M. Roland Courteau. Très bien !

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Il est temps qu’ils assument cette part de responsabilité.

Mme Michelle Meunier, rapporteur. On nous dit aussi que la mesure pourrait avoir des conséquences imprévues ou indésirables. Néanmoins cette pénalisation du client existe déjà. Sans même parler des pays européens qui l’ont adoptée, je rappelle que, en France, les clients de prostituées mineures commettent déjà un délit aux yeux de la loi. Il s’agit simplement d’étendre cette disposition à l’ensemble des clients.

Mes chers collègues, le regard sur la prostitution est en train de changer, et je pense que, pour beaucoup d’entre nous, les travaux de la commission spéciale ont permis cette évolution.

Nous sommes prêts aujourd’hui à adopter un texte utile et efficace, lucide et exigeant, un texte de progrès pour les personnes prostituées et pour l’ensemble de la société dans laquelle nous vivons et dans laquelle nous souhaitons que vivent nos petits-enfants. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC, du groupe écologiste et du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission spéciale.

M. Jean-Pierre Vial, président de la commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, au moment où le Sénat engage le débat sur la deuxième lecture du texte visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, je souhaite exprimer quelques réflexions tendant à éviter une approche réductrice du travail important et de qualité réalisé par Mme la rapporteur et par la commission spéciale. Je salue aussi tout particulièrement l’apport de Jean-Pierre Godefroy, qui fut le premier président de cette commission spéciale.

On me soumettait tout récemment un article caricatural du travail sénatorial par un journaliste qui ne s’était même pas aperçu que, depuis le dernier renouvellement, la moyenne d’âge du Sénat était inférieure à celle de l’Assemblée nationale. Avec la même rigueur intellectuelle, il ne faisait pas la différence entre le compte rendu intégral et le relevé sommaire des travaux et auditions de la commission et critiquait l’objectivité de nos travaux. (Sourires.) Oui, ce sujet mérite plus que la caricature !

Je ne reviendrai pas davantage sur le débat que nous avons eu en première lecture concernant la politique abolitionniste par rapport à la politique prohibitionniste, quand on sait à quel point la pratique peut nous amener à des constats qui interpellent plus qu’ils ne rassurent.

Pour illustrer mon propos, je citerai deux exemples récents qui doivent nous pousser plus à la prudence qu’à des jugements tranchés.

Le premier exemple concerne la décision prise au mois d’août dernier par le conseil d’administration d’Amnesty International tendant – cela en surprendra plus d’un – à la dépénalisation du « travail du sexe », ce qui recouvre bien entendu les personnes prostituées, mais aussi les clients et les tiers. Amnesty International souligne que « cette décision soulève des incompréhensions et critiques, notamment en ce qui concerne la dépénalisation des tiers ».

On comprend que la section française d’Amnesty International, AIF, ait tenu à exprimer ces précisions : « AIF est consciente que sa position est complexe […]. Mais la complexité et la subtilité sont inévitables et nécessaires lorsqu’il s’agit d’élaborer une politique sur un sujet aussi sensible dans le champ des droits humains, comme Amnesty International a eu le courage de le faire ».

L’autre exemple concerne la malheureuse affaire dite « du Carlton », que certains n’ont pas manqué de qualifier de désastre judiciaire.

En relaxant les clients, les prostituées et le proxénète – ce dernier fut le premier surpris et s’engagea sur le champ à développer ses établissements – la justice aura fait de cette affaire qui a eu lieu dans un hôtel cinq étoiles un fait divers de libertinage ramené à une simple question de morale, en oubliant qu’une des prostituées avait très clairement exprimé son refus d’accepter les pratiques imposées, avant de s’y soumettre.

Il faudra attendre quelques mois après le procès pour que des journalistes manifestent un peu plus de sagacité et démontrent que ces « libertines » étaient en réalité des femmes victimes du parcours traditionnel de la prostitution. C’est Bernard Lemettre qui présentera leur parcours de sortie de la prostitution avec autant de délicatesse que de dureté dans un livre plein d’humanité publié sous le titre Je veux juste qu’elles s’en sortent.

S’il est facile de reconnaître la prostitution qui relève des filières, il est plus difficile de reconnaître une frontière avec la liberté de disposer de son corps et d’en faire commerce pour ceux qui veulent accepter que cette frontière existe.

Oui, la prostitution est violente. Sur huit morts en 2014, quatre ont été victimes de leurs clients dans des conditions d’une atrocité extrême et quatre semblent avoir été victimes de leur proxénète – ce qui interroge d’ailleurs sur le chiffre noir des victimes de proxénètes.

Voilà le contexte dans lequel il nous faut arbitrer sur les mesures à prendre, pour faire avancer ce combat de protection des victimes et de régression de la prostitution.

S’agissant des mesures sociales, qui visent à donner aux personnes prostituées les moyens de sortir de la prostitution, nous sommes parvenus à un texte équilibré : les députés ont conservé la plupart des modifications que le Sénat avait introduites en première lecture. Il en va de même pour les mesures relatives à la lutte contre la traite des êtres humains, que le Sénat avait renforcées.

Les divergences concernent uniquement les dispositions pénales du texte.

Concernant la mesure dite de « pénalisation des clients », nous pouvons assez facilement être d’accord philosophiquement avec cette idée, dès lors que la soumission est au cœur de la prostitution. Toutefois, la pratique incite à être extrêmement circonspects sur ses effets.

De très nombreuses associations œuvrant sur le terrain nous ont fait part de leurs inquiétudes, estimant que la pénalisation des clients conduirait à une dégradation des conditions de vie des personnes prostituées, ainsi qu’à une précarisation, à un isolement et à des risques sanitaires accrus.

Par ailleurs, les services d’enquête nous ont indiqué qu’en aucun cas la pénalisation des clients ne permettrait d’accéder à des informations sur les proxénètes ou les réseaux, puisque les clients ne disposent pas de ces informations.

Je rappelle que la pratique de la prostitution se répartit de la façon suivante : 60 % à partir des réseaux internet, 30 % sur la voie publique, 10 % dans les hôtels ou établissements. Ainsi, le principe, sans doute séduisant, de la pénalisation des clients ne doit pas masquer les très nombreux écueils auxquels sa mise en œuvre pourrait conduire.

J’ai bien entendu votre détermination, madame la secrétaire d’État. Vous me permettrez de vous interroger sur cette mesure qui fait débat et qui, aux termes d’une stricte application de l’article 41 de la Constitution, n’aurait jamais dû être portée devant le Parlement.

Cette mesure est une contravention qui relève du domaine réglementaire, et donc du Gouvernement. Certes, me direz-vous, elle est présentée de façon liée à un délit, mais celui-ci n’est rien d’autre, en réalité, qu’une reprise à l’identique de l’infraction sanctionnée au titre du code pénal.

Dès lors, si le Gouvernement est à ce point convaincu de la pertinence de cette mesure, pourquoi n’a-t-il pas fait en sorte, depuis deux ans, de l’appliquer dans le cadre de la compétence réglementaire ? S’interrogerait-il sur sa pertinence ? (Mme la secrétaire d’État fait un signe de dénégation.)

L’important est de veiller à ne pas priver les services d’enquête des moyens d’action qui leur sont nécessaires. C’est dans cet esprit que la commission spéciale, à l’issue du travail mené en concertation avec les services ministériels concernés et nos collègues députés, a adopté un dispositif renforcé de protection des personnes prostituées qui témoigneront contre leurs réseaux, que Mme la rapporteur vous a présenté à l’instant.

Je ne peux que saluer ce dispositif, inspiré de celui « des repentis », bien qu’il s’agisse en l’espèce de protéger des victimes, et non des délinquants. Cependant, nous devons nous garder de toute naïveté en la matière : il s’agit d’un dispositif très lourd et très coûteux, qui ne bénéficiera en réalité qu’à quelques personnes. Quand on connaît les difficultés des prostituées à se confier, on peut s’interroger légitimement sur leur aptitude à dénoncer.

Je ne ferai, par ailleurs, qu’évoquer les pratiques policières qui associent de plus en plus les acteurs sociaux pour libérer la parole des prostituées.

Un tel dispositif ne pourra donc en aucun cas remplacer l’actuel délit de racolage comme instrument de remontée des filières.

En effet, comme nous le disent et répètent tous les services de police et de gendarmerie, l’abrogation totale du délit de racolage est extrêmement préoccupante du point de vue de la lutte contre les réseaux, tant dans la rue que sur internet. D’après les responsables de la brigade de répression du proxénétisme, un quart à un tiers des 50 à 65 procédures closes chaque année avec succès à Paris en matière de proxénétisme ont pour point de départ des informations recueillies lors d’une garde à vue pour racolage.

Ces mêmes services nous ont précisé, et c’est un point important, que les personnes interpellées dans ce cadre ne faisaient jamais l’objet de poursuites, mais étaient présentées à des associations, souvent pour la première fois.

J’y insiste, car certains n’hésitent pas à dire que le délit de racolage est une pénalisation de la prostituée. Or, je le dis très clairement, ce délit n’est pas la sanction de la personne prostituée, mais au contraire sa protection.

C’est pourquoi nous examinerons ultérieurement un amendement qui vise, sans en revenir à l’actuel délit de racolage, à proposer une solution permettant de ne pas priver les services d’enquête d’un outil essentiel de lutte contre les réseaux.

Nous attendrons également vos explications, madame la secrétaire d’État, sur l’amendement de Mme Jouanno relatif à internet.

Vous vous étiez déjà longuement expliquée en première lecture. Nous avions alors admis qu’il existait des mesures permettant que les missions des services de police ainsi que le suivi soient assurés en tenant compte des dernières dispositions adoptées par le Parlement en matière de sécurité.

Il est donc important que vous nous apportiez des précisions sur ces amendements.

Mes chers collègues, nous devons prendre garde au fait que les lois que nous votons ne valent pas uniquement par leur portée symbolique ou éducative. Elles ont des effets extrêmement concrets, que le législateur a le devoir de prendre en compte.

Le texte qui nous est soumis étant une proposition de loi, il n’a malheureusement pas fait l’objet d’une étude d’impact. Toutefois, les très nombreuses auditions que nous avons menées montrent que les acteurs de terrain, dans leur ensemble, sont très inquiets des effets possibles de ses dispositions. Il est du devoir de notre assemblée de les entendre. C’est la raison pour laquelle nous proposons qu’une évaluation soit faite au cours des deux prochaines années, afin que l’ensemble des mesures adoptées par le Parlement puissent être appréciées.

Madame la secrétaire d’État, si nous avons des divergences sur certaines mesures à mettre en œuvre, nous sommes tous convaincus de la nécessité de protéger les personnes prostituées et de faire régresser la prostitution. Cette évaluation nous permettra, dans deux, ans, d’examiner l’effet des mesures adoptées et, éventuellement, de les corriger. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Claude Kern applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, puis-je ouvrir mon intervention par un bref rappel ?

Bien avant que la présente proposition de loi ne soit inscrite à l’ordre du jour, le Sénat avait déjà abrogé le délit de racolage en votant, le 28 mars 2013, la proposition de loi que j’avais déposée au nom du groupe écologiste.

Le texte de la proposition de loi dont nous débattons à nouveau aujourd’hui, tel qu’il est sorti des travaux de notre commission, prévoit encore, et c’est heureux, cette abrogation. Par ailleurs, il n’intègre pas une mesure controversée, la pénalisation des clients, qui aurait demain les mêmes effets dévastateurs que la création, hier, du délit de racolage. De cela, la majorité des membres du groupe écologiste se réjouit, pour le moment...

De fait, dès sa première mouture, un tel texte aurait dû avoir pour seuls objectifs : l’abrogation du délit de racolage, la mise en place d’un véritable accompagnement des personnes prostituées souhaitant effectivement sortir de la prostitution, étrangères comprises, et une relance efficace du combat contre la traite des personnes prostituées et contre le proxénétisme.

Tout en reconnaissant l’importance de la sensibilisation dès le plus jeune âge au fait que le corps des femmes n’est pas une marchandise et que la sexualité ne se réduit pas à l’achat des corps ni ne peut en impliquer la domination par la contrainte, on ne peut que déplorer que trop de responsables politiques abordent toujours la prostitution sous l’angle de prétendues valeurs morales, et que la santé ainsi que la sécurité des personnes prostituées n’aient pas été, jusqu’à présent, les préoccupations premières du législateur.

M. Alain Fouché. C’est bien vrai !

Mme Esther Benbassa. Même si elle se déploie aujourd’hui au nom d’une émancipation, que je qualifierais de forcée, de la femme, cette approche « moralisatrice » n’est pas nouvelle.

Relisez, mes chers collègues, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution aux XIXe et XXe siècles, un ouvrage publié en 1978 par le grand historien Henri Corbin : il décrit notamment le processus par lequel la prostitution, d’objet de tolérance, est devenue un objet de prohibition.

Au début de la IIIe République, déjà, le problème était au cœur du débat de société et de la vie littéraire ! Huysmans, Edmond de Goncourt, Zola publient, presque en même temps, des romans qui lui sont consacrés. Corbin écrit : « Une menace est alors soulignée [...] : la femme vénale fausse les mécanismes de la mobilité sociale. Il est des carrières fulgurantes, au sein de la prostitution, qui non seulement contreviennent au désir d’ordre moral, mais sont à l’origine de fortunes colossales... ».

La connaissance clinique de la syphilis rend, à cette époque, la prostitution inquiétante à un autre égard encore : on craint que la santé et l’avenir des jeunes générations ne soient gravement compromis. Pour le coup, ici, le contraste est patent avec notre époque.

Qui s’est soucié, hier, des conséquences sanitaires de la création du délit de racolage ? Et qui, aujourd’hui, de celles qu’aurait la pénalisation des clients ? Certes, il ne s’agit là que de la santé des prostituées elles-mêmes. Cela peut passer après la morale...

Le parcours du texte dont nous débattons, victime au fil de la navette de réécritures contradictoires, voire incohérentes, traduit la difficulté à mettre d’accord, s’il est possible, libéraux, prohibitionnistes et autres abolitionnistes. Certaines associations, enracinées dans un terreau catholique, par exemple le Mouvement du Nid, et ressemblant fort aux ligues de moralité d’antan, pèsent de tout leur poids. C’est qu’il y a beaucoup à gagner dans cette affaire, et notamment les subventions d’État, pour l’accompagnement des prostituées dans le parcours de sortie de la prostitution.

D’autres associations, non abolitionnistes, celles qui jusqu’à présent suivaient les prostituées en prenant en charge leur santé, en leur offrant un soutien psychologique, ou simplement en faisant des maraudes pour distribuer café chaud et préservatifs, peuvent en revanche s’inquiéter de ce qui se profile.

Le mouvement des prostituées qui émergea en 1975 exigeait déjà, pour les prostituées travaillant à leur compte, payant leurs impôts et ne dépendant pas d’un proxénète – elles représenteraient aujourd’hui 20 % de la prostitution selon les derniers sondages –, la reconnaissance de l’existence légitime du couple prostitutionnel, fondé sur un libre accord, le droit de choisir librement son partenaire, l’émancipation de toutes les formes de proxénétisme, la reconnaissance de la diversité des fonctions de la prostitution.

À la suite de ce mouvement, M. Giscard d’Estaing commanda un rapport à Guy Pinot, premier président de la cour d’appel d’Orléans.

Que préconisait ce rapport, hélas mis dans un placard ? Juste que les prostituées soient, dans la société, des femmes comme les autres et des contribuables comme les autres. Juste qu’il soit mis fin aux faux-semblants et à l’hypocrisie, puisque la prostitution en France est à la fois légale et réprimée.

Qu’exiger d’autre aujourd’hui ? Aidons celles qui le souhaitent à quitter la prostitution, luttons contre le proxénétisme, oui. Toutefois, cessons de stigmatiser ces femmes, mes sœurs, nos sœurs, comme si elles étaient des délinquantes, ennemies irréductibles de notre facile « vertu » de nantis. (M. Jacques Mézard applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, à titre liminaire, nous voudrions saluer le travail effectué par la commission spéciale en deuxième lecture, qui a permis de dégager une solution raisonnable et à nos yeux réaliste : ni pénalisation des clients ni répression des prostituées, mais de la prévention et de l’assistance. C’est du reste la position qui est la mienne et celle de la majorité de mes collègues du RDSE.

Déjà, en 2013, notre groupe avait apporté son soutien à une proposition de loi déposée par le groupe écologiste, ce qui n’arrive pas tous les jours ! (Sourires.)

Mme Esther Benbassa. C’est vrai !

M. Jean-Claude Requier. Ce texte visait à supprimer le délit de racolage passif, infraction à la fois peu efficiente et à la logique ambiguë. Il s’agissait, lors de son instauration en 2003, de lutter contre les troubles à l’ordre public causés par les personnes prostituées, afin de rendre le phénomène de la prostitution invisible aux yeux des riverains. Il n’en a pas été pour autant éradiqué, mais repoussé dans des lieux de plus en plus isolés et reculés, donc de plus en plus dangereux pour les prostituées.

Douze années plus tard, le bilan du racolage passif est catastrophique, nous le savons : certes, la diminution de la visibilité de la prostitution sur la voie publique a été patente dans les premières années. Toutefois, ce constat s’est rapidement inversé, dès lors que le nombre de personnes mises en cause et le taux de poursuites n’ont cessé de diminuer.

Outre ces chiffres peu concluants, les conséquences ont également été sanitaires et sociales, puisque le délit de racolage passif et sa « crypto-logique » ont compliqué le travail des acteurs de terrain, notamment les associations, tout en dégradant les relations des personnes prostituées avec les forces de l’ordre.

Cette avancée prévue dans le texte et confortée par l’Assemblée nationale doit être préservée à tout prix.

En la matière, le parallélisme des formes est d’importance. Notre assemblée ne doit pas rétablir de nouveau, au cours de nos débats, le délit de racolage passif : ce serait une erreur, voire une faute. Je le dis à nos collègues de la majorité qui pourraient en être tentés...

À cet égard, il est significatif que la commission spéciale ait souhaité répondre aux inquiétudes concernant le tarissement des sources d’informations qui résulterait de l’abrogation d’un tel délit. Elle a, en effet, enrichi et renforcé la protection des personnes prostituées, en créant, à l’article 1er ter, un régime de protection similaire à celui qui est prévu jusqu’à présent pour les personnes qui, engagées dans des activités délictuelles ou criminelles à des degrés divers, ont finalement averti les autorités, permettant ainsi d’éviter la réalisation d’une infraction ou d’identifier d’autres auteurs ou complices.

Cette disposition de bon sens doit inciter les personnes prostituées à témoigner dans les enquêtes et en justice, fournissant ainsi des éléments précieux pour obtenir des condamnations significatives.

Cela nous conduit a contrario, aujourd’hui, à nous interroger sur la logique parallèle qui conduit certains à souhaiter la pénalisation des clients. La philosophe Élisabeth Badinter a eu l’occasion de souligner les contradictions inhérentes à une telle mesure ; son époux, l’ancien garde des sceaux Robert Badinter, est également venu témoigner lors des auditions que nous avons réalisées avant la première lecture de la proposition de loi. Nous ne nions évidemment ni l’omniprésence des réseaux mafieux dans la prostitution, ni la traite humaine qui traverse les océans et les frontières, ni bien sûr la misère humaine et sociale qui est souvent à l’origine de la prostitution. Bien au contraire !

Qui peut aujourd’hui refuser de voir que la réalité quotidienne est très éloignée des images flatteuses, romanesques, que peut parfois véhiculer la littérature, celle de Kessel ou de Zola ? Non, les prostituées nigérianes ou chinoises n’ont rien de commun avec Belle de jour. Non, elles ne choisissent pas la marchandisation de leur corps. Oui, la prostitution en France est aujourd’hui majoritairement le fait de femmes clandestines soumises à la violence. Oui, du fait de contingences économiques et sociales aliénantes, elles sont bien victimes de réseaux mafieux, dont les bénéfices ont été évalués à 3 milliards d’euros par an.

Cependant, croit-on réellement éradiquer la prostitution en l’interdisant ? Nous sommes de ceux qui pensent que les logiques répressives en la matière n’ont que peu de sens et servent de palliatif malencontreux à l’inertie ou à l’impuissance en matière de lutte contre la traite humaine ou encore d’aide au développement.

L’abolition de la prostitution ne se fera pas par un biais purement juridique, par un énoncé tout simplement performatif, n’en déplaise à ceux qui privilégient cet aspect répressif. Aussi, comme en première lecture, nous nous opposerons aux amendements qui visent à rétablir soit la pénalisation du client, soit le délit de racolage passif.

Il faut lutter contre les réseaux mafieux en amont. Assister en aval, c’est le second versant de la lutte contre le système prostitutionnel. Il s’agit de venir en aide à ces personnes. Nous nous réjouissons que la navette parlementaire ait permis un enrichissement significatif de cet aspect du texte et que les deux assemblées soient tombées d’accord sur l’essentiel des principes.

Le renforcement des droits des personnes prostituées par la mise en place d’un parcours de sortie de la prostitution et la création d’un fonds dédié en font partie.

Nous saluons également l’intégration des personnes prostituées à la liste des publics prioritaires pour l’attribution de logements sociaux, ainsi que la possibilité pour les associations agréées de bénéficier d’une aide supplémentaire pour l’accompagnement de ces personnes.

Pour toutes ces raisons, la grande majorité du groupe RDSE apportera donc son soutien au texte issu des travaux de la commission spéciale. (Applaudissements sur les travées du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. Cyril Pellevat.

M. Cyril Pellevat. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, monsieur le président de la commission spéciale, madame la rapporteur, mes chers collègues, le sujet que nous étudions aujourd'hui est particulièrement délicat. La proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, que nous avons examinée en première lecture en mars dernier, est de retour dans notre hémicycle, et j’espère qu’elle en sortira améliorée.

Je souhaite participer au débat dans un esprit ouvert, dans le respect des positions de chacun.

Tout d’abord, nous faisons tous le même constat. La prostitution existe dans notre pays : la France compte à l’heure actuelle environ 20 000 personnes prostituées, dont 90 % sont étrangères, la plupart exploitées par des réseaux mafieux en provenance d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie. Environ 15 % des personnes prostituées sont des hommes. Les réseaux de proxénétisme sont nombreux, et une quarantaine d’entre eux sont démantelés chaque année. Les incidents relevés par les forces de police ne sont pas rares, allant parfois jusqu’à l’homicide.

Pourquoi ces personnes entrent-elles dans le système prostitutionnel ? Le rapport de 2011 de la mission d’information parlementaire sur la prostitution en France souligne que la précarité et la vulnérabilité demeurent les facteurs, non exclusifs, mais majeurs, d’entrée et de maintien dans la prostitution.

Notre souhait est, d’une part, de lutter contre ce système prostitutionnel et, d’autre part, de protéger les personnes prostituées et les sortir de ce milieu.

Sur le plan de l’accompagnement des personnes prostituées, la proposition de loi que nous examinons comporte des mesures significatives.

Ce volet social du texte est particulièrement consensuel, il est bon de le souligner.

Le texte instaure ainsi un droit pour toute victime de la prostitution à bénéficier d’un système de protection et d’assistance, et met en place un parcours de sortie de la prostitution. Personnes prostituées à leur propre compte ou victimes de réseaux, toutes doivent pouvoir bénéficier de la possibilité de sortir de ce milieu.

La commission spéciale, dont je salue le travail, a précisé que les associations qui aident et accompagnent les personnes en difficulté pourront participer à l’élaboration du parcours de sortie avec la personne prostituée, et non les seules associations spécialisées dans l’accompagnement des personnes prostituées. Par cette précision, ne sont pas exclues du dispositif les associations potentiellement compétentes et expérimentées, mais qui n’interviendraient pas spécifiquement dans l’aide aux personnes prostituées.

La commission a également renforcé la protection des personnes prostituées en prévoyant que celles qui contribuent par leur témoignage au démantèlement des réseaux pourront bénéficier d’une protection spécifique : protection physique, nouvelle domiciliation, mesures de réinsertion, identité d’emprunt.

Les victimes du proxénétisme et de la prostitution pourront bénéficier, dans des conditions sécurisantes, de places en centres d’hébergement et de réinsertion sociale. En parallèle, les associations agréées pourront désormais bénéficier de l’allocation de logement temporaire.

Pour les personnes étrangères, est prévue la délivrance d’une autorisation provisoire de séjour d’une durée minimale de six mois.

En outre, au sein de chaque département, sera créée une instance chargée d’organiser et de coordonner l’action en faveur des victimes de la prostitution, du proxénétisme ou de la traite des êtres humains. L’État assure ainsi la protection des victimes et leur fournit l’assistance dont elles ont besoin.

L’État crée, de plus, un fonds pour la prévention de la prostitution et l’accompagnement social et professionnel des personnes prostituées.

Enfin, ce texte ouvre aux victimes de proxénétisme un droit, déjà ouvert aux victimes de la traite des êtres humains, à la réparation intégrale des dommages subis du fait de cette infraction, sans preuve nécessaire d’une incapacité permanente ou d’une incapacité totale de travail personnel égale ou supérieure à un mois.

Les avancées significatives de ce texte sur le plan social ne doivent pas être occultées par les divergences d’opinions sur les façons de lutter contre la prostitution, que je vais maintenant aborder.

Quelles sont les solutions ?

Oui, la prostitution est la manifestation de la traite des êtres humains. Donc oui, il faut lutter contre ce système prostitutionnel. Mais comment ?

Tout d’abord, il faut un volet préventif.

Sur le plan numérique, la proposition de loi crée une avancée importante. Elle instaure une obligation de vigilance des hébergeurs et des fournisseurs d’accès sur les sites internet susceptibles d’être utilisés par les réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains. Nous ne devons pas sous-estimer l’importance d’internet dans cette lutte.

En matière d’éducation, je salue le développement d’une politique de prévention auprès des jeunes. En effet, la proposition de loi inscrit la lutte contre la marchandisation des corps parmi les sujets traités durant la scolarité.

Cependant, la prévention ne suffit pas, la répression est nécessaire. Or la question des mesures répressives reste un point important de désaccord entre les deux assemblées.

Le droit positif actuel prévoit un délit de racolage public. Notre collègue Catherine Troendlé proposera au cours du débat une modification afin de supprimer l’incrimination du racolage dit passif.

Il est en effet difficile pour les forces de l’ordre, pour les magistrats et pour les personnes prostituées elles-mêmes de savoir quelles attitudes relèvent d’un racolage passif. (Mme Catherine Troendlé opine.)

Nous débattrons de cette disposition tout à l’heure.

Je ne m’attarderai pas sur ce délit de racolage, qui, certes, n’est pas une solution miracle, puisqu’il n’a pas permis à l’heure actuelle d’éliminer la prostitution, mais qui reste un instrument juridique nécessaire, notamment pour le suivi des personnes prostituées par les forces de police qui relèvent leur identité et peuvent ainsi remonter les réseaux.

On trouve là également un intérêt social, puisque c’est ainsi que les identités des prostituées peuvent être transmises aux associations en vue de leur protection et de leur éventuel parcours de sortie.

Je souhaite m’attarder plus longuement sur la notion de pénalisation des clients.

En première lecture, la position du Sénat de non-pénalisation des clients revenait à ne pas modifier le droit positif actuel. Or nous ne pouvons rester passifs. Essayons d’entreprendre cette lutte contre la prostitution.

La pénalisation des clients a ses détracteurs ; je suis de ceux qui n’y sont pas opposés. Pénaliser le client revient à tarir la demande, et donc à limiter l’enrichissement des réseaux qui, aujourd’hui, sont le support de l’essentiel de la prostitution.

Certains me rétorqueront que la pénalisation des clients fera éclore une clandestinité importante ; pour leurs clients, les prostituées se cacheront et seront donc d’autant plus vulnérables.

D’autres encore affirmeront que les services de police n’ont ni les moyens ni le temps nécessaires pour aller verbaliser les clients.

Enfin, les juristes observeront que l’argument est bien faible juridiquement. Car comment pénaliser quelqu’un pour l’achat d’un acte dont la consommation n’est pas interdite ?