REUNION DE LA DELEGATION DU MERCREDI 30 MAI 2001


  • Audition de M. Alain Juppé, ancien Premier ministre, sur l'idée d'une Constitution pour l'Union européenne

Institutions communautaires

Audition de M. Alain Juppé, ancien Premier ministre,
sur l'idée d'une Constitution pour l'Union européenne

Compte rendu sommaire

M. Hubert Haenel :

Je suis heureux d'accueillir Alain Juppé, ancien Premier ministre, et je tiens à le remercier d'avoir répondu à notre invitation. Cette audition s'inscrit dans le cadre du débat sur l'avenir de l'Union européenne et, plus particulièrement, des travaux de notre délégation autour de l'idée d'une Constitution pour l'Union européenne. A cet égard, Alain Juppé a formulé des propositions intéressantes et je lui laisse à présent la parole pour exposer l'état de ses réflexions.

M. Alain Juppé :

Je suis ravi de retrouver le Sénat et beaucoup de visages connus et amis. Je voudrais préciser que je m'exprimerai ici à titre personnel. La semaine prochaine, en revanche, je défendrai la position de mon groupe à l'Assemblée nationale à l'occasion du débat sur la ratification du traité de Nice. Nous avons réfléchi à la question d'une Constitution pour l'Union européenne, avec un certain nombre d'amis, dans le cadre de l'association « France moderne » que j'anime, en liaison avec le « Club 89 ». Nous avons publié un document, nous avons rencontré des responsables politiques européens, nous avons participé à un colloque commun avec le groupe parlementaire allemand CDU-CSU à Berlin en décembre dernier et nous poursuivons nos travaux sur ce sujet.

Je commencerai mon propos en vous expliquant pourquoi l'approche constitutionnelle me paraît être aujourd'hui la plus pertinente pour faire avancer la construction européenne. J'ai conscience, en effet, qu'employer le terme de « Constitution », c'est à la fois le signe d'une rupture et une forme de provocation.

Il s'agit, tout d'abord, d'une rupture avec la méthode des pères fondateurs de l'Europe unie. Ceux-ci ont volontairement choisi d'éluder cette question fondamentale, en estimant préférable de partir du concret, avec l'idée sous-jacente que cette démarche des « petits pas » mènerait progressivement les Européens à se poser des questions plus politiques. On est donc parti du charbon et de l'acier, en passant par le grand marché, une monnaie unique, l'amorce d'une politique étrangère et de sécurité commune, pour arriver aujourd'hui précisément à cette nouvelle étape.

C'est aussi une forme de provocation parce que certains considèrent qu'il n'y a pas de Constitution sans Etat. Pour ceux-là, évoquer l'idée d'une « Constitution européenne » c'est considérer d'emblée que l'Union européenne a vocation à devenir un Etat. Toutefois, à mon avis, l'assimilation entre Constitution et Etat n'est pas forcément incontournable. Il existe, en effet, des organisations internationales, comme l'Organisation internationale du travail (OIT), qui ont une Constitution.

La démarche constitutionnelle me semble aujourd'hui la plus pertinente pour plusieurs raisons. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le mot de « Constitution européenne » est devenu à la mode. D'une part, parce que la méthode des « petits pas » a trouvé ses limites. Mais surtout, en raison de l'élargissement. L'élargissement constitue un changement fondamental qui nous conduit à nous poser des questions qui touchent à l'essence même de la construction européenne, à sa constitution au sens physique ou biologique du terme.

Mais qu'entendons-nous par Constitution européenne ? N'étant pas moi-même constitutionnaliste, je ne me lancerai pas dans un exposé juridique, mais j'aborderai la question de la Constitution européenne ou d'un traité constitutionnel à partir de quatre questions de nature politique.

· La première question porte sur ce nous voulons faire ensemble.

Cette question de la finalité profonde que nous assignons à la construction européenne peut être résumée, de manière schématique, de la façon suivante : nous satisfaisons-nous de l'Europe-espace ou avons-nous l'ambition d'une Europe-puissance ? Pour ma part, je partage le point de vue exprimé par beaucoup, dont le Premier ministre lors de son discours de lundi dernier, selon lequel l'Europe ne doit pas se résumer à une simple zone de libre-échange. Mais ce sentiment n'est pas partagé par tous. Je rappellerai, à cet égard, la déclaration d'un ancien secrétaire d'Etat américain, au début des années 1990, selon lequel l'Europe devrait aller de Vancouver à Vladivostok, ce qui revient, en réalité, à l'absence d'Europe. Plus récemment, M. Brzezinski, dans un article de la revue Commentaire, expliquait que le destin de l'Europe dans les vingt ou trente prochaines années était de rester un protectorat américain. J'avais répondu que, entre protectorat et partenariat, je préférais le partenariat, mais cela suppose que l'Europe existe en tant que puissance.

Ce concept d'« Europe-puissance » ne doit pas susciter de craintes. La première finalité de l'Europe puissance est d'être un facteur, un « fauteur » même de paix. Mon collègue Charles Ehrmann l'a d'ailleurs rappelé de manière éclairante lors de la dernière réunion de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale. Mais cette Europe-puissance est également porteuse d'un projet politique original. Ce projet se caractérise, d'après moi, par les caractères suivants :

- les droits de l'homme ;

- la diversité culturelle, que je préfère à la notion d' « exception culturelle » ;

- un certain modèle social ;

- une philosophie, qui repose sur un libéralisme régulé ou organisé.

Dans le débat sur la Constitution européenne, je pense que cette question de la finalité de l'Europe ne peut pas être éludée.

· La seconde question est : avec qui voulons-nous faire l'Europe ?

Si l'Europe ne doit pas seulement être une zone de libre échange, mais qu'elle a vocation à devenir un acteur du jeu politique mondial, alors elle doit avoir des frontières pour ne pas se diluer. Or, la question des frontières de l'Europe est complexe. Pour ma part, je vous propose de définir les frontières de l'Europe d'après trois critères :

- le premier critère est d'ordre idéologique. Les pays qui ont vocation à entrer dans l'Union européenne doivent avoir en commun un certain nombre de valeurs fondées sur les droits de l'homme et la démocratie, comme l'illustre la charte des droits fondamentaux proclamée à Nice. Mais ce critère, s'il est nécessaire, n'est pas suffisant, car il existe de nombreuses démocraties dans le monde.

- le second critère est un critère géographique. Mais ce critère, s'il permet d'exclure un certain nombre de pays situés incontestablement hors de la carte européenne, soulève également des difficultés. Par exemple, pour des pays comme la Turquie, la Russie ; voire, si l'on admet la Turquie, le Maroc ;

- je propose donc un troisième critère de nature politique : les pays concernés doivent adhérer au projet politique européen, c'est-à-dire qu'ils doivent vouloir faire de l'Union européenne un acteur politique à part entière. Au moment de l'élargissement, ce critère me paraît être très important.

· La troisième question est : qui fait quoi ?

Je crois, en effet, qu'on ne peut plus éluder la question longtemps occultée de la délimitation des compétences entre les Etats et les institutions européennes. Il s'agit d'ailleurs là d'un des quatre thèmes retenus dans la déclaration sur l'avenir de l'Union annexée au traité de Nice. La détermination des compétences propres des Etats, des compétences propres de l'Union et des compétences partagées, suscite le scepticisme chez certains, qui font valoir les difficultés qu'elle soulève. Je pense néanmoins que ces difficultés ne sont pas insurmontables et je constate d'ailleurs que l'Institut de Florence a déjà effectué des travaux préparatoires sur ce sujet. Il me semble particulièrement nécessaire d'assortir la délimitation des compétences d'un contrôle effectif du principe de subsidiarité. La subsidiarité est une belle formule, mais ce concept n'a pour l'instant aucune sanction juridique.

La réponse à cette troisième question constitue peut être la solution à la quadrature du cercle que constitue l'expression « Fédération d'États-Nations », formule riche, mais ambiguë, qui mériterait d'être précisée.

· La quatrième question, qui est directement liée à cette approche constitutionnelle, est la suivante : comment faire évoluer les institutions européennes actuelles pour les rendre plus démocratiques ?

Il existe deux approches de cette question. Une approche pragmatique, qui est celle de Michel Barnier ou du Premier ministre, consiste à partir de ce qui existe pour y apporter des améliorations.

Une autre piste consiste à essayer de remettre à plat le système institutionnel actuel, et, au moins pour nourrir la réflexion, d'en inventer un nouveau en partant du principe, sinon de la séparation des pouvoirs, du moins de l'équilibre des pouvoirs, cher à Montesquieu, qui gouverne l'ensemble des systèmes démocratiques contemporains. Or, ce principe, auquel je suis très attaché, est étranger au système institutionnel européen où les pouvoirs exécutif et législatif sont mêlés, par exemple, au sein du Conseil des ministres. Je laisserai de côté le pouvoir judiciaire qui mériterait une analyse spécifique. Le schéma que nous avons imaginé repose donc sur une séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

En ce qui concerne le pouvoir législatif, celui-ci serait confié exclusivement à un parlement bicaméral composé de deux chambres : le Parlement européen, tel qu'il existe actuellement, sous la réserve d'une modification du mode d'élection des députés européens afin de rapprocher les élus des citoyens ; la définition de circonscriptions électorales permettrait au député européen de savoir à qui il doit rendre des comptes. Et une chambre des États, afin de renforcer le lien, qui me paraît indispensable, avec les Parlements nationaux. A cet égard, je ne partage pas l'opinion de certains qui sont opposés à la création d'une deuxième chambre, parce qu'ils craignent que cela retarde le processus d'adoption des normes, puisqu'il existe déjà deux chambres : le Parlement européen et le Conseil des ministres en tant que co-législateur. Cette chambre des États, outre son rôle de co-législateur qui pourrait prendre la forme de la codécision avec un système de navette, aurait également un rôle particulier à jouer en matière de contrôle du principe de subsidiarité, en s'appuyant éventuellement sur la Cour de Luxembourg. L'idée d'une seconde chambre figure dans les projets d'un certain nombre de responsables politiques européens, comme Tony Blair, ou dans les propositions allemandes, mais il existe une divergence sur la composition de cette assemblée, divergence qui s'est également retrouvée au sein de notre groupe de réflexion. Pour nos amis allemands, cette deuxième chambre serait une sorte de « Bundesrat », c'est-à-dire une assemblée représentant les gouvernements des Länder ou des régions. Dans mon esprit, au contraire, cette assemblée serait l'émanation des Parlements nationaux. Je considère, donc, qu'il faut aller beaucoup plus loin en la matière que l'actuelle COSAC ou que la proposition du Premier ministre d'instituer un « Congrès ».

Le pouvoir exécutif serait également dual, sur un modèle inspiré quelque peu du système bicéphale français, avec d'un côté le président de la République et de l'autre le gouvernement. Il comprendrait, d'une part, le Conseil européen, tel qu'il existe actuellement, mais avec une présidence plus longue, dont la vocation serait de définir les grandes orientations et de faire prévaloir les intérêts des États-nations. D'autre part, nous proposons la création d'un gouvernement européen. Celui-ci aurait une double légitimité : le chef de ce gouvernement serait désigné par le Conseil européen et le gouvernement serait investi par le Parlement européen. Le gouvernement serait donc responsable devant le Parlement européen qui pourrait le renverser, et, en contrepartie, le Conseil européen pourrait dissoudre le Parlement européen. J'ai constaté, d'ailleurs, que cette dernière proposition avait été reprise par le Premier ministre. Ce gouvernement aurait compétence pour toutes les matières qui seraient de la compétence de l'Union.

Il ne serait plus un organe collégial, à l'image de l'actuelle Commission, mais il serait dirigé par un véritable chef de gouvernement ou Premier ministre. Cela permettra de régler le faux problème du nombre de commissaires, sur lequel on a beaucoup discuté à Nice, puisque un gouvernement, à la différence d'un organe collégial comme la Commission, peut aisément fonctionner avec une trentaine de membres.

En conclusion, je voudrais dire que ces propositions sont le fruit d'une réflexion et qu'elles ont vocation à nourrir le débat. J'accepterai volontiers toutes les critiques, même les plus véhémentes. Mais il me semble indispensable de rendre la parole aux citoyens, d'améliorer le contrôle démocratique et d'imaginer une démocratie plus participative.

M. Xavier de Villepin :

Pourriez-vous nous dire quels sont les pays qui s'opposent à l'idée d'une Constitution européenne et estimez-vous possible que cette idée puisse voir le jour dans le calendrier fixé à Nice, c'est-à-dire d'ici 2004 ?

M. Alain Juppé :

Je connais au moins un pays opposé à l'idée d'une Constitution européenne : le Royaume-Uni, qui n'a d'ailleurs pas de Constitution écrite. J'ajouterai que, en France, cette idée est loin de faire l'unanimité. J'observe malgré tout que tant le Président de la République que le Premier ministre se sont prononcés en faveur d'une Constitution, de même que les autorités allemandes ; il y a donc déjà là un accord sur l'appellation.

Quant au délai, le traité de Nice a fixé 2004 comme date butoir. Il me semble nécessaire de respecter cette échéance, dans la perspective de l'élargissement, mais je ne suis pas sûr qu'on y arrivera.

M. Jacques Oudin :

En ce qui concerne les limites géographiques, je voudrais observer que la Russie partage des siècles d'histoire et de culture communes avec l'Europe, à la différence des pays du sud de la Méditerranée pour lesquels il y a eu une coupure millénaire.

Ma seconde remarque concerne la deuxième chambre. Il s'agit là d'une idée chère au Sénat et nous nous réjouissons qu'elle soit aujourd'hui reprise par de nombreux responsables politiques. Une seconde chambre émanant des Parlements nationaux et jouant un rôle particulier en matière de respect du principe de subsidiarité, telle que vous la proposez, ne peut que susciter notre d'adhésion. Le bicaméralisme est en effet une garantie importante de la démocratie.

A propos du gouvernement européen, j'aimerais savoir comment vous concevez l'exercice de sa responsabilité, devant quelle instance et de quelle manière ?

M. Alain Juppé :

Sur votre première remarque, tout dépend de ce que l'on veut faire de l'Europe. Je suis réticent devant l'idée de faire entrer certains pays dans l'Union, car je ne crois pas qu'il soit possible de le faire sans renoncer à une certaine vision de l'Union européenne ; ce qui ne veut pas dire qu'on ne puisse pas imaginer un statut intermédiaire entre le statut actuel d'association et la pleine adhésion, une sorte de partenariat renforcé.

L'idée d'une seconde chambre ne fait pas l'objet d'un consensus, mais je me réjouis de voir que nous nous rejoignons.

Le gouvernement européen serait responsable à la fois devant le Parlement européen, qui pourrait le renverser, mais aussi devant le Conseil européen. Je rappelle que, dans mon esprit, le Conseil européen, qui désigne le chef du gouvernement, fixe tous les six mois les grandes orientations pour l'ensemble des actions de l'Union.

M. Pierre Fauchon :

J'ai apprécié la clarté de votre démarche et j'adhère à votre projet qui concilie la préservation des États-nations et la construction européenne. Je crois, en effet, que, dans une structure de type fédéral, il convient d'avoir un législatif bicaméral et un exécutif bicéphale.

A partir de là, j'ai trois questions à vous poser :

En ce qui concerne la deuxième chambre, il existe plusieurs conceptions : celle qui consiste à voir dans cette assemblée l'émanation des parlements nationaux, celle de l'élection directe à l'image du modèle américain, ou encore la conception allemande d'une représentation des gouvernements. Or, cette dernière conception ne correspond-elle pas le mieux à la prise en compte des intérêts des Etats-Nations à partir du moment où on supprime le Conseil des ministres ? Je pense, en effet, qu'une deuxième chambre où le clivage serait moins fondé sur la nationalité que sur l'appartenance politique, ne serait, en fin de compte, qu'une variante de la première chambre et ne correspondrait pas à l'idée de représenter les Etats. D'où ma question : ne peut-on imaginer un système où on laisserait à chacun des Etats la liberté de choisir ses représentants au sein de la deuxième chambre ?

Ma seconde question porte sur la subsidiarité. Ce principe peut être dangereux, par exemple pour l'avenir de la politique agricole commune. Plutôt que de confier le contrôle de son application à la seconde chambre, ne serait-il pas préférable de laisser le Conseil européen décider de ce qui doit être fait au niveau européen ou non ?

Ma troisième question concerne la hiérarchie des normes. Ne pensez-vous pas qu'il faut aller vers une distinction entre la loi et le règlement au plan européen ?

M. Alain Juppé :

Je comprends votre interrogation sur la composition de la deuxième chambre. Mais, si je préfère qu'elle soit l'émanation des parlements nationaux, c'est, d'une part, parce que j'estime qu'il est très important de resserrer le lien entre les institutions européennes et les parlements nationaux, qui sont porteurs d'une légitimité démocratique, et c'est, d'autre part, parce que je m'inquiète de la vision allemande. Dans la vision allemande, qui repose sur leur système fédéral, les représentants au sein de la seconde chambre ne seraient pas issus du gouvernement fédéral, ce qui ferait double emploi avec le Conseil européen, mais de chaque Land. En France, ce système aboutirait à désigner des représentants des régions. On irait donc vers l'Europe des régions et non plus des Etats-Nations. La question de savoir si on peut laisser la possibilité à chaque Etat membre de choisir la nature de sa représentation au sein de la deuxième chambre est à discuter. On peut se demander si un tel système serait politiquement et juridiquement gérable.

A propos de la subsidiarité, je pense que, certes, ce principe doit être apprécié à la fois par le Conseil européen, par le Parlement européen et par la Cour de justice des Communautés, mais que seul un organe spécifiquement chargé de son respect, à l'image de la deuxième chambre, serait à même d'empêcher l'extension indéfinie des compétences de l'Union, telle qu'elle a toujours été pratiquée depuis cinquante ans par ces trois institutions. Je crois donc que la vocation première de la seconde chambre est de mener à bien ce rééquilibrage. Il existe cependant un risque, que vous avez mentionné, celui d'une renationalisation de certaines politiques communes comme la PAC ou les politiques structurelles, comme on a pu le constater dans la proposition du parti social-démocrate allemand (SPD).

Je suis tout à fait d'accord avec vous sur la nécessité d'une hiérarchie des normes au niveau européen, ce qui suppose de distinguer clairement le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

M. Claude Estier :

Vous avez fait plusieurs fois référence au discours du Premier ministre. Pourriez-vous nous préciser, au-delà de vos déclarations au journal Le Monde, quels sont les points sur lesquels vous êtes d'accord et ceux sur lesquels vous êtes en désaccord avec lui ?

M. Alain Juppé :

Tout d'abord, je dois reconnaître que j'ai du mal à ne pas être d'accord avec le discours de Lionel Jospin puisque ce discours reprend plusieurs idées qui sont dans l'air du temps. Lorsqu'il déclare, par exemple, qu'il faut aborder l'Europe non pas par le contenant, c'est-à-dire la Constitution, mais par le contenu, je partage son point de vue. En revanche, sur certaines de ses propositions concrètes, je le trouve, excusez-moi du terme, « trop socialiste », comme sur le statut du consommateur ou l'harmonisation du droit des licenciements. Mais surtout, je suis très critique sur la partie institutionnelle qui est très prudente, comme la réforme de la désignation du président de la commission, ou encore comme son approche de la deuxième chambre où le Congrès s'apparente à l'actuelle COSAC. J'ai l'impression qu'il est déjà dans une perspective de négociation plutôt que d'imagination. A titre anecdotique, je me suis réjoui de voir que le Premier ministre faisait sienne la formule « Faire l'Europe sans défaire la France », qui était le slogan de la liste gaulliste aux élections européennes de 1979.

Mme Bidard-Reydet :

Je me suis rendue récemment en Slovaquie où j'ai pu constater l'inquiétude des petits pays candidats à l'égard de la construction européenne. Je voudrais donc connaître votre point de vue sur les relations entre grands et petits Etats au sein de l'Union.

Je m'inquiète également du sentiment des citoyens qui se sentent exclus du fonctionnement des institutions européennes, ce qu'on appelle communément le « déficit démocratique ». J'aimerais donc savoir comment vous envisagez une meilleure association des citoyens.

M. Alain Juppé :

Il existe une inquiétude des petits pays, comme l'a montré la négociation du traité de Nice à propos de la repondération des voix ou du postulat d'un commissaire par Etat, vis-à-vis de laquelle il convient de faire preuve de vigilance. La première réponse à cette inquiétude réside précisément dans la création d'une seconde chambre où les Etats seraient représentés à égalité, puisqu'il y aurait le même nombre de représentants par Etat, à l'image du Sénat américain. La seconde manière de répondre aux attentes des petits pays est de garder une politique régionale et de cohésion ambitieuse.

Sur le second point, je continue de penser que l'Europe reste populaire. Les populations ont une image positive de l'Europe et de fortes attentes à son égard. Le rendez-vous avec l'euro en janvier prochain sera très important. Mais il faut trouver des moyens pour associer davantage les citoyens. Il y a le grand débat sur l'avenir de l'Union qui s'engage aujourd'hui. Les parlements nationaux ont également un rôle important à jouer. Il faut aussi réfléchir à une réforme du mode d'élection des députés européens. En revanche, je ne crois pas que l'élection directe d'un Président européen au suffrage universel soit une bonne idée. Je ne pense pas, en effet, que les esprits soient assez mûrs en Europe.

M. Daniel Hoeffel :

Depuis un an, nous avons vu s'élargir le fossé entre petits et grands Etats au sein de l'Union, jusqu'au paroxysme du Conseil européen de Nice. Comme vous l'avez souligné, une deuxième chambre serait de nature à atténuer l'antagonisme entre petits et grands Etats par une représentation égalitaire, à la différence de la représentation démographique du Parlement européen.

A propos de la composition de cette seconde chambre, je voudrais observer que, dans la mesure où elle serait l'émanation des parlements nationaux, elle assurerait une représentation des territoires, puisque des assemblées comme le Bundesrat allemand ou le Sénat français ont cette vocation.

Enfin, il me semble particulièrement important, avant même d'envisager l'élection au suffrage universel direct d'un Président européen, de modifier l'élection des députés européens afin de leur assurer une meilleure représentativité.

M. Alain Juppé :

Je partage votre point de vue. Même si j'ai déclaré que j'étais devenu girondin depuis quelques années, et même si je suis favorable à la régionalisation, je ne suis pas favorable à un renforcement du lien direct entre l'Europe et les régions. Prenons garde à ne pas faire subir un trop grand traumatisme à la République et à l'Etat. La fédération d'Etats-Nations, d'un côté, la régionalisation, de l'autre, représentent déjà des évolutions profondes, mais l'Etat-Nation ne doit pas être vidé de sa substance. L'échelon national, avec en particulier le rôle des langues nationales, me paraît fondamental.

M. Lucien Lanier :

Je voudrais vous remercier d'avoir prononcé parmi les premiers le mot de « Constitution » qui était un peu tabou jusqu'à présent.

Je souhaiterais également dire que je suis quelque peu effrayé devant l'évolution du Parlement européen qui ressemble de plus en plus à la Diète de Francfort à l'époque de Bismarck.

Je regrette cependant que vous n'ayez pas évoqué la question de la défense européenne qui constitue un ciment de la construction européenne et qui permettra une réduction des dépenses par la suppression du découplage de moyens.

M. Alain Juppé :

Lorsque j'ai parlé de l'Europe-puissance, j'avais à l'esprit une politique étrangère commune et une défense commune. Je suis d'ailleurs frappé par l'ampleur des progrès réalisés depuis trois ans dans ce domaine. Mais je ne suis pas d'accord avec vous sur la diminution des dépenses. Je doute, en effet, que l'on dispose aujourd'hui de moyens suffisants et il existe une contradiction en France entre l'ambition d'une défense commune et la diminution du budget de la défense. La Grande-Bretagne est actuellement le seul pays qui, à cet égard, mette en cohérence son ambition et son budget.

M. Aymeri de Montesquiou :

Je trouve intéressante l'idée d'une remise à plat des institutions européennes. Vous avez décrit une certaine construction, mais quel en serait l'architecte ? La méthode de la conférence intergouvernementale ne paraît plus adaptée, car dans ce cas les négociateurs ont pour objectif premier de revenir avec un bilan national et non pas avec un bilan européen.

M. Alain Juppé :

C'est une question centrale. La méthode retenue à Nice améliore le processus de négociation, avec des débats préalables à l'échelon national, une convention, puis enfin une conférence intergouvernementale qui est actuellement la seule instance à pouvoir prendre des décisions.

Ma préoccupation principale concerne le moteur de ce projet. On retrouve là la question du noyau dur, du groupe pionnier ou de l'avant-garde. C'est une question importante, mais difficile car, bien entendu, tous les pays souhaitent faire partie de cette avant-garde.

A cet égard, je suis très inquiet de voir l'incapacité de la France et de l'Allemagne à prendre des initiatives communes.

M. Robert Badinter :

Je voudrais d'abord faire une remarque. On parle beaucoup de Constitution et de Fédération d'États-nations. Certains constitutionnalistes considèrent que le terme de « Fédération d'États-nations » est inadapté et qu'il revient en fait à une confédération. Je pense, au contraire, qu'il permet de revenir aux origines du mot de « fédération » et que l'on sous-estime ce qu'est une fédération. Si, aujourd'hui, on a à l'esprit les Etats-Unis ou l'Allemagne, à l'origine, le terme de fédération désigne l'accord entre des États souverains pour déléguer des compétences à des institutions communes. On pourrait ainsi avoir une fédération avec des compétences plus limitées que celles attribuées aujourd'hui à l'Union européenne. Dès lors la vraie démarche consiste à déterminer les compétences fédérales. Plutôt que d'envisager la mise en place d'une convention européenne pour élaborer la Constitution européenne, à l'image de la période révolutionnaire, ce qui ne me paraît pas réaliste, il convient donc de se demander ce que nous voulons comme compétences fédérales. La réponse à cette question conditionne, en effet, la nature des institutions. Par exemple, une monnaie commune appelle des institutions communes pour sa gestion. Décider que la défense doit devenir une compétence fédérale c'est se prononcer ainsi indirectement sur une certaine forme d'exécutif et cela amène à réfléchir à la responsabilité de cet exécutif devant un législatif. Il faut donc partir de la répartition des compétences.

Le terme de Constitution est, quant à lui, ambigu. Il s'agit en réalité d'un traité fédéral, même si le nom que l'on choisira importe peu. Je suis convaincu, pour ma part, que c'est beaucoup plus l'incertitude devant l'étendue des transferts de compétences, que le choix entre les différents schémas institutionnels, qui pose problème. La vraie question est jusqu'où veut-on aller trop loin ?

Sur la question des institutions, je voudrais également observer que je ne crois pas du tout à l'idée d'un président européen élu au suffrage universel direct, étant donné la sensibilité de cette question chez certains de nos voisins qui ont pour régime une monarchie constitutionnelle. Une présidence tournante du Conseil européen paraît inévitable selon des modalités proches du modèle helvétique. Je suis en revanche sensible à l'idée d'un gouvernement, qui mérite réflexion.

Par ailleurs, je suis absolument convaincu de la nécessité du bicaméralisme dans l'Union européenne pour des raisons à la fois structurelles et culturelles. La seconde chambre permettra de rassurer les petits États, à l'image du Sénat américain où les États fédérés sont représentés de manière égalitaire, le Nevada comptant, par exemple, le même nombre de sénateurs que la Californie.

Je pense, enfin, que le contrôle de la répartition des compétences ne posera pas de difficultés techniques particulières et que la Cour de Justice de Luxembourg deviendra à l'avenir une cour constitutionnelle chargée du contrôle du principe de subsidiarité.

Il convient donc avant tout de négocier avec nos partenaires sur les compétences que nous voulons assigner à l'Union européenne ; le reste suivra.

M. Alain Juppé :

Je suis convaincu comme vous que le noeud du problème réside dans la détermination des compétences attribuées, mais j'observe que beaucoup de spécialistes considèrent qu'il s'agit là d'un exercice difficile.

J'espère également que vous avez été sensible au fait qu'un membre et ancien responsable du RPR fasse sienne la formule de fédération. J'emploie le terme de fédération précisément pour lui redonner sa signification première, c'est-à-dire un système où les États-nations gardent leur spécificité et où leurs compétences sont protégées par le traité fédéral.

Notre groupe de réflexion s'est interrogé sur la composition du futur gouvernement. Nous avons envisagé la possibilité que ce gouvernement soit composé des ministres de chacun des États, mais nous avons abandonné cette idée en raison des changements de gouvernements et du problème de légitimité que soulèverait ce schéma. Un ministre serait-il alors soumis aux arbitrages de son chef de gouvernement national ou à ceux du chef du gouvernement européen ? Nous avons donc retenu le modèle suivant : le Conseil européen désigne le chef du gouvernement, qui lui-même choisit les membres de son gouvernement et celui-ci est responsable devant le Parlement européen.

M. Robert Del Picchia :

Qui pourrait être le porteur d'un tel projet ? Je suis, en effet, inquiet des dissensions entre la France et l'Allemagne.

M. Alain Juppé :

J'ai évoqué l'idée d'une avant-garde ou d'un groupe pionnier pour porter ce projet. Je souhaite, à cet égard, que les débats électoraux de l'année prochaine soient l'occasion pour les différents candidats d'exposer leurs projets européens.

L'idée que l'Europe n'est pas un sujet de campagne électorale, car elle n'intéresse pas les français, me semble fausse. Il convient, au contraire, de débattre de ses enjeux.