C. UN PEUPLE DIGNE ET SOLIDAIRE FACE À L'ÉPREUVE

Face à cet immense malheur, le peuple japonais a fait preuve d'un sang-froid remarquable, d'un calme qui a surpris les observateurs, donnant au monde occidental une leçon de dignité. L'épreuve a touché un pays déjà frappé par la crise économique et en pleine crise de confiance vis-à-vis de ses dirigeants politiques. L'accident nucléaire de Fukushima, qui touche un pays déjà traumatisé par les explosions atomiques de 1945 fait peser une menace supplémentaire sur la population . Car même si la centrale est arrêtée, des rejets radioactifs continuent probablement à être émis. Les populations des zones situées dans un rayon de 20 km de la centrale ont été évacuées, mais les autorités assurent une surveillance sanitaire sur tout le territoire, notamment sur les denrées alimentaires et des restrictions de commercialisation de mise sur le marché de certaines denrées ont été mises en place.

Les Japonais se plaignent peu, compte tenu de l'ampleur du désastre. Certes, le gouvernement doit faire face aux protestations des habitants des zones dévastées du Nord Est, qui dénoncent les lenteurs de la reconstruction, et l'opinion manifeste son hostilité au nucléaire. Mais d'une manière générale, il convient de saluer le courage de la population japonaise et sa capacité à rebondir.

Dans le remarquable ouvrage 2 ( * ) qu'elle a consacré en 2008 aux Japonais, Karyn Poupée, correspondante permanente de l'Agence France-Presse à Tokyo analysait la vie quotidienne au Japon et décryptait les ressorts historiques et socioculturels de fonctionnement de cette société.

La société japonaise constitue souvent un mystère pour l'observateur étranger intrigué par le contraste d'un développement technologique accéléré et d'une culture des traditions ancestrales . C'est ainsi qu'à Tokyo les appartements modernes équipés de technologies conservent un genkan , espace dans l'entrée pour se déchausser, que les écoliers apprennent à compter avec un boulier via un programme sur console de jeu vidéo portable, que les jeunes gens aux cheveux décolorés, les otakus « accros » aux nouvelles technologies ou les lycéennes aux allures provocatrices (les shibuyas ) côtoient les hommes d'affaires sérieux et dévoués à leur entreprise ou des quinquagénaires en kimono, éventail dans une main, téléphone portable dans l'autre ! Si le pays du Soleil Levant a fondé sa croissance sur l'innovation et la modernité, force est de constater que le passé est omniprésent. Comme le note Karyn Poupée dans son ouvrage « toute construction (physique ou spirituelle) ne tient debout que parce qu'elle s'appuie sur des fondations solides, éprouvées, entretenues, enrichies ou améliorées au fil du temps, au gré des innovations par apports successifs, dans un but : repousser les limites du possible, viser l'idéal. »

Le contexte de surpopulation - 80 % de la population vivent sur les 20 % du territoire constitués par la bande côtière - explique que la jeunesse nipponne tente de fuir l'anonymat par des moyens détournés, en raison d'une longue tradition conformiste qui neutralise l'idée de conflit au sein de la société.

La mentalité japonaise est en effet teintée d'un certain conservatisme , en dépit des convulsions profondes qui ont bouleversé, au cours de l'après-guerre, les institutions et les valeurs traditionnelles. Les rapports interindividuels, marqués par une extrême déférence à l'égard d'autrui et un respect exacerbé des convenances, se caractérisent également par une certaine difficulté à communiquer, de l'aveu des Japonais eux-mêmes. Les relations hommes-femmes sont rendues problématiques par la crainte de l'autre, laquelle incite également de nombreux jeunes à se replier sur le monde virtuel du numérique. Enfin, le sens absolu du devoir du salarié japonais vis-à-vis de son entreprise ainsi que le respect de la hiérarchie élevé au rang de vertu, sont une caractéristique essentielle des relations du travail.

Comme le confirme la catastrophe du 11 mars, les fréquents désastres naturels liés à un risque sismique permanent, (2 000 tremblements de terre par an et 25 dévastateurs depuis la seconde guerre mondiale) obligent les Japonais à vivre avec cette contrainte, à se forger un mental d'acier et à développer l'innovation pour résister à ce fléau. La prévention est érigée en valeur nationale et la téléphonie mobile joue un rôle essentiel dans le dispositif d'alerte. Ce dispositif s'est avéré très efficace, mais c'est le tsunami qui a causé le désastre.

L'ouvrage insiste aussi sur la capacité de rebondir qui caractérise le pays : sorti exsangue de la seconde guerre mondiale, le Japon est devenu en un quart de siècle une grande puissance mondiale, le pionnier des innovations technologiques et affichait un taux de chômage de moins de 2 % en 1969. La journaliste explique que « ce rebond spectaculaire trouve sa source dans l'extraordinaire abnégation, la vitalité, le pragmatisme et la solidarité dont ont fait preuve les citoyens, dans la motivation des travailleurs pour produire et innover, dans la vision de quelques dirigeants pour impulser l'industrie et imposer des mesures parfois impopulaires mais finalement efficaces. Certes, le redressement peut s'expliquer par les réformes structurelles initiées par l'occupant américain, au niveau de l'État, des entreprises, des banques et de l'éducation. Mais c'est en s'appuyant sur une volonté collective nationale de s'en sortir que le miracle a été possible. Si l'archipel a réussi à plusieurs reprises à chasser l'envahisseur et à élever le niveau de vie de ses habitants, c'est d'abord en puisant aux tréfonds de sa culture et de ses valeurs héritées de sa très longue et tumultueuse histoire. Il en est de même aujourd'hui, alors que le pays est à nouveau frappé par la crise.

Ainsi, à titre d'exemple, la réponse au vieillissement de la population est clair : puisque le pays répugne à faire appel à l'immigration, le Gouvernement a choisi d'investir massivement dans la robotique et de remplacer ouvriers, gardiens, infirmières par des robots humanoïdes qui dépassent aujourd'hui le stade du prototype.

Selon une enquête du Yomiuri Shimbum, 81 % des personnes interrogées s'inquiètent de l'aggravation de la fracture sociale , de la précarité des emplois surtout pour les plus jeunes : 1 million d'entre eux seraient sans formation et sans avenir, ce qui est d'autant plus grave que la population vieillit. Le mythe de l'emploi à vie vole en éclats, le nombre de sans domicile fixe (SDF) se multiplie...

Le pays voit émerger richesse et dénuement extrême ce qui est nouveau. La paix sociale se fissure . Il y a désormais le clan des gagnants et celui des perdants kachigumi et makegumi : ces expressions fleurissent dans la presse, attestant d'un malaise social. Ce vocable qui s'est d'abord appliqué aux entreprises gagne la société toute entière. Il n'est pas étonnant, dans ce contexte, que le succès de Carlos Ghosn dans le sauvetage de Nissan en ait fait un demi-dieu au Japon ! Cela explique aussi pourquoi de nombreux jeunes se lancent aujourd'hui dans la création d'entreprises.

La société japonaise était caractérisée par son égalitarisme et 90 % des citoyens déclaraient, dans les années 1980, appartenir à la classe moyenne. La crise a changé la structure même de la société, engendrant un stress important chez de nombreux Japonais. En témoigne le développement d'une nouvelle industrie antistress offrant de nouveaux exutoires destinés à permettre aux hommes, mais aussi aux femmes, de décompresser, et facilitant les relations hommes-femmes encore difficiles dans la mesure où ceux-ci ne sortent pas ensemble, selon la tradition japonaise. L'industrie de la « consolation » est en plein essor : nouveaux lieux de sortie pour les femmes, ouverture de « maids cafés »...

Pourtant, la société japonaise - en apparence du moins, si l'on songe à l'existence d'importants groupes de criminalité organisée, les fameux yakuza - semble étrangère à toute violence. Les relations interpersonnelles sont marquées par une extrême politesse et par un profond respect d'autrui . Et le taux de délits est un des plus bas au monde. Ainsi, malgré la récession économique et la montée du chômage, le nombre d'affaires traitées par la police japonaise a diminué de 4,7 % en 2008 par rapport à l'année précédente, soit la sixième année consécutive de baisse. Il en résulte un réel sentiment de sécurité , à toute heure et en tout lieu.


* 2 Karyn Poupée « Les Japonais », Tallendier, 2008.

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