M. Loïc Hervé. Très bien !

M. Olivier Véran, ministre. Monsieur le rapporteur, monsieur Retailleau, j’espère que ces premières réponses aux questions que vous avez soulevées vous auront convaincus que nous souhaitons un débat apaisé et que nous n’avons rien à cacher.

Comme vous, je considère que sans outils numériques, donc sans tracing, il n’y aura pas de levée du confinement ; je dis cela non pas sous forme de chantage – je ne me le permettrais pas –, mais parce que j’en suis profondément convaincu. Si, en 2020, notre pays n’est pas capable de disposer d’un outil numérique digne de ce nom pour remonter les chaînes de contamination, nous en resterons à de l’artisanat, ce qui ne rendra service à personne.

Dans le cadre de la gestion de l’épidémie, nous aurions, tout aussi légitimement, pu débattre de nombreux autres sujets. D’ailleurs, ces débats se tiendront vraisemblablement plus tard. Par le passé, des outils ont soulevé beaucoup d’inquiétudes, outils que nous sommes pourtant contents d’avoir aujourd’hui, comme la télémédecine : s’il y avait eu un débat au Parlement pour savoir si une infirmière peut faire des consultations téléphoniques en période d’épidémie, je sais, pour avoir siégé sept ans au Parlement, que nous aurions discuté un moment…

De même, nous aurions allègrement débattu de l’opportunité de passer du jour au lendemain de 1 000 à 1 million de téléconsultations par semaine ou de l’intérêt de faire des téléconsultations de kinésithérapie pour de la rééducation après la pose d’une prothèse de hanche.

Eh bien tout cela, nous l’avons fait, parce que la crise le rendait indispensable : il faudra voir s’il y a lieu de garder ces pratiques dans la durée, mais elles sont bien utiles. Et je ne parle pas de l’arrêté qui a permis la prolongation systématique des ordonnances pour maladie chronique sans consulter de nouveau un médecin…

On parle beaucoup de la gestion de crise par le Gouvernement et par l’État. Regardez aussi les innovations nombreuses, fournies, amples mises en place depuis le début de la crise et qui rendent bien service aux Français ; l’article 6 est une innovation de plus, qui rendra des services plus grands encore ! C’est pourquoi je me réjouis d’en débattre avec vous. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM.)

Organisation des travaux

M. le président. Par lettre en date de ce jour, le Gouvernement demande l’ouverture de la séance de ce soir pour poursuivre et terminer l’examen du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

Acte est donné de cette demande.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente-cinq.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à vingt heures cinq, est reprise à vingt et une heures trente-cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

Article 6 (début)
Dossier législatif : projet de loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions
Discussion générale

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Modification de l’ordre du jour

M. le président. Mes chers collègues, je vais commencer par les « bonnes » nouvelles – j’insiste sur les guillemets…

Par lettre en date de ce jour, le Gouvernement demande l’inscription, le vendredi 8 mai au soir et le samedi 9 mai au matin, sous réserve de leur dépôt, des conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

Par ailleurs, en cas de nouvelle lecture de ce texte, il en demande l’inscription le dimanche 10 mai après-midi.

Acte est donné de ces demandes.

La durée de la discussion générale sur les conclusions de la commission mixte paritaire ou la nouvelle lecture du projet de loi sera fixée à quarante-cinq minutes.

En fonction du déroulement des débats, je tiendrai les présidents de groupe informés de l’évolution « météorologique »… (Sourires.)

En cas de nouvelle lecture, le délai limite pour le dépôt des amendements de séance serait fixé à l’ouverture de la discussion générale, comme il est de tradition.

Y a-t-il des observations ?…

Il en est ainsi décidé.

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Article 6 (interruption de la discussion)
Dossier législatif : projet de loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions
Article 6

Prorogation de l’état d’urgence sanitaire

Suite de la discussion en procédure accélérée et adoption d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié

M. le président. Nous reprenons la discussion du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

Nous en sommes parvenus à l’examen des amendements à l’article 6.

Discussion générale
Dossier législatif : projet de loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions
Article additionnel après l'article 6 - Amendement n° 37

Article 6 (suite)

M. le président. Je suis saisi de quatre amendements identiques.

L’amendement n° 53 est présenté par Mme Ghali.

L’amendement n° 63 est présenté par M. Ravier.

L’amendement n° 136 est présenté par Mmes Assassi et Benbassa, M. Collombat et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

L’amendement n° 172 rectifié est présenté par Mmes Joissains, Morin-Desailly et Létard, MM. L. Hervé, Détraigne, Cadic et Bonnecarrère et Mmes Billon et C. Fournier.

Ces quatre amendements sont ainsi libellés :

Supprimer cet article.

L’amendement n° 53 n’est pas soutenu.

La parole est à M. Stéphane Ravier, pour présenter l’amendement n° 63.

M. Stéphane Ravier. Le 18 février dernier, pour son entrée en matière médiatique, le nouveau ministre des solidarités et de la santé, M. Véran, déclarait que les mesures mises en place par le régime communiste chinois et l’emprise de celui-ci sur les réseaux sociaux avaient permis une bonne gestion de crise. Je rappelle que, selon les chiffres officiels chinois, il y a deux morts du Covid-19 par million d’habitants ; en France, c’est plus de 150 et en Italie, près du double…

Si même en France la censure sur les réseaux sociaux est monnaie courante, il semble que la fascination pour les solutions de facilité autoritaires et liberticides soit l’apanage de cet état d’urgence. Aujourd’hui, on nous propose de mettre en place un système d’information et de ciblage via la localisation de nos téléphones, en ponctionnant nos données personnelles auprès des opérateurs.

À une époque pas si lointaine, on aurait été scandalisé d’une telle menace potentielle pour nos libertés publiques. Mais, comme le dit Saint Augustin, « à force de tout voir, on finit par tout supporter… À force de tout supporter, on finit par tout tolérer… À force de tout tolérer, on finit par tout accepter… À force de tout accepter, on finit par tout approuver ! » Je serais tenté d’ajouter : et, à force, on finit par tout voter…

Plutôt que de traquer nos compatriotes, le Gouvernement devrait se contenter d’assurer la sécurité informatique des citoyens, entreprises et institutions qui ont basculé vers le télétravail pour pouvoir se confiner. L’état d’urgence doit être également profitable pour garantir la cybersécurité dans le pays et renforcer notre prévention dans ce domaine.

Comme le préconise la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), adoptons une stratégie globale, au lieu d’abandonner chacun à lui-même. Pour défendre les libertés publiques tout en combattant la propagation du virus, la priorité sur laquelle tout le monde est d’accord – ou devrait l’être – est de fournir aux Français les masques et tests de dépistage qui leur permettront de reprendre une vie normale !

M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour présenter l’amendement n° 136.

M. Pierre Ouzoulias. Si nous ne sommes pas hostiles au dépistage – j’y reviendrai lors de la présentation de notre amendement n° 153 –, nous estimons que le droit en vigueur comporte un certain nombre de dispositions qui permettraient de l’assurer. Dès lors, nous ne comprenons pas l’utilité du système dérogatoire nouveau qui nous est proposé. D’autant que celui-ci présente un danger, déjà souligné, notamment, par M. Hervé : l’atteinte portée à un certain nombre de libertés individuelles – là aussi, nous en parlerons plus en détail dans quelques instants.

Alors que les mesures de protection du secret médical et des données personnelles sont aujourd’hui d’ordre législatif, le projet de loi les ramène dans l’ordre réglementaire. Cette dégradation dans la hiérarchie des normes pose à nos yeux un problème fondamental. C’est pourquoi nous préférons maintenir le régime actuel, dans lequel la protection des données individuelles est garantie au plan législatif. Non que nous nous défiions des décrets que le Gouvernement pourrait prendre, mais parce que le futur dispositif ne doit pas être éloigné du contrôle, absolument nécessaire, du Parlement.

C’est cette déchéance de la protection des libertés individuelles du niveau législatif au plan réglementaire qui nous conduit à nous opposer radicalement à l’article 6. Pour autant, nous n’entendons pas laisser les professionnels de santé sans armes ; c’est la raison de notre amendement n° 153, que je présenterai dans quelques instants.

M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour présenter l’amendement n° 172 rectifié.

M. Philippe Bonnecarrère. Avec un certain nombre de collègues, je propose de supprimer l’article 6.

Monsieur le ministre, je vais me permettre de reformuler la question que je vous ai précédemment posée.

Je vous ai demandé de nous expliquer en quoi l’inscription de données personnelles dans un fichier central national serait nécessaire au travail que, tous, nous souhaitons voir réaliser par les équipes locales. Vous m’avez répondu : on n’est plus à l’époque du crayon et de la gomme… Je puis l’entendre, comme je puis entendre que les médecins et les services de la caisse primaire d’assurance maladie qui formeront ces équipes travaillent avec des outils numériques.

Moi-même et les membres de mon groupe n’avons aucune objection à ce que M. Antoine Dupont, de Belfort, atteint du Covid-19, fasse l’objet d’une déclaration et que ses contacts soient identifiés, afin qu’une recherche soit menée, y compris avec un partage du secret professionnel ; il y aura donc un dossier informatique ouvert à son nom à la caisse primaire d’assurance maladie.

Seulement, une fois M. Dupont guéri et ses contacts identifiés, pour quelles raisons serait-il nécessaire de conserver ses données personnelles dans un fichier central national ? Monsieur le ministre, vous ne m’avez pas répondu sur ce point.

Notre extrême réticence vient aussi de ce que, comme Mme Morin-Desailly l’a signalé, un arrêté du 22 avril dernier a créé une base de données commune au Health Data Hub et à la Caisse nationale d’assurance maladie. Oui ou non, le système d’information dont nous parlons a-t-il déjà été créé ? Comme nous subodorons que oui, nous ne comprenons pas très bien la présente situation parlementaire…

Au moment même où vous nous répondiez avant la suspension, monsieur le ministre, certains de nos collègues nous communiquaient la photo d’un écran de télévision où l’on voyait annoncer sur BFM que l’application StopCovid serait opérationnelle le 2 juin prochain. Si le système d’information dont nous parlons existe déjà bel et bien et que l’installation de l’application est décidée, quelle est l’utilité de notre travail parlementaire ? (Mme Catherine Morin-Desailly et M. Loïc Hervé applaudissent.)

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale, rapporteur. La commission des lois comme la commission des affaires sociales recommandent à notre assemblée de rejeter ces amendements, pour une raison très simple : il nous paraît indispensable de donner à l’État la capacité de dépister chaque semaine 400 000, 500 000, 600 000 personnes – je ne sais pas exactement combien –, sur la base de l’identification de nos concitoyens qui auront été en contact avec des porteurs du virus.

La tâche est titanesque. Je puis donc comprendre qu’on ait recours aux outils les plus efficaces pour la mener à bien, étant entendu qu’il vaut mieux apprendre qu’on a rencontré un porteur du virus le plus tôt possible : car chaque jour de perdu, ce sont des contaminations supplémentaires.

Le caractère massif de ce système d’information centralisé doit répondre au caractère massif de l’épidémie. Il n’y a pas de déconfinement possible si la France n’est pas en mesure de procéder à cette identification des personnes ayant été en contact avec des porteurs du virus.

Le texte dont nous débattons n’est porté à notre connaissance de législateur que pour une seule et unique raison : avec tant de personnes à contacter, on ne peut pas se reposer sur des médecins ; or le dispositif prévu supposera la manipulation d’informations de nature médicale.

Avec la commission des affaires sociales, la commission des lois entend que ces informations soient limitées au strict nécessaire, à savoir : telle personne est-elle ou non porteuse du virus ? Reste qu’il s’agit déjà d’une information personnelle, nominative, concernant la santé de chacun.

Nous avons donc besoin de déroger au secret médical, un principe fondamental qui, d’ailleurs, n’est pas fait pour le médecin, mais pour le malade, ce qui nécessite l’adoption d’une disposition législative, car on ne peut le faire uniquement pour les besoins de l’administration. Chaque fois qu’on déroge au secret médical, on le fait sur une base législative, et non sur la base d’un décret du pouvoir exécutif, parce que la loi protège mieux les libertés que le pouvoir exécutif, même s’il est, bien évidemment, respectueux de l’État de droit.

Le Gouvernement pourrait fort bien mettre en place un système d’information centralisé sans le législateur. Le règlement général de protection des données (RGPD) que nous avons transposé dans la loi française l’y autorise, car son article 9 prévoit des dérogations au principe selon lequel on ne doit pas procéder à des traitements nominatifs de données de santé, des dérogations claires et destinées à servir un intérêt majeur de santé publique. Or si nous ne sommes pas en présence d’un intérêt majeur de santé publique, je n’ai rien compris à la situation dans laquelle se trouve actuellement notre pays…

La question du recours à un système numérique est donc déjà tranchée : le Gouvernement a le droit d’y recourir. En revanche, il n’a pas le droit d’ouvrir à d’autres que des médecins ces informations, même très réduites, mais qui concernent la santé des personnes figurant dans la base de données, à moins que la loi ne l’y autorise.

Telle est, en réalité, la seule question qui nous est posée, parce que c’est la seule qui relève de la loi. Évidemment, cette question posée, nous attrayons à nous l’ensemble des autres, et il est bien normal, s’agissant d’un dispositif sans précédent, que le Parlement se prononce globalement.

C’est la raison pour laquelle la commission des lois a demandé des garanties. Je ne vais pas les énumérer de nouveau, mais j’appelle le Gouvernement à accepter l’amendement du groupe socialiste et républicain tendant à exiger l’avis conforme de la CNIL sur le décret mettant en œuvre le système d’information ; c’est une garantie supplémentaire dont nous avons besoin, et que M. Hervé souhaite sans doute également.

M. Loïc Hervé. C’est une excellente idée !

M. Philippe Bas, rapporteur. Mes chers collègues, nous ne pouvons pas atteindre le résultat recherché par les pouvoirs publics sans système d’information, parce qu’on ne peut pas traiter 700 000 dossiers en se reposant sur une méthode manuelle, comme dans les années 1950, alors que nous disposons aujourd’hui d’outils plus efficaces.

Or ce dispositif ne peut pas être mis en œuvre si nous ne votons pas l’extension de l’obligation de secret à d’autres personnes que les médecins. Car il va de soi que les agents de l’assurance maladie qui concourront au bon fonctionnement du dispositif seront eux aussi assujettis au secret – mais pas le secret du médecin.

Telles sont les raisons pour lesquelles je demande au Sénat de ne pas adopter ces amendements.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé. Je le répète une fois encore : l’article 6 n’est pas StopCovid. Comme je vois certains hocher la tête, j’insisterai tant qu’il faudra : ce n’est pas StopCovid, et les deux dispositifs n’ont rien à voir ! Si un système de type StopCovid devait voir le jour, un nouveau débat parlementaire se tiendrait. Si je vous le dis autant de fois, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est tout de même engageant…

Ce que nous vous proposons – un fichier AmeliPro pour le partage d’informations avec un fichier national consacré aux malades – n’est pas nouveau. Plusieurs dispositifs de ce type existent, auxquels ont accès des médecins, mais aussi, par dérogation au secret médical, des salariés de l’assurance maladie, ceux-là mêmes qui vont être amenés à traiter le nouveau fichier de l’assurance maladie pour assurer la protection des personnes dans le cadre de l’épidémie.

Je pense, par exemple, au fichier national des arrêts de travail. Lorsqu’un médecin délivre un arrêt de travail, il en indique le motif, transcrit par des salariés de l’assurance maladie dans le fichier national de l’assurance maladie lié à AmeliePro relatif aux arrêts de travail.

De même, lorsqu’un médecin déclare à l’assurance maladie une affection de longue durée – une maladie chronique comme le diabète ou l’hypertension –, l’affection est retranscrite dans un système d’information national géré par l’assurance maladie dans le cadre du logiciel AmeliPro, et cela par des salariés de l’assurance maladie qui ne sont pas nécessairement médecins.

Vous voyez qu’il existe déjà des cas dérogatoires, qui d’ailleurs ne sont pas nouveaux – leur création doit remonter à quinze ou vingt ans, au moins –, sans que cela ait jamais posé le moindre problème à quiconque. Il s’agit simplement d’étendre ce dispositif dérogatoire au strict respect du secret médical à la lutte contre l’épidémie de coronavirus.

Comme le secret médical et son strict respect sont très protégés, ce qui est très bien, la loi énumère précisément les dérogations potentielles – j’en ai mentionné deux. Ce n’est ni plus ni moins que l’extension de cette dérogation qui nécessite aujourd’hui le recours à la loi. Recours à la loi qui, comme l’a expliqué M. Bas, soulève un certain nombre de questions et même de craintes, parfois rationnelles, parfois – pardon de le dire – non rationnelles. C’est ainsi, et notre débat vise à répondre à ces questions.

En tout cas, je répète qu’il ne s’agit pas d’inventer un dispositif nouveau, qui marquerait une rupture avec l’État de droit en matière de sécurité des données de santé et de protection des données des malades ; nous travaillons dans la continuité d’outils qui existent déjà, que nous étendons au cadre spécifique de la lutte contre le coronavirus. L’avis du Gouvernement est donc défavorable sur ces amendements.

M. le président. J’informe le Sénat que j’ai été saisi d’une demande de scrutin public sur les trois amendements identiques par le groupe Les Républicains.

La parole est à M. Olivier Henno, pour explication de vote.

M. Olivier Henno. Débat absolument passionnant : il s’agit de trouver l’équilibre entre protections collectives et libertés individuelles.

Lorsque j’ai découvert le projet de loi samedi dernier, attaché comme je le suis aux libertés individuelles, j’ai d’abord incliné à voter la suppression de l’article 6.

Il est vrai qu’une éthique de conviction et de responsabilité s’impose devant les lourds enjeux évoqués par Catherine Morin-Desailly, s’agissant en particulier de la souveraineté numérique, et tous les dangers possibles autour des données de santé. De fait, cette question des données de santé, que nous avons frôlée lors du dernier débat relatif à la bioéthique, est essentielle. Songeons aux risques de cyberattaques – les amateurs de la série Le Bureau des légendes n’auront pas de mal à mesurer les enjeux…

Toutefois, notre débat de lundi matin en commission des affaires sociales a bien fait apparaître que la configuration est très particulière. La fin du confinement ne sera pas du tout le retour à la vie normale : dans ce contexte, nous devons trouver un équilibre entre l’impératif sanitaire et l’impératif économique et social.

Compte tenu de ce qu’est cette maladie – cette « saloperie », comme l’a dit le président Milon –, nous nous rendons bien compte que, sans possibilité de tester, de tracer et d’isoler, la contagion reprendrait très vite. Dès lors, il faut s’interroger sur la question des libertés individuelles, au nom desquelles on peut être tenté de supprimer l’article 6. Car si la maladie repartait, nous serions de nouveau privés d’une liberté essentielle, celle d’aller et venir.

Pour cette raison, et compte tenu de toutes les garanties apportées par le travail de réécriture de M. Bas, je pense que, très strictement encadré, un système permettant de tester, de tracer et d’isoler est nécessaire pour, sans doute, sauver des vies humaines et, en tout cas, garantir notre liberté d’aller et venir.

M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour explication de vote.

M. Bruno Retailleau. Nous allons évidemment nous opposer à ces amendements.

Le confinement s’inscrit dans la stratégie de la cloche. Il était nécessaire pour désengorger les services de réanimation, et nous y sommes parvenus. Cependant, il permet de freiner l’épidémie, et non de l’arrêter.

Comme l’a déclaré le Président de la République ce midi – je le cite peu souvent–, « on n’a pas gagné la bataille contre le virus. […] on l’a ralenti. »

Pour casser les reins de l’épidémie, pour casser la chaîne de transmission du virus, il faut absolument tracer. Pour ce faire, seuls deux systèmes sont possibles.

Dans l’avant-projet de loi, la version du système de première génération qui nous est soumis était très imparfaite. Elle nous a inspiré, à tous, un certain nombre de remarques. Nous avons ensuite découvert le texte qui avait été délibéré en conseil des ministres, après passage en Conseil d’État, puis les six garanties de la commission des lois.

L’autre système, de nouvelle génération, sera StopCovid. Cher Philippe Bonnecarrère, le secrétaire d’État Cédric O a déclaré ce matin – ce n’est pas un scoop – qu’il défendrait cette application numérique devant le Parlement durant la semaine du 25 mai prochain et que celle-ci pourrait être opérationnelle le 2 juin. Nous verrons si elle réunit un certain nombre de conditions.

Pour reprendre, avec d’autres termes, ce qu’a dit Julien Bargeton, notre métier consiste à trouver le juste équilibre entre les libertés publiques, auxquelles le Sénat est attaché, et la santé publique. Pour ce qui concerne les libertés publiques, la commission des lois a mis ceinture et bretelles, en posant six garanties qui sont absolument nécessaires. S’agissant de la santé publique, je rappelle que le nombre de morts s’élève à plus de 30 000 si l’on inclut ceux qui ont été comptabilisés par les médecins généralistes.

Nous devons décider si nous nous dotons de moyens, sachant que les moyens qui nous sont proposés sont bons et qu’ils ont, en outre, été largement encadrés par la commission des lois du Sénat. Il me semble que celle-ci n’a pas l’habitude de traiter ces sujets à la légère !

Cher Olivier Henno, je crois profondément que, dans le cas présent, éthique de conviction et éthique de responsabilité se confondent.

Très franchement, je comprends, mes chers collègues, que vous puissiez avoir des doutes, quelle que soit votre sensibilité politique, mais les garanties que nous offre la commission des lois permettront de border le dispositif, qui n’a rien à voir avec le dispositif numérique. C’est un système de traçage préhistorique, mais c’est tout ce dont nous disposons aujourd’hui, d’où sa nécessité.

Nous devons absolument voter les articles qui nous sont proposés, tels que modifiés par la commission des lois.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour explication de vote.

Mme Catherine Morin-Desailly. On vient d’apprendre que Singapour abandonnait son application de traçage, qui n’a pas produit de résultats, l’épidémie étant repartie, et allait passer à des solutions plus radicales – peut-être, d’ailleurs, plus attentatoires aux libertés. Je pense donc que nous pouvons abandonner l’application StopCovid.

D’ailleurs, je ne crois pas beaucoup au solutionnisme technologique, même si je suis favorable au traçage, mais dans des conditions particulières et extrêmement encadrées, monsieur le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. Vous allez nous dire lesquelles…

Mme Catherine Morin-Desailly. Je m’en tiens surtout à l’avis des experts – médecins, experts en cryptologie, en sécurité informatique… Or, dans une tribune du 10 décembre dernier, ceux-ci nous alertaient déjà sur le traitement des données qui seront stockées à grande échelle et concentrées dans le data hub de Microsoft, qui ne constitue pas une solution souveraine. Je tenais à le rappeler, monsieur le ministre, et à le dire à M. Bargeton.

Nous connaissons le principe de la législation américaine : en vertu du Cloud Act, Microsoft USA peut, dans certains cas, demander à tout moment les données relatives aux Européens, y compris des données de santé. Je parle bien du traitement des données collectées via le système d’information qui est mis en place, cher collègue Bruno Retailleau.

Plus récemment, des chercheurs de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), mais aussi du monde entier, nous ont alertés sur la sécurité informatique de ces systèmes de traçage. Même anonymisées, les données peuvent être réidentifiées si on les croise avec d’autres. Nous pourrons revenir tout à l’heure sur ce sujet un peu technique.

Je ne suis évidemment pas opposée aux avancées technologiques quand elles sont bien encadrées et je suis déterminée à trouver toutes les solutions pour lutter contre le virus, mais nous devons être garants des libertés individuelles. Or, depuis le décret du 22 avril dernier, que M. Bonnecarrère a évoqué, nous ne sommes pas sûrs de la souveraineté, à terme, des données concentrées sur la plateforme, monsieur le ministre.

M. le président. Il faut conclure.

Mme Catherine Morin-Desailly. Je conviens que cette solution maximaliste n’est pas forcément la plus opérationnelle pour la poursuite d’un dialogue avec l’Assemblée nationale.

M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour explication de vote.

M. Philippe Bonnecarrère. Il n’y a pas, dans cet hémicycle, des sénateurs qui seraient attentifs à la santé de leurs concitoyens et d’autres qui ne le seraient pas.

Monsieur Retailleau, nous sommes favorables au fait de tester, de tracer, de repérer.

En quoi l’existence d’un fichier central national détenant des données personnelles est-elle de nature à nous aider dans l’exercice de déconfinement ? Je n’ai pas obtenu de réponse à cette question.

Je n’ai pas su davantage si le système de données qui a été autorisé par l’arrêté publié au Journal officiel du 22 avril dernier était déjà créé et s’il constituait une brique de ce système d’information. N’ayant pas reçu de réponse, et partant du principe que « qui ne dit mot consent », je suis désormais convaincu que le système dont nous débattons ce soir a déjà été créé, ce qui, de mon point de vue, constitue une difficulté, notamment à l’égard du Parlement, qui est attaché à ce que les mêmes conditions s’appliquent à tous les citoyens.

Reste votre argumentation, monsieur le rapporteur. Vous affirmez que, de toute façon, la création du fichier national ne nécessite pas d’autorisation. Je ne suis pas d’accord ! Aux termes de l’article 9 du RGPD, un traitement de données personnelles peut être mis en œuvre lorsqu’il « est nécessaire pour des motifs d’intérêt public important, sur la base du droit de l’Union ou du droit d’un État membre qui doit être proportionné à l’objectif poursuivi, respecter l’essence du droit à la protection des données ». Autrement dit, la création de ce fichier public national n’est pas de droit. Certes, il faut un motif important – en l’occurrence, je ne conteste pas l’existence d’une situation de crise –, mais il faut également « respecter l’essence du droit à la protection des données ».

C’est le débat que soulève l’article 6, et que nous ne pouvons pas éviter. Je regrette que M. le ministre n’ait pas répondu à mes questions, quelle que soit la considération que je peux par ailleurs porter au Gouvernement de manière générale.