M. Patrick Kanner. Un bon message !
Mme Lauriane Josende, rapporteure. Immanquablement, nous donnerions l'impression que nous procédons à une révision constitutionnelle dirigée contre le Rassemblement national.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Quelle horreur !
Mme Lauriane Josende, rapporteure. Certes, ses auteurs s'en défendent ; ils avancent que la proposition de loi constitutionnelle vise à prévenir toute dérive illibérale, d'où qu'elle vienne.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Eh oui !
Mme Laurence Rossignol. C'est ça qui vous gêne !
Mme Lauriane Josende, rapporteure. Mais l'exposé des motifs vise sans équivoque le RN et c'est ainsi que la proposition de loi constitutionnelle sera perçue et comprise ; il serait illusoire de croire le contraire.
Immanquablement, nous donnerions le sentiment de réviser la Constitution à la hâte, à quelques mois de l'élection présidentielle, pour nous protéger d'un résultat que nous redouterions, celui issu des urnes.
Mme Laurence Rossignol. Parce que vous ne le craignez pas ?
M. Joshua Hochart. On a peur des Français !
Mme Lauriane Josende, rapporteure. Je vous laisse imaginer, mes chers collègues, la facilité avec laquelle cela pourrait ensuite être exploité politiquement, médiatiquement, et d'autres manières encore…
À mon sens, il est au contraire impératif, aujourd'hui plus que jamais, de préserver la Constitution, notre pacte fondamental, de toute appropriation partisane.
Dans le contexte que nous connaissons, alors qu'une part croissante de nos concitoyens perd confiance dans les institutions, c'est absolument fondamental.
Sur ce sujet, un peu de recul historique s'impose. Entre 1789 et 1958, soit pendant plus de cent cinquante ans, la France était le pays de l'instabilité constitutionnelle, et ce pour une raison simple : les forces politiques en présence entretenaient toutes un rapport partisan à la Constitution.
C'est à cette aune que l'on doit considérer la rupture opérée par la Ve République. Pour la première fois, la Constitution s'est véritablement imposée comme « la chose de tous ».
Il nous appartient de faire en sorte qu'elle le reste. Cela nous oblige à faire preuve de la plus grande précaution lorsqu'il est question de la modifier. Cela implique de veiller à le faire dans un cadre adéquat.
La discussion de ce texte, on l'a bien vu, nous amène inévitablement à nous interroger sur les grands équilibres institutionnels de notre régime politique. Il y va en effet du rapport entre le Président de la République, en tant que gardien de la Constitution, et le Parlement, en tant que part essentielle du pouvoir constituant, ainsi que du rôle du Conseil constitutionnel.
En commission, l'examen de la proposition de loi constitutionnelle a donné lieu à des échanges certes vifs, mais surtout extrêmement riches. Ces débats témoignent de l'intérêt constant que notre assemblée porte aux enjeux institutionnels, comme c'est d'ailleurs le cas depuis le début de la Ve République.
À cet égard, je tiens tout de même (Exclamations ironiques sur les travées du groupe SER.) à saluer Éric Kerrouche pour son initiative, ainsi que l'ensemble des collègues qui ont signé avec lui cette proposition de loi constitutionnelle, car les questions qu'elle soulève sont essentielles.
Mme Laurence Rossignol. Il s'agirait d'y répondre !
Mme Lauriane Josende, rapporteure. Mais c'est là que le bât blesse. L'esprit de la Ve République veut que des questions d'équilibre institutionnel de cette envergure soient tranchées devant les Français lors de l'élection présidentielle, et non, comme aujourd'hui, par le biais d'une proposition de loi.
Pour l'ensemble de ces motifs, la commission vous invite à ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Olivia Richard applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Laurent Panifous, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la présidente, madame la présidente de la commission des lois, madame la rapporteure, monsieur le sénateur Éric Kerrouche, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser l'absence de M. le garde des sceaux, qui est retenu à Lyon par les consultations qu'il mène avec les magistrats. Il me revient de le remplacer pour l'examen de cette proposition de loi constitutionnelle visant à protéger notre Constitution, en limitant sa révision à la voie de l'article 89.
Les auteurs de cette initiative, que je salue, entendent ainsi mettre un terme à un contentieux juridique qui a animé nombre de chroniques constitutionnelles.
Sur le papier, l'intention est vertueuse : protéger notre loi fondamentale, garantir sa stabilité, éviter toute dérive autoritaire.
Mais, à plusieurs égards, cette proposition de loi constitutionnelle pose des difficultés à la fois juridiques, politiques et symboliques.
Pour ce qui concerne l'aspect juridique, d'abord, le droit positif est déjà limpide.
La Constitution comporte un titre XVI, intitulé « De la révision » dont l'unique article – l'article 89 – détaille la procédure de révision constitutionnelle. Il est donc clair qu'une révision de la Constitution ne peut intervenir que par ce biais. Cette lecture est confirmée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, depuis plus de trente ans, juge que la seule voie pour modifier la Constitution est celle de l'article 89.
Certes, un contrôle du Conseil constitutionnel n'avait pas été possible en 1962, quand l'article 11 a été utilisé pour réviser la Constitution et instaurer l'élection du Président de la République au suffrage universel direct.
Toutefois, le Conseil constitutionnel a depuis établi une jurisprudence claire.
D'abord, dans sa décision du 2 septembre 1992, dite « Maastricht II », le Conseil constitutionnel a indiqué expressément que la Constitution ne pouvait être modifiée que selon les formes et par les procédures qu'elle prévoit elle-même.
Par la suite, le Conseil d'État a explicitement circonscrit le champ des deux procédures, en jugeant que « les référendums par lesquels le peuple français exerce sa souveraineté, soit en matière législative […], soit en matière constitutionnelle […], sont soumis au contrôle du Conseil constitutionnel ». Ce faisant, il a procédé à une distinction claire entre les référendums législatifs et constitutionnels, ouvrant ainsi la voie à un contrôle.
Enfin, depuis la décision du Conseil constitutionnel du 25 juillet 2000, dite Hauchemaille I, il est clairement établi que le Conseil constitutionnel peut contrôler les actes préparatoires au référendum, en particulier le décret de convocation des électeurs. Un tel décret serait censuré si l'article 11 était utilisé pour réviser la Constitution ; la convocation du référendum serait ainsi rendue impossible. La situation de 1962, qui s'inscrivait par ailleurs dans un contexte particulier, ne pourrait donc en aucun cas se reproduire de nos jours.
Laurent Fabius lui-même, ancien président du Conseil constitutionnel, a rappelé à plusieurs reprises que « quand on dit qu'on veut réviser la Constitution, ça ne peut être fait que par l'article 89, qui suppose d'abord un accord des deux chambres ».
Ainsi, le verrou que cette proposition entend créer existe déjà. L'inscrire de nouveau dans le texte constitutionnel ne modifierait donc pas l'état du droit et n'apporterait qu'une forme de redondance qui n'apparaît pas nécessaire. En faisant se répéter la Constitution, nous prendrions le risque de créer des ambiguïtés d'interprétation là où il n'y en a pas.
Ensuite, cette proposition de loi enverrait à nos concitoyens un signal politique inopportun.
Sur le plan politique, cette proposition de loi constitutionnelle pourrait être perçue comme la manifestation d'une crainte à l'égard du peuple.
Elle paraît opposer la souveraineté populaire, qui appartient au peuple, à la souveraineté nationale, exercée par ses représentants. Or la souveraineté nationale et la souveraineté populaire ne sont pas antinomiques : elles sont les deux faces d'une même pièce ; ensemble, elles permettent de faire vivre la démocratie.
Adopter ce texte adresserait ainsi un message paradoxal aux citoyens, au moment même où ceux-ci demandent plus de participation, plus de confiance, plus d'écoute. Nous avons pu le voir pendant l'épisode des « gilets jaunes », mais aussi plus récemment.
Je connais pourtant votre souhait de donner voix au chapitre à l'ensemble de nos concitoyens. Il s'agit de l'une des préoccupations principales des élus de la République, à l'échelon local comme au niveau national. Or ce texte peut donner l'impression d'aller à l'encontre de cette volonté.
Enfin, je veux vous livrer ma conviction profonde : ce n'est pas en faisant se répéter la Constitution que nous protégeons la République ; c'est en préservant la qualité du débat public et en donnant aux citoyens toutes les clefs pour faire des choix éclairés. Cela suppose de renforcer la participation citoyenne, tout en veillant à la fourniture d'une information de qualité au public.
Le véritable rempart, ce n'est donc pas un alinéa supplémentaire dans notre loi fondamentale ; c'est la vigilance démocratique de chaque instant et la maturité collective dont nous avons toujours su faire preuve.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le texte de 1958 a prouvé sa solidité, son équilibre et sa capacité d'adaptation.
Protéger la Constitution lorsque cela est nécessaire, assurément. Mais tel n'est pas le cas en l'espèce, les irrégularités procédurales du passé ne pouvant plus être reproduites.
Pour toutes ces raisons, le Gouvernement est défavorable à cette proposition de loi constitutionnelle.
Je tiens cependant à vous remercier d'avoir déposé ce texte, qui a le mérite d'ouvrir un débat qui me semble essentiel : celui du rôle des citoyens dans le processus législatif, qu'il soit ordinaire ou constitutionnel. La question de la participation citoyenne est un sujet majeur ; nous devrons être à la hauteur de cette exigence, aujourd'hui en débattant de ce texte, mais aussi dans les jours et les mois à venir.
Mme la présidente. La parole est à M. Ian Brossat.
M. Ian Brossat. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle que nous examinons aujourd'hui ont eu raison de le rappeler, le projet du Rassemblement national est un projet profondément raciste.
La proposition de loi constitutionnelle « Citoyenneté-Identité-Immigration » déposée par Mme Le Pen au mois de janvier 2024 en est la preuve manifeste et éclatante.
Par ce texte, l'élue d'extrême droite cherche notamment à restaurer la préférence nationale, rebaptisée pudiquement « priorité nationale », c'est-à-dire, en réalité, à inscrire la discrimination dans notre Constitution.
Il est donc de notre devoir républicain de dénoncer cette surenchère permanente qui désigne l'immigration, l'immigré, sa famille, ses descendants, comme les responsables de tous les maux de notre société.
Cette obsession du Rassemblement national à instiller le venin de la division au cœur de notre peuple s'incarne dans l'inscription dans la Constitution de mesures érigeant la xénophobie au rang de norme constitutionnelle.
Et nous ne pouvons cacher notre inquiétude grandissante devant la multiplication des signes témoignant que la droite républicaine s'est désormais emparée de cette obsession, qui a longtemps été le monopole de l'extrême droite française.
M. Joshua Hochart. Et des Français, surtout !
M. Ian Brossat. Nous l'avons vu au moment du débat sur la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, dite loi Darmanin. Nous l'avons également vu la semaine dernière, lorsque des élus de la droite dite « républicaine » et une partie des élus de la majorité présidentielle ont fait le choix de voter une proposition de résolution émanant de l'extrême droite, dont l'objet est de montrer du doigt les Algériens.
M. Joshua Hochart. Enfin !
M. Ian Brossat. Nous voyons donc bien les menaces qui pèsent sur nos principes républicains, des menaces qui ne sont pas le propre de la France : une internationale réactionnaire se constitue sous nos yeux dans bien d'autres pays du monde. Et nous savons bien ce qui risque de nous arriver si nous ne réagissons pas efficacement.
Les auteurs de ce texte ont parfaitement raison de pointer ce danger et le groupe CRCE-K votera évidemment en faveur de cette proposition de loi constitutionnelle.
Néanmoins, il nous semble important de rappeler que le combat contre l'extrême droite doit d'abord être mené sur le terrain des idées, sur le terrain politique. Le meilleur antidote à l'extrême droite, ce n'est pas le verrou constitutionnel. Le meilleur remède à l'extrême droite, je le dis en tant que communiste et je l'assume parfaitement, c'est la conscience de classe ! J'entends par là la conscience des acteurs du monde du travail qu'ils partagent un intérêt commun face à la bourgeoisie et face au capital.
M. Joshua Hochart. Ça fait longtemps que vous avez oublié les ouvriers !
M. Ian Brossat. C'est la conviction, quelle que soit sa couleur de peau ou sa religion, que l'on partage cet intérêt commun. Ce n'est qu'en faisant grandir cette conscience de classe au sein du monde du travail que nous ferons reculer l'extrême droite.
Si, comme je l'ai dit, nous voterons évidemment cette proposition de loi constitutionnelle, nous considérons que le combat contre l'extrême droite doit d'abord être mené sur le terrain idéologique. Et nous participerons à ce combat avec l'ensemble de ceux qui défendent les principes républicains. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K, SER et GEST. – M. Philippe Grosvalet applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Jacques Fernique. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce texte n'intervient-il pas au moment opportun, à l'heure où la démocratie est certes en crise, mais est toujours fonctionnelle, alors qu'il existe, je l'espère, une majorité parlementaire pour la protéger ?
N'est-ce pas le bon moment pour limiter les fragilités de notre Constitution, dans lesquelles pourrait s'engouffrer quiconque voudrait un jour en finir avec la promesse républicaine ?
Mon groupe et moi pensons que si ! Et c'est l'objet de la proposition de loi constitutionnelle que nous examinons aujourd'hui. En effet, en consacrant sans ambiguïté la procédure prévue à l'article 89 de la Constitution comme la seule permettant de réviser notre loi fondamentale, ce texte comble une faille largement connue depuis des décennies.
Cette faille a été exploitée par le général de Gaulle, qui a contourné l'article 89 et le Parlement en s'appuyant sur l'article 11 pour soumettre aux Français deux réformes constitutionnelles.
M. Francis Szpiner. Il a bien fait !
M. Jacques Fernique. Ce présidentialisme exacerbé constitue une fragilité et un danger, qui emportent des effets jusqu'à nos jours. Sans vigilance de notre part, le risque sera même encore plus grand demain.
Certes, un consensus très large s'est dégagé parmi les constitutionnalistes autour de l'idée que la Constitution ne peut être révisée que par le biais de l'article 89. Mais comment prétendre qu'une clarification du texte constitutionnel n'est pas indispensable, alors qu'il existe un précédent, qu'aucune garantie autre que jurisprudentielle n'a été mise en place depuis et que certains partis politiques affirment, aujourd'hui encore, vouloir récidiver ?
Le consensus doctrinal ne suffit pas à dissuader le personnel politique de tordre la Constitution. Il faut que la Constitution elle-même les en empêche !
J'entends l'argument selon lequel une révision constitutionnelle ne devrait pas viser un parti en particulier. C'est vrai, nous devons soutenir ce texte indépendamment de notre lutte contre le Rassemblement national.
Certes, ce parti politique projette – il ne s'en cache pas – d'exploiter la faille que nous voulons combler pour faire de la France tout ce qu'elle n'est pas, en instaurant une priorité nationale, en niant le droit international et en sortant de l'ordre européen que notre pays a contribué à bâtir. Mais notre problème n'est pas que l'extrême droite veuille exploiter cette faille ; notre problème, c'est que cette faille existe !
Si l'existence même de la proposition de loi constitutionnelle du RN ne justifie pas que l'on ait élaboré le texte qui nous est soumis aujourd'hui, il est toutefois ridicule d'affirmer qu'elle serait une mauvaise raison de le voter.
Mme Audrey Linkenheld. Tout à fait !
M. Jacques Fernique. Quel que soit le côté où l'on se place, il ne sert à rien de politiser ce texte. Il y a un problème et il faut y répondre : la voix du Parlement étant de plus en plus bafouée, notre Constitution ne doit laisser planer aucun doute sur l'impossibilité qu'il y aurait à l'outrepasser.
Il est normal – toutes les démocraties du monde le prévoient – que des seuils et des verrous protègent la Constitution de modifications opportunistes et dangereuses. C'est une garantie de stabilité ; c'est l'essence même d'une loi fondamentale.
J'ai entendu dire que nous aurions peur du vote populaire. Mais ce texte n'enlève rien à la faculté qui nous est offerte de recourir au référendum pour adopter une révision constitutionnelle ! Ainsi, un texte constitutionnel déposé par un parlementaire est obligatoirement soumis au référendum quand un texte d'origine gouvernementale peut l'être si le Président de la République le décide.
Enfin, cette proposition de loi constitutionnelle ne remet absolument pas en cause le combat que nous menons depuis des années pour répondre au besoin vital de redynamiser la démocratie directe. Le référendum d'initiative partagée est quasi inaccessible, les conventions citoyennes sont ignorées et le référendum n'est jamais utilisé, malgré l'engagement présidentiel.
Nous appelons au renforcement de la démocratie et à la protection de l'État de droit, et cela passe par l'adoption du texte que nous examinons aujourd'hui. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE-K.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Sophie Briante Guillemont. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Sophie Briante Guillemont. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat qui nous réunit aujourd'hui est presque aussi ancien que la Ve République.
M. Francis Szpiner. Oui !
Mme Sophie Briante Guillemont. La question est la suivante : peut-on réformer la Constitution via son article 11, qui prévoit la consultation directe du peuple français par référendum, sans avoir obtenu au préalable l'assentiment du Parlement, ou faut-il le faire exclusivement via l'article 89, qui porte précisément sur les modalités de révision de la Constitution ?
Dès le lendemain de la mise en place des institutions de la Ve République, le général de Gaulle s'est inquiété de l'éventuel manque de légitimité dont pourraient souffrir ses successeurs pour gouverner. Afin d'affermir le pouvoir du chef de l'État, il a considéré qu'il était nécessaire de faire élire directement le Président de la République par le peuple français. Il s'agissait, d'après lui, de « parfaire les institutions nationales sur un point dont, demain, tout peut dépendre ».
A-t-il eu raison de faire cela ? C'était le général de Gaulle, il avait cet objectif en tête, et les assemblées parlementaires ne lui auraient jamais permis d'effectuer cette modification.
Sa décision d'utiliser l'article 11 pour, précisément, contourner le Parlement, confirme la théorie selon laquelle il plaçait l'intérêt national au-dessus de la politique, et la politique au-dessus du droit, qu'il qualifiait volontiers de « juridisme ».
Cette analyse n'est pas la mienne, mais celle de Léon Noël, gaulliste inconditionnel qui fut le premier président du Conseil constitutionnel. Celui-ci s'était très fortement opposé – en privé, jamais en public – au recours à l'article 11 pour modifier la Constitution. Il avait même réussi à faire changer d'avis le général de Gaulle, avant que ce dernier soit victime de l'attentat du Petit-Clamart.
Depuis, l'ensemble des constitutionnalistes – la doctrine – se sont accordés pour dire que la Constitution ne pouvait être réformée que par la voie de l'article 89, et que, sinon, cet article n'aurait que peu d'intérêt. En théorie, l'article 11 ne vise que le domaine législatif, et non le domaine constitutionnel.
Le temps a passé et le général de Gaulle a quitté le pouvoir en 1969, après le « non » au référendum relatif aux pouvoirs du Sénat. Depuis cette date, nous n'avons cependant jamais refermé la brèche qu'il avait ouverte.
Or cette brèche pourrait conduire à une modification totale de notre Constitution sans que nous, parlementaires, ayons notre mot à dire, alors même que le référendum convoque le peuple en tant que pouvoir constitué, et non constituant.
Nous aurions dû nous emparer politiquement et juridiquement du sujet, mais nous avons laissé, depuis plus de soixante ans, cette brèche subsister.
Celle-ci est pourtant dangereuse. Elle l'a toujours été, et elle le demeurera tant qu'elle ne sera pas comblée. C'est ce que nous proposent aujourd'hui de faire Éric Kerrouche et le groupe socialiste, en provoquant un débat qui est, selon moi, salutaire.
L'adoption de cette proposition de loi constitutionnelle suffira-t-elle à empêcher des dérives illibérales ou autoritaires ? Certainement pas. Pour autant, peut-on se permettre de négliger un seul mécanisme, un seul contre-pouvoir susceptible de garantir les fondamentaux de notre démocratie ? La réponse de mon groupe est assurément non.
En effet, que la doctrine soit unanime sur le sujet ne protège pas contre l'interprétation qui peut être faite de l'article 11. En se saisissant du pouvoir de contrôler les décrets de convocation des électeurs à un référendum au travers de sa jurisprudence Hauchemaille, le Conseil constitutionnel a apporté une garantie nécessaire, mais insuffisante. Le Sénat lui-même a dressé ce constat l'an dernier encore.
Il me semble que notre rôle, en tant que parlementaires, est de protéger, et même de servir, notre pacte fondamental, à savoir la Constitution. Or ce n'est pas le protéger que de laisser subsister une faille que l'on pourrait exploiter pour faire régner l'arbitraire. Cela valait en 1962 et cela vaut encore aujourd'hui, indépendamment du parti ou de la personne qui serait amenée à recourir à l'article 11 pour modifier la Constitution.
En votant cette proposition de loi, il ne s'agit pas de cadenasser la Constitution. Il s'agit simplement de la réviser selon des règles permettant un débat et un dialogue démocratique approfondis. Dans notre conception des institutions, cela passe inévitablement par la représentation nationale.
Alors président du Sénat, le grand radical qu'était Gaston Monnerville s'était fermement opposé au référendum de 1962. Je fais miens ses mots : « Il faut [que le peuple français] comprenne que réviser cette Constitution par le biais de l'article 11, c'est porter atteinte à ses droits et à ses libertés, car lorsque les garanties qui lui sont données par la Constitution sont violées, il n'y a plus de République. »
C'est la raison pour laquelle le groupe du RDSE votera, avec conviction et en accord avec son histoire, en faveur de cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, GEST, SER et CRCE-K.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Olivia Richard. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Olivia Richard. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, n'est-il pas question avec ce texte d'un référendum sur le référendum ? Ne serions-nous pas dans Retour vers le futur ? Je pose ces questions, car nos collègues socialistes reprennent une idée qui remonte à 1984 !
Le 12 juillet 1984 plus précisément, alors que la réforme Savary sur l'école privée avait jeté plus d'un million de personnes dans la rue, François Mitterrand proposait à la télévision un « référendum sur le référendum ». Il s'agissait alors d'élargir le champ d'application de l'article 11 aux libertés publiques. Heureusement, ce référendum n'a jamais eu lieu…
Aujourd'hui, nous sommes réunis dans cet hémicycle non pas pour étendre ce champ d'application, mais pour nous assurer qu'il n'est pas déjà trop vaste.
Les auteurs de cette proposition de loi constitutionnelle veulent empêcher une dérive populiste en cas d'élection d'un candidat illibéral à la présidence de la République. Nous sommes tous d'accord pour dire que ce serait vraiment une très mauvaise nouvelle. Nous sommes tous d'accord pour dire qu'il serait inacceptable de détourner la procédure du référendum législatif pour réviser la Constitution. Nous sommes tous convaincus que la seule voie possible pour ce faire est celle de l'article 89.
Néanmoins, les travaux de notre rapporteure, que je salue, ont clairement montré que le dispositif de ce texte n'aurait aucunement pour effet d'empêcher un tel contournement de procédure. Il est tout bonnement inopérant !
Pour autant, ses auteurs ont tout de même le mérite de poser une question importante : comment préserver les valeurs garanties par notre Constitution et protégées par le Conseil constitutionnel ?
Admettons que le Sénat accepte de voter cette proposition de loi constitutionnelle, alors même que celle-ci ne répond pas à la question qu'elle pose. Bien sûr, notre assemblée pourrait répugner à verrouiller une porte dont seuls les électeurs ont la clef, mais imaginons malgré tout que nous adoptions ce texte déclaratoire, pour dire notre refus du populisme et notre attachement à l'article 89 de la Constitution.
Soit ! Mais encore faut-il que l'Assemblée nationale l'inscrive à son ordre du jour ! Or j'ai l'impression que les députés socialistes sont quelque peu occupés en ce moment... (Protestations sur les travées du groupe SER.)
M. Joshua Hochart. Magouilles !
Mme Olivia Richard. Peu importe, envisageons un scénario dans lequel cette proposition de loi constitutionnelle serait inscrite à l'ordre du jour par le Gouvernement, lequel chercherait ainsi à faire plaisir aux députés socialistes – c'est la mode en ce moment. (Sourires.)
M. Patrick Kanner. Ce n'est pas un argument !
Mme Laurence Rossignol. Ce n'est pas au niveau !
Mme Olivia Richard. Encore faut-il que ce texte recueille la majorité des voix à l'Assemblée nationale.
M. Éric Kerrouche. C'est le principe…
Mme Olivia Richard. C'est le principe, en effet !
Rappelons à ce stade que le texte doit être voté conforme par les deux chambres. Même si les députés pourraient être tentés de l'améliorer pour le rendre opérant, j'écarterais néanmoins cette option, car elle me semble peu probable. Après tout, c'est plutôt au Sénat que cela se passe ainsi…
Disons donc que le texte est adopté conforme. Le Président de la République doit alors convoquer les électeurs en vue d'un référendum, seule voie possible pour une adoption définitive.
Notons au passage que ce même Président de la République avait proposé aux responsables politiques, lors des rencontres de Saint-Denis de 2023, d'élargir le champ de l'article 11 pour qu'il soit possible d'organiser un référendum sur l'immigration.
Mais revenons-en au référendum sur le référendum. À supposer qu'il y ait encore un gouvernement pour l'organiser, quand le ferait-il ? En même temps que les élections municipales ? Avant ou après les élections sénatoriales ?
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Vous êtes pour ou contre ?
M. Éric Kerrouche. C'est ridicule…
Mme Olivia Richard. Espérons qu'il n'y aura pas de nouvelle dissolution de l'Assemblée nationale, car, à ce stade de notre scénario, il nous reste déjà moins d'un an avant l'élection présidentielle. On est large !
Mes chers collègues, vous auriez pu privilégier une démarche transpartisane plutôt qu'imaginer ce scénario improbable.
Mme Laurence Rossignol. En quoi est-ce improbable ?
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Centriste un jour, centriste toujours !
Mme Olivia Richard. Nous aurions ainsi pu réfléchir ensemble à différents chantiers qui permettraient de dynamiser notre démocratie. Ainsi avions-nous eu, il y a quelques mois, un débat sur la proportionnelle.
Bref, nous aurions pu essayer de réconcilier les Français avec leurs institutions, au lieu de donner l'impression que nous tentons de nous barricader pour nous protéger d'eux.
Mes chers collègues, si le sujet est sérieux, cette démarche ne me semble pas l'être. Lorsqu'on inscrit un texte à l'ordre du jour de notre assemblée, c'est, en principe, dans l'espoir de le voir prospérer. Sinon, c'est pour faire de la politique – ce qui n'est pas un gros mot. (Protestations sur les travées du groupe SER.)