Mardi 17 février 2015

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 16 h 45

Chine - Audition de M. Jean-Luc Domenach, directeur de recherche au CERI-Sciences Po

La commission entend M. Jean-Luc Domenach, directeur de recherche au CERI-Sciences Po, sur la Chine.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, nous recevons le professeur Jean-Luc Domenach, directeur de recherche au CERI-Sciences Po. La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a décidé de créer un groupe de travail co-présidé par Henri de Raincourt et Hélène Conway-Mouret pour étudier la croissance chinoise et son impact sur les questions sociales et politiques. Nous voulons également déterminer ce que la croissance du Douzième Plan - la croissance « inclusive » - a de réel, tout en nous intéressant à ses mécanismes et à certains de ses aspects plus traditionnels.

Nous avons déjà reçu le professeur Godement qui nous a notamment indiqué qu'en matière de croissance, comme toujours en Chine, le paradoxe subsiste et que deux formes coexistent, l'ancienne et la nouvelle. Il nous a toutefois conseillé de ne pas arbitrer en faveur de l'une ou de l'autre. On trouve, selon lui, dans ce pays plutôt pauvre, un espace grand comme l'Allemagne, et aussi riche, qui révèle une économie très complexe. Si la Chine n'est pas bien classée sur le plan du PIB par habitant, ce n'est pas le cas de son classement en volume, et elle met en avant l'un ou l'autre en fonction des circonstances.

Nous voudrions également vous interroger sur le nouveau pouvoir en place dans ce pays, que l'on sent dirigé par un homme fort. Ceci a-t-il des conséquences sur les perspectives économiques et sur le plan social ?

Monsieur, vous avez la parole.

M. Jean-Luc Domenach, directeur de recherche au CERI-Sciences Po. - Monsieur le président, votre modestie dut-elle en souffrir, je rappellerai ici, comme à chaque fois que vous m'invitez à prendre la parole, le voyage que vous avez effectué à Pékin, en 2003, au moment de l'épidémie de SRAS, alors que tous les dirigeants étrangers annulaient ou reportaient leur visite. C'est quelque chose que l'on ne peut oublier !

J'éprouve un grand plaisir à m'exprimer devant vous, en raison de l'intérêt que vous portez à la Chine, mais vous constaterez qu'il existe cependant certaines différences d'appréciation entre nous.

S'agissant de la situation politique, je dispose d'informations que peu de gens possèdent sur le « patron », Xi Jinping, Président de la République populaire de Chine, ainsi que sur ses « adjoints ». Je prépare en effet un livre qui porte sur la génération des « fils de princes ». Ce sont eux qui sont actuellement au pouvoir, et j'ai plaisir à vous faire partager ces éléments, que vous retrouverez dans mon livre d'ici quelques mois. J'ai découvert des sources originales, qui sont essentielles à la compréhension de Xi Jinping, de ses « adjoints » et des ennemis qu'il peut compter dans son propre pays.

Je tenterai de faire le lien entre la situation politique, relativement calme, l'économie et la société, coeur de votre sujet.

J'ai eu la chance de rencontrer Xi Jinping. J'aime raconter des anecdotes. Dans un pays où la complexion des personnes compte énormément, il est très important de se rendre compte de la façon dont vivent les gens. J'ai pu converser cinq à dix minutes avec Xi Jinping lors de sa dernière visite en France. La conversation de son épouse, que j'entendais derrière moi, était toutefois bien plus intéressante ! On se serait cru à la cour de Marie-Antoinette ! Ceci constitue un changement extraordinaire. Xi Jinping est plutôt un connétable, un homme du XIVe ou du XVe siècle, un noble. Quant à son épouse, durant cinq à dix minutes, elle n'a parlé que de la mode milanaise, l'opposant à la mode turinoise. Ce sont des aristocrates...

Xi Jinping se voit dans le rôle de futur empereur. Il pense - et il a de bonnes raisons pour cela - qu'il est un nouveau Mao Zedong. Mao Zedong jalousait quelque peu son père, un très grand guérillero, dont l'apport à la révolution chinoise a été occulté. Si Mao Zedong a eu des coups de génie stratégiques, il n'a pas été un brillant chef de guerre. Il disposait de généraux pour mener le travail à sa place !

Le père de Xi Jinping fut un homme fort courageux, et une personne très droite. Il s'est fait connaître par son comportement extrêmement moral. Chose rare, il a laissé à sa femme la possibilité de continuer à travailler lorsqu'il a été nommé vice-premier ministre, lui-même devant langer les enfants !

Durant le « Grand Bond en avant », alors que Mao consacrait ses nuits à se détendre, Xi Zhongxun passait les siennes à organiser le ravitaillement en riz des villes où la famine était la plus terrible. Dès que la famine s'est éloignée, il a été le premier à faire les frais des purges de Mao Zedong, bien avant la révolution culturelle.

La famille de Xi Jinping jouit donc déjà d'une certaine grandeur. Elle détient également un message moral et est capable de comprendre qu'il existe des choses plus importantes que l'idéologie, notamment soutenir la Chine comme un Empire. Il raisonne donc de manière très différente de celle de Mao Zedong. Ce qui compte pour lui, ce n'est pas la marche de la Chine vers le communisme, mais vers la grandeur, au plan intérieur comme au plan extérieur.

Xi Jinping est plutôt ce que l'on appelle « un homme bien ». Il n'a pas commis de grandes fautes, même s'il s'est parfois un peu compromis lorsque c'était vraiment nécessaire. Il a une idée, celle de porter la Chine au plus haut. C'est ainsi qu'il gouverne.

Son intention est double. En premier lieu, il veut « nettoyer les écuries d'Augias » sur le plan intérieur ; en second lieu, il souhaite instaurer la cogestion. Fort intelligemment, il ne se fait pas d'illusions sur la capacité de la Chine à devenir l'équivalent des États-Unis : ce qu'il veut, c'est être consulté, jouer un rôle du numéro deux. Ceci l'amène à vouloir élever la Chine très haut, sans toutefois tenter d'opérations excessives ou risquées.

La posture générale de Xi Jinping est donc celle de l'empereur ; quant à son épouse, elle joue le rôle de l'impératrice. Elle était plus connue que lui à l'origine. C'est une cantatrice professionnelle, dont le rang est celui dit de « petit général » dans l'armée chinoise. Preuve qu'ils se situent au-dessus des « gamineries » idéologiques, ils ont laissé leur fille aller à Harvard, d'où elle est rentrée il y a seulement un an. Ces gens se situent donc au-delà des craintes et des précautions idéologiques.

Sur le plan extérieur, il s'agit pour la Chine d'arriver à parité avec les États-Unis, d'être consultée sur les grandes affaires du monde et d'obtenir que l'Asie soit considérée comme le jardin de la Chine. C'est là la seule faiblesse de cette gestion « impériale ». Xi Jinping reprend, sans trop y réfléchir, peut-être pour que ses collègues le laissent tranquille, la manie de tous les empereurs chinois : menacer et dominer ses voisins. Ce n'est pas une bonne chose, car cela l'empêche d'user de la carte de la puissance régionale face aux Américains. Les Chinois ont réussi à se fâcher avec à peu près tous leurs voisins, à l'exception de la Corée du Sud. Ils se sont même plus ou moins fâchés avec la toute petite Mongolie. Il faut quand même y arriver ! Quant à la Corée du Nord, c'est bien là, selon moi, que réside le danger ; les deux pays ont en effet été trop proches pour voir aujourd'hui leurs relations s'apaiser. Les Chinois se sont également totalement fâchés avec les Vietnamiens, et même avec les Thaïlandais, alors qu'une large partie de la cour thaïlandaise descend de la communauté chinoise et que leurs relations étaient traditionnellement bonnes. La Birmanie s'est tournée vers les Américains et même le tout petit Cambodge a récemment purgé une partie de sa province septentrionale de dizaines de milliers d'occupants originaires de Chine.

Ceci mis à part, la politique étrangère chinoise me paraît tout à fait remarquable. Elle manifeste une qualité rare, qui consiste à ne s'occuper que de ce qui compte pour elle. C'est pourquoi la Chine ne s'occupe pas du tout du Moyen-Orient qui, pour elle, ne revêt aucune importance.

En revanche, l'Europe est très importante, et la Chine joue un jeu politique et commercial très astucieux entre la France et l'Allemagne. De la même façon, elle pousse ses pions en Afrique et en Amérique latine, avec des sorts qui varient. Les choses fonctionnent un peu moins bien en Afrique, mais c'était prévisible. Les relations ont si vite progressé que cela ne pouvait pas durer longtemps à un tel niveau. On enregistre maintenant des problèmes à tel ou tel endroit.

De manière générale, la Chine est devenue une puissance mondiale, et elle le doit en bonne partie à un « patron » qui n'est pas du tout idéologue, qui considère la politique mondiale comme un ensemble, et qui gère fort bien ses ambassadeurs. C'est un élément important.

Sur le plan intérieur, c'en est fini des grands desseins idéologiques. Il s'agit simplement de répondre au grand problème de la corruption. Il faut reconnaître que, sur ce point, le succès est bien plus grand qu'on ne l'aurait cru. Au début, on pensait que Xi Jinping allait se servir de cette campagne pour purger l'appareil de ses ennemis. Bien entendu, c'est ce qu'il a fait, mais il ne s'en est pas contenté. La population s'est du coup rendu compte que le « patron » faisait son travail. Xi Jinping, alors que chacun se méfiait des véritables intentions du pouvoir lorsque celui-ci entreprenait une campagne de moralisation, a réussi à convaincre une bonne partie de la population qu'il voulait véritablement lutter contre la corruption. L'affaire peut-elle être menée jusqu'au bout ? Probablement non ! Dès que l'on monte dans la hiérarchie, on rencontre certaines alliances entre l'argent et le pouvoir. Néanmoins, il est important qu'il gagne du temps et fasse baisser la tension. C'est toujours cela de pris, au moment où il joue une partie autrement plus difficile avec les Américains, et sur le plan international.

Globalement, on peut dire que Xi Jinping ne se débrouille pas si mal. Une des choses les plus surprenantes réside dans le fait qu'il a caché longtemps ses qualités. Il a eu beaucoup de courage lorsqu'il avait dix-huit ou vingt ans. Envoyé à la campagne, il a été l'objet de la haine et de la jalousie des petits cadres locaux, qu'il a habilement retournés. On le savait courageux et adroit, mais il a surtout occupé tous les niveaux de poste en Chine sans jamais donner l'impression qu'il était plus que ce qu'il avait le droit d'être, ce qui n'a pas dû être facile pour le descendant d'un homme remarquable ! Il s'est montré modeste, efficace et a réussi à passer à côté des plus grandes affaires de corruption alors qu'il était gouverneur du Fujian, province pourtant réputée pour ses dérives. Il n'a jamais, semble-t-il, touché d'argent et est parvenu à imposer une certaine rigueur morale à ses enfants.

Tout cela est plutôt une bonne chose dans un pays comme la Chine, où l'on aime bien que les gens donnent le sentiment de respecter une certaine éthique. Dans l'ensemble, il faut décerner un véritable satisfecit à ce dirigeant, qui a aussi l'intelligence de se trouver des collègues remarquables. Ce sont des camarades avec lesquels il jouait dans la cour de récréation il y a une cinquantaine d'années. Ils ont fréquenté les mêmes écoles et ont fait partie des mêmes groupes de gardes rouges, en restant toutefois parmi ceux qui se sont le mieux comportés. Certes, ils ont initialement cru dans la révolution culturelle, mais deux ou trois mois après le début de celle-ci, ils se sont élevés contre Kang Sheng et Jiang Qing, la dernière épouse de Mao Zedong. Ils ont réclamé davantage de correction à l'égard des vieux aristocrates. Ce sont des gens assez respectables. Parmi eux, certains ont appris l'économie. Le Premier ministre, Li Keqiang, est de ce point de vue remarquable.

Comment Xi Jinping et Li Keqiang s'organisent-ils ? Li Keqiang est issu d'une autre équipe. On trouve en Chine actuellement deux grandes écoles politiques. L'une est celle de Xi Jinping, celle des « fils de princes » ; l'autre, plus ancienne et plus solide, qui va vraisemblablement prendre le pouvoir après le départ de Xi Jinping dans sept ans environ, est celle de la Jeunesse communiste, équipe dirigée par l'ancien président Hu Jintao.

Ces personnes sont astucieuses, font preuve de courage, possèdent des qualités et peuvent compter, avec Li Keqiang, sur un économiste de talent. Il sait rester à sa place, ce qui est assez rare dans les régimes communistes, où tous les problèmes politiques sont théoriquement résolus, mais où les problèmes interpersonnels deviennent souvent dramatiques. Dans le cas présent, on n'arrive pas à identifier de divergences graves entre le Premier ministre et Xi Jinping. Tout donne l'impression que Li Keqiang est capable de maîtriser les différentes options économiques qui s'offrent à la Chine.

Li Keqiang a en outre une véritable capacité à dire la vérité. Il a récemment admis qu'il ne croyait pas aux chiffres qui, selon lui, sont tous truqués ! Par exemple, il explique que pour savoir où en est l'économie chinoise, il observe la dépense en électricité.... En cas de baisse, il est prêt à apporter un coup d'accélérateur ; dans le cas contraire, il laisse aller les choses. Cet empirisme s'est révélé très positif...

La Chine a actuellement l'une des meilleures équipes dirigeantes qu'elle a pu connaître. Je n'ai pas toujours porté le même jugement. Je continue à considérer que, par bien des côtés, l'administration chinoise reste moralement douteuse - sans même parler de la diplomatie -, mais il est extraordinaire de trouver des gens aussi remarquables en haut d'un système lui-même corrompu. Leur talent et leur cohésion laissent espérer qu'ils resteront plus longuement installés. Il est dommage qu'ils doivent « rendre leur tablier » d'ici sept ans !

Il est rare que je tienne des propos aussi positifs sur la politique chinoise, mais l'honnêteté m'oblige à dire qu'ils ont à leur tête quelqu'un de bien, doté d'une certaine morale. Même s'il reste beaucoup à faire, il s'est attaqué à la corruption, conduit une politique étrangère qui n'est pas agressive et use d'une politique d'influence qui commence à tenir compte de problèmes mondiaux comme l'écologie, fait rare pour un pays communiste. Cela revient en effet à penser le monde, ce qui n'est pas commun pour un tel régime.

On peut toutefois reprocher à ce système sa brutalité policière et son attitude à l'égard de l'intelligentsia. Je considère ce fait comme regrettable. J'en suis d'ailleurs moi-même victime : je suis en effet interdit de séjour en Chine, sous prétexte que je tiens des propos incontrôlables ! Je réussis souvent à me débrouiller pour aller à Pékin mais on mesure par-là que tout n'est pas terminé. On sent encore une certaine nervosité dans les comportements. Ce n'est jamais très bon pour un régime, quel qu'il soit, de se fâcher avec les intellectuels, en Chine comme à l'étranger.

Pour être franc, tout cela reste très secondaire par rapport à la détente sociale extraordinaire que connaît le pays. L'urbanisation, la hausse des salaires révèlent une société bien plus décontractée qu'on le dit souvent. Les femmes sont plus détendues, les enfants moins nombreux, on s'en occupe davantage, et le système d'éducation fonctionne bien. La féminisation de bien des métiers, y compris au sein de l'appareil judiciaire, est également un signe de cette évolution.

Vous remarquerez que j'ai voulu donner un ton relativement optimiste au chapitre politique de vos travaux.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous m'avez parfois estimé trop prochinois au cours de certains de nos débats ; je vois que c'est aujourd'hui votre tour ! On peut aussi ajouter que, contrairement à ce qui se passe dans nos systèmes politiques, Li Keqiang a su qu'il serait Premier ministre cinq ans avant sa nomination ! Il pouvait donc s'y préparer.

M. Christian Cambon. - Professeur, merci de ces indications précises et parfois pittoresques, qui donnent un peu de chair à la connaissance que vous nous apportez.

Je voudrais revenir sur la politique étrangère de la Chine. Vous l'avez dit, il s'agit d'un pays qui cherche à se hisser, à l'échelle internationale, au niveau des Etats-Unis, et qui affiche un désintérêt marqué pour le Moyen-Orient, ainsi qu'un intérêt largement économique pour l'Afrique.

En Asie toutefois, le contexte est différent. La Chine y crée une agitation permanente en entretenant certains conflits - îles Senkaku-Diaoyu, îles Spratleys, îles Paracels. J'ai du reste assisté, au Vietnam, à des manifestations assez violentes contre les Chinois. Quelle est la stratégie de la Chine, qui n'a pas besoin de cela étant donné sa puissance économique et son rayonnement ? Pourquoi une telle agitation, notamment en mer de Chine orientale ?

L'autre grand voisin de la Chine est évidemment la Russie. La Chine va-t-elle tirer bénéfice des difficultés que ce pays rencontre avec l'Occident ? La Russie peut-elle constituer un réel partenaire économique pour la Chine ? Quelle vision Xi Jinping a-t-il de la Russie ?

M. Aymeri de Montesquiou. - Merci, Professeur, pour cet exposé extrêmement intéressant. Pouvez-vous nous indiquer le budget de la défense chinoise, en chiffres absolus et en pourcentage du PIB ? Par ailleurs, le Gouvernement encourage-t-il une émigration, qui est illégale, vers ses voisins proches, par exemple en Sibérie ?

M. Robert del Picchia. - Professeur, vous avez très brièvement évoqué l'environnement et le développement durable, questions auxquelles s'intéresse la Chine. A-t-on une idée de sa position en décembre lors de la COP 21 ? La presse parle d'un accord plus ou moins secret avec les Américains sur le réchauffement climatique. Disposez-vous d'informations sur ce point ?

Par ailleurs, quel est l'état des relations entre la Chine et la Grèce ? Les échanges avec le nouveau Gouvernement sont-ils aussi bons qu'avec le précédent, en particulier en matière d'investissements ?

M. Jean-Luc Domenach. - Je vous ai dressé un tableau très optimiste en général et assez louangeur de Xi Jinping. Je crois toutefois que sa politique régionale vaut un zéro pointé ! Xi Jinping étant remarquablement intelligent, il faut chercher à comprendre pourquoi... Il s'en rend certainement compte. La preuve en est qu'il a amélioré il y a quelques mois les relations de la Chine avec le Japon, que son Gouvernement avait bêtement gâchées à plusieurs reprises. Le comportement dont use la Chine avec ses voisins est un exemple de stupidité impérialiste. Je pense que Xi Jinping laisse les militaires faire. Il a besoin de l'armée, qui pèse très fort. Il faut donc lui accorder un bon budget de défense et lui permettre de traîner son sabre en procédant à des déclarations contre les voisins. C'est tout à fait désolant ! Sans cette explication, on aurait du mal à comprendre que quelqu'un d'aussi intelligent que Xi Jinping se soit comporté de manière aussi navrante avec les Japonais. Pour se fâcher avec eux, il faut vraiment le vouloir !

Il est par exemple incroyable de dire que le massacre de Nankin, dont les Japonais se sont rendus coupables en 1937, a provoqué 200 000 ou 300 000 victimes. C'est le massacre le mieux documenté au monde. Beaucoup d'étrangers, parmi lesquels un certain nombre de prêtres, ont tout noté. On connaît le nombre des victimes à quelques milliers près. On en dénombre 70 000 à 80 000. C'est déjà beaucoup, et il n'est pas nécessaire d'en raconter plus ! Cela reste un massacre commis pour l'essentiel à l'arme blanche, épouvantable.

De même, comment peut-on se fâcher avec le Viêt-Nam ou la Mongolie ? Normalement, les relations avec la Corée du Nord ne devraient pas soulever de problèmes : pourquoi les services secrets chinois se disputent-ils comme des chiffonniers à ce propos ? Tout cela est incroyable !

Je ne peux guère vous communiquer le chiffre du budget de la défense nationale, car personne n'en sait rien. De toute manière, tous les chiffres militaires, sans exception, sont faux !

La politique en Asie, tout autant que la politique à l'égard des affaires militaires, est accablante ; j'ajoute à propos de l'Asie un autre motif de désolation, ce sont les relations avec l'Inde. Quand l'Inde et la Chine pourront négocier ensemble, la face de toute cette partie du monde changera. Cela pourra d'ailleurs faire sens pour contrebalancer l'influence du Japon. Il faut toutefois commencer par parler poliment aux Indiens. S'il est une chose qu'on ne pardonne pas dans la vie, c'est d'avoir été battu. Or, lors de la guerre de 1962, l'Inde a été écrasée à plate couture par la Chine et ne le lui pardonne pas. Il faut donc qu'un dirigeant chinois se rende en Inde et propose de façon crédible à ce pays de tout oublier. Si la Chine satisfait la fierté de l'Inde, les conséquences mondiales seront considérables. Les relations entre la Chine et l'Inde représentent l'avenir. C'est une erreur de ne pas s'y mettre !

Quant à l'émigration, elle a souvent pour origine la recherche de compétitivité de l'appareil industriel. Les femmes en ont été les premières victimes, ce qui a finalement abouti au développement de la prostitution chinoise en Europe. Cette désolante réalité est un témoignage de la dureté de cette société, qui commence heureusement à se civiliser. D'ailleurs, l'Etat chinois ne voit pas grand inconvénient à cette émigration, dans la mesure où les cadres locaux en bénéficient financièrement...

Ceci m'amène à la question des relations avec la Russie et la Sibérie. Cela ressemble à un vieux film américain de gangsters, où les deux protagonistes se connaissent depuis les années 1950, s'apprécient, mais n'arrêtent pas de se rouler l'un et l'autre dans la farine ! Il ne faut surtout pas voir dans la relation sino-russe de grands projets stratégiques. La Chine progresse le long des vallées en Sibérie, et les Russes leur vendent leur pétrole et leur gaz le plus cher possible. Il existe un grand mépris réciproque !

Pour la Chine, il n'est pas de puissance qui ne soit pas assise sur une prospérité économique. Pour la Russie, la Chine a un comportement trop aimable avec l'Occident et avec les Etats-Unis.

Quant à la conférence climat de décembre, c'est très simple : qu'a-t-on à leur offrir ? Les Chinois ont compris que l'enjeu est important, mais ils vont vendre chèrement leur position. Après tout, on peut le comprendre. Les négociations ont donc commencé...

S'agissant de la Chine et de la Grèce, ce n'est pas parce que le régime grec a changé de têtes que l'intérêt de la Chine pour la Grèce a diminué, au contraire. S'il y a bien des partisans de Mme Merkel dans le dossier grec, ce sont les Chinois ! On peut penser que la Chine va s'intéresser de plus en plus près à la Grèce et acheter tout ce qu'elle pourra.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - L'accord de la Chine et des Etats-Unis sur la COP 21 n'a rien de confidentiel. Il est public. J'étais d'ailleurs à Pékin au moment où il a été négocié et des points de convergence très importants ont été notés, un sur les investissements, et un autre sur le climat. La Chine y promeut la théorie de la responsabilité diversifiée : les pays n'ont pas le même degré de responsabilité et donc pas le même calendrier de mesures. La grande question sera de voir quel jeu a joué le président Obama. Veut-il qu'on lui reconnaisse le bénéficie d'avoir fait évoluer la Chine sur ce sujet ? Est-ce un sujet ouvert ou l'accord constitue-t-il un aboutissement ?

M. Claude Malhuret. - Merci, Professeur, de cet exposé très clair et très riche. J'aimerais vous poser une question d'ordre institutionnel. Vous affirmez que Xi Jinping est quelqu'un de bien, qui n'a pas commis trop d'indélicatesses. Néanmoins, vous l'avez rappelé, on est bien forcé de constater une aggravation récente de la répression contre les intellectuels. Par ailleurs, le fait de « nettoyer les écuries d'Augias » s'accompagne à nouveau de purges, avec la différence qu'auparavant, on connaissait les purges sans le nettoyage !

Quel est donc l'objectif ultime de Xi Jinping et des dirigeants chinois ? Je n'aurai pas la naïveté de vous demander s'ils envisagent un jour d'arriver à la démocratie libérale, mais croyez-vous qu'ils estiment que la glaciation politique communiste, qui persiste et qui se renforce même, peut à long terme être maintenue dans un contexte économique, social et technologique qui change à grande vitesse ? Envisagent-ils des réformes politiques et institutionnelles ? Pensez-vous qu'il leur soit possible de continuer ainsi ?

Enfin, vous nous avez expliqué que la vision qu'a Xi Jinping de son pays est celle d'un empire, aux frontières duquel se trouve le reste du monde. Quelle sera cette vision le jour - qui n'est plus très lointain - où la Chine sera à parité économique et militaire avec les Etats-Unis ?

M. Daniel Reiner. - Il y a quelques années, à l'occasion de l'assemblée générale des Nations unies, nous avions rencontré l'ambassadeur de Chine et lui avions posé une question sur l'Afghanistan. Il nous avait surpris en nous répondant que la Chine ne s'y intéressait pas, et qu'elle ne pensait qu'à se développer.

Or il semble que les choses aient changé. Les Chinois ont beaucoup investi dans ce pays. En outre, ils s'intéressent au Pakistan et y ont passé un accord. Ils anticipent la fin de l'opération en Afghanistan et s'en préoccupent. Pourquoi cette évolution ? Est-ce par crainte qu'un régime taliban n'essaime vers les régions occidentales de la Chine, où elle a déjà des soucis avec le terrorisme et les islamistes radicaux, ou s'agit-il d'une attitude vis-à-vis de l'Inde, avec laquelle elle ne sait pas trop comment se comporter ?

M. Bernard Cazeau. - Professeur, ma question concerne les conditions de travail en Chine. J'ai eu l'occasion d'accompagner, il y a deux ans de cela, une mission d'EDF relative à l'EPR de Taishan, au sud de Hongkong. J'y ai vu une fourmilière d'hommes et de femmes qui y travaillaient dix heures par jour, vingt-huit jours par mois !

Dans le même temps, des révoltes sociales ont eu lieu par exemple du côté de Shanghai. Cela va dans le sens de l'évolution à la fois économique et démocratique de cette société. Les choses se sont-elles améliorées avec Xi Jinping ? Peut-on croire à une évolution de la Chine en matière sociale ?

Mme Leila Aïchi. - Professeur, certaines révoltes ont déjà eu lieu en raison de crises sanitaires ou environnementales. Les Chinois ont-ils évalué le coût économique de leur pollution, qu'il s'agisse de celle de l'air ou des sols ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Professeur, vous ne nous avez guère parlé des relations de la Chine avec l'Afrique, où son implantation est pourtant croissante. Pouvez-vous nous dire également un mot des révoltes des populations rurales et des répressions assez violentes qui ont suivi, mais que les médias n'ont pas ébruitées...

Qu'en est-il enfin des communautés chrétiennes, dont on me dit qu'elles sont, elles aussi, très opprimées ?

Enfin, quelle est votre position sur la présence de l'Agence française de développement (AFD) en Chine ?

M. Jean-Luc Domenach. - Elle y est encore ? Il faut arrêter tout de suite !

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Très heureuse de vous l'entendre dire !

M. Henri de Raincourt. - Il ne faut pas raconter n'importe quoi à propos de l'AFD ! Elle ne verse pas de subventions en Chine. Elle y octroie uniquement des prêts non bonifiés et pour des montants qui restent modestes. Ces prêts rapportent de l'argent et permettent de financer le réseau, notamment en Afrique !

Mais je souhaite vous interroger sur deux sujets. Tout d'abord, l'état des relations entre la Chine et le Saint-Siège ? Ensuite, je suis très étonné du système politique chinois. Quand une équipe arrive au pouvoir, la suivante a dix ans pour se préparer, ainsi que vous l'avez souligné. Sur quels critères - si tant est qu'il en existe - prépare-t-on la future équipe, eu égard aux intérêts stratégiques des dix ou vingt années à venir ? Il est assez extraordinaire de voir une forme de cohérence entre les équipes dirigeantes et l'évolution du pays !

M. Jean-Luc Domenach. - Les Chinois peuvent-ils se passer de réformes politiques ? Ils essayent ; on va voir s'ils y parviennent ! Ils voudraient arriver au résultat que confère la démocratie, sans en avoir les risques ni les inconvénients ! Ils se connaissent les uns les autres et savent le goût de l'homme pour le pouvoir, la tentation de la corruption, etc. Ils souhaiteraient avoir une population moins nerveuse et des discussions plus réelles, sans démocratie...

Ils n'y sont jusqu'à présent pas parvenus, et ils auront du mal. L'honnêteté m'oblige à dire néanmoins que, lorsqu'un dirigeant comme Xi Jinping se comporte convenablement, la différence entre le régime chinois et le régime démocratique s'amenuise. Mon sémaphore, c'est mon épicier de quartier, en Chine, qui me dit que ce sont tous des crapules mais qu'au moins, ils disent à peu près ce qu'ils veulent faire et se tiennent tranquilles.

Il faut reconnaître que les défauts du système se sont réduits. Certes, cela ne vaut pas un régime à la japonaise, qui combine démocratie et autorité, mais ils essayent de combler l'absence de démocratie. Ils aident même parfois les intellectuels et les universitaires. L'un dans l'autre, les démocraties ne sont plus l'objet d'insultes et de mépris. Ils étudient maintenant de plus près ce qui se passe aux Etats-Unis, en France et en Europe, et la nervosité est moins grande.

Peut-être suis-je trop honnête avec eux, mais par rapport à ce que j'ai connu il y a encore une dizaine d'années, je trouve que les choses s'arrangent un peu.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Peut-on dire que les élections dans le Parti sont fondées sur des principes approximativement démocratiques ? Je crois me souvenir que la bataille qui a eu lieu entre Xi Jinping et Li Keqiang, il y a cinq ans, a été remportée par Xi Jinping. Il y a là quelque chose qui ressemble à une primaire...

M. Jean-Luc Domenach. - ... dont le sort aurait été en bonne partie déterminé par la répartition des forces politiques et économiques. C'est Shanghai qui a mis son poids dans la balance.

Quoi qu'il en soit, le plus grand défaut du système demeure la corruption. Son second défaut vient de la police : l'affaire est toujours difficile pour ceux qui ont maille à partir avec elle. Ses agissements vis-à-vis des pauvres gens ne sont sujets à aucun véritable contrôle. La situation dans les camps de travail reste épouvantable, il faut le dire ! Pour la masse de la population, les choses se sont assouplies, mais dans les campagnes, sur les chantiers peu surveillés ou dans nombre d'entreprises qui ont de l'argent et des contacts avec la police, la situation est effroyable.

Dans l'ensemble, lorsqu'on est dans la norme, qu'on n'a pas commis de délit et qu'on mène une vie sans histoire, on n'a pas trop de problèmes avec la police. Le totalitarisme n'est plus de rigueur, ni même (parfois) l'autoritarisme. Comment tout ceci va-t-il évoluer ? Je ne le sais pas. Le tempérament des Chinois complique tout : ils sont amoureux de l'ordre parce qu'ils se connaissent eux-mêmes et savent que leur capacité la plus développée est celle du désordre. Ce pays est un « bazar » absolument épouvantable ! Au fond, ils ont peur d'eux-mêmes. La seule vraie force du gouvernement, c'est la peur du désordre et la peur des paysans : si jamais on instaure la démocratie, les paysans voteront ; or, personne n'a confiance en eux, à tort ou à raison. De fait, il arrive que la démocratie joue véritablement quand on analyse les scrutins locaux.

Le grand problème du passage à la démocratie est de créer une culture permettant aux personnes de s'accepter les unes les autres.

Dans leur vision du monde, seul compte le fait de compter parmi les puissants. Ils n'éprouvent pas de sympathie particulière pour les autres pays, mais ils ont compris tout l'intérêt de la mondialisation. Ils savent exactement ce qui les sépare des Américains. Ils ne veulent pas de la parité absolue, mais d'une apparence de parité. Ils souhaitent être consultés.

Au Pakistan et en Afghanistan, les Chinois restent très prudents politiquement. Ils n'interviennent pas dans les endroits dangereux, comme au Moyen-Orient, auquel ils ne comprennent rien. J'ai discuté avec des membres du Comité central chinois : ils n'arrivent pas à comprendre une passion qui n'est pas dirigée par des motifs stratégiques ou financiers. Ils ne comprennent pas pourquoi Israël et la Palestine ne s'arrangent pas ensemble. Lorsqu'ils ne comprennent pas quelque chose, ils ne s'en occupent pas et laissent les autres prendre les risques. C'est ce qui se passe au Moyen-Orient.

Leur intérêt vis-à-vis de l'Afghanistan s'explique par un motif égoïste et compréhensible. Beaucoup de fanatiques s'y forment et se retrouvent ensuite dans la province du Xinjiang.

La Chine continue par ailleurs de travailler avec le Pakistan pour gêner les Indiens. Je crois qu'ils devraient plutôt travailler avec l'Inde. C'est là la voie de l'avenir, qu'ils finiront par emprunter.

Quant aux conditions sociales, s'il existe une preuve que l'augmentation du salaire dépend largement des conditions économiques, mais aussi de la turbulence de la main-d'oeuvre, c'est bien en Chine qu'elle se trouve. On a vu les salaires augmenter de façon remarquable depuis 2004-2005, avec des gains de 15 % à 20 %. Cela a commencé par les jeunes hommes dont les entreprises se trouvaient sur la côte. Chose magnifique, ce sont à présent les femmes qui sont en train d'en bénéficier. Le progrès est évident et rapide. Il ne touche plus seulement les salaires, mais s'attache également aux conditions de vie des employés notamment pour les femmes dont la situation a longtemps été effroyable. Dans l'ensemble de la Chine, ce sont d'ailleurs les femmes qui poussent au changement.

En ce qui concerne les chrétiens et le Saint-Siège, il faut rester prudent : il est très difficile d'établir des généralités. Certains prétendent qu'il existerait à présent 80 millions d'évangélistes. Le pouvoir aimerait bien s'en débarrasser, mais on ne les trouve qu'au fin fond de la campagne, dans des zones sans intérêt économique. En revanche, le nombre des autres protestants et des catholiques progresse beaucoup moins rapidement. Il y aurait environ dix à quinze millions de catholiques et un peu plus de protestants. La mode est au christianisme, mais il s'agit d'une apparence : cela fait chic de marier sa fille à l'église. Les prêtres chinois qui sont, comme beaucoup d'autres Chinois, très attirés par l'argent, louent volontiers les églises. Surtout, la situation est très variable selon le territoire.

La réunion est levée à 18 h 05

Situation en Ukraine, en Irak et en Syrie - Audition de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international

La commission auditionne M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur la situation en Ukraine, en Irak et en Syrie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, je remercie le ministre, en cette période tendue, de consacrer du temps à notre commission.

Nous sommes sensibles aux diverses initiatives qui ont été prises, dans un contexte international particulièrement difficile. Le « format Normandie » s'est ainsi révélé pertinent en Ukraine. Un certain nombre de sujets apparaissent donc positifs.

Nous éprouvons cependant quelques inquiétudes pour la suite, et nous souhaiterions vous entendre à ce propos.

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je remercie votre commission de son accueil.

Je consacrerai mon propos liminaire à l'Ukraine.

Le différend est officiellement né à propos des conséquences de l'accord d'association entre l'Union européenne et l'Ukraine. Les choses ont cependant dégénéré avec l'annexion de la Crimée et la présence de séparatistes à l'Est. Du différend, on est passé au conflit, puis du conflit à la guerre, par personnes interposées pour ce qui concerne les séparatistes.

Nous avons considéré, étant donné la situation géographique de l'Ukraine et son histoire, qu'il convenait de se mobiliser pour que ce pays conserve les meilleures relations possibles avec la Russie et l'Union européenne, ses deux voisines, sur la base du dialogue et de la fermeté. Dialogue parce qu'il n'est pas envisageable de faire la guerre à la Russie ; fermeté parce qu'on ne peut accepter les annexions internationales. Il nous restait donc à faire jouer la diplomatie.

Le Président Poutine et le Président Porochenko ne se parlant plus, le Président de la République et moi-même, en liaison avec le gouvernement allemand, avons décidé de relancer le dialogue. En effet, si les dirigeants ne communiquent plus, il n'y a pas de raison que les exécutants puissent s'entendre.

Nous avons donc bâti un plan pour sortir de cette difficulté. Je dois rendre ici hommage aux collaborateurs du Quai d'Orsay, qui ont beaucoup travaillé. Ce plan a ensuite été ajusté avec la présidence de la République, puis proposé à nos amis allemands.

Mme Merkel et le Président Hollande ont proposé leur texte à M. Porochenko. Ils ont également rencontré M. Iatseniouk. Le texte a été quelque peu amendé, avant d'être présenté à Moscou. C'est ce qui a permis d'organiser la réunion de Minsk, où nous avons discuté durant une longue nuit, pendant que les séparatistes siégeaient ailleurs dans Minsk, avec des représentants ukrainiens et la représentante de l'OSCE, Mme Heidi Tagliavini.

Deux problèmes sont apparus, le contrôle des frontières, et le sort des provinces de l'Est. Toute une discussion sémantique s'est ensuivie autour des notions de décentralisation, d'autonomie, ou de fédéralisme. On a finalement décidé de lister les compétences, afin d'éviter les problèmes de vocabulaire, ce qui ne règle pas la question sur le fond.

Compte tenu de la complexité du droit ukrainien, les discussions ont duré des heures. Tout le monde a cependant fini par se mettre d'accord.

Un autre élément de la discussion a porté sur le fait de savoir quand interviendrait le cessez-le-feu. M. Poutine eut aimé que le cessez-le-feu intervienne dix jours après notre réunion. Nous estimions quant à nous qu'il devait être immédiat. Les parties ont fini par se mettre d'accord sur un délai de deux jours. Le moment du cessez-le-feu détermine le retrait des armes lourdes et le début d'une série de discussions de fond.

Où en est-on au moment où je m'exprime ? Le cessez-le-feu est en général assez bien respecté, à quelques exceptions tragiques près, mais il existe un problème important au sujet de la poche de Debaltsevo, où l'on se bat actuellement très durement. Ceci peut avoir des conséquences humaines considérables pour les milliers de personnes présentes.

Marioupol connaît également quelques problèmes, mais je n'ai pas davantage d'informations à l'heure où je vous parle.

Les armes lourdes, d'une portée comprise entre cinquante et cent quarante kilomètres, devaient par ailleurs être retirées hier, à partir minuit, sous la surveillance de l'OSCE. Les deux parties rechignent cependant à s'exécuter tant que le cessez-le-feu n'est pas respecté.

Notre attitude politique et diplomatique consiste à continuer à faire pression, grâce au « format Normandie », afin de faire respecter l'accord de Minsk II. Toute une série de conversations ont eu lieu entre les quatre principaux responsables que sont les ministres des affaires étrangères et l'OSCE. L'OSCE, qui est beaucoup plus impliquée que dans l'accord de Minsk I, dispose de moyens supplémentaires, et joue un rôle très utile.

Le débat est par ailleurs remonté jusqu'à l'ONU pour que celle-ci « endosse » l'accord.

Nous allons continuer à exercer une pression par l'intermédiaire du « format Normandie », nous appuyer sur l'OSCE, et obliger autant que possible M. Poutine et les séparatistes à respecter leur signature.

Je ne vous cache pas ma grande inquiétude pour le sort des habitants de Debaltsevo. Comment faire pour qu'ils en sortent vivants et pour en extirper les armes lourdes ?

Telle est la situation à l'instant où je vous parle.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La parole est aux commissaires.

M. Jean-Marie Bockel. - Monsieur le ministre, quel système pourrait, selon vous, avoir des chances de concourir à une paix durable ?

Par ailleurs, croyez-vous que tout ceci va avoir une influence positive sur l'Europe de la sécurité et de la défense ?

Mme Josette Durrieu. - Monsieur le ministre, vous avez répondu par avance à un certain nombre des questions que je souhaitais vous poser.

M. Poutine a une stratégie qui peut s'appliquer à d'autres situations : il ne commet jamais aucune agression, mais s'installe dans une situation et laisse le conflit s'enliser. Est-ce la voie vers laquelle on s'achemine ? À ce propos, la Moldavie, qui est très ²proche et qui peut constituer la proie suivante, n'arrive pas à mettre de gouvernement en place. Or, les candidats favorables à M. Poutine ont obtenu, en valeur relative, plus de voix que les autres aux dernières élections législatives. C'est assez inquiétant...

Vous avez dit que l'OSCE était en mesure de faire face à ses missions. Des sanctions ont-elles été évoquées ? Gênent-elles réellement M. Poutine ? Dans ce cas, il s'agit de la dernière arme dont nous disposions. Qui peut croire que les Russes vont se retirer de cette partie est de l'Ukraine ? La Lettonie a également très peur...

Même si l'on sent un manque de détermination, faute de moyens, de la part des autres parties prenantes, l'action de la France et de l'Allemagne apparaît exceptionnelle. Comment réagirons-nous si le cessez-le-feu n'est pas suivi ?

Mme Sylvie Goy-Chavent. - Monsieur le ministre, on ne peut que se féliciter de ces négociations, à l'initiative des Français et des Allemands, mais certains aspects me dérangent cependant.

On nous présente la situation depuis des mois de façon manichéenne. Certes, tout n'est pas blanc ou noir, mais il faut néanmoins rappeler certaines choses. L'est de l'Ukraine est majoritairement peuplé de Russes. 40 % de la population y parle russe. Or, la première décision de l'État ukrainien a été d'interdire à ces personnes de parler leur langue natale ! Si l'on m'empêchait de parler français, j'aurais une réaction épidermique qui ne serait sans doute pas politiquement correcte - et je ne suis certainement pas la seule ici.

Par ailleurs, en juin 1941, les troupes allemandes ont été accueillies par les Ukrainiens comme des libérateurs ; ces troupes ont trouvé, à l'ouest de l'Ukraine, des alliés. Il faut le reconnaître ! Le jeu des États-Unis dans cette partie du monde n'est-il pas dangereux ? Ne risque-t-on pas de voir exploser une troisième guerre mondiale ?

La France doit, pour sa part, mener une autre guerre, contre le terrorisme et le djihadisme : est-ce une bonne chose de s'engager là-bas ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Monsieur le ministre, l'opération menée par les diplomaties françaises et allemandes, sous la conduite du Président François Hollande et de la Chancelière Angela Merkel, constituent une belle opération qui marque le retour de l'Europe. Même si nous n'en connaissons pas encore les résultats, je n'aurai qu'un mot : bravo l'artiste !

Par ailleurs, en lisant la presse, j'ai eu l'impression que le Président Hollande, Mme Merkel et vous-même êtes parvenus à stabiliser la position du Président Obama. Toutefois, aux États-Unis, le pouvoir est aujourd'hui aux mains du parti républicain. Quelle est exactement la position américaine dans ce domaine ?

M. Aymeri de Montesquiou. - Monsieur le ministre, je me joins au coeur des félicitations que nous avons entendues.

Les Anglo-Saxons semblent bouder cet accord. On peut le comprendre : en effet, aujourd'hui, les grands gagnants sont les Américains qui, suite aux sanctions, ont augmenté leurs échanges de 6 %, alors que ceux de l'Union européenne ont baissé de 8 %.

L'aval des États-Unis dans cet accord est-il indispensable ?

M. Daniel Reiner. - Monsieur le ministre, les Européens n'ont guère semblé enthousiasmés par cet accord. Quel a été le rôle de l'Union européenne dans cette affaire, et sa réaction après la signature dudit accord ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Quel rôle éventuel le Président polonais du Conseil européen a-t-il joué ?

Par ailleurs, quel serait l'intérêt le Président Poutine à faire durer la situation ?

Enfin, le voyage récent en Égypte du président russe, entre la rencontre de Moscou et celle de Minsk, avait-elle pour objectif d'élargir les discussions à un champ géopolitique plus large ?

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Le voyage en Égypte était prévu. L'Égypte et la Russie ont traditionnellement de bonnes relations. Ce voyage résultait de la volonté du Président al-Sissi et du Président Poutine, qui désirait vendre ses Soukhoï. Cela n'a d'ailleurs pas été le cas.

Pour en revenir aux questions, on oublie souvent qu'il s'agit d'une initiative franco-allemande ou germano-française remarquable. Cela prouve que, lorsque la France et l'Allemagne additionnent leurs forces et leur influence, le résultat est décisif.

Du même coup, je réponds à la question portant sur l'Europe. Lorsque la Chancelière et le Président ont rendu compte de leur mission, tout le monde a applaudi - mais je n'étais pas dans le coeur des uns et des autres... Vous savez comment fonctionne l'Europe : si on ne fait rien, cela pose un problème ; si on fait quelque chose, cela en pose davantage encore !

La Grande-Bretagne a estimé que ces accords n'étaient pas suffisants. C'était aussi la position américaine, mais sur le fond, il n'y a pas eu de contestations. Donald Tusk, Jean-Claude Junker et Frederica Mogherini ont été tenus au courant.

Quant aux sanctions personnelles, celles-ci ont été décidées après Marioupol. Une réunion des ministres des affaires étrangères, tenues avant le sommet de Minsk, aurait dû les arrêter, mais c'était très peu opportun. En effet, de telles sanctions auraient donné une bonne raison à Vladimir Poutine de ne pas aller à Minsk. On les a donc suspendues, mais elles devaient être réexaminées par les chefs d'État et de gouvernement lors de leur conseil informel. Ceux-ci ont décidé de les appliquer ; elles sont effectives depuis lundi. Cela n'a d'ailleurs pas une grande influence. Il s'agit de sanctions limitées aux séparatistes, etc.

Pour ce qui est des sanctions plus importantes, l'idée générale est la suivante : si l'accord a vraiment lieu, si le cessez-le-feu est respecté, si les discussions sont positives, on atténuera les sanctions ; en revanche, si les séparatistes et les Russes « tirent au renard », il est probable que l'on se dirigera vers une aggravation.

M. Bockel m'a interrogé sur le statut des régions de l'Est. J'ai eu une impression étrange durant toutes ces négociations. Au fond, les uns et les autres défendent mordicus leurs positions, mais chacun est extrêmement gêné. Du côté russe, M. Poutine veut peser dessus, comme sur d'autres. Je ne pense toutefois pas qu'il veuille se charger du poids financier qu'elles représentent. Mais après avoir, au nom du nationalisme, monté l'opinion comme il l'a fait, il est très difficile pour lui de ne pas soutenir ces régions. Du côté de M. Porochenko, il faut bien entendu défendre l'intégrité de l'Ukraine, mais mettez-vous à sa place : certains territoires votent à 98 % contre lui - quand ils votent - et constituent en outre une charge considérable, certaines personnes prenant les armes contre sa propre armée. Ce n'est donc guère facile.

Quel statut prévoir pour ces régions ? Je ne vais pas me lancer ici dans un cours de droit constitutionnel. Si ces régions votent, elles éliront les mêmes candidats que ceux qui sont déjà présents. M. Porochenko en accepte l'idée, mais c'est un ouvre-boîte que M. Poutine utilise pour que la discussion ait lieu à la fois sur ces régions de l'Ukraine et sur d'autres. Je pense que les juristes et les diplomates trouveront une formule leur permettant une certaine autonomie.

Cela a-t-il une influence positive sur l'Europe de la défense ? Grand sujet ! Pour pouvoir répondre, on doit introduire l'OTAN dans le jeu. Le Président français a réaffirmé - et il a eu bien raison de le faire - que nous n'étions pas favorables à l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN, pour des raisons géostratégiques, mais aussi à cause de l'article 5. L'article 5 stipule que si l'un des pays de l'OTAN est attaqué, les autres doivent se porter à son secours. Encore faut-il savoir où commence et où finit le pays ! Il faut donc que les pays reposent sur une définition géographique qui ne tire pas à conséquence, sinon il est extraordinairement risqué de s'engager dans une alliance militaire.

Il y a là une différence entre la France, l'Allemagne - Mme Merkel partageant heureusement la même position - et d'autres pays. On ne raisonne malheureusement pas tellement en termes d'Europe de la défense, mais plutôt en termes d'appartenance ou non à l'OTAN.

Mme Durrieu, à qui j'ai déjà répondu à un certain nombre de questions, désire connaître les sanctions en cas d'échec du cessez-le-feu. Il faut être raisonnable : nous n'allons pas faire la guerre à la Russie ! Cela n'a pas de sens.

Il est vrai que toute la partie est de l'Ukraine parle russe et a le sentiment d'être russe. C'était certainement une grave erreur que d'interdire la langue russe.

Il ne faut pas schématiser, vous avez raison. Rien n'est tout blanc, ni tout noir. Le risque est que si ce conflit continue, les caricatures vont devenir des réalités : tous les Russes vont devenir farouchement anti-Ukrainiens et tous les Ukrainiens vont devenir farouchement anti-Russes.

Je remercie M. Pozzo di Borgo d'avoir souligné l'effort que nous avons réalisé.

Quelle est la position américaine ? Pour l'opinion américaine - et le Président Obama n'y est pas insensible - il faut fournir des armes. Nous ne partageons pas cet avis. Certains conflits nécessitent d'équilibrer les rapports avant de trouver des solutions diplomatiques ; dans le cas présent, cela nous paraît relever d'autre chose.

Je participais à la réunion de Munich sur la sécurité, où se trouvaient beaucoup de sénateurs américains des deux bords. Ils n'avaient qu'un seul mot à la bouche : « Armons, armons, armons ! ». Que comptent-ils résoudre ainsi ?

L'argument sur les échanges qu'a employé M. de Montesquiou, je l'ai brandi moi-même, mais quelqu'un de très compétent m'a fait remarquer qu'il fallait vérifier les chiffres. Les Américains ont de petits échanges en valeur absolue. L'argument notamment utilisé par les Russes est de dire que les Européens sont des benêts, puisque ce sont les Américains qui ont profité des sanctions. Ce n'est pas complètement faux, et je ne prendrais pas la défense de ceux qui ont dressé la liste des sanctions, mais si nous en avons beaucoup pâti, les Américains n'ont pas profité de la situation tant que cela. Ce sont les Russes qui en ont le plus subi les conséquences, mais le rapport qu'ils ont avec la population et l'état de leur économie sont complètement différents des nôtres. Ils se trouvent dans une situation extrêmement mauvaise.

M. Aymeri de Montesquiou. - A-t-on besoin de l'accord des Américains ?

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Du point de vue juridique, les sanctions que nous prenons sont différentes de celles retenues par les Américains. Tout exercice, positif ou négatif, doit être voté à l'unanimité. C'est une des difficultés. Au sein de l'actuel Conseil, tous les pays limitrophes de la Russie, très anti-Russes, sont favorables aux sanctions ; d'autres sont favorables aux Russes, soit parce qu'ils dépendent énormément de la Russie, soit parce qu'ils ont des liens ataviques avec ce pays. Les pays qui sont au milieu et jouent donc un rôle décisif sont l'Allemagne et la France. Une fois que tout le monde s'est déchiré, nous essayons de prôner l'unité européenne et proposons une solution.

La décision américaine peut relever du Président ou du Sénat. On essaye de se cordonner, mais chacun est indépendant.

Le Président Tusk n'a pas soulevé de points particuliers. Certes, il est Polonais et a son idée, mais cela n'a pas posé de problème.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - D'autres sujets appellent des questions...

M. Christian Cambon. - Monsieur le ministre, un grand journal du soir a, dans l'un de ses articles du week-end, taxé la diplomatie française de « brouillonne »...

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - D'illisible ! D'ailleurs - pardonnez-moi de vous reprendre - l'article n'était pas contrasté !

M. Christian Cambon. - Je l'ai somme toute trouvé assez injuste : on ne peut reprocher à la France de faire tout ce qu'elle peut, avec ses moyens, pour essayer de calmer le jeu dans une partie du monde particulièrement agitée !

En revanche, un élément nécessite quelques explications de votre part, Monsieur le ministre, concernant les alliances. Vous affirmez souvent - et à juste titre - qu'il ne peut exister de solution que dans la négociation politique. Or, il va bien falloir un jour ou l'autre réunir autour de la table tous ceux qui ont un certain poids dans cette affaire, qui ont eux-mêmes des comportements assez variés.

Nous avons un nouvel ami grâce au Rafale, et nous avons bien compris que le maréchal al-Sissi, que nous avons reçu au Sénat il y a quelques semaines, a l'intention de s'occuper des terroristes. Il l'a dit en des termes extrêmement clairs. Toutefois, certains pays sont absents du tour de table, la France contestant toute possibilité de nouer un dialogue avec eux. Je pense notamment à Bachar al-Assad, avec qui vous avez dit et répété qu'il n'était pas envisageable de discuter. Votre position personnelle concernant l'Iran est également souvent mise en cause. On affirme dans l'article que j'ai cité que de tous les Européens, c'est vous qui freinez le dispositif ! Quant aux Turcs, qui sont nos alliés face à Bachar al-Assad, leur position face aux terroristes comporte certaines ambiguïtés...

Quel est donc le « logiciel » de la diplomatie française ? Que va réclamer le Président de la République lors du sommet antiterroriste de Washington ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Monsieur le ministre, le 8 février dernier, le Président de la République a reçu à l'Élysée deux combattants de la résistance kurde en Syrie. C'était à l'évidence une marque d'estime qui leur était ainsi prodiguée. C'est un geste que l'on peut et que l'on doit me semble-t-il saluer.

Pour autant, y a-t-il un signe au-delà de ce geste ? Peut-on y voir les prémices d'une évolution des positions de la coalition ? Celle-ci envisage-t-elle à l'avenir de s'appuyer davantage sur la résistance kurde ?

M. Robert del Picchia. - Monsieur le ministre, je n'ai pas lu l'article dont parle M. Cambon, étant en déplacement à l'étranger à ce moment-là ; toutefois, j'ai entendu l'une de vos interviews sur une radio locale. Vous y avez évoqué, à propos de l'islam radical, une guerre « mondiale ». Comment justifier l'adjectif ?

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Les Kurdes, avec qui nous entretenons des relations, jouent un rôle important en Syrie, à Kobané, ainsi qu'en Irak. Nous prenons cependant garde qu'ils ne leur prennent pas l'idée de faire abstraction des pays que je viens de citer pour former à leur tour une unité. Je ne dis pas que cela ne résoudrait pas quelques problèmes, mais cela en poserait bien davantage. Ceci rejoint une remarque que je faisais il y a quelques semaines devant vous : les frontières sont souvent artificielles, mais on ne peut les redessiner, que ce soit dans cette partie du monde, en Afrique noire, en Asie, ou en Ukraine. Il faut donc avoir cela à l'esprit. Nous pouvons manifester une certaine sympathie pour ces populations, mais il nous faut avoir une vision plus large.

Quant à l'article que vous citez, la presse est libre, fort heureusement ! Certaines comparaisons n'avaient absolument aucun sens. On demandait en particulier pourquoi on livrait des Rafale aux Égyptiens et pas des Mistral. Cela n'a absolument rien à voir, même si ce sont, dans les deux cas, des objets militaires !

Prenons la question de fond. Vous avez tout à fait raison de me poser la question du « logiciel », étant observé - sans vouloir utiliser une ligne de fuite - que, s'il faut avoir une attitude aussi rationnelle et logique que possible, il faut aussi tenir compte du terrain et des circonstances. J'ai toujours dit que nous avions quatre objectifs de politique étrangère. Lorsque nous avons une décision à prendre, nous essayons, le Président de la République et moi-même, de nous référer à un de ces quatre objectifs.

Le premier objectif de la politique extérieure de la France est celui de la paix et de la sécurité. Cela ne signifie pas pour autant pacifisme.

Le second objectif, c'est celui de l'organisation et du respect de la planète. L'organisation relève de l'ONU ; quant au respect de la planète, on va en parler cette année...

Le troisième objectif concerne la relance et la réorientation de l'Europe. C'est un point fondamental. Quelques progrès ont eu lieu dans ce domaine, même s'il n'y en a pas eu assez.

Enfin, le quatrième objectif touche au redressement et au rayonnement de la France.

Sans un certain nombre de principes, on ne fait que du pointillisme face aux nombreuses crises qui surviennent.

Pour ce qui concerne le Proche-Orient et le Moyen-Orient, l'élément décisif est celui de la paix et de la sécurité. Nous partons de l'idée que, quel que soit le conflit, on ne peut en venir à bout que par une solution politique, même si celle-ci a de temps en temps besoin de soutiens militaires.

Prenons les deux ou trois cas que vous avez cités. S'agissant de la Syrie, un certain nombre de bons esprits prétendent que l'on doit s'entendre avec le régime de Bachar al-Assad si l'on veut éviter Daech et ses horreurs. Telle n'est pas notre analyse. Autant nous pensons que ce serait une énorme faute de mettre en avant Bachar al-Assad comme perspective pour la Syrie, autant nous sommes persuadés qu'il faut dialoguer avec des éléments de son régime - et nous le faisons. Nous ne sommes pas seuls à le croire. C'est ce que font les Russes - nous sommes en liaison avec eux - ainsi que les Égyptiens. Une rencontre a récemment eu lieu au Caire. Les Saoudiens vont le faire. Staffan de Mistura lui-même en est conscient.

Pourquoi ne peut-on discuter avec Bachar al-Assad ? Il a, à son « bilan », 220 000 morts, même si ce n'est pas lui qui les a personnellement tués, et des millions de gens déplacés. Laisser entendre que Bachar al-Assad pourrait devenir notre représentant constituerait le meilleur argument que nous puissions fournir à Daech. Si nous agissons ainsi, tous les Sunnites ou presque, sans parler des autres, basculeront de ce côté.

J'ajoute que la situation de Bachar al-Assad n'est guère brillante. Traiter avec Bachar al-Assad reviendrait donc à traiter avec une Syrie divisée.

Nous pensons donc qu'il convient de trouver une solution, à laquelle nous sommes en train de travailler, comprenant des éléments du régime, afin d'éviter l'écroulement qui a eu lieu en Irak par le passé. Il faut conserver au régime ses piliers si l'on veut que l'État se tienne et si l'on veut pouvoir compter sur des éléments de l'opposition dite modérée. C'est la position de la France.

Quelle est la démarche militaire pour y parvenir ? Nous pensons qu'il ne faut pas renforcer Bachar al-Assad, mais aider l'opposition modérée. Conférer un avantage militaire à Bachar al-Assad serait lui faire un cadeau, ainsi qu'à Daech, les deux constituant l'avers et le revers de la même médaille.

On nous dit parfois que nous n'avons pas le choix. Si ! Il existe une solution, que nous essayons de bâtir, qui consiste à travailler avec des éléments du régime et des éléments de l'opposition.

L'Égypte est dans une autre situation. C'est un grand pays au sein du monde arabe, à la fois du point de vue historico-culturel, mais aussi parce que l'Égypte compte quatre-vingts millions d'habitants. Ce n'est pas parce que nous vendons maintenant des Rafale au président al-Sissi que nous approuvons tout ce qui est fait sur le plan intérieur. Nous avons adopté une tactique que j'espère être la bonne, qui est de ne pas aborder ces sujets de façon trop publique. En revanche, à chaque fois que François Hollande ou moi-même rencontrons nos homologues, nous le leur rappelons.

La situation qu'a trouvée le président al-Sissi à son arrivée est épouvantablement difficile. Parviendra-t-il à s'en sortir ? Il faut le souhaiter ! Une Égypte déstabilisée exacerberait les problèmes, aussi bien dans le conflit israélo-palestinien que dans l'affaire libyenne, l'affaire yéménite, l'affaire du Sinaï, ou d'autres ! Nous essayons de travailler à cette stabilisation. Peut-être y aura-t-il des moments de contradiction, je vous le concède, mais nous pensons avoir besoin de ce pôle de stabilité.

Quant à l'Iran, il s'agit de tout autre chose. Nous continuons les négociations. Elles n'avancent pas beaucoup. Les Américains, et le Président Obama en première ligne, voudraient conclure fin mars, le Congrès devant ensuite se mêler de tout cela. Si nous pouvons trouver un accord, nous n'y ferons pas obstacle, à condition qu'il soit bon !

J'ai déjà eu l'occasion de le dire : un accord avec l'Iran constituera le standard de la prolifération nucléaire pour tous les pays de la région. Si l'accord n'est pas solide, l'Arabie saoudite, l'Égypte, la Turquie, et peut-être d'autres se doteront de l'arme nucléaire. Celle-ci a constitué une arme de paix au moment de la dissuasion. Si elle devient un « joujou » dans cette partie du monde, c'est la fin de tout - sans parler des groupes terroristes !

Les accords que nous conclurons avec l'Iran, si nous devons en conclure, doivent reposer sur des bases solides, non seulement pour nous, mais également pour toute la région. Laissons Israël en dehors de cela : ce serait une grande faute de dire que ce sujet n'est lié qu'à Israël. C'est une question de standard nucléaire.

Parmi les éléments de la négociation figure en premier lieu la question des centrifugeuses.

Le second point a trait à Arak. Nous avons avancé dans ce domaine. On peut trouver une solution de reconfiguration.

Le troisième élément, très important, concerne le fait de savoir ce que nous allons faire en matière de recherche et de développement. Nous avons réclamé un « break out time », notion à présent acceptée par les Iraniens. Il faut que nous disposions au moins d'une année pour pouvoir réagir si nous découvrons que les Iraniens nous ont caché certaines choses. Cela entraîne toute une série de conséquences. Pour le moment, ils ne l'ont pas encore accepté.

Enfin, nous désirons une transparence absolue et souhaitons que l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) puisse savoir en permanence ce que font les Iraniens. Nous voulons également le relier à des sanctions, alors qu'ils nous demandent de les abandonner en début de parcours. On ne peut les abandonner sans transparence ! On est donc encore assez loin du compte

La dernière fois, les Américains étaient sur le point de signer n'importe quoi. J'ai donc proposé des amendements, qui ont d'ailleurs été acceptés. Nous avons finalement trouvé un accord certes provisoire, mais meilleur que ce qui était initialement envisagé.

Je n'ai pas de position personnelle dans ce domaine, ce qui serait absurde, mais la position de la France est d'accepter un accord, à condition qu'il soit solide et qu'on puisse le défendre. Le nucléaire civil, tant que l'on veut, la bombe atomique, non ! Ce sont les conséquences qu'il faut tirer de tout cela.

Selon certains commentaires plus que minoritaires, la bonne politique pour la France serait de rompre avec ses partenaires traditionnels et d'avoir comme alliés principaux Bachar al-Assad, l'Iran et la Russie. Non !

On trouve dans « Le marchand de Venise », de Shakespeare, une très jolie formule, qui affirme : « S'il était aussi facile de faire que de savoir ce qu'il faut faire, les chapelles seraient des cathédrales, et les chaumières des palais ! ». (Sourires). Shakespeare avait tout compris !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La Russie, l'Iran, la Chine et la COP 21 figurent cette année parmi nos quatre thèmes de travail. Ce sont là des sujets difficiles. Je souhaite que nous travaillions ensemble, afin de faire en sorte que la diplomatie parlementaire soit utile, notamment sur le dossier délicat de l'Iran.

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Nous en saurons probablement davantage fin mars.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous effectuerons certainement quant à nous une mission en Iran au printemps.

La réunion est levée à 19 heures 20