Mme la présidente. J’indique au Sénat que la conférence des présidents a décidé d’attribuer un temps de parole de huit minutes aux orateurs de chaque groupe politique et de cinq minutes à la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.

La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et la commission des affaires européennes interviendront ensuite durant huit minutes chacune.

Le Gouvernement répondra aux commissions et aux orateurs.

Puis nous aurons, pour une durée maximale d’une heure, une série de questions, avec la réponse immédiate du Gouvernement ou de la commission des affaires européennes.

Dans la suite du débat, la parole est à M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du RDSE.

M. Jean-Claude Requier. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la crise migratoire sera une nouvelle fois à l’agenda de l’Union européenne, dans le contexte de la mise en œuvre concrète de dispositifs décidés au cours de ces derniers mois.

Je pense tout d’abord à l’Agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes, qui vient tout juste d’être officialisée en remplacement de l’agence FRONTEX.

Au-delà de son incidence sur le terrain qui se fait déjà sentir, grâce à un budget multiplié par trois, cet instrument devrait contribuer à sauver Schengen en offrant un meilleur contrôle des frontières extérieures. Ainsi – espérons-le, du moins –, on redonnera à l’Union européenne un visage de cohésion. Je ferai observer que, quand l’Europe doit aller vite, elle trouve les moyens et les outils nécessaires. La mutation rapide de l’agence FRONTEX en est l’illustration.

J’ajouterai néanmoins que l’augmentation des moyens matériels et le volontarisme pour ce qui concerne le contrôle des migrations ne sont opportuns que s’ils s’accompagnent d’un cadre juridique clair. Or tel n’est pas le cas en Méditerranée, notamment en Méditerranée centrale. En particulier, l’arsenal juridique tant européen qu’international n’est à l’heure actuelle pas adapté aux interventions en mer. La convention de Montego Bay date de 1982 ; le monde a changé depuis !

Le plan d’action de la Commission européenne pour juguler la crise migratoire comprenait également un volet de relocalisation de 160 000 personnes, lequel a été formalisé aux réunions des 14 et 22 septembre 2015 du Conseil Justice et affaires intérieures. À cet égard, nous déplorons régulièrement la lenteur des relocalisations. Nous savons que cette question a durement éprouvé la solidarité européenne – je pense à la Hongrie ; pour autant, puisque des engagements ont été pris, chacun doit s’y conformer.

En France, 1 650 personnes auraient bénéficié de cette mesure depuis 2015, sur un objectif de 30 750 personnes. Pourriez-vous, monsieur le secrétaire d’État, nous faire un point d’étape sur cette question ?

Au-delà du plan d’action, on doit bien sûr mentionner l’accord du 18 mars 2016 entre la Turquie et l’Union européenne.

Sur ce point, la Turquie est un partenaire incontournable. Cette initiative la remet dans le jeu européen ; c’est donc une bonne chose. Aussi, afin de garantir la crédibilité de l’Union européenne, faudrait-il sans doute veiller à ce que les financements promis soient débloqués plus rapidement qu’ils ne le sont actuellement.

Pour ce qui est des effets de cet accord aux frontières de l’Union, on a bien constaté une diminution des flux de migrants qui est également due à la fermeture de la route des Balkans. Toutefois, la pression migratoire pourrait reprendre par d’autres chemins tant la capacité d’adaptation et d’imagination des passeurs est grande, et la situation géopolitique au sud de l’Europe fragile, en particulier au Sahel.

C’est dans ce contexte que le Conseil européen examinera la question des relations entre l’Union européenne et la Russie. On ne pourra pas juguler la crise migratoire tant que le chaos régnera au Levant et ailleurs. J’ai déjà eu l’occasion de le dire, et Robert Hue l’a rappelé hier lors du débat consacré à la crise au Levant, évoquant le nécessaire retour à la realpolitik. La Russie est un partenaire avec lequel il ne faut jamais rompre le dialogue, ce qui n’autorise pas tout, à l’évidence.

La rencontre trilatérale de ce jour sur le dossier syrien entre le Président de la République, la chancelière allemande et le président russe en marge de la réunion consacrée à l’Ukraine suffit à démontrer cette nécessité. Hier comme aujourd’hui, nous avons toujours su désigner notre ennemi quand il était commun. Au Levant, nous partageons l’objectif de lutter contre Daech. Alors, oui, la situation à Alep est cruelle – nous devons le rappeler au président Poutine –, néanmoins, sans l’intervention de la Russie en 2015, où en serait Damas ? Peut-être serait-elle tombée aux mains de l’État islamique !

Il me semble par conséquent souhaitable de ne pas suivre Angela Merkel sur la voie d’un durcissement des sanctions européennes envers la Russie. De surcroît, cette position n’est pas même partagée par tous les membres de son gouvernement. Nous voyons bien que les embargos pénalisent nos industriels et nos agriculteurs plus qu’ils ne font plier la Russie.

Enfin, j’aborderai le troisième point de l’agenda de ce Conseil européen, à savoir les relations commerciales. Le projet de conclusions du prochain Conseil mentionne qu’il faudrait écouter les citoyens lors des négociations des accords. Or que veulent les citoyens, si l’on met de côté le lobbying des altermondialistes ? Ils veulent ce que nous voulons aussi, à savoir la mise en œuvre, au minimum, de deux principes : transparence et équité.

La transparence, tout d’abord. Sur ce point, reconnaissons que l’on a progressé. Pour prendre le cas du TTIP, la pratique des documents restreints s’est raréfiée grâce à l’attitude relativement positive sur ce point de la commissaire au commerce, Mme Cecilia Malmström. Depuis cet hiver, les parlementaires nationaux ont un accès aux textes consolidés – c’est la moindre des choses –, même si les conditions de cet accès demeurent trop complexes et encadrées. Je rappelle en outre que ces documents sont exclusivement rédigés en anglais.

L’équité, ensuite. Il est bien évident que chacun des partenaires doit trouver son intérêt.

S’agissant du CETA, doit-on dire qu’il est trop tard pour discuter du fond, puisque l’accord est sur le point d’aboutir, sous réserve de la levée du veto wallon ? Je rappelle en tout cas que certaines de nos filières agricoles, en particulier la filière bovine, s’inquiètent toujours des conséquences de cet accord.

Quant au TTIP, il est peu probable que l’on avance significativement avant la fin de l’administration Obama. Pour ne citer qu’un point d’achoppement que nous sommes nombreux à partager, je mentionnerai les indications géographiques protégées, qui sont au cœur de la défense de la qualité et de la spécificité des productions de nos terroirs et seraient menacées par les exigences américaines. Il y a là une ligne rouge à ne pas franchir !

M. Roland Courteau. Bien sûr !

M. Jean-Claude Requier. Pour autant, mes chers collègues, malgré les réserves que l’on peut émettre sur ces accords, n’oublions pas que, selon l’adage, l’union fait la force ! Reconnaissons donc que nous avons aussi à gagner à l’ouverture de ces échanges, et devons par conséquent nous organiser pour faire face à la concurrence de ces grands ensembles régionaux qui émergent aux quatre coins de la planète. (Applaudissements.)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo, pour le groupe UDI-UC.

M. Yves Pozzo di Borgo. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme nous le répétons, depuis plusieurs années, à chaque débat préalable à la réunion du Conseil européen, en vérité, l’Europe semble fragilisée. En effet, les pays fondateurs paraissent avoir perdu leur volonté originelle d’approfondir toujours plus les liens unissant les membres de l’Union européenne. Le Royaume-Uni, héraut de l’alliance économique, bien qu’il n’ait rejoint la Communauté qu’en 1973, a choisi de quitter la construction européenne ; quant aux pays de l’Est qui nous ont rejoints par opposition aux valeurs de l’ancien bloc communiste, ils rejettent aujourd’hui celles qui fondent l’Union.

Mais il faut conserver espoir et, surtout, refonder et relancer la construction européenne. Pour cela, gardons en tête cette phrase de Robert Schuman : « L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle dans le sens le plus élevé de ce terme. » Cette phrase doit guider nos actions, en particulier celles qui visent les différents thèmes que j’aborderai.

En préalable, j’aimerais à cet instant rappeler une déclaration du président Valéry Giscard d’Estaing : « On dit que l’Europe est en crise. Qui le dit ? Ce sont ceux qui ont refusé de défendre la monnaie commune et aussi le milieu financier anglo-saxon qui ne supporte pas la concurrence de l’euro. » Pour ce qui nous concerne, nous pouvons être fiers de ce que nous avons construit.

J’en viens à mon premier point : le lancement des négociations pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Au sujet du Brexit, je pense que nous pouvons partager quelques éléments de base.

Il faut aller le plus vite possible, afin de montrer que le peuple britannique a été entendu, afin d’indiquer aux dirigeants britanniques que nous ne souhaitons pas maintenir plus longtemps l’ambiguïté, afin, surtout, de ne pas fragiliser encore plus l’Union européenne.

Il faut être intransigeant et constructif à la fois : intransigeant, pour démontrer, notamment aux autres États membres, qu’il y a moins d’avantages à être hors de l’Union qu’en son sein ; constructif, car le Royaume-Uni restera toujours un partenaire privilégié, non seulement d’un point de vue économique, mais aussi pour ce qui concerne les questions de sécurité et de défense. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un pays européen.

Un point de méthode doit maintenant être éclairci. Le groupe de suivi du Brexit commun aux commissions des affaires européennes et des affaires étrangères du Sénat a auditionné, la semaine dernière, MM. Valéry Giscard d’Estaing, Enrico Letta et Jean-Louis Bourlanges. Il est ressorti de ces auditions une incertitude quant aux responsabilités politiques des différentes instances européennes.

Pour ma part, je confirme que les États membres ne peuvent pas se dessaisir de la question de la négociation avec le Royaume-Uni. Les choix devant être réalisés sont éminemment politiques : c’est donc bien au Conseil européen de valider le contrat qui sera conclu avec les Britanniques. La Commission européenne, qui a désigné un négociateur, peut, sous mandat du Conseil, faire des propositions à celui-ci. En revanche, elle ne peut en aucun cas être l’instance qui validera les conditions de sortie. Il est pour le moins surprenant que la Commission ait procédé à cette désignation avant l’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne, et donc avant que le Conseil ne soit officiellement saisi du sujet.

J’aimerais, monsieur le secrétaire d’État, que vous nous confirmiez l’engagement de la France à défendre la conception politique suivante de la validation du Brexit : la Commission travaille administrativement et propose au Conseil européen un contrat de sortie. Ainsi, ce seront bien les États et leurs représentants politiques qui valideront celui-ci.

Lors de son discours à Strasbourg, au Conseil de l’Europe, mardi dernier, le Président de la République a mis en avant – la phrase est bien notée – le fait que c’est à la Commission européenne de négocier. J’ai tendance à penser que, dans une affaire aussi importante, il faudrait éviter toute confusion intellectuelle. En effet, les peuples attendent des décisions claires. Or, au moment où l’on entre dans un processus de négociations dont on ne sait pas très bien qui les mène, il est selon moi important que le Président de la République soit sans ambiguïté sur cette question. En vérité, pour ma part du moins, sa déclaration a créé un trouble.

Deux autres sujets me semblent primordiaux. En premier lieu, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne nous inquiète pour l’avenir de l’Irlande. L’Union a été un acteur majeur de la pacification de l’île. Olivier Cadic. Il nous a rappelé qu’il ne faut absolument pas que le Brexit relance la crise irlandaise, ce qui serait catastrophique.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Exact !

M. Yves Pozzo di Borgo. En second lieu, le gouvernement britannique en place n’a pas été élu pour mener ces négociations. Il fait d’ailleurs mine de se passer actuellement, sur ce sujet, de son parlement. Il me semble pourtant que des réactions se font jour au Royaume-Uni sur ce point. Comment crédibiliser un accord à venir, quand le gouvernement de Theresa May paraît ne pas bénéficier actuellement d’une majorité parlementaire de soutien ?

Le deuxième point que je souhaite aborder concerne la politique migratoire, qui sera elle aussi à l’ordre du jour du Conseil européen. Cette réunion constitue une très bonne occasion pour évaluer l’effectivité de la stratégie adoptée pour juguler la crise des migrants. Alors que près d’un million de réfugiés d’origine moyen-orientale ont atteint l’Europe par les voies maritime et terrestre au cours de l’année dernière, l’Union européenne se trouve divisée quant aux approches à adopter.

Le débat qui s’est tenu hier dans l’hémicycle sur la crise au Levant a été tout à fait éclairant sur cette question. Comme le disait alors Nathalie Goulet, « traiter les effets sans se préoccuper des causes, c’est éviter de s’interroger sur sa propre responsabilité », celle des individus comme celle des États. Le traitement que nous, occidentaux, qu’il s’agisse des Français, des Américains, ou d’autres encore, avons fait des différentes crises au Moyen-Orient depuis 2003 a toujours entretenu le renforcement des fractures internes aux différents pays. Il a déstabilisé leurs périphéries respectives et a entraîné d’importants flux migratoires. En outre, je ne suis pas sûr que notre position crispée sur la situation actuelle de la Syrie soit une bonne chose.

La question de l’évolution des accords de Schengen doit être posée. Néanmoins, je veux nous mettre en garde collectivement, mes chers collègues : la fermeture des frontières ne peut pas être la solution. Elle ne conduirait l’Europe que vers un repli sur soi et de nouvelles crises.

Pour terminer, j’aborderai la question des relations de l’Union européenne avec la Russie, lesquelles englobent des problématiques diplomatiques et économiques. L’Union européenne doit définir une politique diplomatique différenciée avec la Russie, qui fait partie du territoire européen au sens large. L’Union européenne n’a pas le monopole de l’Europe ! Cette redéfinition est une nécessité, compte tenu de la mondialisation, ainsi que de la situation internationale, en particulier en Syrie.

Le Sénat s’est montré plutôt précurseur en adoptant, voilà quelques mois, la résolution européenne que j’avais eu l’honneur de préparer avec Simon Sutour. Cette résolution avait pour objectifs principaux de dénouer la crise ukrainienne le plus rapidement possible, en garantissant l’intégrité territoriale par la défense des accords de Minsk, et d’engager une reprise de relations avec la Russie.

La résolution de cette crise est indispensable pour l’Ukraine, pour la Russie, pour l’Union européenne et ses États membres. Ainsi, je vous rappelle seulement, mes chers collègues, que le dispositif appelé de nos vœux dans cette résolution consiste en une levée progressive, différenciée et sous conditions des sanctions dans les domaines économique, politique, diplomatique et individuel. Ce dernier point est à mon avis le plus symbolique. Cette levée montrerait notre bonne volonté pour une reprise de relations normales.

Cela dit, les difficultés actuelles résultent principalement des interprétations qui sont faites des accords de Minsk. Il est clair que la Russie et l’Ukraine en ont des visions opposées. Pour Moscou, ces accords représentent le minimum de concessions attendues de la part de Kiev pour envisager de normaliser la situation. Pour les dirigeants ukrainiens, c’est au contraire le maximum des concessions imaginables qui frise même la trahison des intérêts nationaux.

Il semble illusoire d’attendre une mise en œuvre complète de ces accords sous une impulsion extérieure de la part des États-Unis ou de l’Allemagne. Les États-Unis n’ont rien à perdre en cas d’une détérioration de leurs relations avec Moscou. L’Allemagne, quant à elle, n’a peut-être plus le potentiel nécessaire pour amener les parties en présence à faire la paix. Elle souffre toujours d’un déficit de confiance en Europe de l’Est.

C’est pourquoi, comme le suggère un très récent article de Jakub Korejba, journaliste polonais, la France pourrait être aujourd’hui le seul participant au format de Minsk qui possède soit l’autorité, soit l’intérêt, soit le potentiel nécessaires pour exercer une influence sur les autres parties prenantes et, pourquoi pas ?, garantir ainsi une paix durable. Cela suppose un engagement fort et clair du Gouvernement et du Président de la République. Je doute pourtant que la maladresse dont on a fait montre en empêchant le président Poutine de venir aujourd’hui à Paris inaugurer la nouvelle cathédrale orthodoxe russe soit une bonne chose.

Êtes-vous prêt, monsieur le secrétaire d’État, à relancer ces négociations, quitte à aboutir à un nouvel accord à la lumière de la situation actuelle ? (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, du groupe Les Républicains et du RDSE.)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin, pour le groupe écologiste.

M. André Gattolin. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à me réjouir de l’inscription à l’ordre du jour du prochain Conseil européen de la question de la révision des instruments de défense commerciale. M. le secrétaire d'État a évoqué cette question, vers la fin de son intervention. Certes, il a usé de ce que j’appellerai un euphémisme de bienveillance, puisqu’il n’a pas nommément cité la Chine – bravo ! ; pour autant, et c’est important, la révision de ces instruments vise tout particulièrement les relations économiques entre l’Union européenne et la Chine.

J’avais réclamé cette inscription à Matthias Fekl lors d’une séance de questions d’actualité au Gouvernement, au mois de mars dernier, car il s’agit d’un enjeu majeur pour notre pays et pour l’ensemble de l’Union européenne, lequel a été jusqu’à présent trop peu débattu publiquement.

Le 11 décembre prochain, soit quinze ans après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, les dispositions permettant d’appliquer des mesures anti-dumping significatives à l’endroit des exportations chinoises risquent fort de venir à expiration. La Chine réclame en effet haut et fort qu’on lui octroie désormais le très favorable statut d’économie de marché.

Céder à une telle exigence serait, je crois, une grave erreur : à l’évidence, en dépit de ses évolutions, la Chine n’est pas une économie de marché, tout simplement parce qu’elle ne répond pas aux critères européens de qualification d’un tel statut. Elle est en fait régie par un capitalisme d’État qui ne respecte guère les principes de liberté des marchés et des acteurs économiques, pas plus qu’il ne respecte certains critères sociaux et environnementaux parmi les plus élémentaires.

L’obtention d’un tel sésame serait bien évidemment très précieuse aux yeux de Pékin qui connaît actuellement un net ralentissement de sa croissance, une accélération colossale de son endettement et des mutations qui l’obligent à renforcer ses exportations au risque de voir le pays traversé par une crise sociétale et politique de très grande ampleur.

J’en conviens, ce dossier est épineux. Si nous faisons le choix de ne pas accorder ce statut à la Chine, celle-ci sera tentée d’appliquer à notre encontre de fortes mesures de rétorsion commerciale et économique. À l’inverse, si nous le lui octroyons, les conséquences économiques et sociales pour nos citoyens et nos industries seront désastreuses.

Nous perdrons de fait la possibilité d’appliquer la méthode de calcul de mesures anti-dumping dite du « pays analogue » qui est bien plus favorable au pays qui s’estime lésé que les règles de l’OMC qui ont cours entre pays relevant tous deux du statut d’économie de marché.

Sans pouvoir évaluer précisément l’effet économique d’un éventuel changement de statut de la Chine, nous savons cependant qu’il sera considérable et très négatif pour notre pays comme pour l’Union européenne dans son ensemble. Une étude publiée voilà quelques jours par le Centre d’études prospectives et d’informations internationales – un service du Premier ministre – semble confirmer ces craintes : la baisse de la production industrielle européenne oscillerait entre 1,8 milliard d’euros et 23 milliards d’euros par rapport à la production totale en 2015 ; les secteurs les plus touchés seraient la sidérurgie, l’industrie des céramiques, le secteur des machines, ou encore celui des énergies renouvelables.

Nous regrettons d’ailleurs que l’étude d’impact approfondie sur nos emplois pays par pays promise par la Commission européenne ne soit toujours pas présentée aux États membres et, surtout, que la Commission ait attendu cette année pour en réaliser une, alors que nous savons depuis quinze ans que ce moment viendrait. Monsieur le secrétaire d’État, disposez-vous sur ce point de plus d’éléments ?

Aujourd’hui, à deux mois de cette échéance, la position de l’Union européenne ne semble toujours pas clairement arrêtée. C’est pour le moins inquiétant ! Soucieuse de ne pas s’aliéner les bonnes grâces de la Chine, la Commission européenne continue de tenir des propos assez ambigus et de faire preuve de beaucoup d’opacité sur l’état actuel des pourparlers.

Dans une résolution du 12 mai dernier, le Parlement européen s’est opposé « à toute décision d’octroi du statut d’économie de marché » et a appelé à maintenir une méthode de calcul anti-dumping spécifique aux exportations de la Chine reposant sur une concurrence déloyale.

La Commission européenne essaie depuis peu de trouver une parade pour ne plus avoir à se prononcer sur le statut d’économie de marché. D’après mes informations, elle souhaiterait proposer une révision du règlement anti-dumping, afin de disposer non plus d’une liste de pays à économie d’État auxquels s’appliqueraient des droits anti-dumping spécifiques, mais plutôt « de règles valables pour tous les partenaires commerciaux avec une possibilité pour la Commission de maintenir des droits élevés si elle démontre une intervention étatique ». Le Parlement européen, formellement codécisionnaire avec le Conseil européen sur ce genre de révision, a pourtant formulé quelques craintes dans une lettre adressée à la Commission européenne le 6 octobre dernier et estime n’avoir pas été consulté.

Tout comme mes collègues européens, je reste sceptique. Cette nouvelle position de la Commission n’est-elle pas un simple tour de passe-passe ? Monsieur le secrétaire d’État, pensez-vous que la proposition de la Commission européenne serait suffisante pour défendre nos intérêts économiques et sociaux ?

En réalité, il est une autre réforme – en cours depuis trois ans – qui contribuerait à rendre plus robustes nos défenses commerciales et sur laquelle il importe d’aboutir sans délai, à savoir le règlement sur les instruments de défense commerciale, toujours bloqué par un certain nombre de pays européens réfractaires. Je sais d’ailleurs que la France défend ce dossier, tout comme l’Italie, l’Allemagne, quelques autres pays et le Parlement européen. Monsieur le secrétaire d’État, il est urgent de poursuivre ce combat et de tout faire pour convaincre nos partenaires encore réticents de la nécessité de cette réforme.

Plus généralement, dans un contexte de crises multiples et d’évolution profonde du monde, la promesse de faire de l’Europe un espace de paix et de prospérité qui a longtemps alimenté le « rêve européen » et mobilisé positivement nos concitoyens vers plus d’intégration ne semble plus faire recette. En réponse à cette panne du vieux projet européen, nous tentons, ces derniers mois, de continuer à vendre l’idée européenne autour d’un nouveau concept, celui d’une Europe qui protège.

Par les temps qui courent, c’est un objectif tout à fait louable et compréhensible, mais il n’est guère à même de susciter l’engouement ou la passion de nos concitoyens. Comment vendre une Europe qui protège, alors que celle-ci est incapable de nous protéger contre l’agressivité économique de la Chine ? La crédibilité est faible. Dans les domaines de la défense, de la sécurité intérieure, de l’Europe sociale, de la convergence fiscale, les décisions ne peuvent être prises qu’à l’unanimité des États membres. En d’autres termes, il est pratiquement impossible d’avancer sérieusement sans une refonte et une réforme du fonctionnement européen. Oui, l’Europe doit être refondée ! Il est temps d’y penser.

Nous sommes nombreux à avoir été particulièrement dépités par les propositions formulées à l’issue du sommet de Bratislava. On nous explique, en coulisses, que, la France et l’Allemagne étant à la veille d’une année électorale majeure, il serait malvenu d’engager les prémisses d’une refondation européenne. Nous risquons fort, après 2017, de prétexter qu’il est impossible de débattre de ces questions européennes dans la mesure où elles n’auront pas été abordées lors de la campagne présidentielle.

Monsieur le secrétaire d’État, il vous reste, à vous et au Gouvernement tout entier, encore quelques mois d’activité. (Sourires.)

M. Simon Sutour. C’est délicat !

M. André Gattolin. Dès la fin du mois de février prochain, nous, parlementaires, serons en disponibilité. Nous devons engager très sérieusement un débat et une réflexion à la fois experte et citoyenne sur le devenir de l’Europe. Quelle Europe voulons-nous ? Où voulons-nous aller ? Si nous n’avons pas ce débat aujourd’hui, si nous abdiquons et refusons toute réflexion sur l’Europe, ce seront les anti-européens qui, de manière latente, gagneront ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. Simon Sutour, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. Simon Sutour. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, demain et après-demain se déroulera à Bruxelles un Conseil européen d’une importance toute particulière, puisque seront notamment abordées les questions relatives aux migrations, les questions commerciales, avec en ligne de mire l’adoption ou non du CETA. Se déroulera également un débat d’orientation sur les relations avec la Russie.

Sur ce sujet, je rappelle que le Sénat a voté avant l’été et de manière très large une résolution européenne dont Yves Pozzo di Borgo et moi-même étions les corapporteurs et qui précise sa position. Monsieur le secrétaire d’État, nous souhaitons continuer à travailler à un dialogue stratégique avec le grand pays qu’est la Russie.

Par ailleurs, personne ne doute que le Brexit, même s’il ne figure pas au programme officiel, occupera également une large part des discussions des vingt-huit chefs d’État et de gouvernement. En effet, Theresa May, Premier ministre du Royaume-Uni, vient de préciser le calendrier du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, en étant à la fois très floue et très ferme sur les modalités de ce dernier.

Avenir de la politique commerciale, gestion des migrations et des frontières, montée des populismes, relations avec la Russie, Europe de la défense, investissements communautaires : autant de domaines qui démontrent bien que, malheureusement, l’Europe n’agit le plus souvent qu’au coup par coup.

Il est temps de refonder l’Europe et de revenir aux fondamentaux. Nous le disons chaque fois, mais c’est plus vrai que jamais aujourd’hui. L’Europe ne doit plus être considérée comme une partie du problème, elle doit bien au contraire être vue comme l’élément constitutif de la solution.

Pour ce qui est du Conseil européen des deux prochains jours, sur la question des flux migratoires, notamment, il faut le reconnaître, des progrès sont à noter.

Je veux bien sûr parler de ce qui constitue depuis 1985 le symbole majeur de la construction européenne pour les citoyens des pays membres : l’espace Schengen. Depuis cette date, outre les millions d’Européens qui circulent chaque année dans cet espace sans être contrôlés, Schengen a également considérablement favorisé l’intégration des économies européennes.

Cet espace semble petit à petit renaître, en particulier grâce à la poursuite de la communautarisation pour le contrôle des frontières extérieures de l’Europe avec la mise en place du corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes. La nouvelle agence aura enfin les moyens d’accomplir ses missions, notamment avec un budget doublé et plusieurs centaines d’embauches sur les trois prochaines années.

Jusqu’à présent, même si le principe d’une surveillance commune était posé, celle-ci reposait quasi intégralement sur la bonne volonté et les moyens des États membres concernés, en premier lieu, l’Italie, la Grèce et l’Espagne. Le système n’a pas tenu et, face à l’afflux massif de demandeurs d’asile et de migrants, la situation, notamment en 2015, fut difficile, avec le rétablissement sans précédent des contrôles aux frontières, lesquels se sont étendus par la suite avec les attentats terroristes. Il va de soi que je ne mets pas ces deux éléments sur le même plan, même si le résultat est le même.

Cette question d’un équilibre à trouver entre sécurité, solidarité et liberté est centrale pour l’Europe. Celle-ci ne doit pas être une forteresse repliée sur un mini-Schengen. Monsieur Gattolin, l’Europe doit protéger. L’Europe qui protège, c’est aussi celle des valeurs de l’accueil, celle des droits humains et de la protection, celle qui règle les flux à ses frontières extérieures et qui, par une politique étrangère active, contribue à rétablir la paix à son périmètre extérieur.

À ce titre, par la sécurisation accrue de ses frontières extérieures, l’Europe peut espérer revenir à l’esprit de Schengen et se recrédibiliser sur les sujets de sécurité. C’est d’ailleurs un élément central du programme européen en matière de sécurité adopté par la Commission européenne voilà plus d’un an, comme l’a souligné Jean-Claude Requier.

Même si le renforcement de l’agence FRONTEX et la perspective de revenir à un fonctionnement normal de Schengen sont des nouvelles rassurantes, la question migratoire est loin d’être réglée. Au 30 septembre dernier, en effet, plus de 630 000 nouveaux migrants étaient arrivés en Europe. Il faut noter que la part des migrants relevant effectivement du droit d’asile est en forte décroissance, notamment depuis la mise en place de l’accord avec la Turquie, accord qui semble bien fragile.

Monsieur le secrétaire d’État, on pourrait évoquer longuement la situation catastrophique de la Turquie, en particulier en matière d’État de droit et des principes fondamentaux. La situation est inquiétante et ce qui se passe en Turquie est grave. C’est pourquoi, monsieur Bizet, il serait opportun que la commission des affaires européennes travaille sur cette question et prenne position.

Par ailleurs, monsieur le secrétaire d’État, pourriez-vous nous informer de l’évolution de la question de la relocalisation des réfugiés, puisque le sommet de Bratislava, au mois de septembre dernier, a pris acte de la fin du système de répartition solidaire fondé sur le volontariat, tout comme de celui qui est fondé sur la « menace » ?

Sur les questions commerciales, le Conseil européen prévoit de faire un point sur l’adoption du CETA par les pays membres. Au-delà du CETA, il est intéressant de noter que, demain, lors du Conseil européen, les pays membres de l’Union européenne entendent rappeler que « l’Union européenne est attachée à une politique commerciale tirant parti de marchés ouverts et attentive aux préoccupations des citoyens ». Cette stratégie commerciale commune est calquée sur celle qui est développée par la France.

Depuis plusieurs années, les socialistes, notamment ceux qui siègent dans cette assemblée, au côté du Gouvernement, défendent les principes du juste échange, de la réciprocité, d’une stratégie commerciale responsable. Le libre-échange débridé, tel qu’il nous a été vendu pendant des années par les responsables européens, non seulement est contre-productif du point de vue économique, mais a renforcé le sentiment anti-européen chez nombre de nos concitoyens, qui se sentent à juste titre les laissés-pour-compte de la mondialisation.

Le combat de la France pour améliorer le CETA jusqu’à la dernière minute, tout comme son souhait de suspendre les négociations sur le TTIP montrent que, tant que les conditions d’un bon accord, c’est-à-dire un accord équitable et équilibré ne sont pas réunies, il n’y a pas d’accord ! A contrario, comme c’est le cas pour le CETA, il faut avoir le courage de le dire, lorsque l’accord est équitable et équilibré, il y a accord.

Souhaitons que les choses évoluent positivement d’ici à la tenue du sommet réunissant l’Union européenne et le Canada la semaine prochaine.

Reste que l’évolution de cette stratégie commerciale commune ne pourra se faire sans renforcement démocratique. Il faut davantage de transparence et être mieux associé aux accords en cours de négociation, à leur suivi et à leur mise en œuvre. À cet égard, je crois que nous serons tous d’accord, sur l’ensemble des travées de cet hémicycle, pour donner un satisfecit au Gouvernement, en particulier à Matthias Fekl, qui suit ces questions.