Mardi 5 avril 2016

- Présidence de Mme Michèle André, présidente -

La réunion est ouverte à 17 h 45.

République numérique - Examen du rapport pour avis

La commission procède à l'examen du rapport pour avis de M. Philippe Dallier sur le projet de loi n° 325 (2015-2016) pour une République numérique.

Mme Michèle André, présidente. - La commission des lois nous a délégué l'examen au fond de trois articles du projet de loi pour une République numérique. Nous examinerons les amendements de notre rapporteur, Philippe Dallier, et ceux de l'ensemble des sénateurs sur ces articles délégués. Demain matin, notre rapporteur présentera notre position à la commission des lois.

EXAMEN DU RAPPORT

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - La commission des finances s'est saisie pour avis du projet de loi pour une République numérique, qui sera examiné au fond demain par la commission des lois, sur le rapport de notre collègue Christophe-André Frassa. Ce projet de loi contient essentiellement des dispositions relatives à l'ouverture des données publiques (open data), à la neutralité du net, aux droits des internautes sur leurs données personnelles, ou encore à la loyauté des plateformes envers les consommateurs. La France est plutôt en avance sur ces sujets.

Seuls quatre articles sur une centaine relèvent de la compétence de notre commission : nous sommes invités à jouer un rôle modeste dans les débats, mais peut-être faut-il y voir le signe que le Gouvernement a, une fois encore, choisi d'occulter les enjeux économiques et fiscaux de la révolution numérique. Il est vrai que c'est moins sympathique que l'open data. Les sujets qui fâchent semblent être remis à plus tard...

Nous sommes saisis des articles 37 A, 37 D, 41 et 42 ; les trois premiers nous ont été délégués au fond. Je passerai assez vite sur les deux premiers articles, de nature fiscale.

L'article 37 A prolonge jusqu'en 2022 l'éligibilité au fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA) des dépenses des collectivités territoriales en matière d'infrastructures passives pour assurer la couverture du territoire en téléphonie mobile - concrètement, cela vise la construction des pylônes.

L'article 37 D étend le suramortissement « Macron » de 40 % aux co-investisseurs dans le déploiement de la fibre optique. Aujourd'hui, seul peut bénéficier de cet avantage l'opérateur qui effectue l'investissement physique dans les câbles (souvent Orange et SFR) ; les opérateurs qui apportent un cofinancement en échange d'un droit d'usage de long terme en sont exclus. C'est donc une mesure d'équité, neutre pour les finances publiques puisque les doubles déductions sont impossibles.

Nous ne pouvons qu'être favorables à ces deux articles, déjà adoptés, à l'identique, par le Sénat, lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2016, malgré l'avis défavorable du Gouvernement. Je vous demanderai donc d'adopter ces deux articles.

L'article 41 est plus substantiel : il élargit la possibilité de proposer des paiements par SMS, et plus largement la « facturation opérateur », où les achats sont directement imputés sur la facture de téléphone ou d'Internet. Aujourd'hui, ces paiements doivent concerner un produit directement consommé au moyen de l'appareil utilisé pour l'achat : une sonnerie, un morceau de musique, un jeu sur smartphone, un service de renseignements téléphoniques... Il est possible de payer - avec imputation sur sa facture téléphonique - un film à télécharger, mais pas un ticket de cinéma ou de parking ! C'est uniquement possible, via une applet, afin d'être débité sur sa carte bancaire.

C'est pourquoi l'article 41 élargit la possibilité de proposer des paiements par SMS, conformément à ce qui est prévu par la deuxième directive sur les services de paiement (DSP 2) adoptée en 2015. Seraient ainsi autorisés les paiements par facturation opérateur pour tout type de contenu numérique, quel que soit le dispositif utilisé pour l'achat ou la consommation. Ce mode de paiement serait autorisé également pour les dons à des associations caritatives : il serait dès lors possible de donner deux ou trois euros à la Croix-Rouge ou à l'Unicef par un simple SMS, comme dans les nombreux pays européens ayant anticipé sur la directive DSP 2 sans faire l'objet de poursuites par Bruxelles. Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, leurs associations dans ces pays ont pu collecter de grandes sommes d'argent. Le paiement par SMS serait applicable aussi à l'achat de tickets électroniques. Un plafond, 50 euros par opération et 300 euros par mois, est prévu. Le système est simple et pratique, ses usages potentiels très nombreux. Pour autant, on ne peut pas ignorer les risques : explosion des factures pour les familles en raison de dépenses inconsidérées des adolescents ou des enfants, arnaques, pratiques douteuses de certains services...

Les opérateurs doivent prendre leurs responsabilités, par exemple en proposant par défaut des options de blocage ou d'alerte, des seuils différenciés en fonction des produits, etc. Le législateur, si nécessaire, prendra lui aussi ses responsabilités. Je vous proposerai trois amendements : le premier supprime l'entrée en vigueur différée de l'article, afin que les campagnes de dons par SMS aux associations caritatives puissent débuter dans les meilleurs délais ; les deux autres précisent l'application du plafond mensuel de 300 euros, afin de prendre en compte les flottes d'entreprises, les collectivités, les familles, où un abonné signifie plusieurs lignes, ainsi que le cas des paiements « machine to machine ».

L'article 42 relatif aux compétitions de vidéo est l'un de ceux qui a le plus mobilisé l'ensemble de nos collègues à l'Assemblée nationale et au Sénat, et qui a en grande partie justifié la saisine de la commission des finances. Il a été introduit dans le texte du Gouvernement à l'issue de la consultation publique sur Internet. Méthode originale s'il en est, et qui a conduit à un résultat très prévisible : tous les éditeurs de logiciels ont demandé à leurs utilisateurs, sur les forums, de répondre que ce sujet était prioritaire. Il a dès lors été considéré comme tel par le Gouvernement. Ce dernier a d'abord demandé une habilitation à légiférer par ordonnance, mais nos collègues députés ont préféré insérer directement un article, rédigé dans une certaine confusion. En parallèle, le sénateur Jérôme Durain et le député Rudy Salles, missionnés, ont rendu un pré-rapport il y a quelques semaines, dont les conclusions sont en ligne avec celles qui ressortent de nos auditions. Nous allons donc pouvoir proposer un texte consensuel.

Quel est le problème fondamental ? Les compétitions de jeux vidéo, dès lors qu'elles donnent lieu à un droit d'inscription à l'entrée et qu'elles offrent une récompense au vainqueur, sont considérées comme des loteries au regard de la loi - donc prohibées. Des clubs de joueurs organisent ainsi des compétitions illégales. Je me suis ainsi rendu dans une compétition, la Gamers Assembly à Poitiers, il y a dix jours, rassemblant dans trois halls complets 1 500 joueurs, avec une entrée payante. Tout cela était complètement illégal ! Cette filière des jeux vidéo est en pleine expansion, et la France est un des leaders. Adaptons notre droit pour que l'activité se développe et régler ce problème étonnant : il est difficile, pour un joueur étranger, de voir que ce type de compétition est interdite en France, alors qu'en Allemagne, certaines compétitions physiques rassemblent 40 000 spectateurs, et d'autres 100 000 personnes en Corée du Sud !

Plusieurs problèmes se posent : ces compétitions sont illégales, certains joueurs étrangers sont professionnels, viennent en France avec un visa de tourisme faute de statut mais gagnent de l'argent. Il faut donc clarifier cette situation, pour les joueurs et les organisateurs. La commission des finances n'est saisie que d'une toute petite partie du problème. Ces compétitions physiques rassemblent des joueurs dans un lieu, mais parfois des pré-compétitions sont organisées en ligne. Si leur accès est payant, nous considérons qu'il s'agit d'un jeu en ligne avec une espérance de gain, qui tombe sous le coup de la réglementation de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel), à la différence d'une compétition physique. Nous vous proposons de ne pas en sortir et de ne pas autoriser ces préqualifications payantes en ligne. Tout le monde est d'accord. Les éditeurs de logiciels et les organisateurs ont compris que l'enjeu n'était pas là, mais d'organiser des grandes compétitions avec 20 000 spectateurs.

Monsieur le rapporteur général, il est préférable d'inscrire certaines dispositions en loi de finances, mais je dépose un amendement d'appel pour suggérer d'instaurer un taux de TVA à 5,5 % sur la vente de places pour ces compétitions, comme pour d'autres compétitions similaires. Par ailleurs, je vous proposerai un amendement sur les ajustements du régime du poker en ligne, traité en 2010 par notre collègue François Trucy. À l'origine il y avait plus de trente acteurs du poker en ligne ; ils sont désormais une dizaine, dont un dominant - Winamax - et la concentration se poursuit. Dans ce secteur coexistent des sites régulés et des zones d'ombre, pour ne pas dire plus. Dans le marché régulé, le nombre de joueurs de poker autour des tables est limité aux joueurs français. L'Arjel est d'accord pour élargir le tour de table - pour améliorer la liquidité - aux joueurs de pays européens dont la législation est comparable à la nôtre.

Deux de mes amendements proposent des évolutions plus marginales du régime : l'un rend plus efficace la lutte contre les sites illégaux en simplifiant la procédure judiciaire ; l'autre aménage une procédure d'autorégulation concernant le temps de jeu.

Plusieurs articles du projet de loi concernent les plateformes de l'économie collaborative, à commencer par l'article 22 qui les définit pour la première fois. Le sujet de la fiscalité ne manquera pas d'être abordé lors des débats. Mon amendement prévoit, pour les plateformes, une obligation de déclaration automatique des revenus de leurs utilisateurs. Cette proposition, issue des travaux du groupe de travail de notre commission en septembre 2015, avait déjà reçu le soutien quasi-unanime du Sénat lors du projet de loi de finances pour 2016, mais n'a pas survécu au passage à l'Assemblée nationale.

Sous le bénéfice de ces observations et sous réserve de l'adoption de mes amendements - hormis celui sur la TVA à 5,5 % - je vous propose de donner un avis favorable aux articles du projet de loi pour une République numérique dont nous sommes saisis.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article additionnel après l'article 23 ter

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.1 oblige à déclarer automatiquement à l'administration fiscale des revenus des utilisateurs de plateformes en ligne. Beaucoup d'amendements se sont concentrés sur Airbnb, mais si l'on décide d'une déclaration automatique, elle doit s'appliquer à toutes les plateformes.

L'amendement n° FINC.1 est adopté. La commission proposera à la commission des lois de ne pas adopter les amendements nos COM-2 rectifié, COM-26 rectifié et COM-112 rectifié.

Article 37 A

Mme Michèle André, présidente. - L'examen de cet article nous est délégué au fond.

La commission proposera à la commission des lois d'adopter l'article 37 A sans modification.

Article additionnel avant l'article 37 B

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement DEVDUR.6, proposé à la commission du développement durable par son rapporteur pour avis Patrick Chaize, instaure une contribution de solidarité numérique assise sur les abonnements fixes et mobiles ainsi que sur les services de communication électronique. Même si je comprends l'esprit, on ne peut pas y être favorable : ce serait inventer, au moindre problème, une taxe supplémentaire.

M. Jacques Genest. - Si ce système n'avait pas été instauré, il n'y aurait pas eu d'électrification dans le monde rural. Ceux qui bénéficient des services doivent payer un peu pour ceux qui sont oubliés. Ce n'est pas une nouvelle taxe, ce n'est que justice pour les personnes en zone blanche !

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - C'est tout de même une nouvelle taxe !

M. Jacques Genest. - On risque d'abandonner les territoires ruraux.

M. Daniel Raoul. - Je comprends très bien l'objectif. Cependant, on me dit que le plan gouvernemental a 3 milliards d'euros disponibles, mais peu de projets en face. Épuisons d'abord les fonds disponibles avant d'instituer une nouvelle taxe !

La commission proposera à la commission des lois de ne pas adopter l'amendement n° DEVDUR.6.

Article 37 D

Mme Michèle André, présidente. - La commission des lois nous a délégué au fond cet article.

La commission proposera à la commission des lois l'adoption sans modification de l'article 37D.

Article additionnel avant l'article 38

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - Les amendements nos COM-5 de notre collègue Jacques Genest et COM-22 de notre collègue Xavier Pintat sont similaires, et les amendements nos COM-6 et COM-23 respectivement des mêmes auteurs répondent au même principe : ils instaurent une taxe de 2 % sur les ventes de téléviseurs et de consoles de jeux pour financer le plan France très haut débit, qui concerne 10 milliards d'euros d'investissements. Avis défavorable.

M. Jacques Genest. - Mon raisonnement est le même. Beaucoup de gens ont acheté de nouveaux téléviseurs pour le passage à la télévision numérique terrestre (TNT). Vous ne collecterez pas beaucoup de taxe !

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - Pas de nouvelle taxe !

La commission proposera à la commission des lois de ne pas adopter les amendements nos COM-5, COM-22, COM-6 et COM-23.

Article 41

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - La commission des lois nous a délégué l'examen au fond de cet article. L'amendement n° FINC.2 clarifie le plafond mensuel de 300 euros pour les abonnements professionnels. Je propose de parler d'utilisateur final et non d'abonné, car un même abonnement peut recouvrir plusieurs utilisateurs, en particulier pour les flottes de téléphones des collectivités ou des entreprises.

L'amendement n° FINC.2 est adopté.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.3 sera rectifié dès que nous aurons trouvé un meilleur terme que « machine à machine ». Il vise à exclure du plafond mensuel de 300 euros les paiements de machine à machine - comme dans le cas de terminaux chez des commerçants.

Mme Michèle André, présidente. - La commission vous autorise, le cas échéant, à le rectifier pour en améliorer la rédaction.

L'amendement n° FINC.3 est adopté.

L'amendement de coordination n° FINC.4 est adopté.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.5 autorise le paiement par SMS avant janvier 2018.

L'amendement n° FINC.5 est adopté.

La commission proposera à la commission des lois d'adopter l'article 41 ainsi modifié.

Articles additionnels après l'article 41

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.6 sur le poker en ligne autorise les joueurs titulaires d'un compte validé en France à jouer avec des joueurs inscrits auprès d'un opérateur agréé dans tout pays européen respectant les mêmes règles que la France.

M. François Marc. - Est-ce que cela fonctionne également si les joueurs étrangers sont des machines ?

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - Des régulateurs existent dans chaque pays. La question se pose aussi pareillement en France, où des joueurs pourraient aussi être assistés par des machines....

M. François Marc. - En Corée du Sud, des machines gagnent contre les hommes. On dérobe ainsi de l'argent aux gens !

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n'y change rien : le régulateur - en France, l'Arjel - vérifie que les joueurs physiques se comportent normalement, sans triche ni blanchiment.

M. Daniel Raoul. - Avec le développement de l'intelligence artificielle, un joueur physique peut se faire aider par un ordinateur à ses côtés...

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - Oui, il est difficile de le détecter, hormis éventuellement par des gains trop systématiques...

Mme Michèle André, présidente. - Monsieur le rapporteur, vous pourriez vous rendre à l'Arjel pour voir ses méthodes de détection de comportements suspects. J'avais rendu visite à ce régulateur lors de la Coupe du monde de football, alors que les paris étaient nombreux : les outils techniques de détection étaient très au point.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - Plus une machine est sophistiquée, plus elle reproduira le comportement humain.

M. Marc Laménie. - On connaît très mal ce système. Comment nos services peuvent-ils détecter ces fraudes, alors qu'on a connaissance d'escroqueries quotidiennes ?

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - C'est l'Arjel qui assure ce rôle et qui dispose de moyens dédiés. La surveillance des paris, comme des mouvements bancaires, est automatisée pour recenser les comportements suspects. Avec mon amendement, il y aura des échanges entre les différentes autorités de régulation européennes pour limiter la fraude - prétendre l'éradiquer serait illusoire...

L'amendement n° FINC.6 est adopté.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.7 met à disposition des joueurs un outil d'autolimitation en temps de jeu effectif.

M. Daniel Raoul. - À leur demande ?

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - Oui, à l'instar des outils limitant les sommes en jeu, qui fonctionnent efficacement.

L'amendement n° FINC.7 est adopté.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.8 accélère la procédure de blocage d'un site, lorsque l'Arjel poursuit un opérateur enfreignant les règles. Souvent, les opérateurs et les hébergeurs ne sont pas situés en France. Or l'Arjel a l'obligation d'assigner l'hébergeur en même temps qu'elle demande au fournisseur d'accès Internet de bloquer le site. Cet amendement autorise l'Arjel à assigner directement les fournisseurs d'accès.

L'amendement n° FINC.8 est adopté.

Article 42

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.9 précise l'interdiction des compétitions via une préqualification payante en ligne, pour se concentrer sur les compétitions physiques. Certains considèrent qu'une préqualification en ligne, fût-elle gratuite, constituerait un sacrifice financier puisque le joueur doit payer un abonnement ou un accès Internet. La logique est poussée un peu loin ! Notre proposition est un juste milieu.

L'amendement n° FINC.9 est adopté.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. - L'amendement n° FINC.10 est mon amendement d'appel sur la TVA à 5,5%. Réservons-le en vue d'un prochain projet de loi de finances.

L'amendement n° FINC.10 est retiré.

La réunion est levée à 18 h 20.

Mercredi 6 avril 2016

- Présidence de Mme Michèle André, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 35

Rapprochement de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et de l'Agence française de développement (AFD) - Communication

La commission entend une communication de Mme Fabienne Keller et M. Yvon Collin, rapporteurs spéciaux, sur le rapprochement de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et de l'Agence française de développement (AFD).

Mme Fabienne Keller, rapporteur spécial. - Fin août, le Président de la République a annoncé sa décision de rapprocher l'Agence française de développement (AFD) du groupe de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), avec un double objectif : renforcer les moyens de l'agence pour pouvoir annoncer une augmentation de ses engagements - dans la perspective de la COP 21 - et faire de la Caisse des dépôts et consignations une des plus importantes institutions financières publiques européennes. En septembre, une mission de préfiguration de ce rapprochement était confiée à Remy Rioux, qui était appelé à s'inspirer des exemples allemand - la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW) - et italien - la Cassa depositi e prestiti (CDP).

Fin septembre, le Président de la République confirmait à la tribune des Nations unies ce rapprochement et annonçait l'augmentation de 4 milliards d'euros, à l'horizon 2020, des engagements de l'AFD. La mission de préfiguration a remis son rapport début janvier et défendu le scenario d'un rapprochement limité, dans lequel l'AFD intégrerait le groupe Caisse des dépôts et consignations sans lien capitalistique. Les deux entités seraient unies par une « fine membrane ».

Considérant que les scenarios alternatifs n'avaient pas été assez documentés, nous avons souhaité travailler sur ce sujet et vous présenter les avantages et les inconvénients de chacun des scenarios envisagés, ainsi que notre analyse de l'opportunité et des effets de ce rapprochement. Au cours des deux derniers mois nous avons donc entendu une soixantaine de personnes sur ce sujet et marché dans les pas de Rémy Rioux à Rome, Francfort et Bonn.

Trois scenarios sont sur la table. Le premier est celui d'une filialisation de l'AFD : l'agence aurait intégré le « groupe Caisse des dépôts » et se serait trouvée sur le même plan que BpiFrance ou Transdev par exemple. Le second scenario est celui de l'intégration de l'AFD à l'établissement public Caisse des dépôts, en tant que nouvelle section, avec un bilan totalement séparé. L'AFD aurait alors perdu la personnalité morale et constitué une nouvelle section à côté de la section générale et du fonds d'épargne. Enfin, la proposition de Rémy Rioux consiste à maintenir le statut d'établissement public industriel et commercial de l'AFD, mais à écrire dans la loi qu'elle intègre le groupe Caisse des dépôts et consignations, sans lien capitalistique.

M. Yvon Collin, rapporteur spécial. - Parmi les objectifs initiaux du rapprochement figurait tout d'abord la nécessité de renforcer les fonds propres de l'AFD.

L'agence a le statut d'établissement de crédit et ne bénéficie pas d'une garantie de l'État - à quelques exceptions près. Elle est soumise aux règles prudentielles de droit commun et notamment aux règles de solvabilité, qui prévoient qu'un établissement doit disposer d'un certain montant de fonds propres pour un niveau donné de risque. Depuis la crise bancaire, les exigences en fonds propres ont été durcies, en termes de quantité comme de qualité. Par ailleurs, le « ratio grands risques » impose que les risques portés sur une contrepartie n'excèdent pas 25 % des fonds propres.

Le respect de ce « ratio grands risques » entrave déjà aujourd'hui la capacité d'action de l'AFD dans certains pays : les projections montrent que le plafond serait dépassé dès 2019 au Nigéria, au Brésil, au Maroc et en Colombie. Conjugué à l'objectif d'augmenter de 4 milliards d'euros ses engagements, cette contrainte rend nécessaire une hausse des fonds propres de l'agence, d'un montant que l'on peut estimer à 2,5 milliards d'euros environ en 2020.

Le second objectif principal du rapprochement était de mettre en oeuvre les synergies importantes qui existent entre la Caisse des dépôts et consignations et l'AFD.

Celle-ci est essentiellement au service du développement international et intervient dans 110 pays, en s'appuyant sur 72 agences. Elle est active notamment dans les secteurs des infrastructures, du développement urbain et de l'énergie. Le groupe Caisse des dépôts et consignations est quant à lui au service du développement domestique et s'appuie sur un réseau régional. Il est actif en particulier dans les secteurs du logement, des infrastructures et des transports.

Un rapprochement permettrait à la Caisse des dépôts et consignations d'accélérer son internationalisation, qui est aujourd'hui assez embryonnaire, et permettrait à ses filiales présentes à l'étranger de s'appuyer sur le réseau de l'AFD. L'agence, pour sa part, bénéficierait des relations de la Caisse des dépôts avec les entreprises françaises et avec les collectivités territoriales, pour promouvoir notamment leurs actions de coopération décentralisée.

Ce rapprochement est cohérent avec les « objectifs du développement durable » adoptés cet été, qui ne sont plus un agenda de rattrapage mais de convergence : les banques de développement domestique et international verront donc leur activité se rapprocher, dans la mesure où leurs objectifs seront les mêmes. Les synergies existent particulièrement, en termes de secteurs, dans le changement climatique, le développement urbain, l'aménagement du territoire, le logement et les transports. S'agissant des métiers, des synergies existent en matière d'analyse des risques, d'expertise sectorielle, de conduite des projets et de recherche. En outre-mer, où les deux groupes sont présents, le rapprochement permettrait d'améliorer l'offre de crédit aux entreprises et peut-être de rationaliser le réseau.

Ce rapprochement est aussi cohérent avec la tendance européenne à intégrer les banques de développement domestique et internationale. La banque de développement allemande est ainsi une filiale de la KfW, l'équivalent de notre Caisse des dépôts. Ceci constitue pour elle un « avantage comparatif », en lui permettant de s'appuyer sur un réseau d'experts nationaux et de se présenter comme un « homologue » des banques de développement domestique des pays étrangers. Sans oublier les conséquences positives en termes de promotion des exportations allemandes. De même, l'Italie a récemment étendu les missions de la CDP au développement international, dans lequel elle pourrait engager ses fonds propres, avec un objectif de promotion du secteur privé italien.

Mme Fabienne Keller, rapporteur spécial. - De nombreuses contraintes pèsent sur le choix des modalités de rapprochement.

Cependant, le choix de renforcer les fonds propres indépendamment du rapprochement permet d'envisager plusieurs scenarios. En effet, seule la transformation de l'AFD en section de la Caisse des dépôts et consignations permettrait de faire bénéficier l'agence du régime prudentiel particulier de la Caisse des dépôts, en application duquel notamment le seuil de 25 % n'est qu'un seuil d'alerte et non un plafond. Le besoin en fonds propres serait donc beaucoup moins important. Je souligne cependant qu'il faut gérer prudemment le risque de crédit de l'AFD, qui est dans une phase de croissance importante.

Il a finalement été choisi de renforcer les fonds propres de l'agence en convertissant des créances de l'État sur l'AFD en participations. Plus précisément, l'État accorde chaque année des prêts à l'AFD à des conditions très avantageuses, la « ressource à conditions spéciales », qui est comptabilisée comme fonds propres de troisième catégorie. En 2014, il avait déjà été décidé de convertir 840 millions d'euros du « flux » de ressource à conditions spéciales en fonds propres de deuxième catégorie. Ces tranches seraient converties en fonds propres de première catégorie. Parallèlement, le « stock » de de ressource à conditions spéciales, qui s'élève à 2,4 milliards d'euros, serait converti en fonds propres de première catégorie. Enfin, l'agence pourrait conserver une part importante de son résultat annuel, peut être autour de 80 %.

Ces mesures devraient suffire à couvrir la croissance de l'activité de l'AFD. Dès lors, l'objectif financier étant satisfait, il est possible d'envisager des scenarios de rapprochement alternatifs à la mise en place d'une nouvelle section.

Par ailleurs, la nécessité de respecter le modèle financier de la Caisse des dépôts rend difficile le scenario d'une filialisation. Celui-ci signifierait pour la Caisse des dépôts un coût de 1,4 milliard d'euros - selon la méthode de valorisation retenue. De plus, elle impliquerait une remise en cause de son modèle d' « investisseur avisé », dans la mesure où, l'AFD n'ayant pas de but lucratif, sa rentabilité est limitée.

Ces différents arguments ont suscité des inquiétudes à la fois au sein de la Caisse des dépôts - exprimées notamment par sa commission de surveillance - et au sein de ses syndicats, qui ont conduit à l'abandon de ce schéma.

Enfin, l'objectif de maximiser les synergies rend nécessaire une intégration poussée, ce qui milite pour le schéma de la section. Les relations entre les deux groupes sont limitées, si l'on considère le fait que ce sont des institutions financières publiques, qu'elles interviennent sur des secteurs similaires et que leurs métiers sont proches. Depuis l'annonce du rapprochement, des groupes de travail ont étudié les synergies possibles. Aller plus loin nécessiterait a minima de passer une convention par laquelle les deux groupes détermineraient conjointement les domaines où ils souhaiteraient collaborer et les modalités de ces collaborations.

Cependant, nous avons des doutes sur l'efficacité d'une telle méthode : sans perspective d'un rapprochement plus poussé, il semble difficile de parvenir ainsi à maximiser les synergies. Nous préconisons une unité hiérarchique et le développement d'une véritable mobilité professionnelle afin de partager la culture de chaque institution. La volonté de mettre en oeuvre le rapprochement et l'impulsion qui sera donnée seront fondamentales et semblent peu conciliables avec le maintien d'une dyarchie.

M. Yvon Collin, rapporteur spécial. - J'en viens aux questions de gouvernance. Il nous semble que maintenir la capacité pour l'État d'orienter la politique d'aide publique au développement est compatible avec le schéma de la section, à condition d'imaginer une nouvelle gouvernance.

Je rappelle que l'AFD est un outil de l'État, que ce soit par la tutelle qu'il exerce sur l'établissement, les modalités de nomination du directeur général ou la composition du conseil d'administration. La Caisse des dépôts est pour sa part placée « sous la surveillance et la garantie du Parlement », ce qui se reflète dans la composition de sa commission de surveillance où les parlementaires sont prépondérants. Son directeur général, nommé par décret, prête serment devant la commission.

Cette différence de gouvernance, conjuguée au fait que dans le schéma de la section, la gestion opérationnelle serait assurée par des personnels placés sous l'autorité du directeur général de la Caisse des dépôts, a pu faire naître la crainte d'un dessaisissement de l'État en matière de politique d'aide publique au développement.

Il semble cependant possible de surmonter ces difficultés en mettant en place, en s'inspirant notamment de l'exemple allemand, une gouvernance spécifique de la « section AFD », dans laquelle l'État continuerait à définir les orientations de la politique d'aide publique au développement et se prononcerait sur chaque projet, comme il le fait aujourd'hui à travers le conseil d'administration de l'AFD. Le directeur général de la Caisse des dépôts et consignations aurait autorité sur les personnels chargés du montage et de la gestion opérationnelle des projets. Certes, cela impliquerait une évolution du modèle de la Caisse des dépôts et consignations, dans la mesure où l'État aurait un contrôle direct sur une de ses sections et où la commission de surveillance verrait ses prérogatives sur cette même section probablement plus limitées que pour la section générale.

Mais il nous semble que le modèle de la Caisse des dépôts et consignations se distingue avant tout par une addition de spécificités, fruit de l'histoire et d'un certain pragmatisme, qu'il s'agirait d'enrichir encore.

Se pose la question de la complexité de la mise en oeuvre du rapprochement. Le scenario de la mise en place d'une nouvelle section est le plus complexe, puisqu'il implique une perte de la personnalité morale pour l'AFD. Et il nous semble que mener de front le chantier de la hausse des engagements de l'AFD et celui du rapprochement de la Caisse des dépôts et consignations, notamment s'il prend la forme d'une section, peut sembler difficile sans moyens humains supplémentaires.

En conclusion, le débat semble s'être enfermé dans un schéma où chacun des trois scenarios ne permet de satisfaire que deux des objectifs, ce qui pourrait conduire à ne rien faire. C'est pour cela sans doute que le rapport de Rémy Rioux se limite essentiellement à proposer une gouvernance croisée, qui constituerait un pas certes bien modeste, mais orienté dans la bonne direction. Il semble cependant que ce pas ait été considéré comme excessif, le Gouvernement n'ayant finalement présenté aucune disposition en ce sens.

Pour notre part, nous considérons que le scenario de filialisation remet excessivement en cause le modèle financier de la Caisse des dépôts et ne permettrait pas de maximiser les synergies. Nous pourrions sortir de ce schéma bloquant en intégrant l'AFD à l'établissement public Caisse des dépôts et consignations, sous forme de section, à condition de mettre en place une gouvernance sui generis qui concilie, d'une part, la nécessité d'une direction opérationnelle par la Caisse des dépôts et par son directeur général avec, d'autre part, la nécessaire capacité de l'État à définir la politique d'APD et son cadre d'intervention, ainsi qu'à donner son accord sur chaque projet. Une étanchéité financière entre les deux entités devra également être assurée.

Mme Fabienne Keller, rapporteur spécial. - Nous formulons différentes propositions concrètes, afin de permettre que ce rapprochement se fasse dans de bonnes conditions et en prenant le temps nécessaire à une réforme réussie. Il s'agit notamment de préparer le rapprochement en mettant en place une équipe commune, de développer la mobilité professionnelle, d'étendre les missions de la Caisse des dépôts et consignations au développement international et que celle-ci mette en place un fonds de 500 millions d'euros dédié à cet objectif, copiloté avec l'AFD, afin de diffuser en son sein la « culture du développement ».

Nous insistons sur la nécessité de préserver la « marque AFD », qui a réussi à s'imposer dans le monde entier en un temps assez court, grâce à la qualité et à l'engagement de ses personnels.

Et nous soulignons également qu'il ne faut pas attendre de cette seule réforme une relance de notre politique d'aide publique au développement, qui souffre de la baisse importante des moyens qui y sont consacrés et notamment de l'insuffisance des dons, qui menace de nous placer dans la « seconde division » des grands bailleurs.

M. Francis Delattre. - Votre communication est à la fois rassurante et inquiétante. Ce n'est pas la première tentative de l'État - Bercy en l'occurrence - de s'immiscer dans la gouvernance de la Caisse des dépôts et consignations. Or celle-ci est placée sous la protection du Parlement car, d'une part, ses fonds font partie du patrimoine de tous les Français et, d'autre part, elle est indispensable au fonctionnement normal des services financiers de l'État.

Il est évident que l'AFD, qui opère dans les pays en développement, porte plus de risques que la Caisse des dépôts. Je ne souscris pas à l'argument selon lequel il y aurait des synergies entre l'activité nationale de la Caisse des dépôts et celle internationale de l'AFD : ce sont des métiers totalement différents !

J'en viens à l'intérêt des services de l'État pour la Caisse des dépôts. Il appartient d'abord à ces services de se réformer ! Bercy compte au moins deux services qui s'occupent du fonctionnement des grandes entreprises à l'étranger. Nous venons de vivre un véritable feuilleton dans le secteur des télécoms, qui a bien montré la toute-puissance de l'agence des participations de l'État. Elle est capable de mettre en échec un rapprochement aussi essentiel pour l'économie du pays ! Les services de l'État doivent organiser leurs propres synergies, pour permettre à l'AFD de disposer des crédits et moyens nécessaires, car il s'agit bien d'un problème de moyens !

La Caisse des dépôts est souvent sollicitée et on finit par penser qu'elle a toujours les moyens d'intervenir. Dans votre rapport, une phrase souligne bien ce que l'on ne veut pas voir : vous évoquez la gestion opérationnelle de la politique de développement par le personnel de la Caisse des dépôts, sous l'autorité exclusive du directeur général, mais vous ajoutez - ce qui me pose problème - que cette direction serait soumise « à des avis non contraignants de la commission de surveillance ». Autrement dit, il n'y aurait plus de contrôle du Parlement quand il s'agit d'opérations internationales !

Je veux bien qu'on réfléchisse à un fonds souverain à la française. Mais mette en péril la Caisse des dépôts est un exercice redoutable et voué à l'échec, car nous serons nombreux à la protéger de telles initiatives.

M. Marc Laménie. - C'est un sujet dense et complexe. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « étanchéité financière » ?

Par ailleurs, quel est le système de gouvernance qui vous semble le plus adapté, le plus efficace et économe en argent public ?

M. François Marc. - Je comprends le souci des rapporteurs spéciaux d'inscrire l'AFD dans la logique à l'oeuvre dans plusieurs pays européens, qui tend à une intégration croissante des banques de développement national et international. Mais je m'interroge sur le diagnostic.

Le point de départ est essentiellement financier, puisque l'AFD a besoin d'une hausse de 2,5 milliards d'euros de ses fonds propres. Peut-on trouver une solution à cette exigence ? Je ne sais pas si la Caisse des dépôts a la volonté d'aller dans la direction préconisée. Mais après tout le Parlement, sous la protection duquel elle est placée, pourrait très bien l'inciter à aller dans cette voie, s'il la considère légitime. La question est donc celle de la légitimité de la proposition.

J'ai bien noté que l'AFD pourrait devenir une société de financement pour revenir sous la supervision de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et non plus de la Banque centrale européenne (BCE), mais je ne sais pas ce que cela apporte en définitive en termes d'exigences de fonds propres. On change l'arbitre, mais pas les règles. De ce point de vue, j'ai le sentiment que du chemin reste à parcourir.

Je crains également qu'un rapprochement nécessite des besoins supplémentaires plutôt que des économies. Les synergies n'apparaissent pas d'emblée dans ce dossier, car il s'agit de deux cultures d'entreprise très différentes. Je ne sais guère comment les mutualisations par voie conventionnelle pourraient apporter des économies de coûts et de fonctionnement. Il s'agit d'une question majeure sur le plan financier, car si l'on fusionne deux organisations, encore faut-il qu'il y ait des perspectives rapides d'amélioration de la situation financière. Peut-être avez-vous sur ce point des éléments complémentaires d'explication.

Enfin, si l'on veut renforcer les fonds propres de l'agence en lui permettant de conserver au moins 80 % de son résultat dans les fonds propres, j'imagine que ce pourcentage était beaucoup plus bas par le passé. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

M. Yvon Collin, rapporteur spécial. - L'État a souvent prélevé la totalité du résultat.

M. Jean-Claude Requier. - Je comprends qu'il s'agit d'un mariage ou d'un PACS entre ces deux partenaires...

Mme Fabienne Keller, rapporteur spécial. - ...un mariage arrangé !

M. Jean-Claude Requier. - Est-ce un mariage de raison, un mariage arrangé, un mariage de passion ? Ces deux institutions veulent-elles vraiment travailler ensemble ?

M. Richard Yung. - L'Agence française de développement est d'une part un canal pour l'aide publique au développement - par exemple quand il faut faire les chèques de fin de mois pour les fonctionnaires dans tel ou tel pays - et d'autre part une société de financement pour un certain nombre de projets. Notre faiblesse porte certainement sur ce deuxième axe : nous n'avons pas l'outil qui nous permette d'accompagner les grands projets, pour soutenir financièrement les grandes ou moyennes entreprises qui les portent. La comparaison avec les Allemands - ou avec les Japonais - est effectivement très intéressante.

Nous sommes confrontés à des partenaires qui ont des visions différentes, à commencer par Bercy et les Affaires étrangères. Le conseil d'administration de l'Agence française de développement est le lieu de débats difficiles. On ajoute donc un troisième interlocuteur et cela accroît la difficulté de façon exponentielle. Or la Caisse des dépôts est l'organisme qui centralise l'épargne réglementaire des Français, elle ne sert pas vraiment au développement.

C'est pourquoi, je le dis franchement, je ne comprends pas bien la logique de ce système. J'aurais compris un rapprochement de l'Agence française de développement avec Bpifrance, qui aurait permis d'améliorer l'accompagnement des entreprises. Et je ne vois pas vraiment la différence entre ce que vous proposez et ce que propose Rémy Rioux. Je ne « sens pas » le projet ; je n'identifie pas sa finalité. On a effectivement l'impression que c'est un PACS contraint, où finalement le fiancé n'est pas tellement en phase avec la fiancée.

Mme Marie-France Beaufils. - J'ai l'impression que ce que l'on recherche, c'est un meilleur financement de l'AFD. La Caisse des dépôts et consignations est-elle susceptible d'apporter ce financement ? C'est la question qui nous est posée. Aujourd'hui, ces deux institutions fonctionnent différemment et ont deux objectifs différents. Je ne vois pas aujourd'hui une capacité à se rapprocher. Il y a une crainte que les fonds de la Caisse des dépôts et consignations partent vers l'AFD, sans abondement par l'État des moyens alloués à la politique d'APD. Si l'on ne résout pas cette question, les projets de rapprochement, quels qu'ils soient, ne fonctionneront pas.

M. Alain Houpert. - Il y a une quinzaine d'années, il y avait eu un rapprochement entre la Caisse des dépôts et consignations et la Caisse d'épargne, pour former la compagnie financière Eulia. Qu'est devenu ce rapprochement ?

Mme Fabienne Keller, rapporteure spéciale. - S'agissant du renforcement des fonds propres de l'AFD, je le répète, ce problème est réglé, et ce indépendamment du rapprochement. Le Trésor a accepté de convertir des créances de l'État sur l'agence en participations, ce qu'il refusait depuis longtemps. Ces mesures feront l'objet de dispositions être en loi de finances. Ce renforcement des fonds propres permettra que l'activité de l'AFD dans certains pays, tels que le Maroc ou le Vietnam, ne soit plus limitée. Ce problème est donc résolu, au moins pour une dizaine d'années. Il n'y aura donc pas de contribution de la Caisse des dépôts. Le seul scenario qui impliquait une participation financière de la Caisse des dépôts et consignations, celui de la filialisation de l'AFD, a été écarté par le Gouvernement et nous sommes arrivés à la même conclusion.

En réponse à François Marc, je veux préciser que le scenario de la mise en place d'une section - que nous proposons - était la solution défendue par la Caisse des dépôts. Elle est complexe à mettre en place car l'AFD perdrait sa personnalité morale et il faudrait imaginer une gouvernance spécifique.

M. Richard Yung. - Pouvez-vous nous dire ce qu'est une section ?

Mme Fabienne Keller, rapporteur spécial. - Une section est une direction de la Caisse des dépôts, régie par des règles particulières et totalement séparée des autres sections. C'est le cas du fonds d'épargne qui accueille, comme le disait Francis Delattre, l'épargne des Français. L'idée était créer un dispositif de même nature pour l'aide publique au développement.

Sur la question de la gouvernance de la Caisse des dépôts et consignations, nous comprenons l'inquiétude exprimée par Francis Delattre et Marc Laménie. C'est pour cela que nous appelons à une gouvernance séparée et que nous considérons que la création d'une section séparée apporterait suffisamment de sécurité. L'évolution financière de la « section AFD » n'aurait pas d'incidence sur les états financiers des autres sections.

Pour répondre à Francis Delattre, je voudrais de nouveau insister sur le fait qu'il n'y aurait pas de ponction financière de la Caisse des dépôts et consignations. Par ailleurs, les avis de la commission de surveillance sont déjà non contraignants vis-à-vis des autres sections. Il en serait de même pour ses avis relatifs à la nouvelle « section AFD ». Je précise que le président de la commission de surveillance, Henri Emmanuelli, est favorable au scenario de la section.

Sur le fond, quand nous avons étudié le tramway financé par l'AFD à Rabat, je peux vous dire que je n'étais pas dépaysée ! Le montage du projet et les choix technique soulèvent les mêmes questions que lorsque j'ai travaillé à la mise en place du tramway de Strasbourg. D'où l'intérêt que les gens qui s'occupent de financer ces projets dans les pays émergents soient les mêmes que ceux qui le font dans nos collectivités territoriales.

Il y a d'autres sujets de synergie, par exemple en matière de coopération décentralisée. La Caisse des dépôts et consignations est proche des collectivités territoriales, le rapprochement permettrait à leur politique de coopération de s'appuyer sur son réseau territorial. Dans la pratique, l'AFD n'accompagne que les projets les plus importants mais a du mal avec les petits projets. Sur les questions de changement climatique, d'énergie, les réponses ne sont pas identiques, mais les savoir-faire sont similaires, comme par exemple sur l'analyse des risques. Enfin, la Caisse des dépôts et consignations n'a pratiquement pas de réseau international.

Yvon Collin et moi-même avons été très impressionnés par le modèle allemand. Ceux-ci font beaucoup plus de dons que nous et s'appuient sur une agence de coopération technique dont le chiffre d'affaires annuel s'élève à 2 milliards d'euros. Ils consacrent une part très importante de leur aide aux énergies renouvelables, ce qui bénéficie naturellement aux entreprises allemandes, d'autant plus que la KfW travaille aussi bien au niveau domestique qu'international. Les relations de l'AFD avec les entreprises sont une des synergies possible. Comme le suggérait Richard Yung, un rapprochement incluant Bpifrance ferait sens.

A l'instar de ce qu'ont fait les Allemands et de ce que font les Italiens, il faut prendre le temps pour construire un modèle français, selon la tradition française, en respectant la très belle image et le savoir-faire de l'AFD.

M. Yvon Collin. - Je ressens un certain scepticisme des deux bords de notre commission, ce que je comprends. Nous sommes partis d'une idée assez séduisante mais ce dossier illustre bien la difficulté à réformer notre pays. Il y a des cultures qui s'affrontent et nous sommes finalement confrontés à des enjeux de pouvoir.

La tentation de puiser dans les poches de la Caisse des dépôts et consignations est constante. Néanmoins, je crois que le rapprochement est un projet particulièrement intéressant. Il n'y aura pas de grand pas fait dans cette direction dans l'immédiat : les fiançailles ou le mariage évoqués par Jean-Claude Requier se solderont par un simple flirt. Mais il faut approfondir cette idée de rapprochement car, comme vient de le rappeler opportunément Fabienne Keller, les autres pays et notamment l'Allemagne et l'Italie conduisent leur politique d'aide au développement avec une arrière-pensée. Au-delà de leur apport de compétences techniques, ils ont pour objectif de placer leurs entreprises. Je ne pense pas que nous ayons aujourd'hui un outil qui nous le permette, même si l'AFD est très bien perçue à l'étranger de par sa compétence et l'impact de ses projets. Nous avons compris que le chemin vers un rapprochement était difficile, mais il serait dommage de balayer les synergies d'un revers de main et se satisfaire du statu quo...

Le problème des fonds propres, évoqué depuis dix ans, est aujourd'hui en passe d'être réglé. Ce n'est pas rien. Pour répondre aux inquiétudes exprimées par les uns et les autres, je rappelle encore qu'il ne s'agit pas de capter les fonds de la Caisses des dépôts mais surtout de créer des synergies. Au sujet de l'étanchéité financière entre la Caisse des dépôts et consignations et l'AFD, à propos de laquelle Marc Laménie nous a interrogés, il s'agit de prévoir que le bilan de l'AFD ne puisse pas avoir d'incidence sur les finances des autres sections de la Caisse des dépôts.

En réponse à Alain Houpert, Eulia était une filiale commune de la Caisse des dépôts et consignations et des Caisses d'épargne créée en 2001, puis rachetée intégralement par celles-ci, en même temps que CDC Ixis.

Mme Fabienne Keller. - Concernant le statut de la société de financement, il y a un changement de superviseur de la Banque centrale européenne à l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Sur le fond, cela ne change pas grand-chose, les règles étant essentiellement les mêmes pour ce qui concerne l'AFD.

M. Yvon Collin. - Pour compléter la réponse à la question de Marie-France Beaufils, il nous appartiendra en effet, en tant que rapporteurs spéciaux, de veiller à ce que les moyens mis à disposition par l'Etat soient pérennes. S'agissant des dividendes, y a déjà eu une grosse ponction par l'État. Vous trouverez les chiffres dans le rapport. Il nous semblerait normal que les bénéfices que réalise l'AFD soient reversés à la politique d'aide au développement.

La commission donne acte de leur communication à Fabienne Keller et Yvon Collin et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information.

Désignation d'un rapporteur

Puis la commission nomme M. Albéric de Montgolfier rapporteur sur la proposition de loi n° 542 (2015-2016) réformant le système de répression des abus de marché.

La réunion est levée à 10 h 31

Jeudi 7 avril 2016

- Présidence de Mme Michèle André, présidente et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Audition de M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne chargé de l'emploi, la croissance, l'investissement et la compétitivité

M. Jean Bizet, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir au Sénat avec nos collègues de la commission des Finances. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Le Président Juncker a demandé aux commissaires d'avoir des relations étroites avec les parlements nationaux. Au Sénat, nous avons veillé à concrétiser cette volonté en nouant des contacts avec un grand nombre de vos collègues. Ce dialogue régulier nous paraît essentiel, et nous avons reçu dernièrement M. Phil Hogan. Votre audition s'inscrit parfaitement dans cette démarche. Les sujets majeurs dont vous avez la charge la rendent d'autant plus intéressante.

Le plan d'investissement pour l'Europe doit ouvrir des financements à hauteur de 315 milliards d'euros sur trois ans. Nous l'avons examiné de près au Sénat, sur le rapport de nos collègues Jean-Paul Emorine et Didier Marie, pour la commission des affaires européennes, et du rapporteur général du budget Albéric de Montgolfier, au titre de la commission des Finances. Quel premier bilan tirez-vous de sa mise en oeuvre ? L'effet de levier, qui avait pu susciter quelques doutes, fonctionne-t-il ? C'est une nouvelle approche du financement, qui vise à drainer l'épargne privée, ce qui requiert de créer de la confiance.

Les porteurs de projets se sont bien mobilisés en France, où dix-sept projets ont été retenus en 2015. Quelle est votre appréciation sur le dispositif mis en place pour notre pays et sur les perspectives de mise en oeuvre du plan dans les prochains mois ? Nous avions insisté sur la nécessaire association des collectivités territoriales. Qu'en est-il concrètement ?

Nous avions aussi échangé avec votre collègue Phil Hogan, en charge de l'agriculture, sur la mobilisation du plan d'investissement pour des projets concernant la modernisation des structures agricoles. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point, essentiel pour nos territoires dans le contexte de crise que nous connaissons ? Vous m'avez indiqué à l'instant que des projets pourraient être retenus dans la filière laitière. Je m'en réjouis.

Au-delà de ce plan, l'Union européenne doit mobiliser toutes les énergies au service de la croissance et de l'emploi. Avec la stratégie Europe 2020, elle a retenu cinq objectifs ambitieux à atteindre d'ici 2020 en matière d'emploi, d'innovation, d'éducation, d'inclusion sociale, d'énergie et de lutte contre le changement climatique. Pascal Allizard et Didier Marie suivent ce dossier au sein de la commission des affaires européennes, où j'ai mis l'accent sur l'Union de l'énergie : comment souhaiter accroître les échanges internationaux en signant le traité transatlantique sans réindustrialiser l'Europe ? Quelle est votre évaluation de la mise en oeuvre de cette stratégie ? Quelles sont les priorités que vous entendez promouvoir dans les prochains mois ?

Au service de ces objectifs, les États membres doivent mettre en oeuvre des réformes structurelles qui ne sont pas toujours bien acceptées par les opinions publiques mais sont indispensables. Un point régulier est fait par la Commission européenne dans le cadre du semestre européen. Quelle est votre appréciation globale ? Quelle est votre analyse pour ce qui concerne la France ?

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Je tiens à remercier Jyrki Katainen d'être présent parmi nous ce matin ainsi que le président de la commission des affaires européennes de nous avoir associés à cette audition. En tant que présidente de la commission des finances, je ne peux que me satisfaire de ce que nous puissions, de nouveau, aborder le plan d'investissement pour l'Europe. En effet, le « plan Juncker » vient s'inscrire au coeur de nos travaux relatifs à l'environnement de l'investissement, qui portent également sur l'Union bancaire et l'Union des marchés de capitaux. Il a, par ailleurs, fait l'objet d'initiatives communes des commissions des finances et des affaires européennes, en particulier à travers l'adoption de la résolution européenne concernant le principe du plan d'investissement pour l'Europe, en mars 2015, et de celle touchant aux modalités de mise en oeuvre de celui-ci, en décembre dernier.

Dès lors que la relance de l'investissement en Europe constitue une priorité absolue, nous avons accueilli favorablement ce plan. Malgré tout, de nombreuses interrogations subsistent, en particulier en ce qui concerne l'effet multiplicateur des investissements financés dans ce cadre et les conditions de déploiement du plan. Je vous prie d'excuser l'absence du rapporteur général de la commission des finances.

M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne. - Merci de votre invitation. J'ai été membre du Parlement finlandais, et crois que les relations entre la Commission européenne et les décideurs politiques nationaux sont utiles et nécessaires.

Le plan d'investissement européen se compose d'un Fonds européen d'investissements stratégiques (FEIS), bien connu, d'un portail européen des projets d'investissement (PEPI) et d'une plateforme européenne de conseil en investissement (PECI).

Vous l'avez dit, les réformes structurelles sont souvent mal reçues. Ministre des finances, j'ai dû appliquer des restrictions budgétaires qui ont été mal comprises pour faire passer notre déficit sous les 3 % du PIB. L'objectif est de promouvoir une société plus humaine, alors que s'accroît le nombre de personnes retraitées. Mais il est difficile de faire accepter des changements, et ce quel que soit le pays considéré ! Pourtant, le monde évolue, et nos sociétés doivent s'adapter. Personne n'est à blâmer pour cette nécessité, et nul ne doit en avoir honte, ou se mettre sur la défensive. Au contraire, nous devons moderniser nos sociétés. C'est la condition de notre compétitivité.

Les réformes encouragées par la Commission visent à renforcer l'intégration européenne. S'il est aisé de vendre des cravates à travers l'Europe, le commerce des biens numériques est bien plus difficile. Quant au marché des capitaux, il est bien moins développé qu'aux États-Unis, où seuls 20 % des investissements sont financés par des banques - contre plus de 80 % chez nous.

La PECI a pour objectif de faciliter la rencontre entre les liquidités abondantes, notamment détenues par les compagnies d'assurance, et les projets d'investissements locaux en Europe. C'est un site Internet, qui donne à ces projets une grande visibilité, qu'ils concernent, par exemple, le ferroviaire ou le traitement des eaux. Lors de ma visite à Singapour, l'on m'a confirmé l'importance de telles plateformes numériques pour renforcer la concurrence entre les investisseurs potentiels.

Le FEIS fonctionne en créant des partenariats entre plusieurs acteurs. Les liquidités étant très abondantes, nous avons écarté les fonds publics, qui auraient évincé les investisseurs privés. En quelques mois, 54 projets ont été étudiés, pour un montant de 7,2 milliards d'euros. Plusieurs accords ont été signés avec des banques, notamment pour aider au financement de 14 000 petites et moyennes entreprises (PME). En France, 3,6 milliards d'euros seront consacrés à 40 000 PME. Au total, 76 milliards d'euros seront investis dans des PME.

Nous ne nous intéressons pas qu'aux projets industriels ! Par exemple, nous nous sommes inspirés d'un projet développé en Île-de-France, où une plateforme regroupe les projets nécessaires à la conversion de 40 000 habitations en sources d'énergie afin de faciliter leur financement par des banques. À Chypre, en Grèce, nous reproduisons ce modèle pour développer l'investissement dans le tourisme. Le Danemark a créé un fonds privé de 2 milliards d'euros, issus de fonds de pension, pour investir dans la transition énergétique en Europe du Nord : nous avons décidé que le FEIS en couvrirait les éventuelles pertes. Ce capitalisme modifié permet de faire revenir des montants importants dans l'économie réelle.

L'agriculture n'a pas beaucoup utilisé le FEIS pour l'instant. La France est en avance sur ce point, et je la citerai en exemple la semaine prochaine au Conseil agriculture, à Luxembourg. En effet, un projet d'amélioration d'une laiterie en France a été retenu. Nous réfléchissons, avec Phil Hogan, aux manières d'utiliser le FEIS pour protéger nos ressources en eau. L'essentiel est de développer l'emploi.

M. Jean Bizet, président. - Oui, le monde change, et n'attend pas l'Europe. Chaque pays s'adapte à son rythme - d'où la pertinence du concept de coopération renforcée.

Mme Fabienne Keller. - Je vous remercie de votre attention aux relations entre la Commission européenne et les parlements nationaux de même que de cette présentation. Le chômage des jeunes en Europe est une préoccupation majeure. Ce « plan Juncker » le réduira-t-il ? Faut-il d'autres politiques, plus ciblées ? Quels sont, à votre avis, les leviers principaux pour recréer de l'emploi en France ?

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Comment est composé le comité d'investissement du FEIS, qui sélectionne les projets ? Lors d'une audition organisée par la commission des finances le 30 mars dernier, le Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a affirmé : « le `plan Juncker' a produit des résultats, mais ils sont insuffisants ». Partagez-vous ce jugement ? Quelles sont, selon vous, les principales insuffisances du plan ? Dans une résolution européenne du Sénat, adoptée en mars 2015, la commission des finances avait constaté que les dotations du budget de l'Union européenne reversées au profit du plan Juncker étaient initialement dédiées à des programmes susceptibles d'être à l'origine d'un effet de levier significatif, comme le Mécanisme pour l'interconnexion en Europe ou le programme-cadre « Horizon 2020 ». Ainsi notre commission s'était-elle interrogée sur la capacité du plan d'investissement pour l'Europe à faire mieux que ces programmes, en termes d'effet multiplicateur. Pouvez-vous nous confirmer que le « plan Juncker » a eu un effet multiplicateur supérieur à celui qui aurait été constaté si les crédits qui lui sont consacrés étaient restés affectés au budget de l'Union européenne ? Quel est l'effet multiplicateur moyen de ce plan à ce jour ?

M. Marc Laménie. - Merci pour votre exposé pédagogique. Les investissements prévus sont importants pour l'activité en Europe, mais le montage des dossiers est compliqué, surtout pour les plus petites entreprises, qui n'ont pas toujours les bons relais.

M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne. - Le FEIS ne se concentre pas sur une population particulière. Pour les jeunes, l'Union européenne a lancé trois initiatives ainsi qu'un programme d'amélioration des compétences : 20 % des adultes ont des problèmes d'alphabétisation ! Responsable de la compétitivité, je coordonne ce programme, qui répond aussi à une exigence d'égalité. Nous pouvons aider les États membres États membres à réformer leurs politiques d'éducation et d'emploi. J'ai suggéré hier à Donald Tusk de placer ces questions à l'ordre du jour du Conseil européen, car elles sont cruciales à long terme. Hélas, le Conseil européen se concentre toujours sur la gestion des crises.

En France, plusieurs réformes ont déjà eu un impact positif sur l'économie : la soutenabilité des systèmes de retraite a été renforcée, ainsi que les compétences des autorités locales, et le coût du travail a été réduit. Mais le déficit public est toujours trop fort, et la dette des administrations s'accroît. Cela ne nuit pas à la crédibilité du pays pour le moment, mais pourrait déclencher un jour une crise très grave, pour la France et pour toute l'Europe. Il faut aussi réduire les obstacles règlementaires et fiscaux qui entravent l'activité et le développement des entreprises. Cela ne devrait pas être trop difficile, et la France profiterait beaucoup mieux de ses atouts ! La réforme du marché du travail ne plaît pas, je le sais, ni en France ni ailleurs en Europe. Mais vu les atouts de la France - bon niveau d'éducation, base industrielle solide, innovation développée - elle ne devrait pas hésiter. Salaire minimum, prestations de chômage : il faut prendre des mesures fermes pour stimuler l'emploi et renforcer la compétitivité.

Les huit membres du comité d'investissement sont des experts indépendants recrutés par un concours ouvert. Le directeur général et son adjoint nous sont proposés par un comité directeur composé de membres du Parlement.

Le processus de constitution du comité d'investissement est indépendant de la Banque européenne d'investissement : Je le souligne, car l'absence de pressions politiques dans l'évaluation des investissements est indispensable. La Commission n'intervient pas dans le choix des projets, et je ne cherche aucunement à contacter les membres du comité.

Il est vrai que les résultats sont insuffisants, mais le FEIS ne peut pas tout faire. Le déficit d'investissement de l'Union européenne atteint 400 milliards d'euros par an. La somme de trois cent milliards que nous apporterons en trois ans ne comblera qu'une partie de ce déficit. Le reste proviendra des canaux habituels. Le manque de fonds n'est pas en cause : des réformes structurelles sont nécessaires. Le niveau d'investissement en France est resté supérieur à la moyenne pendant la crise mais, en dépit de cette résilience, il reste insuffisamment orienté vers l'amélioration de la compétitivité.

Nous avions débloqué huit milliards d'euros du budget européen, dont cinq devaient être consacrés à la couverture des risques. L'effet multiplicateur a bien eu lieu, mais il reste insuffisant. L'objectif n'est pas d'allouer des fonds sans contrepartie, mais de couvrir les pertes possibles.

Comment les PME peuvent-elles entrer dans le programme ? La question m'est posée dans tous les pays. Il faut d'abord passer par une banque commerciale ou de dépôts. Un accord est ensuite passé avec le FEIS pour l'allocation de fonds ; le reste est couvert par le crédit. Pour les projets plus importants, les chefs d'entreprises peuvent s'adresser au bureau de la BEI à Paris : pas besoin d'aller au Luxembourg... Les investisseurs potentiels ne manquent pas : l'important est de leur faire connaître ce mécanisme.

M. André Gattolin. - Votre réponse à la présidente sur le cadre financier pluriannuel manque de précision : la fongibilité de ces fonds pose un problème démocratique. Est-il réaliste d'élaborer une projection budgétaire à sept ans, alors que des redistributions d'opportunité sont effectuées en cours de route ? Un tel cadre est déconnecté de la durée des mandats du Parlement européen et de la Commission. Les investisseurs chinois font office de roue de secours pour certains projets. Ils ont des relations privilégiées avec l'Europe centrale et orientale en matière de projets de transports, d'infrastructures et d'agriculture. Comment s'organise avec eux la gouvernance des projets ? Sont-ils directement impliqués dans le comité d'investissement ? Leurs choix s'inscrivent-ils dans des programmes comme la nouvelle « route de la soie » ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Le jour où une polémique sur les salaires soi-disant excessifs des présidents de Renault et Peugeot naissait, la nouvelle voiture de Tesla - dont la valorisation est égale à celle de Renault et Peugeot réunie - était dévoilée. L'entreprise a reçu 300 000 commandes. Peut-être nos rues seront-elles bientôt envahies de voitures Tesla...

Un rapport présenté par notre collègue Catherine Morin-Desailly l'a montré : l'Europe est inexistante et amorphe face aux « Gafa » (Google, Amazon, Facebook). De même, la défense européenne manque d'une base industrielle. En matière de drones, de dispositifs d'alerte avancée, notre retard nous contraint à vivre sous la protection américaine. Il y a quelques années, l'Europe a fortement investi dans l'aéronautique pour créer EADS, la plus grande compagnie du monde dans son domaine. Quel est le grand investissement qui nous fera entrer dans la nouvelle économie ? Pour le moment, nous en restons au saupoudrage.

M. François Marc. - L'enjeu fondamental est de faciliter la rencontre entre l'investissement et l'épargne en Europe. Un récent recensement a mis au jour, dans les États membres, un besoin global de financement de 500 milliards d'euros en matière d'investissement. Or l'Allemagne dégage un excédent budgétaire de 30 milliards d'euros : l'Union européenne peut-elle orienter cette disponibilité de fonds vers l'économie réelle ?

Vous avez évoqué de nouveaux instruments destinés à orienter l'épargne vers les PME, notamment l'exemple de la plateforme danoise. Jusqu'à quel niveau de risque ces instruments peuvent-ils être mobilisés ? Quels montants envisagez-vous d'y engager ?

Dans le cadre du « plan Juncker », comment se déroule la collaboration entre la Banque européenne d'investissement (BEI) et les banques nationales ? Des initiatives sont-elles en préparation pour l'approfondir, notamment au bénéfice des PME et ETI ?

M. Éric Bocquet. - Vous semblez appeler de vos voeux un allongement du temps de travail hebdomadaire et un recul de l'âge de la retraite. Mais, paramètre tout aussi essentiel, la productivité des Français est largement supérieure à celle de nos partenaires. Elle dépend aussi de la recherche et développement, de la formation des salariés, de l'innovation, des salaires qui pourraient relancer une demande trop faible. Ne faudra-t-il pas être plus nombreux à travailler plutôt que de travailler plus ?

La politique d'assouplissement quantitatif ne donne pas les résultats escomptés, le dispositif sera prolongé d'un an. Quelle analyse en faites-vous ?

M. Daniel Raoul. - Les transports apparaissent en deuxième position dans les projets retenus dans le « plan Juncker ». Les critères de sélection d'analyse des projets du FEIS sont-ils moins sélectifs que les critères d'accès à d'autres instruments financiers européens, tels que les fonds structurels et le mécanisme pour l'interconnexion en Europe ? En d'autres termes, le « plan Juncker » n'est-il pas une forme de rattrapage pour des projets de second rang ?

M. Jacques Chiron. - Le projet Energies Posit'if, que vous avez évoqué, est une société d'économie mixte (SEM) réunissant la région Île-de-France, la mairie de Paris, d'autres collectivités et un pôle bancaire associant la Caisse des dépôts et consignations et les Caisses d'épargne. Il aide les propriétaires à conduire des travaux de rénovation énergétique, pour lesquels le retour sur investissement est très long. L'objectif est de financer la rénovation de 40 000 logements, en faisant entrer dans la démarche les collectivités et les grandes régions, avec à la clef des créations d'emplois au niveau local, notamment dans le secteur du BTP. C'est un bon exemple de dispositif ciblé sur des PME.

M. Michel Canevet. - La stimulation de l'économie suppose une accentuation des efforts de recherche : l'objectif a été fixé à 3 % du PIB par la stratégie de Lisbonne. Dans quelle mesure les investissements que vous financez y concourent-ils ? En France, le taux d'investissement ne dépasse pas les 2,25 %. Voyez-vous une amélioration au niveau européen ?

Comment l'Europe peut-elle dépasser l'addition de stratégies nationales pour mettre en place une organisation numérique indépendante des majors américaines ?

M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne. - On critique à bon droit la durée du cadre financier pluriannuel. Certes, les plans chinois ne sont établis que pour cinq ans mais, comme Jean-Claude Juncker l'a rappelé, les Chinois n'ont pas besoin de passer par les deux ans de la procédure d'approbation ! Il est vrai que dans la vie réelle, la situation économique peut changer de façon radicale en sept ans. Néanmoins, aucune demande de correction ni critique de fond n'a été formulée au sein de la Commission, du Parlement européen ou des parlements nationaux. Nous prévoyons néanmoins une révision à mi-chemin, pour faire le point sur l'avancée des différents plans et apporter des corrections. D'un point de vue politique, cela peut se révéler difficile. Je reste néanmoins confiant.

La moitié des projets financés portent sur l'innovation et la recherche, avec des effets multiplicateurs attendus. Il faut en effet soutenir le transport, mais l'utilisation des instruments financiers n'est pas la même en France.

Nous avons envisagé, avec nos partenaires chinois, une participation à certains projets du FEIS dans une démarche purement pragmatique. Ceux-ci font l'objet, dans tous les cas, d'une évaluation préalable du risque financier par le FEIS. Les Chinois veulent se diversifier et sont particulièrement intéressés par les transports, notamment les projets qu'ils pourront reproduire par la suite. L'énergie les intéresse moins. Nous attendons des répercussions importantes.

Depuis le début du millénaire, une quarantaine d'entreprises européennes ont émergé dans le domaine des nouvelles technologies ; leur bénéfice dépasse le milliard d'euros. Le fait reste peu connu. Les success stories européennes devraient être plus nombreuses. Je ne crois pas que les ressources fassent défaut ; ce qui manque, c'est le financement du risque. Les capitaux moyens sont de 60 millions d'euros, contre 180 millions en moyenne aux États-Unis. Or la taille importe en l'espèce ! C'est pourquoi nous essayons de former des fonds de financement des investissements au niveau européen.

Les raisons du retard sont aussi structurelles. En trois ou quatre ans, Uber est passé de zéro à une capitalisation de plusieurs milliards. Son fonctionnement est simple : l'entreprise utilise des technologies existantes, associant en quelque sorte les pièces d'un puzzle. Les normes, les réglementations sont un frein, même si une régulation est nécessaire. Uber fait office de mouche du coche face aux taxis détenteurs d'une licence. Il faut trouver une solution. Face à ce modèle économique appelé à prendre de l'importance et bénéfique aux consommateurs, des règlements créés il y a vingt ou trente ans ont-ils encore un sens ? J'ai entendu hier quelqu'un parier cent mille euros qu'on ne trouverait aucune entreprise, dans la Silicon Valley, employant moins d'une moitié d'ingénieurs européens. C'est une véritable fuite des cerveaux vers un environnement beaucoup plus moteur pour l'innovation.

Quelle est la politique fiscale la plus appropriée ? Il faut protéger la confiance, tout en donnant une impulsion à l'économie. Notre rôle est de définir des priorités pour l'investissement.

Face à un projet, le comité d'investissement se pose les questions suivantes : est-il rentable ? Peut-on en tirer un bénéfice important ? Pourquoi ne trouve-t-il pas de financements privés ? Un mauvais projet ne devient pas un bon projet par la grâce des financements. Dans les bons projets, la capacité à prendre des risques fait la différence. Les banques commerciales sont chargées de trouver des partenaires et sont en mesure d'établir des plateformes à cette fin.

Vous placez vos espoirs, monsieur Bocquet, dans une augmentation de la population active. Or celle-ci se réduit, en France comme ailleurs. Quant à la productivité, je ne partage pas votre analyse : elle n'a pas évolué dans votre pays de manière aussi positive que chez vos voisins. L'investissement est essentiel, mais il doit être orienté vers la compétitivité : agissons à la racine en investissant dans le potentiel humain et dans l'éducation.

L'assouplissement quantitatif n'a pas donné les résultats attendus - non par manque d'argent, mais parce que cet argent restait sur les comptes en banque. Sur les raisons de ce constat, les avis divergent. La Commission européenne veut avant tout travailler sur la compétitivité. L'effort aurait été mieux accompagné si les États membres avaient conduit des réformes en profondeur. Mais sans l'assouplissement quantitatif, la situation serait bien pire.

Les critères de financement du FEIS sont très stricts. La Commission estime que les régions peuvent avoir accès à ces fonds structurels. Il est envisageable que leurs projets soient financés en partie par les fonds structurels et en complément par le plan d'investissement européen.

Le projet Énergies Posit'if est en effet un excellent modèle reproductible dans d'autres régions. L'objectif de 3 % du PIB consacrés à la recherche et au développement ne me semble pas suffisant. Il faut éviter les coupures dans le financement de la recherche, dues au fait qu'il est plus facile de réduire l'investissement que les salaires. Nous espérons augmenter l'effort dans ce domaine à l'horizon 2020.

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Je vous remercie de la passion que vous avez mise dans votre exposé, comme vous avez dû en mettre dans l'exercice de vos fonctions de Premier ministre. J'y reconnais la Commission plus proche des problématiques humaines que Jean-Claude Juncker appelait de ses voeux. Vos propos vont utilement éclairer nos débats des prochaines semaines : fin avril, le Parlement se penchera sur le programme national de réformes et le programme de stabilité. Merci du temps que vous avez consacré au Sénat.

La réunion est levée à 11 h 05.