M. Jean-Pierre Vogel, rapporteur spécial

ANALYSE GÉNÉRALE DE LA MISSION

I. UNE HAUSSE SYMBOLIQUE DES CRÉDITS QUI N'EST PAS À LA HAUTEUR DE LA GRAVITÉ DE LA SITUATION

A. UNE SITUATION DOUBLEMENT EXCEPTIONNELLE POUR LES FORCES DE SÉCURITÉ

Les attaques terroristes de janvier 2015 ont bouleversé la hiérarchie des préoccupations des Français. Si le chômage reste mentionné comme le problème le plus préoccupant par 38,3 % de la société française (- 8,4 points sur un an), le terrorisme remplace la pauvreté (- 2,7 points sur un an) à la deuxième place (17,7 %, + 15,1 points sur un an), juste devant la délinquance.

Proportion de personnes ayant cité le terrorisme comme le problème le plus préoccupant parmi la liste de 8 problèmes proposés

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données des enquêtes « Cadre
de vie et sécurité » 2007 à 2015, Insee-ONDRP)

Il ne fait aucun doute que les attentats du 13 novembre 2015 vont faire de la lutte contre le terrorisme la principale priorité des Français.

Ce bouleversement concerne également les forces de sécurité intérieure . De l'avis de l'ensemble des personnes entendues dans le cadre des auditions et des déplacements menés par votre rapporteur spécial, policiers et gendarmes sont confrontés depuis le début de l'année 2015 à une situation doublement exceptionnelle .

1. Une hausse sans précédent de la menace terroriste

Policiers et gendarmes sont d'abord confrontés à une hausse sans précédent de la menace terroriste.

Après les attentats de janvier 2015, 4 700 agents des forces de sécurité intérieure et 10 000 militaires ont ainsi été déployés , principalement dans le but d'assurer la protection des lieux sensibles 1 ( * ) . Le niveau d'alerte attentat du plan Vigipirate reste aujourd'hui en vigueur dans la région Île-de-France 2 ( * ) .

Les forces affectées aux gardes à domicile et à la protection de personnalités ont également été fortement mobilisées. À titre d'illustration, pour la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), les heures fonctionnaires consacrées à ces activités au cours du premier semestre 2015 représentent 99,5 % du temps consacré à ces missions pour l'ensemble de l'année 2014 3 ( * ) . Dans ce contexte, plusieurs membres du service de la protection (SDLP), dont les 700 effectifs sont chargés de la protection d'environ 150 personnalités, ont récemment annoncé leur intention de porter plainte contre X pour dénoncer leur rythme de travail 4 ( * ) .

Pour les agents des services de renseignement, le défi est d'autant plus important que la menace terroriste pèse de manière asymétrique sur la France.

À titre l'illustration, d'après les données du Centre international pour l'étude de la radicalisation et de la Conférence sur la sécurité de Munich, notre pays est deux fois plus touché par le phénomène des combattants étrangers que le Royaume-Uni et l'Allemagne et près de dix fois plus que l'Espagne et l'Italie 5 ( * ) .

Nombre de combattants étrangers pour un million d'habitants

Pays

Combattants étrangers pour un million d'habitants

Belgique

40

Danemark

27

Suède

19

France

18

Autriche

17

Pays-Bas

14,5

Finlande

13

Norvège

12

Royaume-Uni

9,5

Allemagne

7,5

Irlande

7

Suisse

5

Espagne

2

Italie

1,5

Note de lecture : depuis le début de l'année 2015, le nombre de combattants étrangers serait passé de 1 200 à 1 700 pour la France, soit désormais 26 combattants pour un million d'habitants.

Source : ICSR

Or le nombre de combattants de retour dans leur pays d'origine apparaît en nette hausse. Ainsi, au sein d'un échantillon récemment étudié par le Centre international pour l'étude de la radicalisation, 60 % des cas de retour ont été enregistrés au cours des huit premiers mois de l'année 2015 et près d'un tiers lors du dernier trimestre d'observation 6 ( * ) .

Pour les services, cette augmentation de la menace terroriste se traduit par un surcroit d'activité important. Ainsi, lors d'un séminaire récemment organisé par l'ONU sur les moyens de traduire les terroristes en justice, les experts ont mis en évidence que le nombre d'affaires de terrorisme liées au conflit en Syrie a connu une augmentation de 200 % en moins d'un an en France 7 ( * ) .

En parallèle, les forces de police et de gendarmerie sont également confrontées à une crise migratoire de grande ampleur.

2. Une crise migratoire de grande ampleur

L'Union européenne fait face à une arrivée massive de demandeurs d'asile en provenance de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan, d'Érythrée et du Kosovo.

L'Agence Frontex estime ainsi que plus de 710 000 migrants sont entrés en Europe au cours des neuf premiers mois de 2015, contre 282 000 pour la totalité de l'année 2014 . Pour sa part, l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) indique que 590 000 personnes sont arrivées clandestinement par la mer en Europe au cours de la même période.

Si la situation de la France n'a rien de comparable avec celle des pays de première entrée, le ministère de l'intérieur est chargé de mettre en oeuvre les mesures d'accueil de 30 783 demandeurs d'asile en France, conformément aux décisions du Conseil européen de septembre 2015.

Surtout, la sécurisation de certains points de passage (Calais et Vintimille principalement) et le démantèlement des filières nécessitent une mobilisation croissante des forces de sécurité intérieure.

Évolution du nombre de migrants dans la ville de Calais et ses environs

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données de la Préfecture du
Pas-de-Calais, du ministère de l'intérieur et les sources ouvertes disponibles)

Ainsi, le nombre de migrants à Calais a été multiplié par quinze entre avril 2014 (400) et octobre 2015 (6 000).

Pour faire face à cette situation, les effectifs des forces mobiles à Calais ont été considérablement renforcés, témoignant du caractère exceptionnel de la situation. Dans un premier temps, 225 gendarmes mobiles et 440 CRS ont été mobilisés. Compte tenu de la dégradation de la situation en octobre, avec un doublement du nombre de migrants en quelques semaines, l'arrivée de 300 gendarmes mobiles et 160 CRS supplémentaires a été décidée, portant ainsi à 1 125 les effectifs des unités de forces mobiles présentes sur la zone, en complément des effectifs locaux 8 ( * ) . D'après les dernières informations disponibles 9 ( * ) , cette mobilisation aurait contribué à la diminution de 6 000 à 4 500 du nombre de migrants observée début novembre.

Face à cette situation exceptionnelle, deux plans spécifiques ont été annoncés en janvier et en septembre 2015 pour renforcer les effectifs et les moyens des deux forces.

B. FACE À CE DÉFI, UN BUDGET « USUEL »

1. La mise en oeuvre du plan de lutte anti-terroriste et du plan « migrants »

Tout d'abord, les forces de police et de gendarmerie bénéficieront de la majorité des moyens supplémentaires annoncés par le Premier ministre le 21 janvier 2015 dans le cadre du plan de lutte anti-terroriste (PLAT).

Le ministère de l'intérieur doit bénéficier entre 2015 et 2017 de 1 400 créations d'emplois additionnelles , dont 1 100 au sein des services de renseignement, ainsi que de 233 millions d'euros supplémentaires pour les dépenses d'investissement et de fonctionnement , pour un montant total de 340 millions d'euros entre 2015 et 2017.

Pour les seuls programmes « Police nationale » et « Gendarmerie nationale », 945 créations d'emplois et 126 millions d'euros de crédits de fonctionnement et d'investissement sont prévus pour 2015 et 2016.

État de mise en oeuvre du PLAT au sein des deux programmes

(en ETP et millions d'euros)

2015

2016

Total

Créations d'emplois

500

445

945

Dépenses de personnel

25,8

36,1

61,9

Crédits de fonctionnement et investissement

84,5

47,6

132,1

Note : les montants indiqués en 2015 correspondent aux crédits ouverts par le décret n° 2015-402 du 9 avril 2015 portant ouverture et annulation de crédits à titre d'avance

Source : commission des finances du Sénat (d'après les documents budgétaires)

La mise en oeuvre du PLAT explique l'essentiel de l'écart entre les crédits initialement demandés et la trajectoire pluriannuelle définie dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques (LPFP).

Écart entre la LPFP et les crédits de paiement demandés dans le PLF 2016

(en millions d'euros)

LPFP

PLF 2016

Écart

Police nationale

Dépenses de personnel HCAS

5 847,5

5 878,2

30,7

Autres dépenses

965,2

981,7

16,5

Gendarmerie nationale

Dépenses de personnel HCAS

3 710,7

3 726,4

15,7

Autres dépenses

1 220,5

1 225,7

5,2

Source : commission des finances du Sénat (d'après les réponses du ministère de l'intérieur au questionnaire)

Une partie de l'écart constatée sur les dépenses de personnel peut toutefois être expliquée par des mesures catégorielles non prévues par la LPFP. Il s'agit principalement de la revalorisation de l'indemnité journalière d'absence temporaire des forces mobiles (8,5 millions d'euros) et du rattrapage du nouvel espace statutaire concernant les catégories B de la fonction publique (7,3 millions d'euros).

Au total, une hausse de 0,8 % des crédits de paiement était ainsi prévue en 2016 pour les deux programmes.

Évolution des autorisations d'engagement et des crédits de paiement
des programmes « Police nationale » et « Gendarmerie nationale »

(en millions d'euros)

Action

LFI 2015

PLF 2016

Variation

AE

CP

AE

CP

AE

CP

Police nationale

01 - Ordre public et protection de la souveraineté

1 145

1 145

1 152

1 152

0,6 %

0,6 %

02 - Sécurité et paix publiques

3 092

3 092

2 999

2 999

- 3 %

- 3 %

03 - Sécurité routière

501

501

461

461

- 8,1 %

- 8,1 %

04 - Police des étrangers et sûreté des transports internationaux

650

650

727

727

11,9 %

11,9 %

05 - Missions de police judiciaire et concours à la justice

2 463

2 463

2 514

2 514

2,1 %

2,1 %

06 - Commandement, ressources humaines et logistique

1 805

1 839

1 916

1 919

6,2 %

4,3 %

Sous-total

9 656

9 690

9 770

9 772

1,2 %

0,9 %

Gendarmerie nationale

01 - Ordre et sécurité publics

3 192

3 192

3 145

3 145

- 1,4 %

- 1,4 %

02 - Sécurité routière

767

767

745

745

- 3 %

- 3 %

03 - Missions de police judiciaire et concours à la justice

1 779

1 779

1 896

1 896

6,6 %

6,6 %

04 - Commandement, ressources humaines et logistique

2 180

2 163

2 350

2 202

7,8 %

1,8 %

05 - Exercice des missions militaires

157

157

133

133

- 15 %

- 15 %

Sous-total

8 074

8 058

8 270

8 122

2,4 %

0,8 %

Total

17 730

17 748

18 040

17 894

1,7 %

0,8 %

Source : commission des finances (d'après les documents budgétaires)

Compte tenu de l'évolution de la situation migratoire en Europe, la mise en oeuvre d'un plan « migrants » a également été annoncée par le Premier ministre le 16 septembre 2015.

Pour les programmes « Police nationale » et « Gendarmerie nationale », ce plan doit se traduire par la création de 900 emplois supplémentaires en 2016, dont 190 pour la préfecture de police de Paris, 300 pour les CRS, 40 pour la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et 370 pour les gendarmes mobiles.

Afin de financer ces créations d'emplois, l'Assemblée nationale a adopté, avec l'avis favorable du rapporteur spécial, l'amendement n° 228 du Gouvernement, qui prévoit un abondement supplémentaire de 42,5 millions d'euros pour les deux programmes :

- le programme 176 « Police nationale » bénéficie de 22,6 millions d'euros en AE et en CP, dont 16 millions d'euros en titre 2 ;

- le programme 152 « Gendarmerie nationale » bénéficie de 19,9 millions d'euros en AE et en CP, dont 12,7 millions d'euros en titre 2.

2. Une hausse des crédits de 0,9 % loin d'être exceptionnelle

Au cours d'une seconde délibération, l'Assemblée nationale a toutefois adopté, avec l'avis favorable de la rapporteure générale, l'amendement n° 18 du Gouvernement, qui prévoit une baisse de 20 millions d'euros des crédits des deux programmes afin de contribuer au respect de la norme de dépense en valeur de l'État :

- la baisse s'élève à 12,67 millions d'euros en AE et CP pour le programme 176 « Police nationale » (dont 4,67 millions d'euros en titre 2) ;

- la baisse s'élève à 6,85 millions d'euros en AE et CP pour le programme 152 « Gendarmerie nationale » (baisse de 7 millions d'euros hors titre 2 et hausse de 150 000 euros des dépenses de personnel au titre du protocole relatif à l'avenir de la fonction publique).

Au total, la hausse des crédits demandés pour 2016 s'élève à 0,9 % pour les deux programmes , contre 0,8 % avant adoption des deux amendements.

Évolution des crédits de paiement des programmes « Police nationale » et « Gendarmerie nationale » entre 2015 et 2016

(en millions d'euros)

2015 (LFI)

2016 (initial)

2016 (après amendement plan "migrants")

2016 (après la seconde délibération)

Dépenses de personnel

15 567

15 682

15 710

15 705

Dépenses de fonctionnement, d'investissement et d'intervention

2 181

2 212

2 226

2 211

Dépenses de personnel / Total des dépenses

87,7 %

87,6 %

87,6 %

87,7 %

Total des dépenses

17 748

17 894

17 936

17 916

Variation par rapport à la LFI 2015

0,8 %

1,1 %

0,9 %

Note de lecture : les données de la colonne « 2016 » prennent en compte l'amendement n° II-228 adopté par l'Assemblée nationale

Source : commission des finances du Sénat (d'après les documents budgétaires)

Cette hausse modérée ne constitue pas un effort particulièrement notable, en dépit du caractère doublement exceptionnel de la situation .

À titre de comparaison, la hausse des crédits de paiement en exécution était de 3,5 % en 2009, de 2,6 % en 2011 et de 2 % en 2013 , alors même que ces exercices n'ont pas été marqués par un renforcement particulier du niveau de la menace.

Par ailleurs, cette hausse modérée des crédits demandés masque une véritable « paupérisation » des forces de police et de gendarmerie.


* 1 Discours du ministre de l'intérieur à Lyon le 30 janvier 2015.

* 2 Discours du ministre de l'intérieur lors de l'installation de M. Michel Cadot, Préfet de police, le 22 juillet 2015.

* 3 Source : réponses de la DGPN au questionnaire.

* 4 Cf. Elodie Guéguen, « Vigipirate : La police en surchauffe », France Inter, vendredi 25 septembre 2015 ; Emmanuel Fansten, « Le Service de la protection en surchauffe », Libération, 13 octobre 2015.

* 5 Les données sont disponibles en ligne à l'adresse suivante : http://icsr.info/2015/01/foreign-fighter-total-syriairaq-now-exceeds-20000-surpasses-afghanistan-conflict-1980s/

* 6 Peter R. Neumann, « Victims, Perpetrators, Assets: The Narratives of Islamic State Defectors », ICSR Report, octobre 2015, p. 9

* 7 Cf. document S/2015/123 publié par l'ONU, paragraphe 15.

* 8 Discours du ministre de l'intérieur à Calais le 21 octobre 2015.

* 9 Données du ministère de l'intérieur du 9 novembre 2015.