M. le président. La parole est à M. Éric Kerrouche.
M. Éric Kerrouche. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi constitutionnelle visant à insérer à l’article 1er de la Constitution la mention selon laquelle « nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».
À vrai dire, je ne comprends pas vraiment les règles du jeu de cette séance.
Sur la forme, d’abord, ce texte constitutionnel a été déposé par notre ancien collègue Philippe Bas, qui siège désormais au Conseil constitutionnel. Voilà une première bizarrerie.
Seconde bizarrerie : l’exposé des motifs justifie le dépôt d’un nouveau texte par les débats qui se sont tenus au Sénat et à l’Assemblée nationale en 2020, au cours desquels la notion de « règle commune » avait été jugée imprécise et fragile. Mais, en commission, le rapporteur, également signataire du texte, a finalement souhaité revenir à la rédaction initiale de 2020…
M. Guy Benarroche. Bizarre, oui !
M. Éric Kerrouche. On en perd donc le peu de latin qu’il nous reste. (M. le rapporteur s’exclame.) Premièrement, un nouveau texte est déposé alors que le précédent, rejeté à l’Assemblée nationale, aurait pu faire l’objet d’une navette. Deuxièmement, le dépôt d’un nouveau texte est justifié par des débats antérieurs, dont on ne tient finalement pas compte pour revenir à la case départ… (M. Guy Benarroche et Mme Mélanie Vogel s’esclaffent.)
Je réitère donc ma volonté de comprendre le jeu auquel nous jouons, sachant que, par ailleurs, le sujet est sérieux.
Après 2020 et 2022, nous débattons aujourd’hui des mêmes dispositions pour la troisième fois, au moyen d’un troisième texte dont les termes sont identiques à deux propositions de loi déposées à l’Assemblée nationale par Marine Le Pen en 2018 et en 2024…
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Quel argument…
M. Éric Kerrouche. Sur le fond, ce texte est présenté comme une réponse à la montée du « communautarisme », terme qui devrait d’ailleurs être remplacé par celui de « séparatisme ». Il vise en particulier l’islam radical.
Les indicateurs retenus par le rapporteur pour en justifier le dépôt décrivent une partie de la réalité. À cet égard, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain réaffirme solennellement ici qu’il ne sera jamais, et en aucune façon, le défenseur d’un quelconque séparatisme.
Toutefois,…
M. Francis Szpiner. Toutefois…
M. Éric Kerrouche. … monsieur le rapporteur, la présentation des faits ne saurait être à sens unique. Ainsi, le baromètre 2024 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme vient contrebalancer certaines affirmations que nous avons pu entendre en commission des lois et cet après-midi. Il révèle, par exemple, que les personnes les plus hostiles aux musulmans sont aussi les moins attachées à la laïcité et à l’égalité entre les hommes et les femmes et les plus critiques envers l’homosexualité.
Sans surprise, donc, notre opinion sur ce texte n’a pas changé : il reste inutile ; sa rédaction est incertaine et dangereuse.
Depuis plus de deux siècles, notre République repose sur un socle : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le prolongement qu’elle connaît notamment dans la Constitution de notre Ve République. Ces textes disent ce que nous sommes.
Relisons l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La loi est l’expression de la volonté générale. […] Elle doit être la même pour tous ». Quant à son article 10, il dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Je conclus ce florilège, tout simplement, par l’article 1er de notre Constitution, qui est limpide : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
Depuis 1789, la République garantit à chacun et à chacune l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine, de religion ou de condition. Et, depuis 1905, la laïcité assure à chacun la liberté de conscience tout en affirmant la neutralité de l’État.
Je rappelle que le Conseil constitutionnel, de son côté, a réaffirmé, en 1999 et en 2004, que la République ne reconnaît que le peuple français et que nul ne peut invoquer ses croyances religieuses pour se soustraire aux règles communes.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Ce n’est plus le cas aujourd’hui !
M. Éric Kerrouche. Tout est dit. À notre sens, cette proposition est donc inutile. Plus grave encore, elle est dangereuse. En voulant mal réécrire ce qui existe déjà, on fragilise l’équilibre subtil de notre République.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. C’est l’inverse !
M. Éric Kerrouche. De fait, en prétendant affirmer la primauté des règles communes, on pourrait, demain, justifier des atteintes disproportionnées à la liberté de conscience.
La disposition pourrait, en outre, s’interpréter comme autorisant à s’exonérer des lois sur la base d’autres motifs que l’origine ou la religion – idéologiques, politiques, que sais-je.
D’où ma question : quelle est la véritable intention des auteurs de cette proposition ? Pourquoi prétendre que nos principes constitutionnels sont aujourd’hui insuffisants ou qu’il faudrait réécrire la Constitution pour lutter contre le séparatisme, au risque de fragiliser l’équilibre de notre texte majeur ?
Ce qui me dérange, c’est que derrière cette volonté affichée de renforcer le respect des règles communes se niche une autre tentation : celle de faire croire, en un amalgame, que certains citoyens, en raison de leur foi ou de leurs origines, seraient inassimilables, donc d’en faire des sous-citoyens, à rebours des principes républicains qui sont les nôtres. (M. Laurent Somon s’exclame.)
Or la République, c’est précisément l’inverse : c’est l’universalité du droit, c’est l’égalité des citoyens, c’est la laïcité comme principe d’émancipation et de protection de la liberté de conscience.
Ce texte ne combat pas le séparatisme : il le nourrit et se propose de l’institutionnaliser. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Ben voyons !… Plus c’est gros, plus ça passe !
M. Éric Kerrouche. Les principes de notre République n’ont pas besoin d’être réécrits. Il faut s’attacher à les faire vivre concrètement, sans aucun angélisme.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Quel angélisme ? Le vôtre ?
M. Éric Kerrouche. Comme le disait notre ancienne collègue Éliane Assassi, ce n’est pas en adoptant des textes purement symboliques que l’on combattra les dérives et les replis identitaires. Ce qui fragilise notre République, c’est le manque de justice sociale ; c’est l’abandon de certains territoires ; c’est le sentiment de déclassement ; c’est le recul des services publics.
Et ce n’est pas parce que certains s’inscrivent dans les plis de ces malheurs qu’il ne faut pas les combattre ! C’est à ces fractures qu’il faut s’attaquer. Le problème n’est pas constitutionnel.
Lutter contre les séparatismes, les haines, le repli sur soi, c’est d’abord réussir ensemble à faire République, en garantissant une égalité réelle, en donnant à chacun, où qu’il soit né, la même chance de réussir, tout en sanctionnant les discours de haine et de repli sur soi, d’où qu’ils viennent.
Mes chers collègues, nous devons être intraitables avec ceux qui veulent détruire la République et l’État de droit. Nous devons donc dénoncer tous les extrémismes religieux, l’antisémitisme, les racismes, quels qu’ils soient, mais nous avons déjà des armes pour le faire.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Elles ne suffisent pas, elles ne suffisent plus !
M. Éric Kerrouche. La première est celle de la loi et du contrôle de son application, sur la base de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – j’en ai rappelé le rôle –, qui proclame la liberté et l’égalité, d’une Constitution qui fait de la laïcité l’un de ses piliers, sinon son pilier central, d’un État de droit qui protège les citoyens de l’arbitraire.
La deuxième arme est celle de nos services publics, qui font vivre la promesse républicaine dans nos territoires.
C’est cette République-là, mes chers collègues, que nous défendons : celle qui rassemble la communauté nationale, celle qui intègre, non celle qui ostracise sur fond d’amalgames ou en instrumentalisant nos principes.
Nous défendons, pour notre part, une République en actes, et nous le ferons encore dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances.
Vous l’aurez compris, nous considérons que ce texte ne répond nullement à l’objectif affiché et, comme nous l’avons fait par le passé, nous voterons contre la disposition proposée. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST et sur des travées du groupe CRCE-K.)
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis plusieurs années, nous voyons revenir dans cet hémicycle des textes qui, sous couvert de défendre la République et la laïcité, visent, en réalité, à opposer et à diviser.
Celui qui nous est présenté aujourd’hui en est une nouvelle illustration.
Son titre, à lui seul, semble difficilement contestable – qui pourrait être contre la prééminence des lois de la République ?
M. Francis Szpiner. C’est une vraie question !
Mme Cécile Cukierman. Mais, en réalité, ce texte n’a pas pour objectif de renforcer notre droit ou notre cadre républicain : ses auteurs cherchent surtout à envoyer un message politique en laissant entendre, au prétexte de rappeler une évidence, que la République serait menacée de l’intérieur,…
M. Mathieu Darnaud. Elle l’est !
Mme Cécile Cukierman. … que certains citoyens refuseraient la règle commune, au nom de leur origine ou de leur religion.
Et c’est précisément cela qui est grave, car, là même où ses auteurs prétendent défendre l’unité nationale, cette proposition de loi constitutionnelle contribue en fait à alimenter les fractures prétendument combattues.
Juridiquement, d’abord, ce texte n’apporte rien. Aucun élément, aucun chiffre, aucune étude sérieuse ne démontre que des citoyens se soustraient à la loi pour des raisons religieuses ou communautaires. Aucune autorité administrative, aucun tribunal, aucun service public n’a le pouvoir de tolérer de telles dérogations. La Constitution, la loi et la jurisprudence encadrent déjà strictement toutes ces situations.
Dès lors, pourquoi modifier notre Constitution ? Pourquoi ajouter une phrase redondante à son article 1er quand notre droit est déjà parfaitement clair ? Parce que l’objectif, je l’ai dit, n’est pas juridique : il est politique.
Cette proposition de loi constitutionnelle, reprise presque mot pour mot du texte déposé en 2020, a vocation avant tout à remettre sur la table les débats identitaires, à un moment où notre pays est traversé par des crises sociales et économiques majeures.
Dès la reprise des travaux parlementaires, alors que nos concitoyens affrontent l’inflation, la précarité, la crise du logement et celle de l’hôpital, on choisit ici de reparler d’identité nationale, de religion et de communautarisme.
Le constat est sans appel : ni les 10 millions de pauvres que compte aujourd’hui notre pays, ni les 16 % de salariés en emploi précaire, ni le délitement organisé de nos services publics ne sont une priorité.
L’examen de ce texte est une diversion ; c’est même, à mon sens, une faute politique.
Mes chers collègues, la République n’a pas besoin de se redire pour être respectée : elle a besoin d’être vécue.
Elle a besoin d’être incarnée dans des services publics qui fonctionnent, dans une école laïque qui forme des citoyens libres et égaux, dans des institutions qui garantissent la justice sociale et l’égalité réelle.
La laïcité que nous défendons n’est pas une arme de suspicion : elle est un principe d’émancipation. Elle consiste non pas à pointer du doigt tel ou tel groupe, mais à protéger chacun des empiétements du religieux dans la sphère publique, tout en garantissant à chacun la liberté de conscience.
Nous défendons non pas une laïcité d’exclusion, mais bel et bien la laïcité de la loi de 1905, celle de la République devenue laïque, sociale et indivisible.
Enfin, je veux redire un mot de la portée symbolique d’une telle révision.
Nous en sommes tous conscients ici, modifier la Constitution n’est jamais anodin. La Constitution, c’est notre pacte commun.
L’inscrire dans un climat de défiance pour répondre à des peurs attisées à des fins partisanes, c’est l’affaiblir.
Nous devrions au contraire consacrer notre énergie à réaffirmer les principes déjà contenus dans notre texte fondamental : l’égalité, la fraternité, la solidarité, la neutralité du service public et, bien évidemment, la lutte contre toutes les discriminations. Voilà les véritables leviers de la cohésion nationale et voilà comment se vit la prééminence de la loi républicaine : non pas dans les discours de défiance, mais dans la confiance que la République inspire et doit inspirer à chacun de ses citoyens.
Pour toutes ces raisons, juridiques, politiques et philosophiques, notre groupe votera contre cette proposition de loi constitutionnelle.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. C’est dommage !
Mme Cécile Cukierman. Nous le ferons avec calme, mais avec détermination, parce que nous aimons profondément cette République et que nous refusons qu’elle soit instrumentalisée au service d’intérêts partisans ou électoraux.
Nous continuerons, à rebours de l’esprit de ce texte, à œuvrer pour une République fidèle à sa promesse : celle de l’égalité réelle, de la justice sociale et de la fraternité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K. – M. Guy Benarroche et Mme Sophie Briante Guillemont applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Guy Benarroche. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Guy Benarroche. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, après 2020 et 2023, voici qu’en cette année 2025 la majorité sénatoriale tente pour la troisième fois de modifier la Constitution.
Cette tentative émane d’un groupe qui défend bec et ongles l’idée d’une prudence nécessaire dans la modification de la loi fondamentale, à laquelle on ne saurait toucher que d’une main tremblante.
Quelle incohérence et quelle contradiction dans cette obstination à modifier l’article 1er alors que, dans le même temps, chaque censure du Conseil constitutionnel sur des lois que vous faites voter est instrumentalisée et utilisée comme argument contre un soi-disant « gouvernement des juges », une supposée entrave à la liberté du législateur.
Si la Constitution nous empêche, si elle vous empêche, c’est qu’elle fonctionne. Elle a pour but, dans la structure de la hiérarchie des normes, d’encadrer ce que la volonté du peuple, parfois portée par des courants populistes, peut exiger. Ce document nous empêche, tout comme Ulysse s’empêche, en amont de son odyssée, reconnaissant et redoutant la possibilité mortifère qu’il cède au chant des sirènes…
Cependant, la Constitution nous libère aussi. Elle fixe des règles fortes, des libertés et des droits fondamentaux. Le premier alinéa de son article 1er, que vous souhaitez aujourd’hui modifier, est un exemple de simplicité, de force, d’équilibre : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »
Notre République est laïque. Elle n’est gouvernée par aucun culte, par aucune croyance.
Notre République assure l’égalité devant la loi sans distinction d’origine, de race ou de religion.
Nos plus hautes juridictions ont à maintes reprises consolidé ces principes essentiels à notre vie en commun, à commencer par le Conseil constitutionnel, qui, à propos de l’égalité de tous devant la loi, a rappelé que les articles 1er à 3 de la Constitution « s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ».
Le même Conseil constitutionnel a réaffirmé que ce principe de laïcité empêche déjà ce que vous prétendez vouloir empêcher par votre proposition de loi constitutionnelle, mes chers collègues, reprenant votre terminologie même : « les dispositions de l’article 1er de la Constitution aux termes desquelles “la France est une République laïque” […] interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. »
Votre exposé des motifs laisse à penser qu’il serait possible qu’un particulier exige une adaptation du service public et que, le cas échéant, ce dernier soit en difficulté légale pour asseoir un refus.
Entendons un instant vos craintes de revendications religieuses ou communautaires. Le Conseil d’État s’est lui aussi prononcé sur ces revendications. Oui, la question a déjà été posée, messieurs les auteurs de ce texte, et le Conseil d’État y a répondu clairement, dans sa décision Chalon-sur-Saône, que « les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Eh bien, ça marche !
M. Guy Benarroche. Cette décision est limpide : l’administration n’a pas à s’adapter aux demandes des usagers ; elle n’y est pas tenue.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Elle le fait !
M. Guy Benarroche. Elle peut les refuser sans qu’il y ait besoin de modifier la Constitution, contrairement à ce que vous voulez laisser croire.
Dès lors, mes chers collègues, pourquoi cette proposition ?
Le danger supposé ne doit pas être exagéré dans sa possible réalité, non plus que les outils dont nous disposons déjà pour le contrer ne doivent être ignorés. Nous ne pouvons faire croire à nos compatriotes que nous serions démunis face à de telles exigences.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Nous le sommes pourtant !
M. Guy Benarroche. Nos juridictions sont fermes et claires sur le sujet : un individu ne peut pas exiger, au motif de sa religion, que la règle qui lui est appliquée soit écartée ou adaptée.
Modifier la Constitution représente toujours un risque. Ici, il est fort dangereux : tel que rédigé, l’addendum à la Constitution pourrait empêcher les accommodations équilibrées que nos collectivités et nos administrations locales comme nationales sont amenées à mettre en œuvre.
C’est d’ailleurs peut-être le but de votre démarche, puisque vous regrettez « la multiplication des accommodements qui sont autant d’entailles portées au pacte républicain ».
Prenons un exemple d’« entaille », comme vous les nommez. Pour l’éducation nationale, les élèves sont soumis à l’obligation d’assiduité. Toutefois, des « autorisations d’absence doivent pouvoir être accordées aux élèves pour les grandes fêtes religieuses qui ne coïncident pas avec un jour de congé et dont les dates sont rappelées chaque année par une instruction ». Ce calendrier fixé par l’administration de l’éducation nationale prévoit une adaptation autorisant jusqu’à trois jours d’absence, par exemple pour les fêtes arméniennes, musulmanes, juives, bouddhistes ou orthodoxes. Vous souhaitez donc mettre fin à cette possibilité de dérogation.
Je ne suis pas juriste, mais j’ai l’honneur d’être législateur, et je sais, mes chers collègues, que chacun d’entre nous comprend la différence entre la possibilité d’accommodations raisonnables et équilibrées offertes par une administration ou un chef d’entreprise et la promulgation d’un droit opposable à ces derniers.
L’entrisme doit être combattu par le déploiement des moyens de contrôle et une implication sur le terrain.
La conciliation de la liberté de culte, de la laïcité et de l’égalité de tous devant la loi est déjà assurée par notre texte fondamental…
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Guy Benarroche. … et par les décisions des plus hautes juridictions de notre pays.
En conséquence, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires dénonce la redondance et les dangers de votre texte, déposé dans le seul but de servir un nouvel affichage démagogique.
Nous voterons donc contre cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Éric Kerrouche applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Sophie Briante Guillemont.
Mme Sophie Briante Guillemont. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, comme vient de le rappeler notre collègue, l’article 1er de notre Constitution dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »
La loi est donc la même pour tous, peu importe d’où nous venons et ce en quoi nous croyons. La rédaction retenue par le constituant se veut universaliste. Cet article a aussi le mérite d’être extrêmement bien rédigé.
Peut-on en dire autant de la proposition de loi constitutionnelle soumise à notre examen aujourd’hui, déjà débattue il y a cinq ans et rejetée, alors, par l’Assemblée nationale ?
Ce texte vise à compléter l’article 1er de notre Constitution par une formule qui, je le dis d’emblée, est superfétatoire : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune. »
Je pense que personne dans cet hémicycle n’est opposé à cette affirmation.
M. Mathieu Darnaud. Il faut croire que si !
Mme Sophie Briante Guillemont. Personne ! Dans un État de droit, elle relève de l’évidence : on ne peut pas invoquer sa loi personnelle ou religieuse pour s’affranchir de la norme juridique.
Cependant, les dérives communautaristes existent.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. C’est bien de le reconnaître…
Mme Sophie Briante Guillemont. Aujourd’hui, comme le relève le rapport, 48 % des professeurs de l’enseignement public déclarent s’autocensurer en cours. Dans le privé, 28 % des salariés déclarent « acceptable » de ne pas serrer la main d’une personne du sexe opposé. C’est grave, très grave.
Le communautarisme cessera-t-il pour autant par la grâce d’une modification de la Constitution ? Est-il vraiment nécessaire de réécrire ce qui est déjà écrit,…
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Bien sûr que oui !
Mme Sophie Briante Guillemont. … en créant au passage un concept aussi juridiquement flou que celui de la « règle commune » ?
Quelles seraient les conséquences de l’adoption de ce texte ? Elles seraient d’autant plus importantes qu’aujourd’hui nous nous exprimons non en tant que législateur ordinaire, mais en tant que constituant, avec la gravité que cela implique.
Or l’introduction envisagée relève davantage de l’incantation que de la norme juridique suprême.
Vous le savez, mes chers collègues, mon groupe, le RDSE, est très attaché à la laïcité. Et c’est précisément en raison de cet attachement que nous ne souhaitons pas transposer un slogan politique dans le droit positif.
Dans aucun État du monde, qu’il soit démocratique ou autoritaire, qu’il soit laïque ou théocratique, la loi d’un individu ne peut supplanter la règle commune.
Partout où l’État est souverain et édicte des règles – et cela vaut de n’importe quel État, que ce soit la France ou la République islamique d’Iran –, ces règles s’imposent sur les autres règles non étatiques.
Aussi la formulation retenue par cette proposition de loi constitutionnelle apparaît-elle comme une pure tautologie, dès lors que l’article 1er consacre le principe d’égalité devant la loi.
Cette tautologie est peut-être rassurante pour ceux qui la défendent, elle est peut-être revigorante pour ceux qui la clament, mais ce constat fait naître un sérieux doute sur sa capacité à changer notre droit.
Certes, le Conseil constitutionnel a énoncé cette même phrase – presque mot pour mot – dans une décision de novembre 2004, mais, depuis, il n’en a jamais tiré aucune conséquence juridique. Elle n’a même pas été reprise lorsque le Conseil a été amené à définir la laïcité dans une décision d’octobre 2013.
De son côté, le Conseil d’État l’a lui aussi reprise dans une décision de décembre 2020 concernant les menus scolaires, pour préciser que l’administration n’avait jamais l’obligation de s’adapter aux usagers, mais qu’elle était libre de le faire ou non, en fonction des circonstances.
Pour ce qui concerne les relations de droit privé, la Cour de cassation a rendu, en 2022, un arrêt dans lequel elle a considéré qu’un employeur était bien en droit de licencier un salarié ayant refusé une mutation du fait de ses opinions religieuses dès lors que l’aménagement de poste se justifiait par une exigence essentielle et déterminante.
Autrement dit, ni face au service public, ni face à l’administration, ni face à son employeur, un individu ne peut se prévaloir de ses croyances pour s’exonérer des règles, qu’elles soient légales, réglementaires ou contractuelles.
La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a d’ailleurs déjà raffermi cette évidence, notamment en matière de droit des étrangers et de subventionnement des associations.
Je conclurai en disant que mon groupe n’ignore pas les démonstrations de communautarisme : c’est vrai, elles fracturent la République, elles divisent nos concitoyens et elles peuvent constituer un vrai défi pour les employeurs, publics comme privés.
Faut-il pour autant modifier la Constitution, notre loi fondamentale, pour en faire un outil d’affirmation de la lutte contre le communautarisme, alors que tout y est déjà ?
À cette question, mes collègues du RDSE, lors de la discussion du même texte il y a cinq ans, avaient unanimement répondu « oui ». C’était deux semaines après l’assassinat de Samuel Paty… Légiférer sous le coup de l’émotion a forcément des conséquences.
Aujourd’hui, le raisonnement juridique nous conduit à changer de position et à voter, à la grande majorité, contre cette proposition de loi constitutionnelle.
M. Mathieu Darnaud. Cela s’appelle la constance !
Mme Sophie Briante Guillemont. La lutte contre le communautarisme est un combat qui, à notre sens, passe non pas par une modification de la Constitution, mais par le renforcement de nos services publics, en commençant par le plus fondamental de tous : l’école. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, SER et GEST.)
M. le président. La parole est à Mme Isabelle Florennes.