2. La concurrence fiscale et taxe professionnelle

En France les travaux économétriques sont quasiment inexistants, faute d'informations suffisamment désagrégées. Deux études se distinguent cependant par leur originalité : celles de Guengant (1992) et de Houdebine et Schneider (1997).

• Le premier soutient qu'il existe vraisemblablement une liaison étroite entre le taux de taxe professionnelle et le prix du terrain industriel, la variation du prix du terrain neutralisant les inégalités locales d'imposition 73( * ) . Ceci permet d'expliquer pourquoi, même au niveau le plus fin il est difficile économétriquement de trouver un impact significatif de la seule fiscalité locale sur l'implantation de nouvelles entreprises. Une analyse multivariée réalisée sur les communes d'Ille et Vilaine ayant connu de nouvelles implantations en 1988 et/ou 1989 montre que le taux administratif de taxe professionnelle n'a pas d'impact significatif sur les nouvelles implantations d'entreprises. En revanche, en recalculant le poids de l'impôt en proportion de la valeur ajoutée de l'entreprise (ou plus exactement d'une approximation de la valeur ajoutée), les variables budgétaires et fiscales municipales deviennent significatives au seuil usuel des tests. La mise en évidence d'un phénomène de capitalisation fiscale (capitalisation parfaite, surcapitalisation ou sous-capitalisation) est toutefois plus difficile à établir et suppose de recalculer le taux de taxe professionnelle en proportion du seul coût du capital foncier et immobilier.

• L'idée des seconds consiste à " mettre des prix sur les distances " en cherchant à évaluer de quelle distance un établissement qui se crée ou se développe est prêt à déplacer ses activités pour bénéficier d'un point en moins de taxe professionnelle. Houdebine et Schneider montrent, entre autres, que pour un écart de taux de 10 points de taxe professionnelle, une entreprise sera prête à délocaliser ses activités futures d'au moins 6 kilomètres. Comme de tels écarts n'ont rien de rares, notamment autour des grandes villes, l'impact de la taxe professionnelle pourrait être plus significatif que prévu.

Il ne faut pas non plus oublier que la prise en charge par l'Etat d'une part de plus en plus importante de la taxe professionnelle peut aussi expliquer la difficulté à faire apparaître une relation entre le niveau de prélèvement et la localisation des entreprises. Celles-ci transfèrent une partie de l'impôt dont elles sont redevables vers le contribuable national, non seulement grâce au mécanisme de la déductibilité, mais aussi par le jeu du plafonnement au titre de la valeur ajoutée.

Les études statistiques sur la localisation des entreprises peuvent être utilement complétées par l'observation de l'évolution de la dispersion des taux de taxe professionnelle entre collectivités locales. L'idée étant que la concurrence horizontale entre collectivités locales pour attirer de nouvelles activités devrait se caractériser par un resserrement des taux de prélèvement dans le temps de façon analogue à ce qui se passerait sur le marché des produits et des facteurs.

Le Conseil des impôts s'est penché de façon incidente sur la question et montre que, malgré une extrême dispersion des taux de départs qui ont été initialement fixés aux différents niveaux de collectivités par référence aux anciens produits de la patente, la convergence des taux de taxe professionnelle semble opérer au seul échelon communal. Autrement dit, la concurrence en matière de taux ne jouerait qu'entre communes.

Cette conclusion s'appuie sur la comparaison de la moyenne et de l'écart-type des taux communaux sur la période 1988-1995 avec ceux des départements et des régions. Ainsi le tableau 3 montre que les taux communaux ont en moyenne diminué de plus de 3% sur la période 1988-1995 et que l'éventail des taux a eu tendance à se réduire dans les trois catégories de communes, mais que ce resserrement est de loin le plus important dans les communes les plus petites.

3. Moyenne et écart-type des taux communaux par tailles de communes

 

Moyenne

1988

Moyenne

1995

Ecart-type

1988

Ecart-type

1995

< 5 000 habitants

5000-30 000 habitants

> 30 000 habitants

11,47

13,16

15,11

10,49

13,46

15,77

6,31

4,76

4,67

5,42

4,55

4,52

Ensemble

11,65

11,22

6,52

5,72

Source : Conseil des impôts ; les calculs réalisés par le Conseil sont fondés sur une moyenne arithmétique (rapport entre les taux votés par les communes de la même strate démographique par le nombre de commune de cette strate), les collectivités ayant des bases faibles pesant autant que celles ayant des bases importantes.

L'évolution des taux départementaux se distingue de celle des taux communaux par une accentuation de la dispersion entre 1988 et 1995, et par une plus forte augmentation relative. Ainsi, le tableau 4 fait apparaître que les taux départementaux ont augmenté en moyenne sur la période de 0,92 points, soit près de 15%. Autrement dit, la pression de la concurrence fiscale semble s'exercer moins fortement au niveau départemental qu'au niveau communal. Comme le souligne le Conseil des impôts, ce phénomène semble prolonger ce qui avait déjà été observé au niveau des communes, " à savoir que les pressions qui s'exercent dans le sens d'une baisse et d'un resserrement de l'éventail des taux diminuent lorsque la taille des collectivités locales augmente ". L'analyse de l'évolution des taux régionaux est, en revanche, plus difficile à interpréter tout simplement parce que, s'ils ont crû de plus de 80% entre 1988 et 1995, c'est aussi en partie du fait des transferts de compétences et de la liberté des taux, instituée à partir de 1990. On remarquera toutefois la moindre dispersion relative des taux régionaux par rapport aux taux départementaux.

4. Moyenne et écart-type des taux départementaux et régionaux

 

Moyenne

1988

Moyenne

1995

Ecart-type

1988

Ecart-type

1995

Taux départementaux

Taux régionaux

6,19

1,18

7,10

2,15

1,65

0,43

1,91

0,44

Source : Conseil des impôts, à partir de données fournies par la direction générale des impôts.

Ces conclusions semblent conformes à l'idée selon laquelle les décisions d'investissement des entreprises relèvent d'un processus de choix hiérarchisé (Gilbert et Guengant, 1991). La décision d'investir étant prise, l'entreprise effectuerait un premier arbitrage entre les régions ou les départements, voire à l'intérieur d'une même agglomération, en fonction des facteurs traditionnels de localisation comme la proximité de ressources naturelles, l'existence d'un bassin d'emploi important, le coût de la main-d'oeuvre ou son niveau de qualification, ou encore les coûts de transport (Bridges, 1965 ; Mulkey et Dillman, 1976 ; Cornia et al ., 1978).

Par exemple, si du fait de la mobilité des salariés à l'échelle d'une région ou même d'une agglomération, le niveau des salaires sont relativement homogènes, le critère des coûts salariaux devrait permettre d'arbitrer entre deux régions (ou deux agglomérations) mais pas entre deux sites d'une même région (ou d'une même agglomération). Ce n'est que dans un deuxième temps qu'interviendraient des facteurs de micro-localisation comme le coût et la disponibilité du sol, le zonage administratif ou encore la pression fiscale locale.

Ce choix hiérarchisé semble corroboré par les enquêtes auprès des chefs d'entreprises et l'exploitation des demandes d'informations fiscales locales. Ainsi, une étude réalisée par la Datar en 1992 montre-t-elle que si le niveau de la taxe professionnelle semble important ou primordial pour les trois quarts des chefs d'entreprises interrogés, elle ne figure plus qu'à la sixième place quand il s'agit de classer les critères de localisation ou de délocalisation après par exemple les conditions de desserte du site ou l'importance du marché desservi.

Dans un tel modèle de décision des entreprises, les communes qui ont des taux relativement élevés devraient se voir contraintes de limiter la pression fiscale sur les entreprises de sorte qu'à la longue pourrait apparaître une convergence des taux, au moins à l'intérieur des agglomérations ou des cantons en zones rurales. En revanche, ce resserrement des taux ne devrait pas opérer au niveau des départements ou des régions car les taux de prélèvement ne constituent vraisemblablement pas un facteur important dans la décision d'implantation des entreprises.

Malheureusement la convergence des taux de taxe professionnelle à l'intérieur des agglomérations (ou des cantons) ne semble pas vérifiée, du moins lorsqu'on observe la dispersion des taux de TP entre des communes qui ont créé par la suite une communauté de communes ou qui appartiennent à une communauté urbaine. Or c'est précisément entre ces communes que devrait s'exercer le plus fortement la concurrence fiscale.

Le tableau ci-après faire ressortir, à titre d'illustration, la dispersion des taux de taxe professionnelle au sein des communes membres d'une communauté urbaine entre 1990 et 1994.

5. Évolution de la dispersion des taux de taxe professionnelle entre communes de plus de 10 000 habitants appartenant à une communauté urbaine

Communautés urbaines

Taux moyen de

TP 1990

Ecart-type

1990

Taux moyen

de TP 1994

Ecart-type

1994

Bordeaux

12,18

1,5

13,22

1,7

Brest

8,75

2,87

8,77

2,87

Cherbourg

9,56

2,16

9,36

2,19

Dunkerque

14,51

1,15

16,23

1,67

Le Creusot

8,56

1,65

9,31

2,4

Lille

13,65

3,16

14,01

2,08

Lyon

11,08

2,49

11,1

2,36

Strasbourg

6,85

1,3

7,79

1,6

Source : Conseil des impôts, calculs des auteurs.

On observe qu'à l'exception de la communauté urbaine de Lille (pour laquelle le nombre de communes de plus de 10 000 habitants est élevé), la dispersion des taux communaux de taxe professionnelle ne s'est pas réduite sur la période. Un calcul complémentaire d'écart-type réalisé entre 1990 et 1995 pour les communes de plus de 10 000 habitants du district du Grand-Toulouse, de la communauté de communes de Strasbourg et du district de l'agglomération nantaise confirme ce constat 74( * ) . L'étude de la dispersion des taux de taxe professionnelle ne permet donc pas de conclure dans le sens d'une concurrence fiscale accrue entre communes.

Si les disparités de taux de taxe professionnelle se sont resserrées à l'échelon communal - ce qui n'est pas le cas au niveau des départements et des régions -, il reste que dans les agglomérations - où on la concurrence fiscale devrait se faire le plus sentir -, les disparités de taux de taxe professionnelle sont importantes et ne se sont pas réduites.

Notons enfin que les effets distorsifs de la taxe professionnelle sur la localisation des entreprises doivent être tempérés par un certain nombre d'éléments qui concourent à limiter non seulement le poids effectif supporté par ces dernières au titre de cet impôt mais aussi l'impact de la taxe professionnelle sur leurs décisions de localisation.

Il s'agit avant tout de la prise en charge par l'État d'une partie de plus en plus importante de la taxe professionnelle. Ainsi, le produit fiscal de la taxe professionnelle s'élevait en 1995 à 120 milliards de francs mais le montant réellement supporté par les contribuables s'établissait à 66,5 milliards de francs, la différence étant supportée par l'État, soit 53,5 milliards de francs. L'État intervient directement par le biais du dégrèvement lié au plafonnement en fonction de la valeur ajoutée qui conduit ce dernier à prendre en charge 50% de toute augmentation d'un point de taxe professionnelle et indirectement à travers la perte d'impôt sur les sociétés et d'impôt sur le revenu du fait de la déductibilité de la taxe professionnelle.

Au total, comme le souligne la rapport du Conseil des impôts, près du tiers des recettes des collectivités locales au titre de la taxe professionnelle sont directement ou indirectement supportées par l'État. Cet engagement de l'État permet en quelque sorte de translater une partie de la charge fiscale supportée par le contribuable local vers le contribuable national. Cela revient en définitive à internaliser une partie des externalités fiscales et donc à relativiser la pression à la baisse exercée par la concurrence entre collectivités locales sur les taux de prélèvement effectifs 75( * ) .

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