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Dossier législatif : proposition de loi visant à limiter le recours au licenciement économique dans les entreprises d'au moins 250 salariés
Avant l’article 1er

Limitation du recours au licenciement économique

Rejet d’une proposition de loi

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, la discussion de la proposition de loi visant à limiter le recours au licenciement économique dans les entreprises d’au moins 250 salariés, présentée par M. Thierry Cozic et plusieurs de ses collègues (proposition n° 230, résultat de travaux n° 583, rapport n° 582).

Discussion générale

Mme la présidente. Dans la discussion générale, la parole est à M. Thierry Cozic, auteur de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Thierry Cozic, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, j’ai l’honneur de vous présenter cette proposition de loi visant à limiter le recours au licenciement économique dans les entreprises d’au moins 250 salariés. Je tiens à remercier mon groupe qui, collectivement, a rendu possible la présentation de ce texte en séance.

Celui-ci vise à mieux encadrer la distribution de dividendes par les groupes se prévalant de difficultés économiques.

Par ce choix, les socialistes du Sénat ont choisi d’affirmer haut et fort que le marché ne peut plus tout et que la souveraineté industrielle de notre pays ne se brade plus.

Par ce choix, mon groupe a aussi décidé de mettre un terme à une contradiction que nos concitoyens ne comprennent plus et n’admettent plus : laisser de grands groupes profitables distribuer des dividendes significatifs, alors que, dans le même temps, ils ferment des sites rentables.

En outre, notre groupe a souhaité protéger nos salariés, tributaires de logiques financiarisées prédatrices qui poussent au moins-disant social permanent pour rémunérer un capital devenu insatiable.

Le présent texte vise aussi à conditionner et à encadrer les près de 200 milliards d’euros d’aides publiques généreuses qui sont versées aux entreprises chaque année.

Cette proposition de loi n’intervient pas à n’importe quel moment. Elle intervient à un moment critique pour notre économie, au moment où Michelin, Auchan, Sanofi, General Electric, Valeo, Saunier Duval, Vencorex ou MA France ferment certains de leurs sites. Et que dire d’ArcelorMittal !

La litanie des groupes procédant à des plans sociaux est vertigineuse.

À cet égard, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) évalue le nombre de destructions nettes d’emplois à plus 140 000 en 2025. Rien qu’en 2024, près de 66 000 dépôts de bilan ont été enregistrés, soit 30 % de plus qu’en 2019. C’est un record !

Ces mauvais chiffres interviennent au moment où la tectonique des plaques de l’économie mondiale est en sérieux mouvement, surtout depuis la prise de fonction du 47e président américain. Les dirigeants de nos pays européens ressemblent parfois à des croisiéristes indisposés par la houle, les mains arrimées au bastingage. Ni libre-échangiste ni réellement protectionniste : la stratégie de M. Trump est avant tout « transactionnaliste ».

Tel est le monde dans lequel notre pays évolue désormais. Notre continent se trouve pris entre les deux feux de la guerre commerciale sino-américaine. En apparence, il n’a que de mauvais choix comme options : soit il perdure dans une illusoire et très unilatérale alliance avec l’oncle Sam, soit il se jette dans les bras de l’Empire du Milieu, qui entend bien faire de notre continent le déversoir du surplus de production qu’il n’aura pu écouler sur le marché américain.

Nous devons aussi être critiques vis-à-vis des conséquences du néolibéralisme sur notre pays. Il a clairement créé l’éviscération de notre base industrielle ; il a fait disparaître la logique d’investissement public qui avait guidé le projet français dans l’après-guerre ; il a exclu les travailleurs des bénéfices de la croissance.

Mes chers collègues, le politique doit reprendre la main sur l’économique. Alors que le Gouvernement parle d’austérité et que les tensions géopolitiques montent d’un cran, le fait que l’on atteigne 100 milliards d’euros de dividendes et de rachats d’actions cette année illustre la déconnexion croissante de nos marchés.

Il nous faut le dire, le capitalisme financier dont ces groupes sont l’émanation ne vit plus sur la même planète que nous. En à peine deux décennies, à coup de rachats, de fusions et de délocalisations, ils sont devenus des monstres. Rien qu’en 2023, trente-huit groupes du CAC 40 ont réalisé un chiffre d’affaires cumulé de 1 749 milliards d’euros, soit plus que le PIB de l’Espagne !

Ces groupes évoluent dans un environnement financiarisé qui leur est favorable. Plus que la généreuse politique de l’offre, c’est la politique d’attractivité qui leur est destinée. Tout est fait pour favoriser des taux de profit élevés qui garantissent des rendements importants de capital, susceptibles d’attirer les investisseurs étrangers.

Les réformes n’ont cessé de s’additionner en ce sens depuis huit ans : baisse de la fiscalité sur les sociétés, suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), flat tax sur les revenus du capital, fiscalité allégée pour les expatriés étrangers.

Une telle débauche de moyens pourrait au moins avoir des résultats concrets et tangibles sur l’emploi. Or il n’en est rien. En dépit des autosatisfecit du Président de la République, l’emploi dans l’industrie française a chuté, passant de 16,4 % à 15,5 % depuis 2017.

En revanche, il est une chose qui n’a pas baissé, ce sont les dividendes, +46 %, et les opérations de rachats d’actions, +286 %.

Nos concitoyens ne peuvent plus comprendre qu’une entreprise comme Michelin décide de supprimer 1 254 emplois, tout en reversant, l’année passée, 1,4 milliard d’euros de dividendes à ses actionnaires. Il y a là une contradiction qui défie la logique économique la plus élémentaire. En 2019, chez Michelin, un euro sur cinq de profit était dirigé vers les actionnaires. En 2023, c’était un euro sur deux.

Il est désormais clair que la rémunération du capital obère les salaires et l’investissement et nous jette dans une course au moins-disant social que seuls les salariés paient en bout de chaîne.

Alors, qu’on ne vienne pas nous dire que l’article 1er a un effet spoliateur ! Il vise logiquement à interdire aux entreprises d’au moins 250 salariés d’avoir recours au licenciement économique quand, dans l’année écoulée, elles ont distribué des dividendes, des stock-options ou des actions gratuites ou procédé à des opérations de rachat d’actions.

Comment croire que cet article détournerait les investisseurs de notre pays, alors que, en 2024, on y a consacré 100 milliards d’euros pour des dividendes et des rachats d’actions, soit un record historique en Europe ?

Ce n’est pas un hasard si le nombre de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) connaît une hausse constante depuis 2022 et qu’il a notamment crû de 30 % entre 2023 et 2024. Pourtant, en 2022, 25 % des entreprises ayant procédé à ces plans affichaient une rentabilité positive.

Nous vivons un moment de transformation économique qui exige de se positionner dans un marché ouvert et concurrentiel de plus en plus soumis aux logiques prédatrices. Laisser faire, c’est continuer à éventrer notre industrie.

Enfin, au travers de cette proposition de loi, nous entendons non seulement agir sur la redistribution du capital, mais aussi sur l’allocation des ressources publiques de la production.

Ainsi, l’article 2 interdit tout versement d’aides publiques pour trois ans en cas de licenciement économique qualifié d’abusif. Il prévoit également le remboursement de ces aides, lorsque le licenciement pour motif économique est jugé sans cause réelle et sérieuse.

La commission d’enquête sénatoriale lancée sur l’initiative de nos collègues communistes montre que les aides publiques aux entreprises sont désormais hors de contrôle. Les subventions directes, les dégrèvements fiscaux et les niches sociales représentent 300 milliards d’euros d’aides publiques versées chaque année aux entreprises. Ce montant est trois fois plus important que dans les années 2000.

En 1980, nous subventionnions les entreprises privées à hauteur de 10 milliards d’euros par an, contre au moins 200 milliards d’euros en 2024.

Le capitalisme du XXIe siècle est définitivement globalisé et financiarisé. In fine, il déstabilise les chaînes de production de notre pays.

La rentabilité des marges n’étant pas suffisante, les grands groupes recourent à des PSE reconnus comme abusifs. Ce faisant, ils délocalisent dans les pays de l’Est, alors même qu’ils ont bénéficié de généreuses aides publiques.

Cette situation, là aussi contradictoire, doit cesser. Tel est le sens de l’article 1er.

Je sais que cette assemblée toute entière est concernée par le combat pour la souveraineté de notre industrie et la protection de nos salariés.

Mes chers collègues, il y a deux jours, un journaliste me faisait part des maigres chances que notre proposition de loi soit adoptée, estimant que nous l’avions surtout déposée pour le symbole. Je lui ai répondu qu’il avait tort, car, aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous satisfaire de symboles. Nous avons besoin de concret : nos salariés le demandent et en appellent à notre protection.

Nous devons interroger la reconfiguration des rapports entre capitalisme financier et démocratie, d’autant que nous savons combien le sentiment de divorce entre les deux nourrit les pires populistes.

« La fatalité, c’est l’excuse des âmes sans volonté », disait Romain Rolland. Je me reconnais pleinement dans cette citation : en matière économique, il n’y a pas de fatalité, et l’histoire est faite de choix.

Aujourd’hui, vous avez le choix, mes chers collègues. Soit vous maintenez le statu quo et vous laissez des groupes financiers continuer à traiter nos salariés comme des charges à rationaliser, soit nous changeons enfin les choses et nous envoyons un signal fort aux grands groupes. Ils comprendront ainsi que la rentabilité du capital ne peut plus se faire sur le dos des salariés.

La France n’est pas à vendre, pas plus que ses salariés. Cette proposition de loi a au moins le mérite de le dire franchement. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Monique Lubin, rapporteure de la commission des affaires sociales. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue Thierry Cozic entend limiter le recours au licenciement économique dans les entreprises d’au moins 250 salariés. La multiplication des PSE, qui n’épargne pas un seul de nos départements, appelle à une action rapide et déterminée du législateur pour éviter certains abus provenant souvent de grands groupes.

Avant d’en venir aux dispositions de la proposition de loi, permettez-moi de rappeler brièvement le cadre légal actuel et ses failles. Le licenciement pour motif économique permet une rupture du contrat de travail pour des circonstances qui sont extérieures au salarié : les « raisons économiques ».

Progressivement, ces critères qui légitiment le licenciement ont été précisés par le juge, puis codifiés par le législateur. Ils sont aujourd’hui au nombre de quatre.

Commençons par le critère le plus commun, puisqu’il a été invoqué par 46 % des entreprises ayant engagé un PSE en 2024, celui des difficultés économiques rencontrées par l’entreprise. Ces difficultés sont définies par l’évolution significative d’au moins un indicateur économique de l’entreprise : baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, perte d’exploitation, dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation.

Suivent des raisons plus générales qui correspondent aux mutations technologiques se traduisant par une transformation de l’emploi ou encore un critère touchant à la réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité. Ce dernier critère, offrant plus de souplesse, est particulièrement invoqué par les entreprises de plus de 250 salariés.

Reste enfin la condition tenant à la cessation définitive d’activité.

Depuis l’ordonnance du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail, dite Macron, ces causes de licenciement sont appréciées au niveau du secteur d’activité commun à l’entreprise au sein du groupe sur le seul territoire national et non de l’ensemble du groupe. Ainsi, un groupe de dimension européenne ou mondiale peut être fortement rentable, tout en licenciant pour motifs économiques dans un de ses établissements français.

Dans les entreprises de plus de cinquante salariés, la procédure des licenciements économiques concernant plus de dix salariés fait intervenir un PSE, dont l’objectif est de limiter les destructions d’emploi en prévoyant des actions en vue du reclassement interne et externe des salariés ou favorisant la reprise de toute ou partie des activités de l’entreprise. En pratique, toutefois, les PSE validés ou homologués par l’administration aboutissent à un licenciement pour 63 % des salariés concernés.

Nous assistons à une hausse inquiétante du nombre de PSE et de licenciements économiques en France : selon les informations de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), le nombre de PSE a augmenté de 30 % de 2023 à 2024, et déjà cent vingt-neuf procédures ont été déclenchées entre le 1er janvier et le 28 février 2025.

Le constat est sans appel : plus de 77 000 emplois risquent d’être supprimés au titre des PSE validés en 2024 et les prévisions de l’Insee indiquent que cet étiage devrait être dépassé en 2025. Or nous savons qu’il est beaucoup plus ardu pour un travailleur de retrouver une activité dans un bassin d’emplois sinistré à la suite d’un PSE.

Dans ce contexte difficile, le code du travail, allégé par les réformes de 2016 et de 2017, s’avère inadapté pour caractériser les difficultés économiques justifiant le recours aux licenciements. Certaines attitudes des entreprises paraissent ainsi intolérables, mais sont pourtant légales en l’état du droit ; certaines opérations, notamment d’ordre financier, choquent l’opinion publique et les salariés quand elles sont réalisées par les entreprises dans un temps proche de licenciements collectifs.

Des organisations syndicales entendues lors des auditions ont souligné que la capacité à distribuer des dividendes, parfois de façon massive, ou à poursuivre un programme d’actionnariat salarié en faveur des dirigeants, peut légitimement être considérée comme signalant l’absence de difficultés économiques réelles. Ces opérations devraient donc naturellement faire obstacle au recours à un licenciement économique.

Cette logique peut être étendue à d’autres critères, à commencer par le fait d’avoir bénéficié d’aides publiques telles que le crédit d’impôt recherche (CIR), voire d’exonérations de cotisations patronales, consenties afin de soutenir la compétitivité.

Permettez-moi d’appeler votre attention sur quelques exemples, sans volonté de stigmatiser, qui accréditent le constat selon lequel le droit du travail doit être renforcé.

Le groupe Michelin a annoncé un PSE tendant à la suppression de 1 254 emplois sur les sites du Maine-et-Loire et du Morbihan, après avoir versé 1,4 milliard d’euros à ses actionnaires en 2024.

De même, Sanofi entend supprimer plus de 330 postes, alors que le groupe a bénéficié de plus de 100 millions d’euros de crédit d’impôt recherche, a versé près de 4,04 milliards d’euros de dividendes en 2023 et a procédé à 600 millions d’euros de rachat d’actions.

Enfin, plus récemment, les salariés d’ArcelorMittal ont appris l’entrée en négociation d’un PSE concernant 637 emplois, alors que l’entreprise a distribué en moyenne chaque année 200 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires durant les dix dernières années.

La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui entend précisément répondre à ces incohérences.

L’article 1er interdit le recours au licenciement économique pour les entreprises d’au moins 250 salariés qui ont, durant leur dernier exercice comptable, procédé à une distribution de dividendes ou à une opération d’attribution d’actions gratuites ou de rachat d’actions. Le recours au licenciement économique serait également rendu impossible lorsque, dans les mêmes bornes temporelles, l’entreprise aurait réalisé un résultat positif, bénéficié du CIR ou des allégements généraux de cotisations patronales.

L’article 2 prévoit en conséquence une sanction pour l’employeur qui aurait procédé à un licenciement économique jugé injustifié, en le privant de certaines aides publiques, comme le CIR ou les allégements dégressifs de cotisations sociales. Il s’agit ainsi de dissuader les entreprises de procéder à des licenciements sans cause réelle et sérieuse, alors que le plafonnement des indemnités de licenciement par les ordonnances Macron de 2017 a réduit le risque encouru pour les employeurs fautifs.

Les contempteurs de cette proposition de loi ne manqueront pas de crier à l’administration de l’économie et à l’interdiction des licenciements économiques.

Permettez-moi de répondre par avance à quelques critiques. Il ne s’agit nullement d’administrer les entreprises. Une telle disposition, concernant le licenciement économique, a existé en France, mais ce texte ne revient pas au droit antérieur à la loi du 3 juillet 1986 relative à la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, qui concernait ces motifs économiques. À titre personnel, j’étais d’ailleurs favorable à ce dispositif d’autorisation préalable.

Il ne s’agit pas non plus d’interdire ces licenciements. Cette proposition de loi ne nie pas l’importance, pour les entreprises qui rencontrent de réelles difficultés, de pouvoir procéder à des licenciements et de ne pas s’entêter dans une activité condamnée à être non rentable ; elle cible les seules entreprises non vertueuses, afin d’opérer une mise en cohérence, voire une moralisation de leurs actions.

Les opérations financières concernées peuvent répondre à des besoins des entreprises ou être utilisées au bénéfice des salariés. Pour autant, dès lors qu’une entreprise les met en œuvre, convenons que l’on ne saurait considérer qu’elle rencontre des difficultés économiques.

Plus fondamentalement encore, l’encadrement proposé relève d’une forme de justice.

De même que les bénéfices font l’objet d’un partage de la valeur au sein de l’entreprise, les risques d’une activité économique doivent être supportés équitablement par les salariés et par l’actionnariat en cas de plan de redressement. Or lorsqu’un PSE est mené conjointement à une distribution de dividendes pour les actionnaires, les efforts sont répartis de manière manifestement déséquilibrée.

Cet encadrement permettrait également de limiter les cas, certes rares, dans lesquels le licenciement économique est utilisé comme un levier pour accroître à court terme la valorisation financière de l’entreprise, sans lien avec une activité économique pérenne, c’est-à-dire les licenciements boursiers au sens strict.

L’intérêt de cette proposition de loi est donc réel et la mise sous condition qu’elle propose est équilibrée. Les licenciements économiques resteront possibles et seuls les excès de certains groupes seront empêchés.

Bien entendu, les mécanismes prévus ne permettront pas de répondre à l’ensemble des enjeux soulevés par la recrudescence des PSE. Il ne s’agit que d’une pierre dans le chantier de rééquilibrage du droit du travail en faveur de la protection des salariés.

Pour l’ensemble de ces raisons, j’ai proposé à la commission des affaires sociales de soutenir cette proposition de loin, mais elle ne l’a pas adoptée, sa majorité considérant qu’il était nécessaire que les entreprises puissent s’adapter aux évolutions économiques afin de rester compétitives. À titre personnel, je forme le vœu que nos débats de ce jour aboutissent à une issue différente. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.

Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de lemploi. Madame la présidente, monsieur le président de la commission, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, votre assemblée est saisie d’une proposition de loi du sénateur Thierry Cozic et de ses collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain qui vise à limiter le recours au licenciement économique dans les entreprises d’au moins 250 salariés.

Deux mesures sont prévues : d’une part, l’interdiction de procéder à un licenciement économique pour les entreprises ayant versé des dividendes, attribué des actions gratuites ou procédé à des rachats d’actions, ces trois pratiques traduisant, pour les auteurs, l’absence de difficulté économique ; d’autre part, l’obligation de remboursement des aides publiques en cas de licenciement abusif sanctionné par le juge.

Même si notre taux d’emploi reste à un niveau historiquement haut, même si notre taux de chômage est l’un des plus faibles depuis quarante ans, il est vrai que la situation de l’emploi est plus tendue.

Les licenciements économiques, qu’ils soient effectués dans le cadre ou en dehors d’un PSE, l’expliquent largement, mais ils ne constituent que la partie la plus visible de la situation de l’emploi. Moi-même, en tant que ministre du travail, et vous, dans vos départements, nous sommes confrontés aux conséquences de ces suppressions d’emploi sur la vie des salariés et de leurs familles, ainsi que sur celle de nos territoires.

En 2024, 665 PSE ont été lancés, contre 511 en 2023, signe que la situation économique se tend. Cette hausse de 30 % doit conduire à une appréciation nuancée de la situation au regard du nombre de dossiers ouverts en 2020 à la suite de la crise sanitaire ou en 2009 – 245 dossiers – à la suite de la crise financière.

Les 665 PSE de 2024 représentaient près de 77 000 ruptures prévisionnelles de contrats, contre 55 000 en 2023. Ces deux chiffres doivent toutefois être rapprochés des créations nettes d’emploi sur ces deux années, qui s’élèvent à 107 000 en 2024 et à 262 000 en 2023.

Il convient donc de prêter attention, en examinant la situation de l’emploi, aux flux d’entrée et de sortie. Les PSE en constituent souvent la partie la plus visible, mais des créations d’emploi interviennent toujours en parallèle. Ainsi, en 2024, les PSE ont été beaucoup évoqués, à juste titre, mais dans le même temps, les créations nettes d’emplois se sont élevées à 107 000.

À ces difficultés, vous proposez de répondre par des restrictions qui ne seraient applicables qu’aux grandes entreprises, lesquelles se verraient interdire le recours aux licenciements économiques lorsqu’elles auraient distribué des dividendes, attribué des actions gratuites ou procédé à un rachat d’actions dans l’année qui précède.

Les auteurs de la proposition souhaitent également sanctionner les licenciements abusifs, en obligeant les entreprises condamnées à rembourser certaines aides publiques : le crédit d’impôt recherche (CIR) et les allégements généraux dégressifs qui se sont substitués au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) depuis 2019.

Sur cette question, si je ne partage pas l’approche des auteurs, je suis très attentive, avec Catherine Vautrin, aux travaux de la commission d’enquête sénatoriale sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, pilotée par les sénateurs Olivier Rietmann et Fabien Gay.

Mme Pascale Gruny. Très bien !

Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre. La conditionnalité des aides publiques fait débat depuis plusieurs années, tout particulièrement depuis la création du CICE en 2013, dont ni le Gouvernement ni le législateur n’avaient souhaité conditionner réellement le versement.

Aujourd’hui, la proposition de sanctionner des entreprises qui sont contraintes de licencier, alors qu’elles se trouvent en difficulté, semble inadaptée.

Sur le fond, en prévoyant le remboursement des allégements généraux, ce texte expose à l’incertitude un très grand nombre d’entreprises qui bénéficient aujourd’hui d’allégements de cotisations patronales qu’il est difficile de considérer comme une subvention.

Je souhaite vous rappeler le résultat d’une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) publiée à la fin de l’année dernière, qui compare la structure de financement de la protection sociale et la part des cotisations patronales et salariales dans le PIB : les cotisations patronales en France, même après allégements généraux, représentent 10 % du PIB, contre 7 % en Allemagne et dans la moyenne de l’Union européenne.

Autre difficulté, le CIR a pour objectif de soutenir les dépenses de recherche et développement des entreprises ; il semble dès lors étrange de le conditionner a posteriori à un objectif d’emploi.

Il est fait mention, dans cette proposition de loi, de moralisation. Il est vrai que certains comportements sont choquants et que certaines méthodes sont indignes. Pouvons-nous pour autant y répondre par une mesure générale rigidifiant le droit du travail applicable à tous et modifiant les critères d’appréciation des difficultés économiques qui, seules, justifient le recours aux licenciements économiques ?

Le code du travail prévoit déjà un dispositif suffisant pour éviter, sous le contrôle du juge, les licenciements économiques abusifs.

Les auteurs considèrent que la distribution de dividendes, l’attribution d’actions gratuites ou le rachat d’actions apporteraient, au fond, la preuve de l’inexistence de difficultés économiques, de la mauvaise foi et donc de l’illégitimité des licenciements économiques.

Mme Cathy Apourceau-Poly. Oui, et c’est le cas !

Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre. Or le dividende est le revenu du capital, c’est-à-dire de l’investissement, alors que notre économie et nos entreprises en ont plus que jamais besoin. Le travail et les travailleurs ont besoin du capital. Rappelons-nous la phrase du chancelier Helmut Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont […] les emplois d’après-demain ». Nous avons besoin d’investissements pour stimuler l’emploi.

M. Thierry Cozic. Il faut investir pour cela, pas distribuer !

Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre. La décision de licencier est rarement un jeu pour les entreprises. La notion de difficulté économique est clairement définie dans le code du travail et il serait contre-productif d’introduire aujourd’hui des critères matériels qui manquent de pertinence.

Le code du travail encadre fortement les licenciements économiques, notamment lorsque ceux-ci s’inscrivent dans un PSE, et le contrôle de l’administration est réel. Le droit du licenciement a été assoupli par la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi Travail, puis par les ordonnances de 2017, mais cet assouplissement n’a donné lieu à aucune dérive.

Pour éviter des abus, il serait contre-productif d’édicter des règles générales qui s’appliqueraient à tous et contraindraient toutes les entreprises. La réglementation du licenciement vise à limiter la destruction d’emplois, mais elle peut aussi limiter la création d’emplois, notamment la création d’un emploi stable en contrat à durée indéterminée (CDI).

Si nous voulons limiter les destructions, nous devons aussi être attentifs à la création d’emplois, comme l’indiquent les exemples que j’ai avancés concernant le nombre d’emplois détruits par les PSE, alors que le solde net de créations d’emplois reste positif.

L’année 2025 pourrait être plus difficile que 2024. La faiblesse de la croissance et les nombreuses incertitudes vont emporter des conséquences sur les entreprises, qui vont moins créer d’emplois et en détruire plus.

Les services du ministère sont mobilisés pour apporter les meilleures réponses, pour veiller à la qualité des PSE et pour permettre aux entreprises de faire face aux difficultés sans nuire à l’emploi, notamment grâce au dispositif de l’activité partielle de longue durée (APLD) rebond, que vous avez voté en début d’année dans le cadre du projet de loi de finances.

Les PSE ne comportent pas que des licenciements économiques ; ils sont souvent mixtes, ou phasés avec des départs volontaires. L’objectif est de privilégier la continuité salariale et professionnelle, en protégeant les salariés et en mobilisant les dispositifs adaptés.

C’est pourquoi, avec Catherine Vautrin, nous avons demandé aux partenaires sociaux de se remettre autour de la table pour une négociation interprofessionnelle visant à changer de braquet et à simplifier, à rendre beaucoup plus opérationnels, les dispositifs de transition et de reconversion, qui sont utiles et qui seront fortement mobilisés dans la période qui vient.

Si la négociation aboutit à un bon compromis, son résultat pourrait être intégré dans le projet de loi portant transposition des accords nationaux interprofessionnels en faveur de l’emploi des salariés expérimentés et relatif à l’évolution du dialogue social, qui sera débattu en juin prochain.

D’autres actions peuvent être menées. Nous devons continuer, dans le cadre des PSE, à « challenger » les directions sur les plans de revitalisation, comme nous avons pu le faire avec Michelin ; les dispositifs d’information donnés aux comités sociaux et économiques (CSE) quant aux aides publiques disponibles doivent également être améliorés ; enfin, il faut poursuivre les discussions sur la question des compétences, au niveau des branches comme des entreprises.

Vous le voyez, nous disposons de nombreux outils, qui sont certes perfectibles, pour répondre aux conséquences des licenciements économiques. Nous y travaillons actuellement avec les partenaires sociaux.

Ces outils doivent nous permettre de faire face aux difficultés, de préférence à l’introduction dans notre droit du travail de nouvelles rigidités contre-productives, lesquelles n’existent pas dans d’autres pays, notamment d’Europe du Nord, qui ont réussi à concilier une base industrielle forte avec un niveau de protection sociale élevé.

Il me semble donc que nous pouvons faire mieux avec les dispositifs existants plutôt que d’introduire de nouvelles mesures qui nous pénaliseraient tous. (Mme Pascale Gruny applaudit.)