M. Jean-Pierre Vogel, rapporteur spécial

III. UN VOLET PERFORMANCE MARQUÉ PAR UN PROBLÈME D'IMPUTATION INÉDIT

A. UN PROBLÈME D'IMPUTATION INÉDIT QUI INVITE À FAIRE ÉVOLUER LE DISPOSITIF DE PERFORMANCE

1. Des ruptures statistiques importantes

Le dispositif de performance repose sur les données administratives de l'état 4001, dont la continuité statistique est remise en cause par la mise en place de nouveaux logiciels de rédaction des procédures au sein des deux forces.

En janvier 2015, l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) a ainsi confirmé que la mise en place de nouveaux logiciels de rédaction des procédures au sein de la gendarmerie nationale (LRPGN) et de la police nationale (LRPPN) s'est traduite par des ruptures statistiques importantes qui empêchent d'effectuer des comparaisons fiables d'une année sur l'autre 19 ( * ) .

La mission sur l'enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure est parvenue à identifier les causes de ces ruptures statistiques : « déplacements d'enregistrement entre contraventions et délits créant une remontée en niveau des délits constatés, ces déplacements étant sans doute dus à la fiabilisation de l'enregistrement permise par le nouvel outil ; bascules entre index de l'état 4001, liées à une meilleure précision de l'indexation ; prise en compte d'infractions spécifiques dans les index appropriés, alors qu'elles étaient répertoriées jusque-là dans des index généralistes ; plus marginalement, choix différents d'index du fait de leur ordre de présentation dans le menu déroulant » 20 ( * ) .

Ainsi, la mission estime que « 2016 constituera la première année de référence fiable pour les statistiques de la délinquance enregistrée par les forces de sécurité intérieure ».

2. Une évolution indispensable du dispositif de performance

Comme l'a rappelé votre rapporteur spécial lors de l'examen de la loi de règlement 2014, de telles ruptures statistiques justifieraient que les données issues des enquêtes de victimation soient utilisées dans le cadre du dispositif de performance , ce qui supposerait toutefois d'en revoir le calendrier ou le délai de traitement 21 ( * ) .

L'enquête « Cadre de vie et sécurité », réalisée depuis 2007 par l'Insee et l'ONDRP, permet de mesurer l'évolution de la délinquance en interrogeant 23 000 ménages sur les faits dont ils ont pu être victimes lors des deux dernières années.

L'utilisation des données issues de cette étude annuelle pourrait contribuer à remédier à trois faiblesses de l'état 4001.

Premièrement, les données administratives ne permettent pas de rendre compte des infractions non déclarées aux forces de police et de gendarmerie.

Deuxièmement, l'évolution de ces données est difficile à interpréter, compte tenu du fait qu'une partie du travail des forces de police et de gendarmerie consiste précisément à inciter à la révélation d'infractions.

Troisièmement, les données de l'état 4001 peuvent aisément être l'objet de manipulations .

À titre d'illustration, la préfecture de police a, jusqu'à une période récente, mis en place des stratégies institutionnalisées visant à minorer la réalité de la délinquance. Dans un rapport publié en 2014, une mission de contrôle menée par les corps d'inspection au sein de 14 conscriptions de la préfecture de police a en effet mis en évidence « une tendance lourde et ancienne à déqualifier statistiquement des faits de délinquance en minorant soit leur gravité, soit leur volume au sein de l'état 4001 » 22 ( * ) .

Trois principales stratégies étaient mobilisées par les agents pour sous-estimer l'ampleur de la délinquance :

- la « déqualification », qui permet de faire sortir certains faits de l'état 4001 ou du champ des infractions les plus sensibles de l'index, avec un « taux de mauvaises indications évidentes » compris entre 17 % et 23 % des faits sur les échantillons analysés ;

- le « déstatage » pur et simple de 6 % à 8 % des faits constatés, pratique qui consiste à attribuer un « coefficient 0 » pour un fait constaté ou à supprimer la fiche statistique générée automatiquement par le logiciel d'enregistrement ;

- le « report d'enregistrement », pratique « mise en place de manière organisée et centralisée » qui consiste à cesser prématurément la comptabilisation des faits de délinquance en fin de mois lorsque l'objectif risque de ne pas être atteint, avec pour conséquence la constitution d'un « important portefeuille glissant » de faits reportés d'un mois sur l'autre.

L'utilisation des données de l'enquête de victimation est d'autant plus importante que de nouvelles stratégies de déqualification sont susceptibles d'émerger.

À titre d'illustration, dans le cadre d'une note interne du 19 octobre 2015 révélée par un média 23 ( * ) , la préfecture de police indique qu'une case dédiée à la COP21 devrait permettre « d'isoler les faits de délinquance liés à cette conférence » en attribuant « le contexte `COP21' à tout type d'infraction en lien avec cet événement », y compris lorsque la victime « est agressée durant son séjour en marge de la conférence », qu'il s'agisse « d'agressions physiques, d'atteintes aux biens, de dégradations, de menaces, d'outrages ou de violences à dépositaires [de l'autorité], d'escroquerie, d'abus de confiance ou d'utilisations frauduleuses de moyens de paiement ».

Si cette case dédiée pourrait permettre d'adapter le dispositif policier en temps réel à l'évolution de la menace, votre rapporteur spécial sera particulièrement attentif, compte tenu en particulier du spectre particulièrement large des faits auxquels peuvent être attribués le « contexte `COP21' », à ce que cette évolution ne conduise pas une nouvelle fois à sortir ou minorer certains faits relevant de l'état 4001.

B. UNE HAUSSE DE LA DÉLINQUANCE SUR LA PÉRIODE RÉCENTE

1. Un retraitement statistique indispensable

En dépit de ces ruptures statistiques, les premières publications du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) mis en place en 2014 permettent d'évaluer l'évolution de la délinquance sur la période récente.

En effet, le nouveau service a réalisé une étude visant à établir une méthode de retraitement statistique des données de l'état 4001 permettant de corriger les effets liés au déploiement des logiciels au sein de la police et de la gendarmerie.

Concrètement, deux approches ont été mises en oeuvre pour chacun des différents indicateurs 24 ( * ) :

- « une approche statistique d'identification des ruptures par l'application d'outils statistiques d'analyse des données infra-annuelles » ;

- « une approche d'analyse des procédures détaillées pour isoler la pratique des services en matière d'associations entre index et nature d'infraction avant et après la rupture, et déceler les bascules de classifications pouvant être à la source des ruptures ».

Toutefois, l'objectif de l'étude est uniquement de mettre en place un suivi conjoncturel fiable des indicateurs de la délinquance , et non de procéder « à une réévaluation systématique des chiffres enregistrés dans le passé » 25 ( * ) .

2. Un retraitement qui met en évidence une hausse de la délinquance au cours de la période récente

Ainsi, les deux premières enquêtes de conjoncture publiées en octobre et novembre permettent d'observer de façon plus fiable l'évolution de la délinquance au cours de la période récente .

Sur les douze derniers mois, une majorité d'indicateurs est orientée à la baisse.

Évolution de la délinquance au cours des douze derniers mois

(en %)

Faits constatés sur les douze derniers mois

Nombre

Variation

Homicides

769

- 6,3 %

Vols avec armes

10?242

- 15,4 %

Vols violents sans armes

96?560

- 9,8 %

Vols sans violence contre des personnes

692 891

- 0,6 %

Coups et blessures volontaires

210 854

1 %

Cambriolages

233 394

- 3 %

Vols de véhicules

167 650

- 1 %

Vols dans les véhicules

264 086

1,9 %

Vols d'accessoires sur véhicules

114 358

- 7,8 %

Source : commission des finances du Sénat (d'après l'analyse conjoncturelle « Interstats Conjoncture » n° 2 de novembre 2015)

Toutefois, une hausse généralisée de la délinquance peut clairement être observée au cours des derniers mois (un seul des neuf indicateurs est orienté à la baisse), après correction des variations saisonnières et des effets de jours ouvrables 26 ( * ) .

Évolution de la délinquance au cours des trois derniers mois,
par rapport aux trois mois précédents

(en %)

Faits constatés sur les trois derniers mois

Nombre

Variation

Homicides

185

- 1,6 %

Vols avec armes

2?723

0,7 %

Vols violents sans armes

24?463

1,2 %

Vols sans violence contre des personnes

175 340

0,7 %

Coups et blessures volontaires

53?814

1,4 %

Cambriolages

61?318

3,1 %

Vols de véhicules

43?500

4,6 %

Vols dans les véhicules

68?252

5,6 %

Vols d'accessoires sur véhicules

28?940

5,2 %

Source : commission des finances du Sénat (d'après l'analyse conjoncturelle « Interstats Conjoncture » n° 2 de novembre 2015)

Dès l'année prochaine, votre rapporteur spécial souhaite que le dispositif de performance soit refondu pour correspondre aux 9 catégories retracées dans les enquêtes de conjoncture du SSMSI.

En tout état de cause, les données retraitées par la méthode établie par le SSMSI devront être utilisées en lieu et place des données brutes jusqu'en 2017, date à partir de laquelle la continuité statistique sera rétablie.

Ces données sur les faits constatés par les forces de police et de gendarmerie viendraient utilement compléter celles issues des enquêtes de victimation, en permettant notamment de déceler les tendances contradictoires.

À titre d'illustration, les premiers résultats de l'enquête de victimation 2015 remettent en cause la baisse du nombre de cambriolages annoncée depuis la fin de l'année 2014 27 ( * ) - et qui semblait pourtant confirmée par les premières publications du SSMSI.

Extraits des premiers résultats de l'enquête de victimation 2015 portant sur les atteintes subies en 2013 et 2014

Le nombre de ménages victimes de cambriolages de la résidence principale ou tentatives est en hausse et reste voisin en 2014 du niveau élevé atteint dès 2011 après un retournement de tendance intervenu à partir de 2008.

Pour les actes de vandalisme contre le logement, la baisse s'amplifie en 2014, alors que le nombre de ménages victimes d'actes de vandalisme contre la voiture est stable depuis 2011.

S'il y a effectivement eu une hausse du nombre de personnes de 14 ans et plus victimes de vols ou tentatives avec violences ou menaces en 2013, elle aura été éphémère et laisse place en 2014 à une baisse d'une intensité encore supérieure.

On compte plus de femmes victimes de violences physiques sur deux ans et plus de personnes de 14 ans et plus victimes de menaces sur un an mais ces évolutions nouvelles doivent être confirmées avant de pouvoir vraiment remettre en cause les baisses observées à partir des années 2009 et 2010.

La fréquence du sentiment d'insécurité ne progresse plus mais demeure élevée au regard des valeurs observées à la fin des années 2000.

Source : ONDRP, « La victimation en 2014 et les perceptions en matière de sécurité », novembre 2015.


* 19 Bulletin mensuel de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, ISSN 2265-9110, janvier 2015.

* 20 Rapport sur l'enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure publié le 12 juillet 2013 et co-écrit par Michel Rouzeau (IGA), Jean-Christophe Sintive (IGA), Christian Loiseau (IGPN), Armand Savin (IGPN), Claude Loron (IGGN) et Isabelle Kabla-Langlois (INSEE), p. 8

* 21 Rapport n° 604 sur la loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2014, tome II (2014-2015), fait au nom de la commission des finances et déposé le 8 juillet 2015.

* 22 Werner Gagneron (IGA), Marc Le Dorh (IGA), Yves Jobic (IGPN) et Eric Proix (IGPN), « Enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure sur le ressort de la préfecture de police », 3 mars 2014.

* 23 Laurent Borredon, « COP21: la Préfecture de police redoute un climat de délinquance », Vu de l'intérieur, 11 novembre 2015.

* 24 SSMSI, « Statistiques sur les crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie : correction des ruptures techniques liées aux modes de collecte », Interstats Méthode n° 4, 2015, p. 4

* 25 SSMSI, « Statistiques sur les crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie : correction des ruptures techniques liées aux modes de collecte », précité, p. 3.

* 26 Cf. SSMSI, « Statistiques sur les crimes et délits enregistrés par les forces de sécurité : correction des variations saisonnières et des jours ouvrables », Interstats Méthode n° 5, 2015.

* 27 Cf. « Valls annonce une baisse des cambriolages », Lefigaro.fr avec l'AFP, 19 novembre 2014.