M. Roland Courteau. Exactement !

M. Patrick Kanner. Malheureusement, nous avons peur, à vous entendre, que vos choix ne soient déjà faits depuis des semaines. Si le Président de la République a peut-être gagné un peu de temps, j’espère qu’il ne nous a pas fait perdre le nôtre.

Parmi les sujets qui sont remontés figure tout d’abord la question des services publics.

Dès le départ, nous avons estimé que votre questionnaire était extrêmement mal posé, voire orienté, le service public n’étant interrogé que sous le prisme du coût budgétaire et des économies à réaliser, jamais sous celui de l’intérêt social, économique et environnemental.

Le débat a permis de révéler aux yeux de tous combien le désert des services publics dans notre pays était central dans les préoccupations de nos compatriotes, provoquant même souvent ce sentiment d’abandon que chacun a pu commenter. Cela fait des années que cette problématique est évoquée, mais nous devons bien remarquer cette tendance de fond à la disparition des services publics dans les zones éloignées des grands centres. Il est urgent de rompre avec une telle logique, d’abord guidée par des préoccupations budgétaires court-termistes. Pour nous, le service public est au contraire ce qui permettra de retisser les liens d’une société fracturée et malmenée.

La question des services de santé, particulièrement des maternités, a animé les réunions dans de nombreux départements. Je veux notamment évoquer ici les outre-mer, territoires trop souvent oubliés, qui ont tiré la sonnette d’alarme sur l’accès aux soins. Il est urgent d’inverser le processus de disparition des établissements de santé et de réimplanter dans tous les territoires un accès aux urgences, aux maternités et aux soins quotidiens. Lorsque nous constatons sur un plan statistique que l’éloignement et le faible accès médical augmentent les risques de santé, il est déjà trop tard.

J’ai pris l’exemple de la santé, mais j’aurais pu évoquer aussi les mobilités, l’accès à une justice pour tous les Français ou l’éducation, qui sont synonymes de puissance publique, pas de désengagement budgétaire. C’est sans doute là que nos points de vue divergent. Oui, les services publics ont un coût ! Mais nous disons également qu’ils ont une valeur ! De la même manière, vous ne pouvez pas expliquer aux Français que vous voulez réaliser des économies en raison de l’accès aux services publics au travers de plateformes électroniques. Savez-vous combien de Français n’ont toujours pas accès à internet ou ne bénéficient pas d’une couverture digne de ce nom ? En raisonnant comme cela, vous aggravez la fracture entre nos concitoyens !

Le besoin de plus de proximité est, selon nous, un des enseignements premiers du débat, sur tous les plans, y compris le plan démocratique. Nous voulons nous faire ici les porte-voix de ceux qui, parmi nos concitoyens et les élus locaux, ont exprimé le besoin d’une meilleure répartition des pouvoirs dans notre pays.

Cette vision de redistribution des pouvoirs a deux faces.

La première est celle de la décentralisation, avec un nouvel acte attendu qui redonnerait des compétences et des moyens d’action, notamment budgétaires, aux élus locaux. Donnons aux collectivités un pouvoir accru de fiscalité. Décentralisons notre économie via les régions. Donnons des capacités d’investissements dans le logement et les infrastructures de mobilité, y compris aux communes, sans oublier les très grands projets structurants : permettez-moi d’évoquer le canal Seine-Nord Europe, pour lequel nous n’avons toujours pas de certitude quant au financement de l’État. Défendons aussi la capacité de formation et de soutien à l’apprentissage dans les collectivités et par les collectivités ; vous avez vous-même prôné cette idée hier devant l’Assemblée nationale, en contradiction avec la loi que vous avez fait voter l’été dernier.

Notre objectif de décentralisation s’oppose à votre souhait de contractualisation, qui est le projet d’un État toujours plus centralisé qui ne fait pas confiance à l’intelligence des élus locaux.

La deuxième face de la décentralisation, c’est la redistribution des pouvoirs entre les citoyens. Même si nous pensons que la démocratie représentative est le système le plus équilibré pour faire face aux crises, notre démocratie est aussi mûre pour mieux impliquer nos concitoyens dans les décisions, qu’elles soient nationales ou locales. Les mécanismes de consultation et d’interpellation existent et ne passent pas forcément par le référendum à caractère binaire. Nous avons déjà fait des propositions en ce sens dans le cadre du débat constitutionnel.

Cette démocratie décentralisée est pour nous exclusive des fausses solutions que sont la réduction du nombre de parlementaires, la recréation du conseiller territorial sans réflexion sur l’organisation préalable des collectivités, l’affaiblissement du bicamérisme. Ces propositions aventureuses n’apporteraient rien de mieux à notre démocratie, bien au contraire, puisqu’elles réduiraient encore un peu plus la place des élus et des citoyens face aux administrations centrales !

Enfin, j’en viens à mon troisième thème, qui préoccupe notre siècle, celui de l’écologie. Notre époque doit prendre des décisions fondamentales pour les prochaines générations. Ce poids de la décision ne doit plus nous tétaniser. C’est le sens du message envoyé par les grands absents du débat, que sont les jeunes de notre pays. Plutôt que de venir s’exprimer dans un débat trop peu centré sur ces questions, ils ont préféré battre le pavé à leur tour !

Nous devons entendre, nous devons agir pour transformer notre économie, pour plus de coopération et moins d’émissions carboniques. Là encore, l’Europe est à mobiliser, en soustrayant les investissements écologiques des critères de déficit pour que notre pays puisse, enfin, adapter sa production et sa consommation d’énergie. En matière de protection de l’environnement, les technologies existent, les moyens existent, le soutien populaire existe. Ce qui manque aujourd’hui, c’est la volonté politique, votre volonté politique, monsieur le Premier ministre ! C’est, bien sûr, sur ce sujet que vous serez le plus attendu, particulièrement par la jeunesse de notre pays.

J’aurais pu aborder bien d’autres sujets qui ont structuré ce grand débat, celui du logement qui pèse de plus en plus dans le portefeuille des ménages par manque de soutien public, celui de la justice fiscale que vous confondez avec la baisse générale de la fiscalité. Vous continuerez à nous trouver pour demander le rétablissement de l’ISF et à nous trouver aussi pour que cette contribution soit mise à jour au profit de nos concitoyens.

M. Vincent Éblé. Très bien !

M. Patrick Kanner. Monsieur le Premier ministre, un jour, nous ferons le bilan des mauvaises mesures fiscales qui ont été les vôtres au début du quinquennat.

Enfin, j’aurais pu aborder le sujet des salaires dont la stagnation durable mériterait une conférence salariale urgente entre syndicats et patronat.

Ces trois axes, logement, justice fiscale et niveau des salaires, sont pour nous les trois composantes de la question centrale de ce débat. C’est sur ces trois leviers qu’il faut appuyer, sans se limiter à la baisse indifférenciée des impôts, qui exprime une vision simpliste, de court terme. Elle profitera toujours à ceux qui ont les moyens et n’enrayera pas la pauvreté !

Pour conclure, monsieur le président, mes chers collègues, si les sujets portés dans ce débat sont infinis, nous le savons tous, les réponses ne pourront pas être infinies. C’est pour cette raison que vous devez aujourd’hui apaiser, monsieur le Premier ministre, en vous appuyant sur tous les partenaires sociaux, collectivités, élus, pour que le débat ne reste pas sans lendemain et pour que la confiance soit retrouvée.

Je voudrais vous le dire très simplement, monsieur le Premier ministre, votre politique, vos dits et vos non-dits restent anxiogènes, anxiogènes pour l’âge de la retraite et sa fixation, anxiogènes pour le statut des cinq millions et demi de fonctionnaires, anxiogènes pour les ressources des collectivités locales, (Mme la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales sexclame.) anxiogènes pour nos libertés publiques, anxiogènes pour la préservation de la loi de 1905, anxiogènes pour le financement des aides au logement. En un mot, je voudrais ainsi utiliser vos propres termes pour résumer un message de ce débat : continuez d’écouter, pour bien entendre, et sachez entendre ! Pour qu’il y ait de la paix sociale dans ce pays, il faut aussi de la justice sociale ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)

M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les membres du Gouvernement, mes chers collègues, le temps de la démocratie n’est certainement pas celui des médias. Pas plus qu’il ne saurait être réduit aux expressions de la rue dont la légitimité ne se substitue pas à celle des urnes. Comme le disait le président Malhuret à cette tribune : « On ne légifère pas sur les ronds-points ! »

Bien au contraire, notre République se nourrit du principe fondamental selon lequel la volonté générale s’exprime à la fois par la voix du peuple souverain et par celle de ses représentants. Cette construction politique, héritage de notre histoire, garde toute sa force à l’heure où les populismes veulent nous imposer leur idéologie mortifère.

Or nous avons vécu ces derniers mois au rythme des samedis de manifestations, puis de violences intolérables. Nous avons subi l’irresponsabilité de certains médias, pour qui le sensationnel fait figure de ligne éditoriale, au risque d’attiser des feux qui ne demandaient qu’à s’embraser.

Nous avons subi la lie de la désinformation, des rumeurs, pointant du doigt une catégorie de population, défiant la raison que nous tenons des Lumières, provoquant même parfois des réactions collectives que nous pensions réservées aux périodes obscurantistes.

M. Yvon Collin. Très bien !

M. Jean-Claude Requier. Il est certain que ce que traverse notre pays doit inciter à la retenue et à la modestie. De façon plus générale, il souffle en Occident des vents mauvais qui veulent détruire l’héritage des Lumières. Ce qui se passe aux États-Unis, en Italie, en Pologne, en Hongrie nous concerne directement. Le devenir de l’Union européenne en est à un moment clé, qui exige que nous soyons collectivement responsables.

Oui, des colères se sont exprimées, parfois avec véhémence. C’est le propre d’une démocratie ! Parfois aussi, hélas, avec des visées clairement factieuses, rappelant des époques de sédition que nous pensions révolues. Nous ne cesserons de les condamner de toutes nos forces.

Monsieur le Premier ministre, à l’évidence, votre Gouvernement a le devoir de résoudre une situation dont les gouvernements successifs, depuis plusieurs décennies, portent chacun une responsabilité.

Mme Françoise Laborde. C’est sûr !

M. Jean-Claude Requier. Nous mesurons la difficulté de votre tâche. Nul, parmi les membres du RDSE, ne souhaite votre échec, car les conséquences pour notre pays, son avenir, celui de nos enfants, seraient dramatiques.

Nous nous réjouissons donc que cette colère ait pu être transformée en mots partout dans le pays, sous la forme de conférences citoyennes ou d’agoras plus spontanées et moins formalisées. Nous saluons la réussite d’un exercice complexe. La confrontation apaisée des idées est inhérente à la démocratie, puisque c’est aussi de ce concept que procède in fine le Parlement.

Pour notre part, nous sommes convaincus qu’aucune méthode n’était parfaite pour organiser ce grand débat.

Les biais méthodologiques ne peuvent être éliminés d’un exercice aussi inédit dans son ampleur. La critique est un mal nécessaire et inévitable. Les quelque deux millions de contributions enregistrées sont pour nous un échantillonnage de l’état d’une certaine partie de l’opinion, celle qui s’est mobilisée. Pour autant, nous n’avons finalement rien appris que nous ne sachions déjà.

M. Martial Bourquin. Exactement !

M. Jean-Claude Requier. En particulier pour des élus, comme nous qui avons été élus locaux, qui ont l’expérience de l’empathie et de l’écoute. De ces trois mois de débats, il ressort, dans les grandes lignes, de fortes demandes tendant à une fiscalité plus juste et plus lisible ; à une transition écologique moins punitive, mais adaptée à chaque territoire ; à une démocratie plus transparente, plus inclusive ; à des services publics mieux répartis, pour renforcer la cohésion des territoires. Monsieur le Premier ministre, le plus dur est à venir, vous le savez ! Tous ces échanges suscitent de l’impatience. Il est maintenant l’heure de les concrétiser par des décisions politiques, pour le court terme et pour le long terme, afin que notre pays retrouve le chemin de la fierté et de l’harmonie.

Mais comment répondre à des demandes multiples, parfois incohérentes entre elles ? On ne peut pas réclamer simultanément la baisse des impôts et davantage de services publics !

M. Yvon Collin. Très bien !

M. Jean-Claude Requier. On ne peut pas demander davantage à l’impôt et moins au contribuable. On ne peut pas promettre de réduire le poids de la fiscalité sans parler de notre politique de redistribution, un ferment de notre modèle social !

Comment ne pas surajouter de la déception aux espoirs nés ? Vous l’avez dit vous-même : « Hésiter serait pire qu’une erreur, ce serait une faute. Tout conservatisme, toute frilosité seraient à mes yeux impardonnables. »

Nous voulons donc vous prendre au mot, dans l’attente évidemment des prochaines annonces du Président de la République.

Ne rien faire serait bien sûr une faute. Mais continuer comme avant serait encore pire ! Nos concitoyens l’ont clairement dit, ils ne veulent plus d’un pouvoir vertical et déconnecté, qui fait fi des corps intermédiaires. Ils souhaitent, au contraire, que leur voix porte, au-delà des échéances électorales, ce qui n’est pas incompatible avec notre démocratie représentative.

Monsieur le Premier ministre, vous nous trouverez donc à vos côtés lorsqu’il s’agira de réintroduire partout les « services publics de contact » – pour reprendre votre expression –, c’est-à-dire qui privilégient le contact humain plutôt que la chimère de la dématérialisation, de réduire les fractures territoriales, notamment en rapprochant les métropoles et les territoires périphériques, de construire une transition écologique responsable, durable et non punitive, de créer les conditions d’une meilleure répartition des richesses, par la dignité du travail.

Ces combats, le groupe du RDSE les porte depuis très longtemps. Nous n’avons en tout cas jamais dévié de nos principes, dès lors que l’urgence est d’empêcher certains territoires de mourir, littéralement. Vous connaissez nos initiatives en matière de désenclavement, d’égal accès aux services publics, aux soins et au numérique, ou de développement économique des territoires. Notre engagement est constant, car nous estimons que redonner de la dignité à ceux qui se sentent oubliés exige des mesures simples, pragmatiques, adaptées au quotidien. Aussi brillante et utile soit-elle, notre technocratie n’aura jamais le ressenti du terrain des élus de proximité que nous sommes !

Monsieur le Premier ministre, l’heure est à l’action. Toutes les bonnes volontés doivent se mobiliser avec un seul objectif : mettre à jour notre logiciel démocratique, dans le respect de nos principes républicains. Pour cela, les institutions de notre démocratie représentative vont maintenant exercer leurs missions, à savoir débattre, confronter les idées, faire des propositions et voter, ce qui est le propre d’une démocratie mature.

Le Sénat continuera, j’en suis sûr, de faire entendre son pluralisme et sa singularité. Mon groupe, dans toutes ses expressions et sa diversité, y prendra naturellement, avec beaucoup de détermination, toute sa part ! (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, ainsi que sur les travées du groupe La République En Marche.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Adnot, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.

M. Philippe Adnot. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, chers collègues, je dois avouer que, au début, à l’annonce du grand débat, j’étais extrêmement perplexe, j’avais un certain nombre de doutes.

Nous avons eu l’occasion de voir non un seul grand débat, mais plusieurs débats. Cela a commencé avec les « gilets jaunes » et leurs revendications totalement contradictoires. Ensuite se sont déroulées les rencontres du Président de la République, ce qui a donné lieu à quelques questions, à des réponses, mais ce n’était pas ce que j’appelle un débat. Des interventions directes se sont exprimées via internet, qui a recueilli des contributions, sans qu’on puisse parler d’échanges ni de débat. Des cahiers de doléances ont été déposés dans les communes, ce qui n’était pas non plus un débat.

Et il y a eu les réunions, qui ont vraiment donné lieu à un débat, lequel ne représentait pas la totalité des citoyens de notre pays. Comme il y avait ceux qui les organisaient, suivis de ceux qui en faisaient la modération, il est difficile de considérer que ce débat était vraiment représentatif des attentes des Français.

Monsieur le Premier ministre, je ne peux pas laisser dire qu’avant le grand débat l’attente de nos concitoyens n’aurait pas été prise en compte. Chacun d’entre nous ici est un élu, toutes les semaines, nous rencontrons nos concitoyens, toutes les semaines, nous échangeons et débattons avec eux ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. Gérard Longuet. Exactement !

M. Philippe Adnot. La vérité, c’est que si on nous avait un peu plus écoutés, par exemple, si le Gouvernement avait prêté plus d’attention au sens de notre vote sur le projet de loi de finances qui s’opposait à l’augmentation des carburants, eh bien, vous n’auriez pas donné le prétexte à ce qui s’est passé ensuite ! Donc, si vous voulez un vrai débat, reconnaissez que nous, les élus, nous le conduisons toute l’année, toutes les semaines ! Cela, je pense qu’il nous faut le revendiquer ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Ce qui fait la qualité d’un débat, c’est, à mon sens, son caractère contradictoire, sa recherche de la cohérence face à des attentes exprimées qui sont, pour la plupart, totalement incompatibles. Les propositions formulées doivent, pour permettre l’ouverture d’un débat, rester dans le domaine du possible, qu’il s’agisse de l’esprit dans lequel la demande s’exprime ou de la capacité à la financer. Il est vain d’ouvrir un débat sur des demandes si leurs auteurs sont dans l’incapacité de formuler des pistes de financement.

Il est très facile de demander plus de services publics, d’exiger de payer moins d’impôts et de taxes, tout en acceptant des hausses d’impôts, si elles sont supportées par les autres !

M. Bruno Sido. Oui, c’est toujours facile !

M. Philippe Adnot. Je trouve nécessaire de prendre en compte les problématiques budgétaires, européennes et internationales. Autant d’aspects dont je ne suis pas sûr qu’ils aient été très présents dans le débat.

Mon scepticisme – et vous m’en excuserez, peut-être vais-je vous choquer, monsieur le Premier ministre – venait du sentiment que j’éprouvais, me donnant à penser que l’on n’arriverait jamais à faire la synthèse d’une expression très large et très contradictoire. Il me paraissait vraisemblable qu’avant même de lancer l’idée du grand débat, on en avait déjà écrit les réponses et que l’on se préparait à nous servir une solution qui attendait dans les tiroirs.

Si nous devions nous rendre compte que mon intuition était juste, eh bien, ce sera un mauvais coup pour la démocratie réelle !

Ce matin, je lisais le journal Libération. (M. Bruno Sido sexclame.) Il rapporte un certain nombre de propositions de députés : c’est la boîte de Pandore, la boîte de Pandore des fausses bonnes idées ! De quoi s’agit-il, en effet ? Eh bien, par exemple, de constituer des comités dont les membres seraient tirés au sort. On procéderait ainsi pour remplacer le Conseil économique et social, ou pour décider de l’attribution de l’ancienne réserve parlementaire.

Tout cela n’est pas, selon moi, digne de l’esprit de responsabilité qui incombe aux personnes engagées comme nous au quotidien auprès de nos concitoyens. Il faut cesser de faire croire que la parole de ceux qui sont tirés au hasard est plus valable que celle de ceux qui bossent tous les jours ! Pourquoi la parole de nos maires, de nos conseillers municipaux, régionaux et départementaux, des élus en responsabilité au quotidien, des représentants syndicaux, des membres des organisations professionnelles, pourquoi la parole de tous ceux qui travaillent tous les jours pour les autres aurait-elle moins de valeur que celle de ceux qui, d’un jour à l’autre, seraient tirés au sort ? Je pense qu’il faut être raisonnable ! Je crois que la démocratie du hasard ne peut pas remplacer la véritable démocratie !

J’attends, monsieur le Premier ministre, les propositions que va nous faire le Président de la République. Je les attends avec intérêt. Nous aurons l’occasion de voir si ces propositions correspondent bien…

M. le président. Il faut penser à conclure !

M. Philippe Adnot. … aux attentes de nos concitoyens. J’attends, surtout, de voir s’il ne va pas chercher à habiller différemment les propositions qu’il avait déjà faites, trouvant ainsi un nouveau moyen de les exprimer.

J’espère que cela ne désespérera pas ceux qui bossent, ceux qui assument, ceux qui créent, ceux qui font la France. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste. – M. Jean-Claude Requier applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Hervé Marseille, pour le groupe Union Centriste. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)

M. Hervé Marseille. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, la République est fragile, on vient de s’en apercevoir.

Comment quelques milliers de casseurs ont-ils pu saccager, samedi après samedi, des quartiers entiers de Paris, Toulouse, Bordeaux, allant jusqu’à saccager la tombe du Soldat inconnu ?

Comment quelques milliers d’individus ont-ils pu bafouer une démocratie ancienne de 67 millions d’habitants ?

Comment en sommes-nous arrivés à une inversion des valeurs qui voit la violence des manifestants régulièrement « comprise » et les forces de l’ordre systématiquement soupçonnées ? Ces questions ne figuraient pas à l’agenda du grand débat. Elles auraient pourtant constitué un point d’entrée stimulant pour saisir les maux de notre société.

Ce grand débat ausculte un malaise, une colère venus de loin et du plus profond de nos territoires, dont le mouvement initial des « gilets jaunes » a été un impitoyable et juste révélateur.

Aura-t-il eu une utilité s’il n’aborde pas aussi quelques questions mises sous le tapis depuis cinquante ans ? Par exemple, sur le respect dû à autrui, sur le sens de l’autorité, sur la prééminence de l’intérêt général ?

Servira-t-il à quelque chose si la montée de la violence, sous toutes ses formes, n’est pas traitée ? Servira-t-il à quelque chose si le délitement du civisme et de la responsabilité individuelle n’est pas abordé ? Servira-t-il à quelque chose si la norme, le traité et le juge asphyxient la volonté politique ?

Le Gouvernement nous dit que le grand débat est un succès, c’est vrai. Permettez-moi d’apporter toutefois quelques nuances. Les manifestants sincères de novembre ont rarement rejoint les salles de réunion.

Quant aux manifestants « professionnels », ils n’ont évidemment pas joué le jeu d’un dialogue qu’ils méprisent. Ils nous le disent chaque samedi, pavé à la main ! Il faut naturellement remercier les nombreux Français qui ont fait la démarche d’échanger et de s’écouter.

Je veux aussi remercier à mon tour les milliers d’élus locaux, les maires qui ont organisé et animé ces réunions, ce sont les grands gagnants du débat, ils ont enfin été réhabilités. Ils ont rendu possible une photographie de l’opinion à un moment important. Cette photographie est cependant partielle.

Partielle, car ces contributeurs ne constituent pas un échantillon représentatif. Toutes les classes d’âge, toutes les classes sociales, tous les types de territoires n’étaient pas également présents dans les salles de réunion ou dans les contributions, tant s’en faut.

M. Gérard Longuet. C’est vrai !

M. Hervé Marseille. Il en résulte ainsi des idées parfois innovantes, stimulantes. Néanmoins, elles n’ont pas la légitimité à s’imposer en tant qu’opinions dominantes. Des Français se sont exprimés. Ils ne sont pas tous les Français, ils ne sont pas la France, comme vient de le dire Claude Malhuret avec talent.

M. Emmanuel Capus. Très bien !

M. Hervé Marseille. La légitimité démocratique est à l’Élysée, à l’Assemblée nationale, ici au Sénat, et dans les mairies. Elle peut être dans des référendums ou des consultations populaires plus nombreux et plus ouverts que nous appelons de nos vœux, elle n’est nulle part ailleurs.

Le droit de pétition, oui, le mandat impératif, non !

La photographie du grand débat est également partiale. Les sujets qui avaient été sélectionnés sont fondamentaux. Le Gouvernement a eu raison de provoquer une réflexion collective autour d’eux. Mais comment justifier que d’autres n’aient pas été traités ?

Quasiment aucune question sur notre rapport à l’Europe, sur l’innovation, sur l’impact des nouvelles technologies, sur l’immigration et l’intégration, sur le fonctionnement de la justice, sur la sécurité, sur le terrorisme. Ces sujets ne sont pas moins importants.

Je note d’ailleurs qu’il ressort de la consultation les préoccupations que les sénateurs, ancrés dans la terre fertile de leurs départements, signalaient de longue date, l’accès aux soins, à la formation, à internet, à la mobilité.

Pour autant, les élites vilipendées, auxquelles certains Français nous associent, auraient mauvaise grâce de pointer les seules lacunes ou contradictions.

En effet, si un seul élément ressort du débat, c’est notre perte de crédibilité, notre indispensable introspection et le besoin d’agir différemment.

À ce titre, deux aspects de la crise sociale de l’automne restent cruciaux : d’abord, les sentiments de mépris et d’abandon, particulièrement ressentis dans les villes moyennes et nos campagnes ; ensuite, le sentiment d’injustice à l’égard des efforts à fournir pour faire avancer le lourd char de l’État, conduisant nos concitoyens à s’interroger sur le niveau des impôts et sur leur affectation. Le manque de considération, voilà l’un des maux de notre époque, vous l’avez dit, monsieur le Premier ministre. Il est façonné par la conviction que les élites parisiennes prennent des décisions déconnectées.

Notre groupe est historiquement convaincu des bienfaits de la logique de subsidiarité. Cela s’appelle décentraliser et différencier.

Décentraliser, parce que plus la chaîne d’analyse, de décision et d’évaluation est courte, plus la probabilité que l’action publique soit appropriée est élevée.