Mme la présidente. La parole est à Mme Jocelyne Guidez. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Jocelyne Guidez. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues,
« Le premier mai, c'est pas gai,
« Je trime, a dit le muguet. »
En quelques mots, non sans humour, Georges Brassens pointe le paradoxe d'un symbole de bonheur qui travaille plus que les autres en ce jour de repos.
Le 1er mai n'est en effet pas un jour ordinaire dans notre calendrier. Il est le seul jour à la fois férié, chômé et intégralement payé. Il est inscrit dans notre mémoire collective comme un repère historique et symbolique. Il est en même temps une conquête sociale, une tradition culturelle, un moment de pause pour le pays tout entier.
Vous l'imaginez aisément, je ne suis pas une habituée des défilés syndicaux ni des cortèges du 1er mai, de leurs mots d'ordre revendicatifs et de leurs slogans brandis à bout de bras. Ce n'est pas là ma culture.
Pourtant, ce n'est pas parce que l'on ne manifeste pas que l'on ne respecte pas la portée historique de cette date. Le 1er mai, c'est aussi l'occasion de rendre hommage aux grandes avancées obtenues par les travailleurs au fil des décennies : la journée de huit heures, la protection sociale, les congés payés.
Cette journée, partagée par de nombreux pays, est le fruit d'une histoire ouvrière internationale, d'un héritage forgé dans les luttes sociales de la fin du XIXe siècle, de Fourmies à Chicago. Elle s'est imposée comme un moment de mémoire militante, de fierté pour ceux qui, dans les usines, les bureaux, les ateliers, ont posé les bases de notre droit du travail. Il est légitime de le connaître et de le faire connaître.
Le 1er mai, ce n'est pas seulement la mémoire des luttes. C'est aussi, pour beaucoup de Français, un jour de retrouvailles familiales ou amicales, à l'occasion duquel nous célébrons la saison nouvelle et où le brin de muguet s'échange comme symbole de renouveau.
Ce double visage du 1er mai, jour de combat et jour de fête, nous oblige à rechercher une position d'équilibre. Cette exigence, que nous partageons largement dans cet hémicycle, se heurte aujourd'hui à un vide juridique, source de confusion, qui pénalise injustement certains professionnels et qui ne rend service ni aux salariés, ni aux employeurs, ni aux usagers.
Nous avons tous en tête les sanctions prononcées ces derniers mois à l'encontre de boulangers ayant fait travailler leurs salariés le 1er mai pour pétrir leur pâte, ouvrir leur commerce et vendre du pain. Ces artisans ne demandaient pas un traitement de faveur, ils pensaient simplement agir dans le prolongement d'une tolérance ancienne, jamais formalisée dans la loi, mais réaffirmée encore dans une position ministérielle de 1986. (Mme Monique Lubin le conteste.) Cette tolérance a été balayée par la jurisprudence de la Cour de cassation de 2006, sans qu'un cadre clair vienne la remplacer.
C'est à cette situation que la présente proposition de loi entend répondre. Aussi, je remercie vivement Annick Billon et Hervé Marseille de leur initiative rapide et Olivier Henno de ses contributions précieuses.
Ce texte entend restaurer le bon sens et la cohérence. Il permettra de sécuriser les pratiques et de reconnaître que certaines activités, du fait de leur lien avec la vie quotidienne, la culture ou les usages traditionnels, peuvent justifier une dérogation.
Dans cette optique, qui, mieux que les boulangers, incarne cette culture française du bon sens ?
La baguette de pain n'est pas une denrée comme une autre. Elle fonde notre art de vivre à la française, elle est au cœur de notre identité culturelle, de notre imaginaire collectif, jusqu'à avoir intégré récemment le patrimoine culturel immatériel de l'Unesco. Elle rythme nos repas, elle accompagne nos moments de fête comme nos jours ordinaires. Ce sont 6 milliards de baguettes qui sont vendues chaque année dans notre pays, soit 320 baguettes chaque seconde. À l'étranger, le Français se définit non seulement par son béret, mais aussi, et surtout, par sa baguette sous le bras. Faut-il vraiment rappeler que la France ne cesse jamais d'être la France, pas même le 1er mai ?
Il y a également le muguet, fleur modeste, mais porteuse de sens. Ce brin symbolique que l'on offre en signe d'amitié, d'amour, d'espoir. Ce geste remonte à Charles IX : touché d'avoir reçu un brin de muguet lors de sa campagne dans la Drôme, il décida, pour la première fois en 1561, d'offrir à son tour un brin de muguet aux dames de la cour en guise de porte-bonheur. Ce petit geste, porteur de grandes intentions, s'est ancré dans nos traditions et sert à témoigner à nos proches qu'ils nous sont chers.
Aujourd'hui, le temps a passé, mais le geste est resté. Le 1er mai, nos rues s'emplissent de ces vendeurs non professionnels tolérés par la force de la tradition. Pendant ce temps, nos fleuristes, eux, devraient rester porte close sous peine de sanction ?
Pour autant, nous devons poser des limites claires. C'est d'ailleurs en cela que le texte a été utilement précisé par la commission. Il s'agit d'accorder une dérogation non pas à tous les établissements concernés par le repos dominical, mais uniquement à ceux dont l'activité est particulièrement liée à cette date, à ses usages, à ses attentes.
C'est une manière de prévenir une dérive progressive, où, par effet d'appel, d'autres secteurs demanderaient à leur tour à travailler le 1er mai : bricolage, ameublement, mode... Il serait tentant pour certains d'ouvrir cette porte, mais cela conduirait à affaiblir le sens même de cette journée. Nous devons, je le crois, résister à cette pente glissante.
De la même manière, faisons confiance à l'intelligence du terrain. Rien n'empêchera un artisan boulanger ou un fleuriste, s'il le souhaite, de limiter volontairement son activité au matin du 1er mai, afin de permettre à ses salariés de profiter, eux aussi, d'un temps de repos l'après-midi.
Un autre point mérite d'être souligné : la consécration législative du volontariat. Elle constitue une avancée importante. (Mme Monique Lubin s'exclame.)
Travailler le 1er mai ne pourra se faire que sur la base d'un volontariat clair, explicite, formalisé. C'est une condition sine qua non. Nous savons en effet à quel point le volontariat peut, dans certaines situations, être biaisé. Sous la pression, même implicite ou inconsciente, d'un employeur, le salarié peut s'autocensurer et sa liberté être entravée. C'est pourquoi il est essentiel que le principe de volontariat s'inscrive dans un cadre juridique vérifiable, afin de ne pas être une simple déclaration d'intention.
Cela étant, lorsqu'il est réel, ce volontariat est souvent recherché. Nombreux sont les jeunes, les étudiants, les salariés modestes qui souhaitent pouvoir travailler ce jour-là. (Exclamations sur les travées des groupes SER et CRCE-K.) En effet, les heures sont mieux rémunérées : il s'agit alors souvent d'un complément de revenu non négligeable dans des secteurs où les rémunérations demeurent faibles. Pourquoi ne pas leur laisser cette liberté, dès lors que le choix est librement consenti ?
Pensons également aux employeurs. Le chiffre d'affaires des artisans fleuristes dégagé ce jour-là par la vente de muguet est estimé à 19,4 millions d'euros. Pour nombre de petits artisans, cette journée représente une part décisive de leur activité annuelle.
La boulangerie traditionnelle, elle aussi, est un secteur en difficulté. Le nombre de baguettes vendues a chuté de manière spectaculaire : sept fois moins qu'il y a un siècle. La hausse des coûts de l'énergie, des matières premières, la concurrence des zones commerciales et de la grande distribution, les fermetures dans les centres-villes : tout cela fragilise nos artisans.
Dans ces conditions, pourquoi imposer, en plus, à ce secteur une contrainte incomprise, un interdit abscons, là où, jusqu'à présent, le bon sens prévalait ?
En outre, il est bienvenu que, en ce jour de repos collectif, les établissements à vocation culturelle puissent rester accessibles, offrant ainsi aux Français la possibilité de se retrouver autour d'un film, d'un spectacle, d'une exposition, dans un esprit de partage et de transmission.
Il y va enfin de la proportionnalité des peines, de la cohérence de notre droit et de l'acceptabilité de nos règles. Peut-on sérieusement accepter qu'un commerçant, parce qu'il a ouvert sa boutique, se voie infliger une amende de 750 euros par salarié, alors qu'un casseur ayant brisé la vitrine de ce même établissement à l'occasion d'émeutes écope d'une amende de seulement 500 euros ? (Exclamations indignées sur les travées des groupes SER et CRCE-K.) Ce type d'incohérence ne renforce ni l'autorité de la loi ni la confiance des citoyens.
Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Jocelyne Guidez. Mes chers collègues, faisons le choix d'un texte de bon sens, qui repose sur la conviction que la liberté, lorsqu'elle est encadrée, volontaire et mesurée, est compatible avec le respect des traditions.
Pour toutes ces raisons, le groupe Union Centriste votera en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP et sur des travées du groupe Les Républicains. – Mme Solanges Nadille applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Silvana Silvani.
Mme Silvana Silvani. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, dans Une Simple Promenade, Jules Romains écrivait à propos du 1er mai 1909 : « Par bonheur pour l'ordre, ce Premier Mai tombe un samedi, et ce samedi est jour de grande paye. Ne passeront ce soir à la caisse que ceux qu'on aura pointés à l'atelier. Pour chômer cette fois-ci, il faut plus de courage qu'à l'ordinaire. »
Le texte que nous examinons aujourd'hui propose de revenir à la situation de 1909. (Mme Annick Billon proteste.) Il retourne 100 ans en arrière, quand les salariés devaient choisir entre la participation aux mobilisations syndicales du 1er mai ou l'obligation d'aller travailler.
Comme souvent lorsqu'il s'agit de s'attaquer à un acquis social, la première version est grossière. Ensuite, par une manœuvre de repli, le rapporteur propose un texte en apparence équilibré. En réalité, l'objectif politique recherché dans la première version demeure et le texte modifié en commission n'est que le cheval de Troie de la remise en cause du 1er mai férié et chômé. (Mme Annick Billon s'exclame.)
Sous des allures plus raisonnables et atténuées, ce texte n'en demeure pas moins extrêmement dangereux pour les droits des salariés.
Bien sûr qu'ajouter que les salariés qui travailleront le 1er mai ne le feront que sur la base du volontariat et que le montant du salaire sera doublé ce jour-là est une amélioration par rapport à la version initiale. Reste que ce sont des leurres pour les salariés qui seront appelés à venir travailler le 1er mai.
Le volontariat des salariés est une illusion lorsque les travailleurs et les travailleuses sont placés dans un rapport de subordination. Le lien de subordination se caractérise par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Le lien de subordination est le même pour tous les salariés, qu'ils soient épanouis ou non dans leur travail.
La conséquence, c'est l'impossibilité pour les salariés de choisir librement d'aller travailler le 1er mai si leur employeur le leur demande. Par conséquent, les contreparties prévues n'en sont pas.
Si je reprends les arguments des auteurs de cette proposition, ce texte devrait apporter une solution à l'insécurité juridique des boulangers et des fleuristes. On pourrait déjà s'arrêter sur les glissements sémantiques...
En premier lieu, les boulangers et les fleuristes ont déjà la possibilité d'ouvrir leur boutique sans avoir recours à leurs salariés. Les commerces sont autorisés à ouvrir le 1er mai ; en revanche, il est interdit aux patrons de faire travailler leurs salariés.
En second lieu, le périmètre de la proposition de loi n'est pas limité aux commerces liés à un usage traditionnel du 1er mai, il englobe aussi les commerces de bouche de proximité et les établissements du secteur culturel.
Vous prenez le prétexte des boulangeries et des fleuristes, mais vous étendez les dérogations aux supérettes, aux bureaux de tabac et aux cinémas.
Ce ne sont pas les petits artisans qui rencontrent des difficultés qui gagneront de l'argent le 1er mai, ce sont les grands groupes du secteur : Brioche dorée, Fnac, Interflora, j'en passe !
Mme Annick Billon. C'est faux !
Mme Silvana Silvani. Brioche dorée, c'est 800 000 euros de chiffre d'affaires par point de vente, soit un total de 242 millions d'euros en 2024. Notre histoire sociale doit-elle être sacrifiée pour que l'empire Brioche dorée dépasse les 250 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2026 ?
En résumé, ce texte constitue une brèche inacceptable contre le 1er mai.
Vous banalisez les exceptions pour en faire la norme et vous prenez prétexte de la défense de l'artisanat local pour autoriser les chaînes de boulangeries à ouvrir le 1er mai.
Enfin, ce texte repose sur une vision de la société dans laquelle il faudrait privilégier l'ouverture des commerces et la consommation au détriment de la vie familiale et de la santé des salariés.
Mme Annick Billon. C'est faux !
Mme Silvana Silvani. Je rappelle que 60 % des travailleurs dans le secteur du commerce sont des femmes. (Mme Annick Billon s'exclame.) Vous proposez donc que, le 1er mai, des femmes soient obligées de travailler et perdent du temps en famille.
L'intersyndicale, unanime, ne s'y est pas trompée en dénonçant dans un communiqué commun une proposition de loi qui attaque le 1er mai, seul jour chômé et payé.
En conclusion, le groupe CRCE-K votera contre ce texte qui remet en cause un acquis de 140 ans de luttes sociales. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K., SER et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Raymonde Poncet Monge.
Mme Raymonde Poncet Monge. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, selon son intitulé, cette proposition de loi vise « à permettre aux salariés de certains secteurs de travailler le 1er mai », mais la formulation est inversée : il s'agit plutôt de permettre aux employeurs de faire travailler leurs salariés le 1er mai !
Les employeurs artisans et commerçants, bouchers et boulangers, ont déjà la possibilité d'ouvrir ce jour-là de façon légale en tant qu'indépendants, sans qu'une dérogation soit nécessaire.
Mme Cathy Apourceau-Poly. C'est exact !
Mme Raymonde Poncet Monge. Ils ferment certains jours chaque semaine, mais, pour le seul jour de l'année obligatoirement chômé par les travailleurs, ce jour si particulier, ils sollicitent le législateur pour pouvoir y déroger.
Il n'est pas de petite remise en cause du 1er mai. En introduisant quelques exceptions et en faisant prévaloir des intérêts particuliers, on fait tomber d'un seul coup la spécificité et la dimension unique de cette journée.
Ce serait une attaque symbolique contre une histoire qui a traversé deux siècles, devenue journée internationale, car son sens profond est né d'une aspiration universelle à l'émancipation du monde du travail, à des temps pour l'épanouissement personnel et familial et pour faire société et classe ensemble.
Ce serait une attaque juridique. Répondant à une demande patronale qui n'est pas nouvelle, l'objectif du texte que nous examinons est de rendre légales des pratiques illégales.
Mme Annick Billon. Non !
Mme Raymonde Poncet Monge. Si une tolérance a parfois été mobilisée, elle n'a rien de juridique. La Cour de cassation, dans une décision de 2006, a indiqué qu'il appartenait au commerçant « d'établir que la nature de l'activité exercée ne permet pas d'interrompre le travail le jour du 1er mai ». En effet, le 1er mai est obligatoirement chômé, sauf impossibilité d'interrompre le travail. C'est ce qui fonde sa spécificité.
Hormis ces cas, l'employeur est passible d'une amende « autant de fois qu'il y a de salariés indûment employés », car il s'agit de protéger la signification essentielle du 1er mai.
La rédaction initiale du texte tendait à substituer à la définition propre au 1er mai celle de la dérogation au repos dominical. Prenant partiellement en compte le problème, la commission a réécrit cet article, ce dont nous prenons acte, mais elle a en fait accolé les deux définitions pour justifier des dérogations, circonscrites dans un premier temps à certains secteurs.
Pourtant, les modalités de dérogation au repos dominical et celles qui sont relatives au 1er mai demeurent antinomiques. C'est le problème !
Si cette nouvelle rédaction de l'article unique maintient bien la première partie de l'article L. 3133-6 du code du travail – seuls sont autorisés à faire travailler leurs salariés les établissements et services qui « ne peuvent interrompre le travail » –, elle tend à ajouter une seconde partie pour élargir cette autorisation à certains établissements qui pourraient pourtant « interrompre le travail »…
Ce compromis n'a pas de sens et ne trouve pas sa justification dans la nécessité impérieuse de répondre aux besoins du consommateur. L'argument des besoins du public, souvent mobilisé, est un construit social. Du pain frais serait donc indispensable aux Français le 1er mai ?
Voilà qui nous oblige à définir ce que sont les besoins. Je rappelle que l'objectif même du consumérisme est d'en créer toujours de nouveaux, prétendument essentiels, qui découlent de la possibilité de les voir assouvis.
Les établissements dont l'ouverture est essentielle, voire vitale, fonctionnent déjà le 1er mai. On argue que ne pas consommer un jour serait une frustration insupportable. N'est-ce pas plutôt de l'aliénation face au 1er mai, journée d'émancipation ?
Nous déplorons un recul politique. Au travers de cette proposition de loi, c'est une vision de la société qui tente de s'imposer.
C'est le symptôme d'une logique qui place les intérêts des employeurs au-dessus des droits des salariés.
C'est le symptôme d'une société qui, pendant vingt-quatre heures, ne peut s'arrêter de consommer des biens non essentiels (Mme Annick Billon s'exclame.), pour un temps collectif qui fait sens et société. Comme hier avec la libéralisation du travail du dimanche, l'exception deviendra la règle, jusqu'à vider le 1er mai de sa signification.
Il est à prévoir une multiplication à terme des autorisations qui, mises bout à bout, déconstruiront le seul jour férié obligatoirement chômé et payé, fruit de l'histoire du mouvement social et de son aspiration à l'émancipation. Toutes les organisations syndicales de salariés sont vent debout contre votre proposition !
In fine, cette proposition de loi est une attaque multiforme contre le monde du travail, contre les droits des salariés, leur droit à avoir une journée pour eux, c'est-à-dire un jour libre protégé des multiples désarticulations des temps, leur droit à manifester et à faire classe ensemble, leur droit à pouvoir articuler vie professionnelle et vie familiale. On le sait, le volontariat demeure un leurre qui nie l'asymétrie de la relation de travail.
Ce texte se place dans le sillon de réformes qui détricotent peu à peu le code du travail et qui sont d'ailleurs souvent dénoncées lors des manifestations du 1er mai.
Le groupe GEST votera contre cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE-K.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Monique Lubin.
Mme Monique Lubin. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je commencerai par m'adresser à mes collègues de la majorité sénatoriale.
Mes chers collègues, je m'étonne de vous voir, vous qui ne cessez de monter au créneau contre des séparatismes divers et variés, travailler à mettre en place un outil supplémentaire de fragmentation de la société française, dans l'oubli des rythmes de la vie collective.
Je suis également surprise, alors que vous proclamez votre attachement au paritarisme et au rôle des partenaires sociaux, de constater que vous vous attaquez à un jour férié, chômé et payé, emblématique pour les syndicats de travailleurs et indispensable à leurs actions collectives. Pourtant, vous savez qu'ils se sont unanimement prononcés contre cette proposition de loi.
Comme j'ai déjà pu le souligner au cours de nos débats sur la réforme des retraites, il est vrai que ce sont souvent les syndicats patronaux qui ont vos faveurs et que seul vous préoccupe le succès de leurs revendications.
Le travail salarié ne peut être nourrissant pour chacun qu'à la condition que la place des travailleurs soit reconnue dans l'appareil productif. Il en va de même pour la participation qui doit être la leur dans le façonnement de leur outil et cadre de travail.
Ce sont les mouvements sociaux et les luttes collectives qui le permettent. Leur action a débouché sur des dispositions législatives telles que les lois Auroux de 1982. Nous revenons de loin ! Rappelons que, en 1899, dans Action socialiste, Jean Jaurès affirmait : « Le travail devrait être une fonction et une joie ; il n'est bien souvent qu'une servitude et une souffrance. »
C'est en souvenir de ce passé pas si lointain, dont nous refusons le retour, et au nom du respect des travailleurs que nous sommes opposés à la désanctuarisation du 1er mai. Nous ne voulons pas voir sacrifié ce jour chômé sur l'autel d'une consommation reine, face à laquelle tous nos repères et temps communs devraient inexorablement céder le pas.
Le 1er mai, c'est le respect des travailleurs, du temps qui leur est nécessaire pour penser et organiser leur action collective. Le temps alloué pour ce faire, sur lequel vous nous proposez de revenir, n'est déjà pas très important, mes chers collègues !
Consacrer ce jour non travaillé et payé signe la volonté de pérenniser un investissement consenti par la collectivité et les entreprises en faveur des forces productives du pays.
C'est reconnaître que les rythmes imposés par le travail dans toutes les organisations doivent être modelés en prenant en compte les besoins du travailleur. Sa place dans la société et sa contribution doivent également être reconnues.
Le 1er mai est un temps partagé qui nous permet de faire société, l'une des conditions nécessaires à des combats sociaux féconds pour tous.
Dans l'un de ses articles, Alain Supiot souligne ainsi que « le temps sert à rythmer le travail des hommes, à leur imprimer des cadences et des horaires communs. […] Cette synchronisation de la vie des travailleurs engendre mécaniquement deux types de solidarités ».
Il s'agit, d'une part, de la solidarité qui se noue entre les travailleurs subordonnés aux mêmes horaires et cadences. C'est ce que le chercheur appelle « solidarité de travail, d'organisation et de lutte ». Nous en avons collectivement besoin : les temps désynchronisés, c'est aussi ce qui affaiblit le syndicalisme et le paritarisme.
Il s'agit, d'autre part, d'une « solidarité entre le temps du travail et le temps de la cité », le second étant tributaire du premier.
Comment faire société et lutter quand plus aucun espace temporel n'est préservé pour permettre aux travailleurs de se retrouver ? C'est pourtant à cela qu'œuvre cette proposition de loi.
Bérénice Bauduin, maîtresse de conférences en droit social à l'université Paris 1-Panthéon Sorbonne, a apporté sur France Culture un éclairage intéressant sur la démarche législative qui a donné naissance à ce texte. Elle observe ainsi que, dans sa version initiale, « cette proposition de loi fait une sorte de copier-coller à partir de ce qui existe pour les dérogations au travail le dimanche pour l'importer au travail le 1er mai. Mais en réalité, c'est substituer une définition à une autre, puisqu'on passe de la définition sur l'activité qui ne peut s'interrompre aux besoins du public : or, les besoins du public sont larges ».
En raison de son caractère extensif, l'introduction de la notion de « besoins du public » à l'article L. 3133-6 du code du travail était un véritable cheval de Troie visant le 1er mai chômé et payé. C'est la raison pour laquelle, monsieur le rapporteur, vous avez souhaité y remédier, mais vous n'avez que partiellement renoncé aux définitions imprécises. En effet, vous avez choisi de dresser la liste de tous les établissements qui disposeraient d'une dérogation pour le 1er mai chômé.
Pourtant, l'amendement que vous avez fait adopter en commission maintient le flou de la proposition de loi initiale. Je fais d'ailleurs remarquer que ce flou est aussi à mettre sur le compte de l'état du droit existant concernant le 1er mai, qui sert de justification au texte que nous examinons.
Dans cet amendement, il est question des « établissements dont l'activité répond à un besoin du public lié à un usage traditionnel propre au 1er mai ». Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on ne sait pas très bien à quoi renvoie ce « besoin du public lié à un usage traditionnel propre au 1er mai » et que cela ouvre un large champ à l'interprétation.
La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui établit en tout état de cause une forme d'équivalence entre le 1er mai et le repos dominical. Cela n'a pourtant rien à voir !
Le repos dominical, qui a été malheureusement attaqué dès 2008, est inscrit dans le code du travail et repose sur le dixième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. » Il s'agit de soustraire un jour de la semaine au productivisme et au capitalisme et de permettre aux travailleurs de bénéficier d'un temps pour eux en tant que personnes privées.
Le 1er mai, c'est autre chose : c'est un jour dans l'année chômé et payé, qui permet à ceux qui constituent l'essentiel de ce qu'est l'entreprise, où ils ont rarement le pouvoir alors qu'ils y passent leur vie, de se consacrer à eux-mêmes en tant que classe, celle des travailleurs.
Dans un ouvrage portant sur les mobilisations sociales, Danielle Tartakowsky souligne que le 1er mai est « la conquête d'une parcelle de temps par les travailleurs eux-mêmes à la faveur de la grève, leur appropriation d'une parcelle de liberté ». Ainsi, « le geste de cesser symboliquement le travail transfigure […] le 1er mai. Il marque l'autodétermination de l'ouvrier qui s'approprie de son seul vouloir, le temps d'une fête dont il détermine les formes, la possibilité d'une alternative imposée pour s'opposer au capitalisme et à ses maux ».
Lors du congrès de Bruxelles d'août 1891, qui a réuni 337 délégués de quinze nations, il a été fait le choix de refuser le report au dimanche le plus proche du 1er mai de cette journée de luttes liées notamment aux aspirations des ouvriers à la journée de travail de huit heures. Danielle Tartakowsky rappelle également que, dans le cadre de ce congrès, le 1er mai est qualifié de « célébration ».
De célébration, il ne serait pourtant plus question si cette proposition de loi était adoptée !
Mes chers collègues, vous nous proposez d'introduire une véritable brèche dans l'article du code du travail qui régit ce qui a trait au 1er mai. Nul doute que d'autres droits des travailleurs pourraient suivre après ce premier pied dans la porte.
D'ailleurs, les travailleurs ne seraient pas les seules victimes de votre démarche.
Approfondissant son propos, Bérénice Bauduin a ainsi noté un décalage entre ce qui était annoncé par les sénateurs qui défendaient la proposition de loi initiale, à savoir favoriser le commerce de proximité, et les possibilités qu'ouvrait en pratique ce texte. En effet, rien ne garantit que les établissements recensés soient les bénéficiaires exclusifs du dispositif législatif envisagé.
L'amendement que vous avez fait adopter en commission ne le garantit pas non plus, monsieur le rapporteur. L'expression « établissements dont l'activité répond à un besoin du public lié à un usage traditionnel propre au 1er mai » est en effet peu utile dans cette optique.
Il en est de même des spécifications relatives aux autres établissements pouvant continuer leurs activités le 1er mai, à savoir « les établissements assurant, à titre principal, la fabrication ou la préparation de produits alimentaires destinés à la consommation immédiate », « les autres établissements dont l'activité exclusive est la vente de produits alimentaires au détail » et « les établissements exerçant une activité culturelle ».
Oui, il y a un fossé entre les cinq boulangers vendéens,…
Mme Annick Billon. Pas seulement vendéens !
Mme Monique Lubin. … au nom desquels ce texte a été déposé dans la hâte, et l'ensemble des commerces susceptibles d'être ouverts le 1er mai, si ce texte, dont les dispositions ressemblent à un inventaire à la Prévert, venait à être adopté. Ainsi, des élus qui se disent soucieux des territoires vivants et des centres-bourgs florissants se retrouvent dans une démarche qui va à l'opposé de leur profession de foi.
Cerise sur le gâteau, les femmes sont souvent majoritaires dans les activités qui pourraient être concernées par l'ouverture de certains établissements le 1er mai. La constance et la cohérence qui conduisent à s'en prendre systématiquement aux mêmes, les plus vulnérables des travailleurs, dénotent une ligne idéologique sans merci à laquelle nous refusons absolument de souscrire.
Je conclus mon propos en rappelant la mémoire ouvrière attachée à la sanctuarisation du 1er mai en journée des travailleurs pour les travailleurs, notamment les assassinats qui ont été commis dans le cadre de la fusillade de Fourmies, dans le Nord, le 1er mai 1891. Le bilan de cette journée fut sans appel : trente-cinq blessés, mais surtout neuf morts parmi lesquels deux enfants.
Lors du Congrès de Paris en 1889, l'Internationale ouvrière a fait du 1er mai une journée de revendication internationale pour réclamer la journée de huit heures.
Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Monique Lubin. C'est dans cette droite ligne que s'inscrivait la journée qui s'est finie dans le sang à Fourmies : la manifestation avait été pensée par les travailleurs pour être festive. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et sur des travées du groupe CRCE-K.)