il le rappeler, leur fondement dans notre Constitution à travers la référence du premier alinéa du préambule "aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils sont définis par la déclaration de 1789 confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946".

Le Conseil constitutionnel n'a d'ailleurs pas contesté la conformité de cette disposition du traité d'Amsterdam au regard de notre Constitution.

b) Une compétence reconnue de l'Union en matière de lutte contre les discriminations

• Le traité d'Amsterdam ouvre au Conseil la possibilité, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, de prendre à l'unanimité les mesures nécessaires pour combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les croyances, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle (art. 13 TUE).

Les trois derniers motifs de non-discrimination (handicap, âge et orientation sexuelle) n'étaient couverts ni par la Convention européenne des droits de l'homme, ni par le Pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques de 1966.

Cette disposition ne risque-t-elle pas de donner des compétences excessives au Conseil aux dépens du principe de subsidiarité ?

Cependant, il convient de le rappeler, le Conseil statue dans la limite des compétences qui lui sont dévolues par les traités.

En outre, d'après les commentaires recueillis par votre rapporteur auprès du gouvernement français, les mesures prises en application du principe de non discrimination devraient être privées d'effet direct dans le droit interne des Etats membres . Dès lors, un citoyen de l'Union ne pourrait se prévaloir de cet article du traité en l'absence d'un texte de droit dérivé.

*

* *

La Conférence n'a pas, par ailleurs, résisté à la tentation de préciser certains des droits qui forment le fond commun des valeurs de l'Union. L'exercice n'est pas sans vanité car il n'emporte pas de conséquences juridiques concrètes. Il se traduit par deux déclarations jointes à l'acte final.

La première déclaration (n° 1) porte sur l'abolition de la peine de mort et se borne à un constat : une large majorité d'Etats membres a adhéré au protocole n° 6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme -qui prévoit l'abolition de la peine de mort- et depuis lors, "la peine de mort a été abolie dans la plupart des Etats membres de l'Union et n'a plus été appliquée dans aucun d'entre eux".

A ce jour, en effet, seuls la Belgique, la Grèce et le Royaume-Uni n'ont pas ratifié le protocole n° 6. La France, pour sa part, a accompli cette procédure le 17 février 1986.

Cependant si, au Royaume-Uni, la peine de mort pour assassinat a été définitivement abolie le 18 décembre 1969, la peine capitale reste en vigueur, même en temps de paix, en cas de haute trahison, en vertu d'une loi de 1914 (et -en Angleterre et au pays de Galles- pour les actes de piraterie avec violence en application d'une loi de 1837). La Belgique a récemment adopté un projet de loi abolissant la peine de mort mais, depuis 1963, toutes les condamnations à la peine capitale prononcées pour des crimes de droit commun avaient été, à une exception près, commuées.

Une seconde déclaration (n° 11) relative au statut des Eglises rappelle les principes de neutralité observés par l'Union européenne ; celle-ci, en effet, "respecte et ne préjuge pas le statut, dont bénéficient en vertu du droit national les Eglises et les associations ou communautés religieuses dans les Etats membres" ; à la demande de la Belgique, la déclaration concerne également "le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles".

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