Mercredi 28 janvier 2015

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, puis de M. Jacques Gautier, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 heures

Audition de M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique de l'Institut français des Relations internationales (IFRI), sur la Russie

La commission auditionne M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique de l'Institut français des Relations internationales (IFRI), sur la Russie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes heureux d'accueillir M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique de l'Institut français des relations internationales (IFRI) et spécialiste de la Russie, que notre Commission a déjà auditionné en 2013. Depuis, il y a eu la crise en Ukraine, l'annexion en mars 2014 de la Crimée et la déstabilisation du Donbass, avec le soutien plus ou moins avéré de Moscou. Nos relations avec la Russie sont devenues plus difficiles, des phases de dialogue alternant avec les moments de crispation, selon la situation sur le terrain.

C'est pourquoi notre Commission va se pencher sur l'évolution de la Russie dans le cadre de son programme de travail pour l'année 2015. L'idée principale, susceptible d'évoluer au gré de notre étude, sur cette thématique est bel et bien de « sortir de l'impasse » puisque la situation de la Russie aujourd'hui pose un certain nombre de problèmes majeurs, comme en témoignent les derniers événements survenus en Ukraine. Ceux-ci doivent ainsi alimenter notre réflexion sur l'implication de la Russie dans cette crise réelle. Les questions que nous nous posons sur l'évolution des relations avec la Syrie et l'Iran impliquent également de prendre en compte la position de la Russie. On ne peut ainsi donner de blanc-seing au Président Poutine avec lequel il nous faut cependant dialoguer. Comment sortir de cette impasse ? Une telle question fait ainsi l'objet d'un rapport en cours au sein de notre Commission et dont les co-présidents sont nos collègues M. Aymeri de Montesquiou et Mme Josette Durrieu.

Votre intervention, M. Gomart, devrait nous conduire à structurer notre analyse sur ce sujet qui est à la fois historique, au sens où il s'inscrit sur la longue durée, et d'actualité, puisque les événements actuels en révèlent l'importance.

Nous sommes ainsi heureux de vous retrouver dans cette salle où vous étiez déjà venu présenter vos réflexions sur la Russie, en mai 2013. Beaucoup avaient apprécié votre liberté de ton, et au fond c'est aussi un peu ce que nous cherchons ce matin.

M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique de l'Institut français des relations internationales. - Je partirai de l'intitulé de votre réflexion « sortir de l'impasse » et de l'idée qu'à la fois il ne faut pas donner de blanc-seing à M. Vladimir Poutine et qu'il faut dialoguer avec lui.  Cependant M. Poutine ne représente pas à lui seul la Russie, même si cette idée lui plaît bien et même si son entourage immédiat pense que la Russie sans lui n'est pas la Russie. Cette focalisation excessive sur M. Poutine biaise nos analyses au point de nous conduire à sous-estimer les éléments de transformation à l'oeuvre au sein de la société russe depuis son arrivée au pouvoir en 1999. Certes, la concentration du pouvoir dont bénéficie actuellement M. Poutine est tout à fait exceptionnelle, voire préoccupante, mais il me paraît essentiel de parler de la Russie sans être obsédé par le Kremlin.

Je formulerai, pour commencer, trois observations.

Tout d'abord, nous avons appréhendé la Russie, au cours de ces douze dernières années, essentiellement sous l'angle du risque-pays, en nous focalisant sur l'économie et sur les éventuels investissements à y conduire. Ce faisant, nous avons, plus ou moins consciemment, sous-estimé la politique de puissance mise en place par V. Poutine, qui est très spécifique à la culture stratégique de la Russie et nous sommes aujourd'hui face à une « surprise stratégique ». A cet égard, je me permets de souligner l'existence de travaux sur la politique de puissance de la Russie, qui n'ont pas toujours rencontré l'écho recherché auprès de nos autorités publiques pour des raisons qui m'échappent.

Deuxième point, il convient de réfléchir à la trajectoire de la Russie sur le moyen et le long terme. Sans pour autant remonter à Anne de Kiev, il importe de dater un certain nombre de séquences qui en scandent l'évolution. Ainsi, le bombardement du Parlement russe, alors opposé au Kremlin, par Boris Eltsine en 1993 constitue la première de ces séquences, aboutissant, indirectement, à la première guerre de Tchétchénie entre 1994 et 1996 qui a constitué un traumatisme pour les armées russes mises en déroute. Autre date importante, en 1998, la Russie fait défaut, ce qui constitue le point bas géopolitique pour la Russie, qui s'avère également incapable de s'opposer aux frappes de l'OTAN en ex-Yougoslavie sans mandat des Nations unies ; cet épisode a encore des répercussions aujourd'hui. En 2001, la Russie apporte immédiatement son soutien à George Bush après les attentats du 11-septembre et souscrit à la notion américaine de « Global War on Terror » qui renvoie à l'idée d'une guerre globale contre le terrorisme, que les Européens ne reprennent pas à l'époque mais qu'ils redécouvrent maintenant à l'occasion des événements qui viennent de se produire. En 2003, Moscou, Paris et Berlin sont alignées dans leur opposition à la guerre d'Irak. En 2006, le régime russe est marqué par différentes évolutions comme l'opposition systématique du Président Poutine aux États-Unis enlisés en Afghanistan ainsi qu'en Irak. 2008 et 2011 sont respectivement marquées par la guerre de Géorgie et la campagne de Libye, qui est l'un des éléments à l'origine de la bifurcation de nos relations avec la Russie. L'année 2014, enfin, voit à la fois la tenue des jeux olympiques de Sotchi, l'annexion de la Crimée, la déstabilisation de l'Est de l'Ukraine, à l'origine d'une dégradation de la situation sécuritaire, et un choc de revenus, lié à la chute des cours du pétrole et la dépréciation du rouble.

Il me semble que nous sous-estimons encore le potentiel déstabilisant de la situation actuelle. A mon sens, nous sommes aujourd'hui face à un schisme russo-occidental, amorcé en 2011 sous l'effet combiné de l'évolution intérieure russe avec l'interversion des fonctions de Premier ministre et de Président entre MM. Poutine et Medvedev, vécue comme une insulte par une partie de l'opinion publique russe, du ralentissement économique débutant cette même année, - et qui n'est donc pas consécutif aux sanctions occidentales comme on le lit parfois -, faute de véritables réformes structurelles et du fait de la poursuite d'une logique de rente. Par ailleurs, la Russie a une interprétation des printemps arabes très différente de la nôtre. Enfin, la campagne de Libye constitue le point de rupture entre MM. Poutine et Medvedev en termes de politique étrangère, le premier parlant de « croisade » quand le second se montrait plus sensible à l'argumentaire franco-britannique.

L'idée d'un schisme entre la Russie et l'Occident renvoie aussi à la multiplication des références religieuses, voire mystiques, dans les discours du Président Poutine. La péninsule de Crimée est ainsi présentée dans son discours du 4 décembre 2014 comme possédant la même valeur pour la Russie que le Mont du temple à Jérusalem pour l'islam et le judaïsme. La Crimée présente une dimension fortement symbolique et la gravité des événements survenus en mars dernier, avec cette annexion et les opérations qui se poursuivent dans le Donbass, est très largement sous-estimée, en raison de la saturation stratégique à laquelle nous sommes confrontés depuis le début de cette année 2015 (attentats de Paris, crise de l'euro, Daech...).

Nous ne sommes malheureusement plus capables de répondre à cette saturation stratégique car nous nous sommes militairement démonétisés en voulant toucher les dividendes de la paix, notamment dans notre relation avec la Russie. Nous sommes ainsi exposés sur un double front et nous avons désormais un problème de sécurité aigu avec ce pays.

Il faut également évoquer l'échec de l'ancrage de la Russie dans l'espace euro-atlantique, qui plonge ses racines dans des lectures très divergentes de la situation au Moyen-Orient et de notre rapport au monde arabo-musulman. La Syrie et l'Iran, auxquels, Monsieur le Président, vous faisiez allusion dans votre introduction, sont en effet deux dossiers majeurs sur lesquels les divergences avec la Russie vont s'exprimer et pour le traitement desquels elle est incontournable.

Troisièmement, contrairement à la Russie, nous avons une difficulté conceptuelle, intellectuelle et politique à penser simultanément les deux théâtres auxquels nous sommes confrontés, à savoir l'Ukraine et le théâtre irako-syrien. La Russie se trouve actuellement dans la situation qu'elle redoutait depuis toujours, avec une menace à l'ouest, représentée par l'OTAN, dont elle essaie traditionnellement de se prémunir grâce à une zone tampon constituée par l'Ukraine, et une menace au sud avec le radicalisme sunnite, combattu depuis l'intervention de l'URSS en Afghanistan en 1979, qui la conduit à dessiner une ligne défensive comprenant la Grèce - dont les nouvelles autorités devraient nouer de très bonnes relations avec le Kremlin -, Chypre, Israël et l'Iran. Une seconde ligne défensive par rapport à cette poussée du Sud est constituée par le Caucase où la Russie, depuis la guerre contre la Géorgie en 2008, est la puissance militaire dominante en termes conventionnels. Pour la Russie, il y a actuellement une combinaison de ces deux fronts. Il faut comprendre cette perception russe et anticiper les ondes de choc réciproques entre ces deux fronts, dont l'un des points de jonction est la Tchétchénie, qui va immanquablement bouger. J'attire à cet égard votre attention sur l'attitude de M. Ramzan Kadyrov qui a récemment rassemblé 20  000 hommes armés dans un stade et  500 000 personnes dans la rue afin de réagir aux manifestations de soutien à l'hebdomadaire Charlie-Hebdo.

J'en viens maintenant à mon exposé proprement dit. Quelles sont les raisons et les conséquences de ce schisme ?

Des raisons conjoncturelles tout d'abord. Première raison conjoncturelle, nous payons actuellement notre inconséquence vis-à-vis de la Syrie, tandis que la Russie fait preuve d'une réelle cohérence dans son soutien indéfectible au régime syrien depuis 1954. La Syrie a toujours été le principal allié de la Russie au Moyen-Orient et ses liens sont de nature militaire, comme en témoigne la présence continue de conseillers militaires russes auprès de Bachar al-Assad et de son père. D'ailleurs, la Russie a réussi un tour de force en conduisant une politique moyen-orientale sans entrave bilatérale. Outre cette relation spécifique avec la Syrie, la Russie entretient des relations resserrées avec la Turquie, l'Iran, Israël et l'Autorité palestinienne, faisant ainsi preuve d'une agilité diplomatique surprenante dont les puissances européennes traditionnelles, comme la France et la Grande-Bretagne, ne sont plus capables. À cet égard, un haut-responsable saoudien déclarait récemment que la Russie demeurait, à ce jour, la seule puissance dotée d'une vision claire de ce qu'il ne fallait pas faire.

Deuxième raison conjoncturelle du schisme russo-occidental, les printemps arabes. Ceux-ci ont été vus, d'emblée, depuis Moscou comme déstabilisants. En réalité, M. Poutine et ses proches ne peuvent concevoir qu'une manifestation populaire puisse être spontanée ; pour eux, elle ne peut qu'être téléguidée par des services étrangers. C'est notamment pourquoi la manifestation qui s'est déroulée à Paris le 11 janvier dernier suscite des commentaires déplacés en Russie. Une telle approche s'explique par la culture politique du Kremlin et le contrôle extrêmement étroit qu'il maintient sur la société russe dont l'opposition politique est systématiquement contrôlée.

Les élites russes sont ainsi animées par une vision conspirationniste selon laquelle la chute du cours du pétrole, à l'instar de ce qui s'est produit dans les années 80, résulte d'un accord entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite pour mettre la Russie à genoux et que les Etats-Unis auraient également un plan délibéré visant à la priver de sa zone d'influence traditionnelle.

Ce schisme entre la Russie et l'Occident a également des causes idéologiques. Un regain de l'orthodoxie se fait jour depuis peu dans la politique étrangère russe, avec un discours distinguant Empire romain d'Orient et Empire romain d'Occident. La Russie conteste ainsi à l'Union européenne le monopole de l'idée d'Europe. L'Europe, c'est aussi Byzance dont elle se veut l'héritière. Par ailleurs, la Russie a une vision géopolitique des problèmes, qui la conduit à s'intéresser davantage au contrôle territorial qu'aux flux, et une approche très défensive, axée sur sa propre sécurité, de ses relations avec son étranger proche, comme l'illustre son projet d'union douanière.

Toujours en ce qui concerne les raisons idéologiques, on évoque souvent l'influence de l'eurasisme, théorisé par M. Alexandre Douguine, sur l'élite russe. Cette influence me paraît un peu surestimée. En revanche, on sous-estime largement celle de M. Ievgueni Primakov, ancien ministre des affaires étrangères pendant les années 90, au moment de la crise des Balkans, avant de devenir le Premier ministre de Boris Eltsine. Les propos qu'il tenait à cette époque, sur le triangle d'avenir entre la Russie, la Chine et l'Inde, sur l'avènement d'un monde multipolaire, les conséquences de l'utilisation de la force armée sans autorisation des Nations unies ainsi que sur le monde arabe font aujourd'hui sens. Jouant un rôle comparable à celui d'Henry Kissinger  aux Etats-Unis, M. Primakov est récemment sorti de son silence pour critiquer ouvertement V. Poutine, qui est en train de rompre avec cet héritage.

Enfin, le schisme entre la Russie et l'Occident relève aussi de motifs stratégiques. Au-delà de sa propre survie comme entité politique, la Russie, qui se considère comme une civilisation spécifique, explore une sorte de troisième voie consistant, de manière simplifiée, à rejeter simultanément la charia et un occidentalisme perçu comme de plus en plus militarisé c'est-à-dire engagé dans une logique expéditionnaire, avec la projection de forces hors zone qui, aux yeux du Kremlin, s'est avérée déstabilisante.

Dans les raisons stratégiques, il faut évoquer la centralité, propre à la Russie, et l'importance des questions militaires. La Russie, rappelons-le, possède le troisième budget militaire du monde, loin derrière les Etats-Unis et la Chine, et juste devant l'Arabie saoudite ; la dépense militaire a été fortement relancée depuis 2000, pour atteindre aujourd'hui 3,5 % du PIB. Une telle donnée, qu'une analyse limitée au risque-pays ne prend pas en considération, reflète une politique de puissance et explique, après coup, une surprise stratégique comme l'annexion de la Crimée.

Troisième élément stratégique, précisément, la prise de la Crimée, qui s'avère un véritable succès militaire puisque, sans perte, la Russie s'est dotée d'un porte-avions naturel en Mer noire lui permettant de dominer l'espace pontique.

Ce que la Russie compte faire, en termes militaires de la Crimée, demeure cependant préoccupant. En effet, d'après les travaux du Think Tank Chatham House, six à dix brigades russes devraient y être basées et l'installation d'armes nucléaires tactiques est plausible. Ainsi, la Russie dispose d'un double verrou, d'une part, sur la mer Baltique, avec Kaliningrad, où la présence d'armes nucléaires tactiques pose question et génère des difficultés avec les Etats baltes, d'autre part, sur la Mer noire, avec la Crimée, qui lui permet de contrôler cette zone et d'acquérir une capacité d'allonge et de projection vers le Moyen-Orient. Une fascinante inversion stratégique s'est ainsi opérée ces dernières années : grâce à l'annexion de la Crimée, la Russie est en mesure d'avoir une stratégie d'accès vers le Moyen Orient à partir de la mer Noire, objectif poursuivi par les Etats-Unis au cours de la 1ère partie des années 2000.

Néanmoins, on peut se demander si le Kremlin n'aurait pas dépassé le point culminant de la victoire en soutenant et conduisant les opérations au Donbass ? En effet, pris dans la logique de la guerre, le Président Poutine se trouve dans une situation extrêmement préoccupante de fuite en avant en Ukraine orientale.

J'en viens à présent aux conséquences de ce schisme sur les relations extérieures de la Russie, qui constitue le deuxième volet de cette présentation. La situation de ce pays me paraît très dangereuse du fait du fort décalage entre les ambitions géopolitiques de la Russie et ses moyens réels. La politique de puissance va se fracasser sur la réalité économique du pays que mine un choc de revenus combiné à une dépréciation du rouble et à une forte remontée de l'inflation. Une telle situation augure d'une accentuation de cette fuite en avant, l'encouragement de sentiments nationalistes et la présentation d'un Occident agressif étant une façon de détourner la population russe de ses préoccupations socio-économiques.

Premier point, les relations américano-russes. Les Etats-Unis demeurent l'obsession stratégique des Russes, notamment à travers le dialogue nucléaire, qui permet à la Russie de marginaliser les Européens et de se distinguer par rapport aux Chinois. A l'inverse, la Russie est progressivement devenue une priorité de rang relativement subalterne pour les États-Unis d'autant que ceux-ci se désengagent militairement de l'Europe. Ces dernières années, la relance des relations américano-russes a essuyé quatre échecs depuis 1991 avec, du côté américain, une difficulté à dépasser une approche fondée sur la dialectique « containment-engagement » (« endiguement - engagement »). Le Kremlin, de son côté, a opposé une alternative à la doxa géopolitique américaine en se posant comme le défenseur de la démocratie souveraine. Cette relation russo-américaine ne présente qu'une très faible capacité d'entraînement au niveau global, du fait de sa limitation au nucléaire, à un partage limité d'informations sur le contre-terrorisme, sans avoir la vigueur de la relation russo-européenne sur le plan économique notamment.

Deuxième point, les relations russo-européennes. Il existe une interdépendance naturelle entre l'Europe et la Russie, en particulier dans le domaine énergétique. Américains et Européens ont eu des divergences de vues importantes à ce sujet, comme l'illustre l'épisode du projet de gazoduc entre l'Union européenne et la Russie dans les années 80, en pleine crise des euromissiles. Une convergence sur la question énergétique ne s'est donc jamais produite entre les Européens et les États-Unis qui n'ont, du reste, aucun intérêt à ce qu'elle se produise. En dépit du discours officiel tenu en Russie, l'Union européenne représente toujours plus de 50 % du commerce extérieur de la Russie et la récession européenne alimente également la crise économique russe. En outre, la Russie est le troisième partenaire commercial de l'Union européenne, loin derrière les États-Unis et la Chine. C'est pourquoi les sanctions économiques qui frappent la Russie suscitent une réaction compréhensible de nos milieux d'affaires qui se considèrent pénalisés par ces décisions de nature politique.

Il me paraît important de présenter les différences d'approche entre la Russie, la France et la Grande-Bretagne concernant la situation au Moyen-Orient. Depuis 1945, la Russie est le seul État membre du Conseil de sécurité de l'ONU dont les relations avec les monarchies du Golfe arabo-persique ne se limitent pas à une sorte de triptyque constitué par la vente d'armes, l'achat d'énergie et, en retour, la tolérance politique. Les Russes ne sont pas dans cette logique puisque s'ils vendent des armes, ils ne se procurent pas d'énergie dans cette région et ne font pas preuve de tolérance politique vis-à-vis des pays du Golfe. La diplomatie russe a fort bien compris cette contradiction qu'elle exploite sur la scène internationale, en recourant à cette formule : « vous frappez au Mali les gens que vous vouliez soutenir en Syrie ». Cette argumentation prend une résonance particulière en France depuis les attentats de janvier dernier.

La Russie fait preuve d'une réelle agilité diplomatique au Moyen-Orient, à la différence de Londres et de Paris. Sa politique arabe est distincte de celle poursuivie par les Occidentaux. Ainsi, en 2005, le Président Poutine s'était prononcé contre la publication des caricatures du prophète. Par ailleurs, la Russie, reprenant l'héritage byzantin, se présente comme la puissance protectrice des chrétiens d'Orient.

J'en viens à présent aux relations entre la Russie et la Chine, qui profitent largement à cette dernière. Pour masquer son isolement diplomatique, la Russie a passé avec Pékin une série d'accords énergétiques en mai et en novembre 2014. Ainsi, dans le cadre des BRICS, la Russie veut incarner la désoccidentalisation du monde avec le risque de devenir pour la Chine un « junior partner » d'ici dix à quinze ans. Le décrochage entre la Chine et la Russie s'est déjà produit. En 1991, les économies russe et chinoise étaient de taille similaire, tandis qu'aujourd'hui l'économie russe représente un cinquième de l'économie chinoise. En 2012, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie avec une asymétrie constatée dans les échanges qui se limitent globalement à de l'énergie contre des biens de consommation. En 2005, un débat s'est amorcé sur l'étroitesse de la relation sino-russe et son évolution prévisible. Sur un certain nombre de dossiers, comme celui de la gouvernance de l'internet, sur lequel l'IFRI a beaucoup travaillé, tout comme dans la conception du droit international ou encore l'opposition aux occidentaux, les approches russes et chinoises présentent de réelles similitudes. Mais en termes de forces réelles, les deux pays ne figurent plus du tout dans la même catégorie. Il y a une forme de cécité de Poutine à ce sujet.

En conclusion, je pense que la fuite en avant que nous constatons devrait conduire à une dégradation accrue de la situation en Ukraine. Nous devons reconstruire notre approche de la Russie en redéployant des capacités d'analyse du monde russe avec comme horizon 2018 et 2024.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie pour la qualité et la densité de vos propos. Ainsi, votre intervention n'a pas manqué de susciter notre réflexion pour définir une manière de sortir de l'impasse dans laquelle se trouvent nos relations avec la Russie. Je passe la parole à notre rapporteur.

M. Aymeri de Montesquiou. - Vous avez abordé un grand nombre de thématiques dans votre intervention. N'oublions pas que la popularité du Président Poutine s'est accrue depuis la crise ukrainienne et que 70 % des moscovites lui sont favorables, alors que traditionnellement Moscou est le berceau de l'opposition politique au pouvoir central ! Si je partage votre constat sur l'ampleur de la dégradation de la situation économique du pays, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur ses causes. Car s'il est vrai que la baisse des cours du pétrole nuit à la Russie et à l'Iran, elle nuit aussi aux États-Unis car elle obère la rentabilité des investissements massifs consacrés sur le territoire américain à l'exploitation du gaz de schiste notamment ! Y a-t-il vraiment une volonté derrière le retour du pétrole à son cours d'il y a quelques années ? Par ailleurs, je souscris à vos propos sur M. Ievgeni Primakov et sur l'existence d'un axe Iran-Syrie-Israël qui traduit la subtilité de la diplomatie russe dans cette région du Moyen-Orient. Je m'interroge enfin sur l'idée d'une saturation stratégique lors de la crise ukrainienne, ce qui sous-entendrait qu'à un moment donné, nous avions l'intention d'intervenir militairement en Ukraine. Il faudrait au contraire que l'Europe appelle de ses voeux l'envoi de casques bleus onusiens dans ce pays, afin d'instaurer une sorte de cordon sanitaire entre les deux parties. Je demeure en effet convaincu que le Président Poutine ne souhaite nullement annexer le Donbass, ce serait pour la Russie la source de bien des difficultés. Une aide massive de l'Union européenne à l'Ukraine se solderait également par une augmentation massive des déficits, ce qu'elle ne peut évidemment se permettre.

M. Joël Guerriau. - Vous avez souligné les tensions politiques et la volatilité économique. Les premières reflètent les divergences exprimées par nos États respectifs, augurant de l'exacerbation des tensions entre l'Europe occidentale et la Russie. Pour autant, je pense que l'intervention française au Mali est légitimée par d'autres raisons que celles que vous avez évoquées au cours de votre intervention. Rappelons également que la volatilité économique peut avoir des conséquences politiques d'une grande gravité. Les banques françaises sont les plus exposées au risque russe, avec un encours de l'ordre de 36 milliards d'euros de créances. La dégradation de la situation de l'économie russe peut-elle avoir un impact sur l'économie française en affectant ses principaux opérateurs bancaires ? Par ailleurs (cette question concerne au premier chef le département de Loire-Atlantique dont je suis le représentant), quelle serait la réaction des autorités russes si la vente des deux frégates Mistral venait à être annulée ?

M. Gilbert Roger. - Il est vrai que la dégradation de l'économie s'accélère en Russie et touche durement le quotidien de la population russe. Alors que la fuite des capitaux s'élève à un montant de 152 milliards d'euros d'investissement et que l'inflation redouble, une telle situation peut-elle perdurer en Russie? Celle-ci ne va-t-elle pas se tourner vers la Chine, à la recherche d'une solution économique ?

Mme Nathalie Goulet. - Je vous remercie de votre exposé exhaustif qui suscite de nombreuses questions. Comment expliquez-vous notre surprise face à la crise ukrainienne ? Comment se fait-il que nous n'ayons pas reçu de signaux d'alerte, notamment de la part des services de renseignement, alors qu'à l'occasion d'un déplacement avec le Président de la République et notre collègue Alain Gournac en Géorgie, on nous avait clairement montré les mouvements de troupes autour de l'Ukraine ? Comment expliquez-vous ex post que nous n'ayons pas obtenu d'information ex ante sur cette crise ukrainienne ?

M. Robert del Picchia. - J'ai entendu M. Sergueï Lavrov nous déclarer que si nous avions accepté la neutralisation de l'Ukraine afin de l'écarter de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), un peu sur le modèle de l'Autriche lors de la guerre froide, la situation que nous connaissons aujourd'hui eût été évitée ! Je suppose qu'une telle solution ne serait plus envisageable aujourd'hui ? Par ailleurs, un projet pétrochimique de plusieurs milliards de dollars a été lancé en Arabie Saoudite, auquel participent les Américains et les Allemands, mais dont les Russes ont été, contre leur gré, rejetés. Enfin, vous nous avez déclaré que le Président Poutine n'était pas la Russie, mais il est manifeste que la Russie, pour nous, c'est le Président Poutine ! Je ne sais si vous avez lu la biographie que lui a consacrée l'an passé M. Vladimir Federovski, mais je me demandais si la description qui y est faite du Président Poutine dans le livre vous paraît vérace.

M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique de l'Institut français des relations internationales. - Je vous remercie pour toutes ces questions. La popularité de V. Poutine est réelle, elle tient à l'absence d'opposition politique et à la propagande des médias qui construisent une sorte de réalité parallèle, distincte de la nôtre. Cette popularité correspond à une forme de nationalisme qui touche l'ensemble de la société et des élites russes, y compris d'ailleurs les opposants politiques comme M. Alexeï Navalny. Si Poutine se retirait du pouvoir, la trajectoire du pays resterait sans doute la même, celle d'une troisième voie, d'un refus de se rapprocher de l'espace euro-atlantique. La popularité de l'actuel président russe est élevée mais artificielle.

S'agissant des prévisions de croissance, le FMI et la COFACE envisagent une récession de 3 % en Russie en 2015. Concernant la baisse des cours du pétrole, j'en ignore les causes mais j'observe la volonté des pays membres de l'OPEP de laisser filer les prix pour garder leur position. D'ailleurs, lorsque vous interrogez sur ce point M. Sergueï Ivanov, chef de l'Administration présidentielle, celui-ci ne considère pas comme probantes les théories d'un éventuel complot ourdi par les États-Unis et l'Arabie Saoudite (octobre 2014).

J'ai utilisé le concept de « saturation stratégique » afin d'évoquer la difficulté d'accorder un ordre de priorité aux différents événements auxquels il nous faut répondre. J'estime ainsi que cette saturation se produit alors que nos outils de défense sont exsangues. Je ne préconise nullement une intervention militaire en Ukraine. La décision prise par l'OTAN en septembre dernier de ne pas accorder de soutien militaire à ce pays est parfaitement claire. Néanmoins, loin d'amorcer une désescalade, cette décision n'a pu prévenir l'exacerbation des tensions faisant suite aux échéances électorales dans le Donbass organisées un mois après et l'utilisation accrue d'armes russes. Le Kremlin entend garder le contrôle de l'escalade et il a compris l'absence de réaction occidentale face à l'emploi de la violence. Les sanctions prises par les Européens, qui n'ont pas les moyens de réagir militairement, sont donc des décisions par défaut qui nous conduisent à regarder l'Ukraine se laisser dépecer sous nos yeux. Il faut avoir conscience des conséquences pour la sécurité européenne.

L'exposition des banques françaises est forte et je connais les chiffres qui viennent d'être évoqués. Les conséquences de la crise économique russe peuvent-elles aller jusqu'à induire un effet systémique sur notre système bancaire ? Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Les sorties de capitaux qui ont été observées correspondaient aussi au remboursement de dettes. Les grandes entreprises russes, qui sont très endettées, souhaitent rester crédibles et rembourser ce qu'elles doivent.

Je me suis exprimé publiquement sur la livraison des frégates Mistral en septembre dernier, dans un contexte où il semblait encore possible de mettre fin à l'escalade de la violence en Ukraine, en s'appuyant sur les accords de Minsk et sur la mobilisation très forte de la diplomatie française et allemande. Mais le discours prononcé le 24 octobre 2014 par V. Poutine au Club international Valdaï a marqué un tournant. Il faut revenir à la genèse de cette affaire. Cette vente de frégates à la Russie a été envisagée à la demande de celle-ci après la guerre de Géorgie et avalisée par nos autorités, bien qu'elle fut contestée, en interne, par certains de nos diplomates et militaires. Le gouvernement de l'époque (François Fillon) faisait valoir l'idée de sortir d'une logique de guerre froide en permettant à la Russie de franchir un cap politique. Il y avait aussi des considérations d'ordre économique : si la France ne réalisait pas cette vente, la Russie irait se fournir ailleurs, auprès des Pays-Bas ou de l'Espagne. Le programme Mistral a suscité un grand nombre d'interrogations, notamment de la part des Géorgiens qui ne comprenaient pas que la France, qui avait permis la sortie de crise entre la Géorgie et la Russie en 2008, puisse armer l'un des deux belligérants. Mais d'autres pays ont également fait part de leur opposition, comme le Japon qui a déploré que la France accorde ainsi un net avantage maritime à la Russie. Certains milieux en France étaient effectivement désireux de donner cet avantage à la Russie. J'ai dit alors que je n'adhérais pas à l'argument selon lequel il fallait conclure la vente pour ne pas nuire à la réputation de la France et ne pas compromettre la vente d'autres armements, comme l'avion Rafale. L'embargo sur le Mirage décidé en 1967 par le général de Gaulle n'a pas empêché la France de conclure le contrat du siècle avec la Libye trois ans après. A mon sens, il valait mieux trouver une solution au rachat (OTAN, Canada...). Car la non-livraison, représentant un manque à gagner de près de 1,2 milliard d'euros, pèserait sur notre outil militaire déjà à bout de souffle.

S'agissant du contexte socio-économique, la société russe manifeste une résilience forte, compte tenu des difficultés qu'a traversées le pays depuis 1991. D'ailleurs, ces difficultés ont également façonné le personnel politique russe. Songez que M. Vladimir Poutine était, il y a vingt-trois ans, chauffeur de taxi ! Sa trajectoire individuelle, à l'instar de celle de son groupe politique, se traduit en certitude idéologique, en un sentiment de puissance qu'il nous est difficile d'appréhender. Nos interlocuteurs russes ont ainsi une âpreté que nous n'avons plus.

La capacité d'absorption macro-économique de la Russie est réelle puisqu'elle peut compter sur divers fonds de réserve qui sont gérés de façon convenable par la Banque centrale et les autorités russes. D'ailleurs, certains milieux parient sur une explosion de la zone euro avant que l'économie russe ne devienne exsangue ! Une telle perspective est largement partagée au sein des élites russes qui considèrent l'Occident comme déclinant.

Pourquoi n'avons-nous pas anticipé la crise ukrainienne ? Cette question est tout à fait pertinente. Pendant un certain nombre d'années, le suivi de l'évolution de la Russie ne suscitait plus le même intérêt que par le passé et les moyens qui lui étaient consacrés ont diminué, que ce soit sur le plan diplomatique, militaire et en matière de renseignement. La question du positionnement des services russes, qui trouvent des relais en France, est difficile à aborder. Depuis dix ans, les études consacrées à la Russie par l'IFRI ont pu être réalisées grâce au soutien des entreprises françaises installées en Russie, et non de l'État. L'expertise se perd très vite, faute d'un investissement continu ! L'intelligence stratégique doit penser en termes de rupture et cette démarche va bien au-delà de la simple analyse du risque-pays dans laquelle nous avons trop longtemps cantonné notre perception de la Russie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie de vos réponses et passe la parole à mes collègues pour une seconde série de questions.

M. Cédric Perrin. - Dans la perspective de la prochaine conférence intergouvernementale sur le climat (COP 21), comment analysez-vous la position de la Russie dans les négociations à venir ? La fonte des glaces dans la région Arctique pourrait susciter de nouvelles opportunités pour les pays riverains, dont la Russie. La stratégie de cette dernière peut-elle, à terme, générer un espace de confrontation avec notamment l'Alliance atlantique ?

M. Jeanny Lorgeoux. - Que reste-t-il de l'ancien empire allogène ? Quelle est la nature des relations entre le centre et les éléments périphériques ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Vous avez indiqué, de manière incidente il est vrai, que le nouveau gouvernement grec devrait entretenir de très bonnes relations avec la Russie. Quels sont les fondements d'une telle analyse et quelles conséquences un tel rapprochement devrait-il induire ?

M. Claude Malhuret. - Je voulais, à titre liminaire, vous remercier de votre exposé brillant et très instructif. La crise ukrainienne a montré l'impossibilité d'une politique étrangère européenne commune. En fonction de l'évolution de la crise en Ukraine, que vous avez évoquée avec un pessimisme que je partage, comment voyez-vous, de notre côté, l'évolution des positions et leur éventuelle convergence ? Auriez-vous des suggestions pour qu'une telle situation s'améliore ?

M. Robert Hue. - Votre exposé était fort intéressant, mais unilatéral. Je considère, certes avec respect, que réitérer les notions de « fuite en avant » et de « tension » pour caractériser la présidence de Vladimir Poutine et sa place dans la Russie d'aujourd'hui relève d'une vision partielle, voire partiale. Il faut rappeler les conditions dans lesquelles Vladimir Poutine a acquis son autorité et on passe trop facilement sous silence la terrible humiliation dont la Russie a été victime après l'effondrement du mur. N'oublions pas non plus la terrible fuite en avant néo-libérale qui a suivi ! Or, un peuple humilié se rassemble derrière des leaders charismatiques qui peuvent, il est vrai, parfois être des dictateurs. Je considère, pour ma part, qu'on persiste vis-à-vis de la Russie dans cette voie de l'humiliation. Ne pas inviter le Président Poutine aux cérémonies de commémoration de la libération d'Auschwitz est une faute politique majeure! Ma question portera sur la situation actuelle : votre discours n'accorde pas une place suffisamment importante à l'urgence diplomatique : comment faire pour sortir de l'impasse, alors que nous ne disposons pas des moyens militaires suffisants et que l'Europe est loin d'être unie sur ce plan ? Lors de la visite en Russie d'une délégation de notre commission, conduite, il y a quatre ans, par le Président Josselin de Rohan, à laquelle je participais, nous avions rencontré nos homologues russes qui étaient très désireux d'un rapport nouveau avec l'Europe, tandis que les relations avec la Chine étaient encore balbutiantes. Nous avons manqué cette occasion. La France aurait pu ainsi jouer un rôle bien plus important et marquer de son empreinte les relations bilatérales avec la Russie !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - J'ajouterai que les Chinois ont également pleinement conscience du mécanisme selon lequel la désagrégation conduit à l'humiliation.

M. André Trillard. - L'ambassadeur de Russie en France, Orlov, nous a dit que la Russie est susceptible d'intervenir dans tout territoire où sont présentes des populations russophones importantes. Qu'en est-il des États baltes ? Quelle est donc votre analyse à ce sujet ?

Mme Gisèle Jourda. - La disproportion entre les ambitions internationales de la Russie et sa situation intérieure vous paraît dangereuse. Peut-on envisager des bouleversements politiques intérieurs ?

M. Aymeri de Montesquiou. - Je ne suis pas d'accord avec vous quand vous dites que la Russie n'est pas au coeur des préoccupations américaines. Il me semble qu'ils considèrent au contraire cet État comme l'Union soviétique, faute d'avoir pris la mesure des changements considérables qu'il a connus. Je souscris d'ailleurs aux propos de notre collègue Robert Hue et attire votre attention sur la déclaration faite par le vice-président américain Joe Biden à l'Université de Harvard : les Etats-Unis veulent « engluer » la diplomatie européenne dans le problème ukrainien. Notre erreur a été de signer l'année dernière un accord avec le Président Porochenko, sans nous préoccuper réellement de sa mise en oeuvre.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup. Je vais laisser la présidence de la Commission à notre collègue, M. Jacques Gautier.

M. Thomas Gomart. - L'IFRI a publié une note sur la position russe dans le cadre de la COP 21, que je vous adresserai. L'Arctique représente une nouvelle frontière pour la Russie, non seulement en termes d'exploration-production, alors que les gisements de Sibérie occidentale arrivent à maturité, mais aussi de route maritime. Ce point est tout à fait décisif par rapport aux sanctions prises en septembre dernier, puisque celles-ci visent à empêcher l'exploration arctique que les Russes ne peuvent réaliser de manière autonome. Ils ont ainsi besoin de technologies occidentales pour explorer ces gisements situés en zone arctique et le poids des sanctions qui visent ces équipements demeure très lourd.

S'agissant de la relation entre le centre et les périphéries, une erreur a été de reprendre la carte américaine divisant le monde russe en Asie Centrale, Caucase et Europe centrale et de nier la réalité que représentait l'espace post-soviétique. Une telle approche ne permet pas de comprendre l'existence d'élites russophones dans les pays ex-soviétiques et celle d'un espace informationnel russophone important. La volonté russe de mettre en place une organisation de sécurité collective rassemblant l'Arménie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, ainsi que des pays aux trajectoires plus singulières comme la Géorgie, n'a pas été suivie d'effet. L'Azerbaïdjan demeure un pays extrêmement sensible qui avait initialement choisi une orientation proche de l'OTAN, avant de revenir, pour des motifs électoraux, dans le giron de Moscou. On a refusé de prendre en compte l'influence de la Russie dans les pays de l'étranger proche, alors que celle-ci est demeurée importante, bien qu'avec des nuances selon les pays : elle s'avère ainsi très forte au Kazakhstan et en Arménie, plus compliquée en Ouzbékistan et en Biélorussie.

En revanche, est apparue récemment la notion de « Russkyi mir » (« Ðóññêèé ìèð »), qui renvoie à l'idée que les communautés russophones doivent être soutenues, encouragées et protégées où qu'elles soient. Cela peut notamment concerner les pays baltes. Il s'agit d'une notion peu claire, mais qui recèle une connotation impérialiste.

S'agissant du clivage évoqué entre Européens, la réaction des États membres de l'Union européenne face à la crise ukrainienne tempère ce constat. Certes, le partenariat oriental, qui est à l'origine une initiative polonaise et suédoise, est un échec à l'échelle régionale. Mais, à l'occasion des événements survenus en Ukraine, des pays comme la Finlande et la Suède, victimes de violations répétées de leur espace maritime et aérien par la Russie, tendent à se rapprocher de l'OTAN. Il est par ailleurs probable que des pays comme la Pologne envisagent d'apporter de manière bilatérale un soutien militaire à l'Ukraine. Un scénario analogue à celui qui s'est déroulé en Croatie dans les années 1990 n'est pas du tout exclu, avec une Ukraine pour le moment meurtrie mais bientôt rééquipée et susceptible de revenir au combat à l'horizon d'une ou de deux années. Une telle situation est inquiétante. L'identité ukrainienne est en train de se forger et ne manquera de s'exprimer d'une manière ou d'une autre.

Le climat dans lequel nous sommes pour parler de la Russie se caractérise par un fort antagonisme entre les pro- et les anti-russes. Ainsi, toute intervention sur la Russie suscite désormais de nombreux commentaires, des critiques peu pertinentes, voire des insultes, ce qui n'était pas le cas en 2008. Ceci participe d'une guerre de l'information qui a différentes cibles dont des instituts comme l'Ifri. Apporter un peu d'analyse sur cette question qui provoque une forte polarisation n'est pas chose aisée.

Concernant l'humiliation, je l'ai perçue dès mon premier séjour en Russie en 1997, en particulier chez des responsables politiques ou diplomatiques vivant très chichement dans un système social qui a explosé à la suite des thérapies de choc. Mais l'argument de l'humiliation est usé jusqu'à la corde et sert désormais à justifier le comportement de la Russie. Il y a aussi des pays comme l'Ukraine ou la Moldavie qui sont humiliés par la Russie. En 1998, lorsque la Russie connaît les pires difficultés économiques, elle est invitée à rejoindre le G7 qui devient le G8 pour lui montrer toute l'importance que les Occidentaux lui accordent. Parallèlement, le dialogue entre l'OTAN et la Russie, marqué par la signature d'un acte commun en 1997, avait pour objectif de quitter définitivement la logique de guerre froide. En outre, toute la politique conduite par le Président Chirac, de même que la politique allemande a été d'accorder une place importante à la Russie. J'observe que depuis 2012, ce sont surtout les occidentaux qui sont critiqués, voire humiliés par la Russie, qui leur reproche leur modèle multiculturel qui, pour elle, est la cause de leur déclin.

Si je vous rejoins quant aux effets des politiques libérales sur la société russe au début des années 90, j'attire votre attention sur la situation actuelle, marquée par un capitalisme d'État où la collusion entre intérêts publics et privés est réelle. La Russie est dirigée par ceux qui la possèdent. L'idée d'un modèle russe qui serait vertueux ne dépasse pas l'épreuve des faits.

La commémoration de la libération du camp d'Auschwitz, à laquelle V. Poutine était invité, traduit, selon moi, quelque chose de plus profond. En effet, l'image de la Russie en Occident se limite à celle de la Guerre froide, et on comprend mal chez nous la place qu'occupe en Russie la mémoire de la Grande guerre patriotique, avec ses vingt-quatre millions de morts.

Je suis assez pessimiste. On peut planifier différents scénarii, notamment vers Odessa. D'autres opérations, de nature plus hybride, pourraient être conduites dans les pays baltes pour tester la réaction de l'OTAN, afin de démontrer la fragilité de l'article 5 du traité de l'Atlantique nord. Il est donc temps de mettre en place une dialectique très étroite, en considérant que les sanctions ont un impact, mais demeurent inefficaces pour modifier le comportement de la Russie, tout en demeurant très ferme en termes de sécurité et faire de la réassurance collective (entraînement, prépositionnement...) tout en expliquant cette démarche aux Russes.

M. Jeanny Lorgeoux. - Des Anschluss sont-ils possibles à terme ?

M. Thomas Gomart. - Au mois de mars, les troupes russes étaient supposées s'arrêter à la Crimée ! La guerre obéit également à une dynamique propre. S'agissant de la distorsion entre ambitions et moyens, la Russie a été dans les années 2000 un des principaux théâtres du terrorisme. La « stabilisation » du Caucase a été rendue possible par le blanc-seing donné à M. Ramzan Kadyrov. Effectivement, la Tchétchénie a été stabilisée, mais de quelle manière ? L'évolution de M. Kadyrov mérite une attention toute particulière. A l'aune des récents rassemblements organisés en Tchétchénie à la suite des attentats de janvier 2015, je pense que le Kremlin devrait prendre garde à l'évolution de cette république et, plus largement, de la région du Nord-Caucase.

Enfin, Moscou et Athènes ont toujours eu des liens très étroits, du fait de l'orthodoxie. L'alliance conduite par le nouveau Premier ministre grec, M. Alexis Tsipras, pour former son gouvernement, fait l'objet de commentaires très positifs à Moscou qui tient pour inéluctable l'éclatement de la zone euro et, plus généralement, l'échec du projet politique postmoderne qu'incarne l'Union européenne. En effet, l'idée supranationale qui anime le projet européen s'avère contraire à la culture politique du Kremlin, qui encourage les partis anti-européens et anti-américains.

En outre, je rejoindrai en partie l'observation selon laquelle la Russie est considérée à Washington comme l'Union soviétique et sur l'existence de sanctions prêtes depuis le début juin 2014, soit dès le crash du vol civil MH-17 au-dessus de l'Est de l'Ukraine. Il est vrai que les Think Tanks et une partie de l'administration américaine comprennent des personnes très hostiles à la Russie et ce, au-delà du clivage entre républicains et démocrates. En revanche, je ne pense pas qu'il y ait une volonté d'annihiler la diplomatie européenne en la matière. Mais, comme j'ai pu le constater lors d'entretiens récents, les États-Unis considèrent que les Européens sont incapables, diplomatiquement et militairement, de stabiliser leur voisinage immédiat.

M. Jacques Gautier, vice-président. - Monsieur le directeur, je vous remercie de cette présentation et du temps que vous nous avez accordé pour répondre à nos questions.

- Présidence de M. Jacques Gautier, vice-président -

Convention n° 181 de l'Organisation internationale du travail relative aux agences d'emploi privées - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Alain Néri et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 246 (2014-2015) autorisant la ratification de la convention n° 181 de l'Organisation internationale du travail relative aux agences d'emploi privées.

M. Jacques Gautier, président. - Notre collègue Alain Néri inaugure, pour cette convention, la nouvelle formule du « rapport synthétique » que nous avons mise au point en décembre dernier, et je voulais l'en remercier.

Comme vous le savez, nous sommes confrontés à un problème de « stock » de projets de loi d'autorisation de ratification d'accords internationaux à résorber, et d'imprévisibilité de notre calendrier en la matière, avec des projets de loi qui deviennent soudain urgents alors qu'ils concernent des conventions en attente d'être ratifiées depuis des mois, voire des années. Afin de mieux programmer et de fluidifier l'examen de ces conventions, nous avons proposé une méthode, définie dans le rapport d'information n° 204 (2014-2015) établi au nom de notre commission par le Président Raffarin. Ce dernier a pris à ce sujet l'attache, d'une part, du Gouvernement et, d'autre part, de la Présidente Elisabeth Guigou, pour la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, et de la Présidente Michèle André, pour notre commission des finances. De son côté, le Gouvernement a demandé au Conseil d'État une étude en ce domaine ; elle est conduite par notre ancien collègue député Henri Plagnol.

Nous avons bon espoir d'obtenir une programmation sur six mois des projets de loi d'autorisation de ratification, et de pouvoir disposer en amont des réponses aux questionnaires correspondants de l'Assemblée nationale, de façon à pouvoir travailler parallèlement à nos collègues députés. En contrepartie, nous avons proposé que nos rapporteurs, sans appauvrir leur présentation orale, s'en tiennent toutefois à un rapport écrit synthétique dans le cas où le Sénat se trouve saisi en second - l'Assemblée nationale ayant donc déjà examiné et voté le projet de loi -, lorsque les enjeux de la convention en cause ne semblent pas appeler des investigations plus poussées.

C'est précisément la situation où nous nous trouvons avec cette convention de l'Organisation internationale du travail (O.I.T.) relative aux agences d'emploi privées - ce que j'indique sans vouloir trop déflorer le rapport de notre collègue Néri, que je remercie encore d'avoir bien voulu inaugurer cette démarche innovante, destinée à nous permettre de résorber la « bosse » de conventions internationales que nous constatons.

M. Alain Néri, rapporteur. - La convention n° 181 de l'Organisation internationale du travail, relative aux agences d'emploi privées, a été adoptée par la Conférence internationale du travail en 1997 ; elle est entrée en vigueur en 2000. Actuellement, cette convention se trouve ratifiée par 27 pays, dont 12 États membres de l'Union européenne - parmi lesquels je mentionnerai la Belgique, l'Espagne, l'Italie, les Pays-Bas ou encore le Portugal.

La convention n° 181 de l'O.I.T. vise à autoriser la création et les activités des agences d'emploi privées - qu'il s'agisse de services de placement ou d'entreprises de travail temporaire, comme j'y reviendrai -, tout en protégeant les travailleurs qui ont recours aux services de ces agences.

Dans la mesure où ce texte comporte des dispositions de nature législative - qui touchent bien sûr essentiellement au droit du travail -, sa ratification nécessite, conformément à l'article 53 de la Constitution, une autorisation parlementaire préalable. Tel est l'objet du projet de loi dont nous sommes saisis, à la suite de l'Assemblée nationale qui l'a adopté le 22 janvier dernier.

Je signale d'emblée que ce projet de loi comporte, ainsi que l'a laissé entendre à juste titre notre Président, peu d'enjeux véritables. En effet, le droit français est d'ores et déjà conforme aux exigences de la convention n° 181 de l'O.I.T., et cela depuis 2010 - grâce à la loi du 23 juillet 2010 relative aux réseaux consulaires, au commerce, à l'artisanat et aux services, qui a supprimé les restrictions à la création d'agences d'emploi privées. La possibilité même de cette création d'agences d'emploi privées avait été introduite, sous conditions, dès 2005, avec la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, qui a mis fin au monopole de placement jusqu'alors détenu par l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE), devenue Pôle Emploi fin 2008.

La ratification de la convention n° 181 qu'il s'agit pour nous d'autoriser n'entraînera donc aucune conséquence pour notre droit interne - ni, je dois le dire, sur le niveau d'emploi en France... Elle permettra seulement à notre pays de mettre en cohérence ses engagements internationaux avec sa législation en vigueur. Mais je vais tout de même préciser les quelques points nécessaires à éclairer notre vote.

Tout d'abord, des précisions sur le contenu de la convention n° 181. Ce texte représente l'aboutissement d'une réflexion menée dès 1994 par la Conférence internationale du travail, qui a reconnu le caractère obsolète de la convention n° 96 de l'O.I.T. sur les bureaux de placements payants - convention datant de 1949, qui interdisait le recours aux agences d'emploi privées.

En effet, l'accompagnement dit « renforcé » des demandeurs d'emploi est devenu un axe majeur des politiques de l'emploi, notamment en Europe. Le recours aux opérateurs privés, venant en appui aux services publics de l'emploi et dans la mesure où il est encadré, comme c'est aujourd'hui le cas en France sous l'égide de Pôle Emploi, permet de renouveler les méthodes de suivi en ce domaine, offre la possibilité aux opérateurs publics de se concentrer sur les demandeurs d'emploi les plus en difficulté, et favorise « l'employabilité » des travailleurs, notamment en facilitant leur accès à la formation et leur acquisition d'expérience professionnelle.

C'est dans ce contexte que la nouvelle convention de l'O.I.T. a pour principal objet d'autoriser la création et les activités des agences d'emploi privées.

La convention retient d'ailleurs une définition large de ces agences, entendues comme des personnes, physiques ou morales, indépendantes des autorités publiques, qui fournissent un ou plusieurs des services suivants :

- en premier lieu, les services visant à rapprocher offres et demandes d'emploi, sans que les agences d'emploi privées deviennent partie aux relations de travail susceptibles d'en découler. Il s'agit des services de placement, au sens de la législation et de la jurisprudence françaises ;

- en deuxième lieu, les services consistant à employer des travailleurs dans le but de les mettre à la disposition de tierces personnes, physiques ou morales, qui fixent les tâches et en supervisent l'exécution. Il s'agit là de l'activité exercée par les entreprises de travail temporaire, au sens du droit français, qui ne considère pas ces entreprises comme exerçant une activité de placement, mais une activité de mise à disposition de travailleurs ;

- enfin, d'autres services encore, ayant trait à la recherche d'emploi, en particulier la fourniture d'informations, sans pour autant viser à rapprocher une offre et une demande spécifiques. Ces services d'aide à la recherche d'emploi ou au recrutement ne font pas, en droit français, l'objet d'un régime particulier.

En tout état de cause, le statut juridique des agences d'emploi privées doit rester déterminé, aux termes même de la convention, « conformément à la législation et la pratique nationales ».

Je précise que cette convention est applicable à toutes les agences d'emploi privées, à toutes les catégories de travailleurs et à toutes les branches d'activité économique, à la double exclusion :

- d'une part, des gens de mer, qui font l'objet d'instruments spécifiques de l'O.I.T ;

- d'autre part, de l'activité de placement des artistes du spectacle et celle des agents sportifs, dans la mesure où la convention autorise à exclure de son champ d'application certaines branches d'activité économique, « pour autant que les travailleurs intéressés jouissent à un autre titre d'une protection adéquate ».

Parallèlement, la convention met en effet l'accent sur la nécessité de protéger les travailleurs contre les abus, et elle tend ainsi à préserver un équilibre entre le besoin de flexibilité des entreprises et celui de la protection des travailleurs. Cette protection tient à la sûreté de l'environnement du travail et à la décence des conditions de ce travail.

À ce titre, la convention exige la détermination d'un cadre juridique et des conditions d'exercice des activités qui garantissent, aux travailleurs faisant usage des services d'agences d'emploi privées, une « protection adéquate ». Concrètement, la convention requiert des États membres de l'O.I.T. les mesures nécessaires pour garantir cette protection en matière de liberté syndicale et négociation collective ; de salaires minima, d'horaires, de durée du travail et d'autres conditions de travail ; de prestations de sécurité sociale ; d'accès à la formation ; de sécurité et santé au travail ; d'accident du travail ou de maladie professionnelle, etc. - rien que le droit français ne comporte déjà.

Sont en outre expressément garantis par la convention, aux travailleurs recrutés par les agences d'emploi privées, le droit à la liberté syndicale et à la négociation collective, une protection contre toutes les discriminations, et un traitement des données personnelles dans des conditions qui respectent la vie privée. Une protection spécifique pour les travailleurs migrants est demandée, ainsi que des mesures assurant que le travail des enfants ne soit ni utilisé, ni fourni par des agences d'emploi privées. Là encore, notre droit est conforme.

Enfin, un principe de gratuité des services fournis aux travailleurs par les agences d'emploi privées est fixé par la convention, qui autorise toutefois des dérogations. Ce même principe de gratuité est inscrit dans notre code du travail : aucune rétribution, directe ou indirecte, ne peut être exigée, en France, des personnes à la recherche d'un emploi, en contrepartie de la fourniture de services de placement.

La convention stipule que les États membres doivent établir « les conditions propres à promouvoir la coopération entre le service public de l'emploi et les agences d'emploi privées ». Dans ce cadre, néanmoins, les autorités publiques conservent la compétence pour décider de la formulation d'une politique du marché du travail, comme de l'utilisation et du contrôle de l'utilisation des fonds publics destinés à cette politique.

Je précise que cette initiative de la Conférence internationale du travail, en 1997, a été soutenue par la France, afin de réviser la convention n° 96 de 1949, que j'ai citée, sur les bureaux de placements payants, qui n'était plus adaptée à la réalité des marchés du travail modernes. Notre délégation, dans les négociations, avait demandé que le travail temporaire soit couvert par la nouvelle convention ; c'est bien le cas. Elle avait souhaité que les États membres de l'O.I.T. conservent toute latitude pour réglementer les activités en cause ; c'est le cas également.

Cependant, la France aurait préféré que l'interdiction de la mise à disposition de travailleurs pour remplacer les salariés d'une entreprise en grève, qui figure dans la recommandation de l'O.I.T. adoptée en même temps que la convention n° 181, soit intégrée dans cette convention, afin qu'elle ait une valeur juridique contraignante. Sur ce point, nous n'avons pas eu gain de cause.

Mais, pour résumer mon propos, je dirai que la convention n° 181 est une convention équilibrée : d'un côté, elle autorise les agences d'emploi privées ; de l'autre côté, elle garantit les droits des travailleurs recourant à ces agences.

La ratification de cette convention par notre pays, comme je l'ai indiqué, est possible depuis plusieurs années - depuis 2010. En pratique, cette ratification ne fera que consolider le droit français qui régit actuellement les activités de placement et de mise à disposition par les entreprises de travail temporaire. J'en viens à quelques précisions sur ces aspects.

Dès 2005 et la loi de programmation pour la cohésion sociale, ainsi que je l'ai rappelé déjà, nous avions mis fin au monopole public du placement des demandeurs d'emploi, qui se traduisait par l'obligation faite aux employeurs de notifier à l'ANPE l'ensemble de leurs offres d'emploi, et par celle des responsables de publications de communiquer à l'ANPE toutes les annonces en la matière qui leur étaient transmises. Toutefois, le législateur avait alors restreint l'exercice à titre lucratif du placement aux seuls organismes qui assuraient antérieurement une activité d'intermédiation (conseil en recrutement ou en insertion professionnelle), justifiant ainsi a priori d'une connaissance suffisante du marché du travail.

En 2010, pour les besoins de la transposition de la directive européenne dite « services » de 2006, la loi relative aux réseaux consulaires, au commerce, à l'artisanat et aux services a mis fin à cette restriction : elle a ouvert l'exercice de l'activité de placement à tout organisme, public ou privé, indépendamment de ses activités principales ou accessoires, sous réserve que ses statuts le permettent. L'obligation d'une déclaration préalable à l'autorité administrative, qui existait depuis la réforme de 2005, a alors été supprimée.

Cela dit, l'opérateur de l'État qu'est Pôle Emploi, aujourd'hui, détient toujours des prérogatives exclusives, dont l'inscription et la gestion de la liste de demandeurs d'emploi et le contrôle de la recherche d'emploi. En outre, en pratique, les agences d'emploi privées n'interviennent sur le marché du placement que dans le cadre des appels d'offres de Pôle Emploi - ce qui s'explique par deux facteurs :

- d'une part, les services de Pôle Emploi étant gratuits pour les entreprises, celles-ci n'ont pas un intérêt économique à recourir directement aux agences d'emploi privées, dont les services sont, pour les employeurs, payants ;

- d'autre part, le marché du placement n'est pas encore très développé, en raison de son ouverture relativement récente aux agences d'emploi privées.

Parmi les marchés lancés, ces dernières années, par Pôle Emploi, je citerai le marché de « prestation d'insertion dans l'emploi des jeunes diplômés », lancé en 2007 pour l'accompagnement de 10 000 jeunes chômeurs ; le marché « trajectoire emploi », visant l'accompagnement de 170 000 demandeurs d'emploi, lancé en 2009 ; le marché « accompagnement des licenciés économiques », lancé en 2009 également, au bénéfice de 150 000 personnes ; ou encore le marché « atout cadres », concernant l'accompagnement de 30 000 à 70 000 cadres, lancé en 2010. Notons que plusieurs appels d'offres sont en cours, pour des marchés de prestations de services d'insertion professionnelle à mettre en oeuvre auprès des demandeurs d'emploi de chaque région. En 2012, 240 000 demandeurs d'emploi ont ainsi bénéficié des services d'agences privées.

Dans l'organisation actuelle du secteur, on doit aussi relever l'accord de coopération, renouvelé fin 2010, qui lie depuis une quinzaine d'années la fédération des agences d'intérim (« Prism'emploi ») et Pôle Emploi. Cet accord vise essentiellement à améliorer l'échange d'informations, à faciliter les processus de recrutement  - du chômage à l'emploi intérimaire et des contrats temporaires aux contrats permanents -, ainsi que l'insertion sur le marché du travail, en particulier pour les jeunes demandeurs d'emploi et les autres groupes « cibles », et notamment en développant les compétences des demandeurs d'emploi, en collaboration avec les fonds sectoriels de formation.

La coopération entre le service public de l'emploi et les agences d'emploi privées que tend à promouvoir la convention n° 181 s'avère donc déjà très forte en ce qui concerne la France.

La ratification de cette convention, à défaut d'avoir une incidence sur notre droit interne et l'organisation des activités de placement et de travail temporaire dans notre pays, permettra au moins à la France de dénoncer la convention n° 96 de l'O.I.T. de 1949, que nous avons ratifiée en 1952 et qui, dans la mesure où elle prohibe les agences d'emploi privées, n'est plus un engagement cohérent avec notre législation nationale depuis 2005 : cette ratification, conformément aux stipulations de la convention n° 181, vaudra dénonciation de la convention n° 96. C'est en somme un enjeu de bonne articulation juridique, entre droit interne et normes internationales ; et c'est la raison pour laquelle, sous le bénéfice des observations que je viens de vous présenter, je vous propose d'autoriser cette ratification, en adoptant le projet de loi.

M. Jacques Gautier, président. - Merci pour cette présentation synthétique, mais très complète.

Mme Nathalie Goulet. - Je m'interroge sur notre rôle dans le cas de conventions internationales - qui, certes, justifient par nature la compétence de la commission des affaires étrangères - portant sur des sujets tels que celui qui nous occupe pour l'heure. Comment notre travail s'articule-t-il avec celui de la commission des affaires sociales ?

Par ailleurs, je n'ai pas bien compris le sort qui a été fait, dans le cadre de l'O.I.T., au cas de mise à disposition de travailleurs pour remplacer les salariés d'une entreprise en grève - situation qui, en France, serait de nature à enfreindre le droit constitutionnel de grève.

M. André Trillard. - Je partage les deux interrogations que vient d'émettre notre collègue Nathalie Goulet. J'ajouterai quelques observations.

Le partage des tâches entre Pôle Emploi et les agences d'emploi privées, en pratique, ne se déroule pas exactement comme on le souhaiterait. C'est ainsi par exemple que, dans le bassin d'emploi de Saint-Nazaire, les entreprises d'intérim jouent un rôle nettement plus important que celui de Pôle Emploi...

Cela dit, je crois qu'il ne faut se faire le chantre ni de Pôle Emploi, ni des agences d'emploi privées. La convention de l'O.I.T. que nous examinons est déjà ancienne et, d'autre part, il est difficile de savoir comment la situation des agences d'emploi privées évoluera en France. Cette évolution, qui peut être différente d'un territoire à l'autre, dépendra en partie de la qualité des services rendus par Pôle Emploi ; or cette qualité s'avère inégale.

M. Joël Guerriau. - Le département de la Loire-Atlantique, comme d'autres, est particulièrement touché par les difficultés, en termes de compétitivité, que soulève le phénomène des travailleurs migrants, notamment dans le domaine de l'agriculture. En la matière, les stipulations de la convention n° 181 de l'O.I.T. me paraissent bien floues...

M. Daniel Reiner. - Nous sommes manifestement saisis d'une convention déjà ancienne, qui elle-même tend à actualiser une convention de l'O.I.T. encore plus ancienne...

Je partage la question de Nathalie Goulet sur l'embauche de travailleurs destinés à remplacer des salariés grévistes. Est-ce bien interdit par l'O.I.T. ?

Je ne suis pas en mesure de déterminer qui, de Pôle Emploi ou des agences d'emploi privées, est le plus méritant. Des études statistiques ont été menées, en ce domaine : elles ne permettent pas de trancher la question, sinon en ce qui concerne le coût de chaque branche de l'option. Ce qui est certain, c'est que, globalement, la politique publique mise en oeuvre dans notre pays en faveur de l'emploi n'est pas à la hauteur des espérances qui ont été placées en elle : c'est la triste évidence !

M. Alain Néri, rapporteur. - La mise à disposition de travailleurs pour remplacer des salariés grévistes est bien proscrite par la recommandation de l'O.I.T. relative aux agences d'emploi privées, qui a été adoptée en même temps que la convention n° 181. Mais cette recommandation, par nature, n'a pas la valeur juridique contraignante de la convention. C'est pourquoi la France aurait préféré que cette interdiction soit reprise dans la convention. Les négociations ne l'ont pas permis.

En ce qui concerne les travailleurs migrants, la convention fixe le principe d'une protection spécifique, à charge pour les États membres de l'O.I.T. de l'aménager ; mais elle ne détaille pas le contenu de cette protection. De fait, notre collègue Joël Guerriau a raison de trouver le texte quelque peu flou, sur ce point.

Cette convention a été adoptée en 1997 : la situation du marché du travail, depuis, a bien sûr évolué. Ratifier ce texte reviendra seulement à faire du « toilettage » juridique. D'ailleurs, voilà qui illustre bien la situation des projets de loi d'autorisation de ratification d'accords internationaux en souffrance depuis trop longtemps, qu'évoquait notre Président en introduction à mon propos...

Je rejoins notre collègue Daniel Reiner pour estimer qu'une politique de l'emploi se juge à ses résultats. Aujourd'hui, ces résultats sont, pour le moins, décevants. Mais la tâche est ardue, on le sait. Je pense que notre pays a tout à gagner dans la fédération des compétences respectives de Pôle Emploi et d'agences d'emploi privées. Dans le contexte actuel, tout ce qui peut favoriser le retour à l'emploi d'un chômeur me paraît bienvenu !

M. André Trillard. - On assiste tout de même à une véritable coupure entre, d'un côté, l'activité des agences d'intérim, qui s'intéressent à des profils de travailleurs particulièrement qualifiés - je pense, dans mon département, aux secteurs de la construction navale et de l'aéronautique -, et, de l'autre côté, l'action de Pôle Emploi, dont la mission est de ramener tous les chômeurs vers l'emploi. Par ailleurs, le taux de chômage, dans certains bassins d'emploi, est soumis à de fortes variations tenant aux entrées et sorties des demandeurs d'emploi sur le marché.

M. Alain Néri, rapporteur. - Ces observations me paraissent tout à fait justes. La question de l'emploi est éminemment sensible. Il faut utiliser tous les leviers disponibles pour la traiter au mieux.

M. Jacques Gautier, président. - J'ajoute que nous sommes quelques-uns à penser que des réformes de la législation du travail s'imposent, pour contribuer à favoriser le niveau d'emploi dans notre pays.

Mme Nathalie Goulet. - Je me permets d'exprimer à nouveau mon interrogation concernant le rôle de notre commission vis-à-vis d'une convention internationale dont l'objet intéresse, au premier chef, la commission des affaires sociales.

M. Jacques Gautier, président. - Celle-ci, comme toutes les commissions permanentes, est libre de se saisir pour avis. Néanmoins, au cas présent, je rappelle que, comme l'a très clairement indiqué notre rapporteur, la ratification de la convention n'emportera aucune conséquence sur le droit interne français.

La commission, suivant la proposition du rapporteur, adopte sans modification le projet de loi précité. Conformément aux orientations du rapport d'information n° 204 (2014-2015) qu'elle a adopté le 18 décembre 2014, elle autorise la publication du rapport du rapporteur sous une forme synthétique.

Nomination de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

- M. Joël Guerriau sur le projet de loi n° 1163 (14e législature) autorisant la ratification de l'accord de partenariat économique d'étape entre la Côte d'Ivoire, d'une part, et la Communauté européenne et ses États membres, d'autre part ;

- Mme Nathalie Goulet sur le projet de loi n° 1239 (14e législature) autorisant la ratification de l'accord entre la Communauté européenne et ses États membres, d'une part, et la République d'Afrique du Sud, d'autre part, modifiant l'accord sur le commerce, le développement et la coopération ;

- Mme Gisèle Jourda sur le projet de loi n° 1533 (14e législature) autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Pérou ;

- M. Bernard Fournier sur le projet de loi n° 1586 (14e législature) autorisant l'approbation du protocole entre le Gouvernement de la République française et le conseil des ministres de la République d'Albanie portant sur l'application de l'accord entre la Communauté européenne et la République d'Albanie concernant la réadmission des personnes en séjour irrégulier.

La réunion est levée à 12 h 15.

Jeudi 29 janvier 2015

- Présidence de M. Jacques Gautier, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 30

Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense

La commission auditionne M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense.

M. Jacques Gautier, président. - Au seuil de cet échange, je voudrais exprimer l'émotion qui a été la nôtre à l'annonce de l'accident survenu lundi dernier, sur la base de Los Llanos, en Espagne, dans le cadre d'un programme de formation pour pilotes de l'OTAN. Cet accident, le plus grave que l'armée de l'air ait eu à déplorer dans son histoire récente, a coûté la vie à neuf militaires français et en a blessé plusieurs autres, qui presque tous appartenaient à la base de Nancy-Ochey. Mardi, Monsieur le Ministre, vous vous êtes rendu sur place ; notre collègue Daniel Reiner, si fortement attaché à la base de Nancy et à ses personnels, vous accompagnait. Le même jour, le Sénat, en séance publique, a rendu un hommage solennel aux victimes, en observant à leur mémoire une minute de silence.

Au nom de l'ensemble des membres de notre commission, Monsieur le Ministre, je vous témoigne notre présence amicale à vos côtés dans ces moments douloureux, et notre confiance dans les armées françaises et leurs moyens d'agir dans l'intérêt supérieur du pays. En pensant à nos neuf morts, à nos blessés, à leurs frères d'armes et à leurs familles, je vous invite, mes chers Collègues, à observer à présent une minute de silence.

Mesdames et Messieurs les Sénateurs membres de la commission et M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, observent, debout, une minute de silence.

M. Jacques Gautier, président. - Monsieur le Ministre, je vous remercie de vous être rendu disponible pour cette audition. Vous voudrez bien excuser l'absence du Président Raffarin, qui accompagne actuellement le Premier ministre dans un déplacement en Chine. Au-delà de la tragédie que je viens d'évoquer, et sur laquelle vous pourrez peut-être nous donner des informations, nous avons souhaité vous entendre pour plusieurs séries de raisons.

La première tient à la mobilisation actuelle de plus de 10 000 hommes, au titre de missions intérieures de protection, dont près de 8 000, déployés en quelques jours, dans le cadre du plan « Vigipirate » porté à son niveau « Alerte Attentats ». Comment avez-vous pu si bien et si vite répondre au besoin, alors même que les forces armées assurent en tout temps une présence permanente sur le territoire et que 8 500 de nos militaires restent déployés, toutes zones d'intervention confondues, en opérations extérieures ? Surtout, comment maintiendrez-vous ce dispositif très important dans la durée, d'autant que nos concitoyens vont s'habituer à la présence rassurante de l'armée ?

Du reste, cette organisation a suscité des réserves de la part de certains spécialistes. Placer des gardes devant des lieux sensibles qui, jusqu'alors, étaient parfois discrets - des lieux de culte, des écoles confessionnelles, notamment israélites - n'est-ce pas accentuer la visibilité de ces lieux, donc les rendre encore plus sensibles ? Par ailleurs, la garde statique, qui certes rassure les riverains des lieux ainsi protégés, répond-elle bien à la menace terroriste, ou ne revient-elle pas, au contraire, à offrir une cible supplémentaire pour un attentat ?

La deuxième série de raisons de cette audition est liée à la décision du Président de la République, le 21 janvier dernier, de conserver 7 500 postes, dont 1 500 en 2015, sur les 26 000 dont la loi de programmation militaire (LPM) prévoyait la suppression entre 2014 et 2019. Cette décision s'explique naturellement par le contexte, mais elle aura un coût budgétaire, tenant aux économies non réalisées sur la masse salariale et le fonctionnement. Des chiffres, à cet égard, ont d'ores et déjà circulé ; il manquerait ainsi de 500 millions à un milliard d'euros sur la période 2015-2018. Comment la mesure sera-t-elle financée, sans remettre en cause les autres engagements prévus par la loi de programmation militaire ? Je pense en particulier à l'équipement de nos forces, pour lequel les crédits budgétaires sont déjà insuffisants. Quelles seront, d'ailleurs, les catégories d'emplois maintenus ?

Troisième sujet : je voudrais vous demander où en est la mise en place des « sociétés de projet », ce dispositif destiné à permettre la vente puis la location de certains équipements militaires par le ministère de la défense, afin de dégager 2,2 milliards d'euros de ressources exceptionnelles (REX), prévues pour 2015 par la LPM et la loi de finances, qui ne pourront pas provenir de cessions de fréquences hertziennes comme initialement programmé. Le Gouvernement, la semaine dernière, a déposé à cet effet, à l'Assemblée nationale, un amendement au projet de loi pour la croissance et l'activité. Nous avons déjà exprimé nos réserves sur le mécanisme envisagé. Cependant, si les sociétés de projet apparaissent comme le seul moyen de trouver les crédits qui sont nécessaires au budget de la défense, nous ne pourrons que vous soutenir, Monsieur le Ministre, dans cette réalisation.

Il y aurait encore beaucoup de sujets à évoquer ; je me limiterai à un seul, laissant à mes collègues le soin de vous interroger sur les autres. La LPM, dans une forme de « clause de revoyure », prévoit sa propre actualisation avant la fin de l'année 2015. Cette révision a été annoncée par le Gouvernement avant l'été prochain. Ce travail, qui est complexe et va devoir être conduit dans un contexte budgétaire défavorable, exige une préparation ; nous souhaitons naturellement savoir comment, Monsieur le Ministre, vous entendez travaillez dans cette perspective avec le Parlement, en particulier avec les commissions chargées de la défense à l'Assemblée nationale et au Sénat. La nôtre, vous le savez, appuie votre engagement au service de la défense.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense. - Je vous remercie, Monsieur le Président, pour l'hommage que vous venez de rendre aux victimes de ce drame - un accident exceptionnel - qui a durement touché nos armées, singulièrement l'armée de l'air, cette semaine, en Espagne. À votre suite, je voudrais adresser mon soutien à nos blessés et à l'ensemble des familles aujourd'hui plongées dans l'épreuve et dans la douleur.

Comme vous l'avez indiqué, c'est à l'occasion d'un exercice de l'OTAN, stage habituel pour des pilotes de chasse de haut niveau, que cet accident est survenu. Un avion F16 de l'armée grecque s'est écrasé sur des parkings de la base de Los Llanos, en premier lieu un parking sur lequel se trouvaient les aéronefs français qui ont été endommagés. Je me suis rendu sur place mardi, au lendemain du drame, avec votre collègue Daniel Reiner. La zone de l'accident n'ayant alors pas encore pu être dépolluée, les corps des victimes s'y trouvaient toujours. C'était bien sûr un moment très émotionnel. J'ai rendu visite à nos cinq blessés, soignés à Albacete et à Madrid ; quatre d'entre eux sont aujourd'hui rentrés en France et soignés à l'hôpital Percy, à Clamart ; le cinquième, dans un état particulièrement grave, se trouve encore à Madrid. Pour éclairer les causes du drame, les enquêtes nécessaires sont en cours ; les autorités espagnoles les mènent, appuyées, à leur demande, par les services français.

Le Président de la République a décidé qu'un hommage national serait rendu aux Invalides, mardi prochain, à nos morts. Ce drame nous rappelle à tous - militaires, élus, citoyens - les exigences d'un métier hors du commun à bien des égards.

Si je vous retrouve aujourd'hui, c'est d'abord pour faire le point sur la mobilisation du ministère de la défense à la suite des attentats des 7 et 9 janvier derniers. La nécessité d'accroître la sécurité de tous les Français, dans ce contexte critique, a justifié une réponse gouvernementale exceptionnelle. Dans ce cadre, vous le savez, le Président de la République a en particulier décidé, le 11 janvier dernier, d'engager 10 000 soldats pour la protection de sites sensibles. Il s'agissait d'appliquer le contrat « Protection » confié à nos forces. Ce contrat opérationnel correspond à l'une des trois missions fondamentales assignées par le Livre blanc de 2013 à nos armées pour garantir la sécurité de la Nation, aux côtés de la dissuasion et de l'intervention extérieure. Il représente la contribution maximale planifiée, jusqu'à présent, par le ministère de la défense en cas de crise majeure sur le territoire national. Et, j'y insiste, l'opération « Sentinelle » constitue une opération militaire de plein exercice, non pas un simple appui donné aux forces de police et de gendarmerie ; une opération sans précédent pour notre armée professionnelle.

Avant de l'évoquer plus en détail, je voudrais rappeler les différentes missions que nos forces remplissent en permanence sur le territoire national, parce que cette opération intérieure en est le prolongement direct.

L'État doit se préparer à agir contre les risques et les menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la Nation et au fonctionnement des pouvoirs publics. Chaque ministère contribue à l'action du Gouvernement au titre de la sécurité nationale, sous l'égide du secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN). C'est en particulier l'objet des plans gouvernementaux, comme celui de la vigilance contre le terrorisme qu'est Vigipirate. La Défense est naturellement un acteur majeur de ces processus et, vous le savez, hier comme aujourd'hui, elle intervient régulièrement aux côtés des forces de sécurité publique dans la gestion des crises affectant notre pays.

La finalité première de nos forces armées est la protection de nos concitoyens et du territoire. Elles y consacrent donc des moyens importants. Ces missions se déclinent en effet dans différents cadres d'action :

- les missions permanentes que sont les postures permanentes de sûreté aérienne et maritime et, par exemple, le plan gouvernemental Vigipirate, la mission « Harpie » de lutte contre l'orpaillage illégal en Guyane, les missions de sauvetage et de secours en mer ;

- les missions récurrentes, comme la lutte contre les feux de forêts dans le sud du pays, en appui de la sécurité civile, ou la protection de sites sensibles en métropole et outre-mer ;

- enfin, des missions occasionnelles, par exemple la mise à disposition de moyens pour faire face aux conséquences d'événements météorologiques particuliers.

En 2014, l'engagement moyen des armées sur le territoire aura représenté un effectif de 2 446 militaires par jour. Dans le domaine de l'action terrestre, contrairement aux milieux aérien et maritime, les armées interviennent en complément des autres administrations. L'armée de terre et l'armée de l'air participent régulièrement au plan Vigipirate à hauteur de 750 militaires par jour. C'est une mission 24 heures sur 24, qui s'effectue toute l'année. L'opération Harpie représente de son côté 362 militaires par jour en moyenne, et « Titan », mission de protection du centre spatial guyanais, 60 militaires par jour.

Dans le secteur aérien, l'armée de l'air assure la posture permanente de sûreté aérienne, qui correspond à une mesure « socle » du plan Vigipirate et représente quatre permanences opérationnelles d'avions de défense aérienne et quatre d'hélicoptères, impliquant en moyenne 217 militaires par jour. Ces moyens interviennent de façon régulière ; ils sont sollicités fortement depuis 2001 par le risque terroriste, mais ils doivent aussi faire face à des sollicitations plus « classiques ».

Dans le domaine maritime, la marine nationale est engagée dans la posture permanente de sauvegarde maritime. Cette posture comprend la mise en oeuvre des mesures du plan « Vigimer », déclinaison maritime de Vigipirate, et plus globalement la sûreté de nos approches maritimes en métropole et outre-mer. La marine intervient par ailleurs dans le cadre de l'action de l'État en mer. Ce dispositif, articulé à une chaîne sémaphorique, mobilise tous les jours 600 marins, trois bâtiments et un avion de surveillance.

Enfin, les armées sont quotidiennement engagées dans la protection des installations de défense - conventionnelles, nucléaires, portuaires -, qui présentent le plus souvent un caractère stratégique. Cette protection a été accrue lors des attentats avec un renfort de militaires supplémentaires, spécialement consacrés à cette mission.

Avant les événements des 7 et 9 janvier derniers, j'avais coutume de dire que le territoire national représentait le second théâtre d'engagement opérationnel des armées. Aujourd'hui, pour la seule mission Vigipirate, 10 400 militaires sont déployés en France. C'est donc notre première opération militaire, au regard en tout cas du volume des effectifs mis en oeuvre. Je veux bien sûr revenir sur cette mobilisation exceptionnelle, sans précédent depuis la fin de la conscription.

Dans les heures qui ont suivi l'attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo, le Premier ministre a décidé de porter le plan Vigipirate à son niveau de vigilance maximal en Île-de-France. Ce niveau est appelé « Alerte Attentat ». Pour ce qui me concerne, j'ai ordonné le déploiement de 1 200 militaires supplémentaires, dont 1 000 pour cette seule région, en coordination avec le ministère de l'intérieur. Ces renforts terrestres ont été complétés, pendant la gestion de la crise, par des moyens spécialisés de détection et destruction d'explosifs comme de déminage, pour renforcer les forces de la sécurité civile déployées sur aéroports parisiens (Roissy et Orly) ; par trois hélicoptères lourds, chargés d'appuyer les gendarmes du GIGN dans leurs opérations contre les terroristes impliqués dans l'attentat du 7 janvier ; et par un dispositif de surveillance aérienne constitué d'avions de combat, de surveillance et d'hélicoptères, afin de sécuriser la grande marche républicaine du 11 janvier.

Dans un deuxième temps, qui est intervenu très rapidement - le 11 janvier -, le Président de la République a pris la décision, compte tenu du niveau de la menace qui pesait sur notre pays, d'engager un renforcement sans précédent de la sécurité de nos concitoyens à travers la protection des lieux les plus sensibles. J'ai immédiatement mobilisé 8 500 militaires supplémentaires, en engageant la totalité des forces prévues pour les missions intérieures par le Livre blanc, en application du contrat de « Protection ». Je veux y insister, parce que la mise en oeuvre de ce contrat opérationnel, également prévu par une instruction interministérielle, constitue un signal politique fort. Les modalités juridiques, pour l'emploi de la force, ou encore budgétaires, sont donc parfaitement appropriées à cette mission.

Ce qui devait être fait en sept jours, le ministère de la défense l'a réalisé en trois jours. C'est un véritable tour de force, qui me permet de souligner devant vous l'excellence mais aussi le dévouement de notre chaîne de commandement, des services et du soutien - transport, logement, nourriture, etc. J'y vois la confirmation, s'il le fallait encore, de la disponibilité et du sens du service des hommes et des femmes de la défense, civils et militaires. Je me suis d'ailleurs rendu à leur rencontre, accompagné du Président Raffarin, sur le camp de Satory, pour leur exprimer la reconnaissance de la Nation.

Aujourd'hui, ce sont donc 10 412 hommes et femmes, professionnels, engagés aux côtés des forces de sécurité publique, qui agissent dans le cadre de réquisitions préfectorales dans nos sept zones de défense et de sécurité, ainsi qu'outre-mer. Ces militaires protègent aujourd'hui plus de 800 sites. L'effort principal en effectifs se concentre naturellement sur l'Île-de-France, avec 6 000 militaires déployés. Certaines de nos collectivités d'outre-mer ont également renforcé leur dispositif, en faisant appel à nos forces de souveraineté.

Je tiens à souligner ici la qualité de la coopération interministérielle qui a été réalisée autour du ministre de l'intérieur. C'est en effet à ce dernier que le Premier ministre a confié la conduite opérationnelle de la crise dès le 7 janvier. Il faut saluer les progrès réalisés par notre pays pour la coordination de toutes les forces de l'État en cas de crise grave sur le territoire national. Le dispositif gouvernemental est adossé à la cellule interministérielle de crise, située à Beauvau, qui regroupe l'ensemble des ministères concernés. Les dispositions prises permettent des réactions à plusieurs vitesses et la conduite de la crise dans un cadre unifié. Ce dispositif démontre toute son efficacité ; je crois qu'il faut s'en féliciter.

Ce qui est vrai au niveau national l'est aussi aux niveaux zonal et local, entre autorités civiles et militaires. Je veux ici saluer la qualité du dialogue, étroit et positif, entre les préfets et les officiers généraux de zone de défense, ou les délégués militaires départementaux, tant en région parisienne que sur l'ensemble du territoire national. Ce dialogue et les réglages qu'il permet entre l'expression des besoins d'une part, la mise en mouvement d'une force militaire cohérente et bien commandée d'autre part, ont en effet constitué un facteur clé de la bonne montée en puissance de cette opération. J'insiste sur ce point, car nous devrons être vigilants : la réforme territoriale engagée par le Président de la République posera la question de l'avenir de l'échelon zonal et de ses prérogatives ; or ce niveau de coordination se situe aujourd'hui au coeur de l'engagement de nos armées sur le territoire national.

Vous posez légitimement la question de la soutenabilité de cette opération intérieure, alors même que nos armées sont engagées sur plusieurs théâtres extérieurs. Je vous le dis sans détour : nous maintiendrons ce dispositif aussi longtemps qu'il le faudra. Mais cela n'empêchera pas des évolutions quant au mode opératoire ; à cet égard, nous agirons de façon pragmatique. Je réponds ici à la question que vous m'avez adressée, Monsieur le Président, en ce qui concerne les gardes statiques : ceux-ci étaient nécessaires dans l'immédiat ; ils le resteront encore ici ou là ; mais, progressivement, la mobilité va prendre le pas.

Au demeurant, le Livre blanc prévoit et permet de disposer de cette capacité de simultanéité aujourd'hui indispensable pour traiter correctement une menace qui se développe tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du territoire national. C'est la preuve que, dans le contexte que nous connaissons, le niveau d'ambitions que le Livre blanc avait développé en 2013 est effectivement cohérent avec nos objectifs politiques. Nous avons défini une stratégie et des moyens diversifiés selon les missions, capables de répondre aux enjeux de sécurité que nous rencontrons aujourd'hui.

Il n'en reste pas moins que nos armées connaissent un engagement particulièrement élevé et exigeant. Nos déploiements actuels, dans les circonstances particulièrement graves que nous connaissons, se situent déjà à un niveau légèrement supérieur aux contrats opérationnels définis en 2013, aussi bien sur le territoire qu'à l'extérieur. Le premier engagement à 10 400 militaires a été effectué, sans disposer d'un réservoir de forces dédiées, par les forces terrestres essentiellement. Les activités non prioritaires et la préparation opérationnelle des forces ont été temporairement suspendues. Un tel engagement offre, comme vous l'aurez compris, peu de marge de manoeuvre en cas de nouvelle dégradation de la situation sécuritaire sur le front intérieur. Pour autant, nous y réfléchissons, bien sûr. Il convient également de noter qu'une prolongation significative de la mission imposerait des renoncements sur la préparation de nos forces et leurs conditions de vie.

C'est justement pour tenir compte de cette nouvelle donne, et garantir sur la durée l'engagement de nos armées partout où il sera nécessaire, sur le territoire national comme en intervention extérieure, que le Président de la République, comme il l'a annoncé dans ses voeux aux armées, a demandé que je lui fasse des propositions visant à alléger la réduction des effectifs du ministère sur la durée de la loi de programmation. Le 21 janvier dernier, à l'issue d'un conseil de défense, il a retenu mes propositions, qui tendent à la fois à étaler et à limiter les diminutions d'effectifs programmées. Dès 2015, le ministère de la défense connaîtra 1 500 suppressions de postes de moins que ce qui avait été prévu ; en solde net, le ministère enregistrera ainsi, cette année, une déflation de 6 000 postes, et non 7 500. Au total, l'allègement de la charge de réduction de nos effectifs sera de 7 500 personnes sur la période 2015-2019.

L'actualisation de la programmation prévue pour cette année par la LPM elle-même le permettra. Avec vous, nous avions pris la précaution de cette clause de « rendez-vous » explicite, fixée à l'article 6 de la LPM « avant la fin de l'année 2015 », particulièrement en ce qui concerne la trajectoire de nos effectifs. Il s'agit de s'adapter au nouvel environnement auquel nous sommes confrontés. Il s'agit aussi de tirer les enseignements de deux ans d'interventions extérieures intenses et de prendre acte que nous arrivons probablement au bout de la logique de déflation qui domine le ministère depuis la décennie 1990. Cette actualisation de la LPM interviendra avant l'été, afin d'adapter notre analyse, nos contrats opérationnels et notre réponse capacitaire au nouveau contexte. Mais à cet effet il s'agira d'ajuster la loi, non pas de la refondre.

Au titre de la feuille de route pour cette actualisation, à laquelle j'entends bien entendu associer étroitement le Parlement et singulièrement votre commission, nous savons d'ores et déjà qu'il conviendra de préciser le contrat opérationnel de protection sur le territoire. À ce stade, l'allègement de la réduction initialement prévue de 7 500 postes nous permettra, d'une part, de garantir la tenue des contrats opérationnels tels que définis dans la LPM et, d'autre part, de pouvoir à tout moment, dans un délai très bref, déployer 10 000 hommes de nos forces armées sur le territoire national pour une durée d'un mois.

La nouvelle trajectoire de nos effectifs, dans un ministère qui continuera de réduire significativement ses emplois, nous permettra donc de faire face aux exigences nouvelles de mobilisation sur le territoire national, ainsi qu'aux tensions accrues sur les théâtres extérieurs. Les nouveaux contrats opérationnels seront inscrits dans l'actualisation qui sera présentée au printemps prochain au chef de l'État puis au Parlement.

J'ajoute que le Président de la République, une nouvelle fois, a réaffirmé la sanctuarisation du budget de la défense, soit 31,4 milliards d'euros en 2015. Les 2,2 milliards d'euros prévus pour cette année à titre de REX - qui, comme je l'ai toujours su et dit, ne pourront pas provenir de la mise aux enchères de la bande de fréquences des 700 mégahertz - seront trouvés au moyen de la mise en oeuvre de sociétés de projet, capitalisées par le produit de cession de participations financières de l'État et auxquelles le ministère de la défense cèdera, puis louera, certains équipements militaires déjà en sa possession ou proches de leur achèvement. Deux sociétés de projet sont à l'étude : l'une pour trois frégates multi-missions (FREMM), l'autre pour huit avions A400 M. Ce dispositif est conforme aux prévisions de la LPM qui, dans la liste qu'elle donne des sources de REX, fait apparaître - depuis le début, je le rappelle - le produit de cessions de participations d'entreprises publiques.

M. Jacques Gautier, président. - Et vous savez, Monsieur le Ministre, depuis le début, nos réserves !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - J'espère vous convaincre. Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne notre modèle d'armée, les capacités qu'il sera possible de déployer bénéficieront à nos fonctions de protection du territoire national, qui doivent être raffermies, ainsi qu'à nos capacités de renseignement et de réponse aux cyber-attaques, tout en préservant nos capacités d'intervention extérieure. Le dispositif de riposte et d'adaptation aux mutations du terrorisme est ainsi complet, après les annonces détaillées déjà faites par le Premier ministre pour les ministères de l'intérieur et de la justice. Je voudrais simplement revenir ici, parmi les suites données par le Gouvernement dans ce nouveau contexte, au projet de loi relatif au renseignement, dont la préparation est désormais accélérée.

Ce texte permettra de moderniser les dispositions de la loi du 10 juillet 1991 sur les écoutes administratives - les fameuses « interceptions de sécurité » -, qui ne sont plus adaptées à l'évolution des technologies, mais également d'ouvrir d'autres possibilités techniques de recueil de renseignement pour les services chargés de ces missions de prévention du terrorisme et des autres atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. Il va de soi que l'amélioration des moyens légaux offerts aux services pour faire leur travail sera compensé par un accroissement des prérogatives de l'autorité administrative indépendante aujourd'hui chargée du contrôle des interceptions et de l'accès aux données de connexion mais qui pourra demain couvrir l'ensemble des techniques de recueil de renseignement. La Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) mérite d'être modernisée dans sa composition et dans ses attributions. Elle aura aussi besoin de voir ses moyens d'expertise technique renforcés afin que le contrôle soit efficace et garantisse un parfait respect de l'État de droit.

Avant de conclure ce propos liminaire, je voudrais encore vous livrer une réflexion sur le continuum qui existe entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, puisqu'il est aujourd'hui plus que jamais au fondement des engagements de nos armées, et faire le lien avec les opérations que nous menons au-delà de nos frontières.

Aujourd'hui, il est clair que la conjonction de la menace extérieure et de la menace intérieure nous place dans une situation inédite, en tout cas depuis longtemps. Ce continuum est singulièrement fort. Et c'est bien parce qu'il y a une continuité dans les menaces que le Président de la République et le Gouvernement ont eu l'initiative d'une continuité dans notre stratégie de réponse.

Nos services de renseignement sont bien évidemment au coeur de cette stratégie. Vis-à-vis de la menace extérieure, ils constituent même notre première ligne de défense. Grâce à leurs moyens techniques et humains, ils surveillent de manière hautement prioritaire cette menace, qu'ils abordent sous des angles complémentaires. Au plus près comme au plus loin, ils développent des actions d'entrave, ils détectent et permettent le ciblage de groupes armés terroristes dans nos zones d'opérations et d'intérêt, notamment au Sahel et en Irak. Ils contribuent à la protection de nos emprises à l'étranger, de nos forces déployées et de nos ressortissants.

Compte tenu de la fugacité de la menace, le combat de nos services repose sur la détection de signaux faibles. Cet enjeu partagé les a conduit à coopérer toujours davantage, allant jusqu'à fusionner certains de leurs moyens. Ainsi le suivi des djihadistes français est-il réalisé à partir d'une cellule commune à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), dans le respect des missions de chacun. Dans le même esprit, une cellule interservices de fusion du renseignement, destinée à appuyer nos opérations militaires au Levant, a été mise en place auprès de l'état-major des armées. Le ministère de la défense, dans toutes ses composantes, est donc pleinement mobilisé pour traquer et neutraliser ce qui est aujourd'hui la première menace qui pèse sur notre sécurité.

Il y a une nécessité absolue de ne pas opposer l'opération intérieure que nous venons d'engager et celles que nous menons à l'extérieur de nos frontières : c'est une même dynamique, une même volonté de sécuriser notre territoire et défendre nos concitoyens. Combattre Daech, c'est réduire la menace terroriste en France ; combattre la menace terroriste en France, c'est affaiblir Daech. Les lâches attentats des 7 et 9 janvier ne nous détourneront donc pas de l'action que nous avons entreprise au Sahel et au Levant, bien au contraire. Au moment où nous renforçons notre dispositif de sécurité intérieure, nous poursuivons nos engagements extérieurs, car nous faisons face à une même menace.

M. Jacques Gautier, président. - Passons aux questions.

M. Gilbert Roger. - Ayant eu l'honneur, à l'invitation de nos armées, d'assister à une journée « Défense et citoyenneté », j'aurais des suggestions à faire dans l'hypothèse où nous serions amenés à travailler sur l'amélioration de ce dispositif ou l'instauration d'un nouveau service civique. Les événements récents pourraient-ils nous conduire à adopter une nouvelle organisation de nos forces et à modifier la formation des militaires, afin de répondre à de telles actions de guerre sur le territoire ?

M. Michel Boutant. - J'évoquerai les survols de sites sensibles par des drones, qui ont d'abord concerné certaines centrales nucléaires, puis le palais de l'Elysée, enfin tout récemment la base militaire de l'Ile Longue. S'agit-il d'actions coordonnées ? Représentent-elles une menace sérieuse ?

M. Aymeri de Montesquiou. - Les avions de chasse affectés à la surveillance du territoire se consacrent-ils exclusivement à cette mission ? Par ailleurs, n'y a-t-il pas eu une carence des services de renseignements à l'intérieur comme à l'extérieur ? D'un côté, la France est frappée sur son territoire, d'un autre, on découvre que Daech a conquis 200 000 km2 en six mois à l'aide de 30 000 combattants, c'est stupéfiant ! On entend dire que les djihadistes rentrés en France seraient bien plus que 1 000 et que trois militaires envoyés là-bas pour combattre seraient passés dans les rangs de Daech.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - En réponse à M. Gilbert Roger, concernant notre organisation, les armées ont prouvé qu'elles savaient s'adapter, puisque 10 000 hommes ont été déployés en trois jours au lieu des sept prévus, une performance qui va bien au-delà des hypothèses les plus optimistes. Nous ne pouvons qu'en être satisfaits. A l'occasion de ce déploiement, nous avons toutefois constaté la difficulté de mobiliser rapidement les réservistes en cas de crise. Il faut améliorer le dispositif concernant les réserves, afin qu'elles prennent une part plus importante à la réalisation du contrat opérationnel, dont le président de la République souhaite qu'il soit modifié pour permettre le déploiement d'une capacité de 10 000 hommes sur une durée d'un mois.

S'agissant des drones, il s'agit d'engins qui ne présentent en eux-mêmes aucun risque à ce jour, mais constituent une menace potentielle qu'il faut prendre en compte, sur le plan technique et juridique.

M. Gilbert Roger. - J'ai lu dans la presse spécialisée que des drones « grand public » pourraient bientôt transporter de petites charges.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Le projet de loi d'actualisation de la LPM comportera des dispositions sur les drones.

En réponse à M. de Montesquiou, en ce qui concerne la protection du territoire, les avions de chasse chargés de la surveillance ne font que cela, et assument cette mission avec une très grande réactivité. Votre observation concernant une éventuelle carence des services de renseignement pose la question de la capacité de ces services à suivre des individus suspects dans la durée, sur le territoire national comme à l'extérieur. Il leur faut pour cela davantage de moyens techniques et juridiques, ce qui renvoie aussi au débat liberté/sécurité que nous avons eu lors de l'examen de la dernière LPM. C'est un vrai sujet. Concernant l'expansion de Daech, il faut rappeler que le territoire irakien était davantage le champ d'action des services de renseignement américains que celui des services français. Le développement rapide de Daech a plusieurs causes, notamment les conditions dans lesquelles les Etat-Unis ont quitté l'Irak et la ligne suivie par le gouvernement de Nouri al-Maliki qui, en privilégiant les relations avec les chiites et les kurdes et en rejetant les sunnites, a précipité ces derniers dans les bras de Daech.

M. André Trillard. - Je souhaitais évoquer le sujet des drones, ce qui a déjà été fait. Je vous poserai en conséquence trois questions. Il semble que Kobane ait été libéré de Daech. Est-ce un début de reconquête ou seulement un heureux accident ? En tant qu'élu de la région de Saint-Nazaire, j'aimerais connaître le statut actuel des BPC qui doivent être livrés à la Russie. Le retard dans la livraison pèse-t-il ou pèsera-t-il d'une manière ou d'une autre sur le budget du ministère de la défense ? Enfin, ne devrions-nous pas nous poser la question de la mise en oeuvre de méthodes plus radicales pour neutraliser certains terroristes lorsqu'il ne peut pas y avoir de dommages collatéraux ?

M. Alain Gournac. - Le déploiement des troupes à la suite du relèvement du niveau de Vigipirate a été réalisé dans d'excellentes conditions, ce dont je vous félicite et ce dont je félicite les armées. De même, la coordination des différents acteurs a très bien fonctionné.

Je reviens tout de même sur les drones car votre réponse m'étonne. Alors que nous sommes en Vigipirate alerte attentats, des drones pourraient survoler l'Elysée ou la base de l'Ile-Longue ? C'est une situation très grave !

Enfin, deux questions courtes. La crise économique que connaît la Grèce pourrait-elle avoir entraîné une dégradation inquiétante dans la maintenance des matériels de l'armée de ce pays ? Où en est-on dans le processus de négociations au Mali et constatez-vous des éléments nouveaux dans les trafics en provenance de la Libye ?

M. Jeanny Lorgeoux. - J'ai été interloqué par un récent article de Marc-Antoine Pérouse de Montclos, l'un des rares spécialistes français du Nigeria. Cet article s'interroge notamment sur l'éventuel décès d'Abubakar Shekau, leader de Boko Haram, sur les liens non avérés de la secte avec Al-Qaïda et sur les causes réelles de son développement. Il met en particulier en avant toutes les causes internes au Nigeria, comme la corruption, le clientélisme, la violence de la police et de l'armée,... Comment évaluez-vous la situation dans le Nord du Nigeria, qui est à mon sens particulièrement inquiétante ? Plus particulièrement, quelles peuvent être les conséquences de l'entrée des troupes tchadiennes au Cameroun ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Les BPC, dont l'un est encore en construction, restent la propriété de DCNS qui, selon les termes du contrat que l'entreprise a passé avec l'organisme russe Rosoboronexport, peut retarder la livraison « en cas de force majeure ». Le Président de la République a indiqué à plusieurs reprises que les conditions de la livraison n'étaient pas réunies. Nous en sommes là.

Kobane marque un échec pour Daech. Pour autant, il est vrai que la situation ailleurs se caractérise par une alternance d'avancées et de reculs, avec globalement une stabilisation. La montée en puissance de la coalition internationale est lente, y compris de la part des Américains. Et nous devons être attentifs à la situation en Syrie où l'influence des différents groupes évolue de manière préoccupante.

Je ne sous-estime aucunement la question des drones qui nécessite de mobiliser des moyens importants et qui demande des réponses, y compris juridiques et techniques, de moyen terme. Je souhaite que l'actualisation de la LPM soit l'occasion d'apporter certaines réponses.

Je le répète, une enquête a été diligentée à la suite de l'accident - très rare - qui a eu lieu lundi en Espagne. Les boîtes noires doivent être étudiées et nous devons attendre les résultats de l'enquête.

Au Mali, nous sommes préoccupés par la confrontation actuelle entre des groupes du Nord non djihadistes, confrontation qui entraîne une situation tendue entre les participants aux négociations d'Alger. Or nous souhaitons que ces négociations posent les bases d'un accord. En outre, les djihadistes sont toujours bien présents dans cette zone. Je ne dispose pas d'éléments nouveaux en ce qui concerne les trafics avec la Libye ; ils existent depuis fort longtemps et les routes peuvent parfois fluctuer selon les circonstances locales.

Au Nigeria, Boko Haram continue de mener des exactions d'une violence extrême et la situation est particulièrement préoccupante. Je vous rappelle que les troupes tchadiennes sont désormais présentes dans le Nord du Cameroun avec le plein accord des autorités de ce pays. La France apporte son soutien aux initiatives locales mais n'a pas l'intention d'intervenir directement en l'état. Par exemple, nous aidons les militaires nigériens et nous soutenons la mise en place du comité de liaison militaire (CCL) entre le Nigeria, le Cameroun, le Tchad et le Niger pour que ces pays coordonnent mieux leurs actions de riposte à Boko Haram. Il est évident que la situation interne du Nigeria apporte une grande confusion : la corruption sévit dans de larges pans de l'administration, l'armée est mal entraînée et souvent dans l'incapacité de riposter elle-même. L'Union africaine qui se réunit dans les prochains jours évoquera la situation dans cette région. Je l'ai dit lors du Sommet sur la sécurité de Dakar, les Africains doivent prendre en charge leur propre sécurité et nous pouvons les y aider. Par ailleurs, il serait également important que les autres partenaires internationaux, dont le Royaume-Uni, s'impliquent plus avant.

M. Robert del Picchia. - Le ministre des affaires étrangères du Gabon nous a récemment indiqué que 590 soldats gabonais étaient présents en Centrafrique, aujourd'hui sous les couleurs de l'ONU, et, auparavant, en coopération avec nos propres forces. Vous avez évoqué la réunion de l'Union africaine, qui se tient aujourd'hui. Le Gabon propose de mettre en place une force de réaction rapide régionale. Qu'en pensez-vous ?

La modification prochaine de la loi de programmation militaire permettra-t-elle d'inclure des dispositions relatives au droit d'association professionnelle dans les armées ? Ce sujet a été débattu récemment au sein de notre commission.

M. Daniel Reiner. - Je vous remercie de l'hommage que vous avez rendu, au début de cette séance, aux victimes de l'accident aérien de Los Llanos. J'ai, pour ma part, exprimé le soutien des commissions des affaires étrangères et de la défense des deux assemblées, lors d'un entretien avec une chaîne de télévision régionale.

Je souhaite saluer l'effort remarquable de réactivité de nos armées depuis les attentats des 7, 8 et 9 janvier. Cet effort s'est traduit par la mobilisation très rapide de 10 000 hommes, qui fut une réussite, même si chacun sait que nous aurons à réfléchir à la manière de tenir cet exercice dans la durée.

Les mesures annoncées à la suite de ces événements, notamment en matière d'effectifs et de Renseignement, doivent également être saluées. Elles répondent, pour la plupart, aux questions que nous nous posons, mais il s'agit de les mettre, aujourd'hui, en oeuvre.

Mon propos portera sur l'adaptation envisagée du Livre blanc. A-t-on été clairvoyant dans l'analyse des menaces ? Je le crois. L'ensemble des menaces qui se concrétisent aujourd'hui ont été évoquées dans le Livre blanc. Certaines de ces menaces représentent toutefois un danger plus grand que nous ne l'avions imaginé, notamment l'attitude de la Russie au voisinage Est de l'Europe.

Nous allons modifier notre loi de programmation militaire. Mais nous ne sommes pas seuls en Europe. Le terrorisme menace d'autres pays. Notre analyse de la menace doit aujourd'hui s'inscrire dans un cadre européen.

Notre contribution à l'actualisation du Livre blanc suggérait la mise en oeuvre d'une analyse stratégique « glissante » : le moment n'est-il pas venu d'introduire des éléments nouveaux d'analyse stratégique, à l'échelle de l'Europe ?

Enfin, lors de l'actualisation du Livre blanc, la question de la Réserve a été abordée, mais quelque peu mise de côté. Il nous faut maintenant relancer cette idée, en lien avec le renouveau de l'esprit civique, aujourd'hui recherché.

Mme Gisèle Jourda. - Je rejoindrai notre collègue Daniel Reiner, s'agissant de la nécessité d'impliquer l'Europe. Vous avez évoqué cette guerre, potentiellement « émiettée » sur le territoire, que constitue la lutte contre le terrorisme. Nous pensons connaître le nombre de djihadistes présents sur notre sol. Mais qu'en est-il au niveau européen ? Comment cette menace diffuse est-elle évaluée ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Sur ce dernier point, il existe une collaboration étroite entre ministres de l'Intérieur européens. Plus de 2 000 djihadistes en Syrie proviennent d'Europe. D'autres viennent de Tunisie, du Maroc, d'Arabie saoudite, de Tchétchénie, etc. L'armée de Daech est internationale et les djihadistes étrangers sont placés en première ligne, notamment dans les attentats-suicides. La perspective d'une bataille de Mossoul a soulevé la question des forces déployées par Daech dans cette ville, où seraient positionnés plus d'un millier de combattants étrangers.

Nos relations avec le Gabon sont bonnes. Nous disposons d'un pôle opérationnel de coopération à Libreville, qui accomplit un travail efficace. Les Gabonais achètent du matériel français et sont engagés dans des missions de l'ONU. La mise en place d'une force africaine de réaction rapide, dite Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC), a été annoncée. Il faudra veiller à ce que les engagements pris soient respectés et opérationnels, et à ce que les forces en question puissent participer à des missions des Nations unies. La mise en place de la CARIC est complétée par celle de la Force africaine en attente (FAA).

Les modifications à venir de la loi de programmation militaire constituent une actualisation de celle-ci, et non une programmation nouvelle. Toutes les menaces qui se sont concrétisées figuraient dans le Livre blanc. Il s'agit de mettre en place des inflexions, nécessitées par l'évolution de la situation, notamment sur la cyberdéfense, les services de Renseignement, les effectifs, les Réserves et les nouveaux contrats opérationnels. L'objectif de cette actualisation est de procéder rapidement, avant l'été, aux inflexions rendues nécessaires par la situation.

À propos du renouveau de l'esprit civique, il faut avoir à l'esprit que la réintroduction du service national concernerait aujourd'hui une classe d'âge complète - garçons et filles - soit 800 000 conscrits par an : mais avec quelles infrastructures, et quelle formation ? Nous avons fait le choix d'une armée professionnelle, qui nous permet de répondre au mieux aux enjeux actuels. Cette armée est constituée de soldats formés, efficaces physiquement et techniquement.

En revanche, la question de la contribution de nos armées à l'esprit civique est posée. Les Réserves peuvent jouer un rôle et je souhaite que cette question soit traitée dans la loi d'actualisation. Nous réfléchissons à d'autres dispositifs. Le Président de la République a souhaité que les présidents des deux assemblées formulent des propositions en vue de renforcer l'esprit civique. La défense y contribuera en fonction de ses moyens, même si cette mission ne constitue pas sa vocation première.

S'agissant du droit d'association, je ne sais pas encore avec certitude s'il figurera dans le projet de loi d'actualisation de la programmation militaire, mais son introduction nécessitera en tout état de cause un texte. Celui proposé par M. Bernard Pêcheur nous convient globalement, dans la mesure où il est indispensable, aujourd'hui, d'intervenir sur ce sujet.

M. Jacques Gautier, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie de nous avoir présenté les problématiques auxquelles notre pays est confronté et les réponses que vous recherchez, ainsi que de vous être prêté, en toute transparence, au jeu des questions-réponses.

La réunion est levée à 12 h 05