II. LA THÉORIE DU FÉDÉRALISME ETHNOLINGUISTIQUE

L'échec patent dans la longue histoire éthiopienne de ce qui ne fut qu'une parenthèse centralisatrice et autoritaire (1941-1991) autour d'un groupe ethnique dominant, les Amharas, ne pouvait déboucher que sur l'organisation d'institutions fédérales qui permettraient d'offrir un cadre adéquat à ce que Mirabeau appelait « un agrégat de peuples désunis » 5 ( * ) .

C'est le choix qui a été opéré par les dirigeants de l'époque et, en particulier, par le Premier ministre M. Meles Zenawi, dont l'ambition affichée, comme une devise de la République, était de « gérer l'unité dans la diversité ».

A. LES RACINES HISTORIQUES DU FÉDÉRALISME ÉTHIOPIEN

Le fédéralisme éthiopien prend racine dans la période de transition (1991-1995) qui suivit la chute de la dictature marxiste militaire du DERG et aboutit à la Constitution fédérale de 1994 puis à la naissance de la République fédérale démocratique d'Éthiopie (RDFE) en 1995.

Ce fédéralisme s'oppose naturellement au centralisme du DERG et simultanément à la prétendue « ethnocratie » amhara de l'époque impériale 6 ( * ) . Il est également la conséquence du rôle fondamental joué par les combattants tigréens dans la chute du DERG en 1991.

Il n'est pas indifférent de rappeler que le choix fait par les révolutionnaires du FRDPE a été calqué sur celui imposé par Joseph Staline, à la demande de Lénine, alors qu'il était commissaire du peuple aux nationalités. Il n'est donc pas étonnant que le mécanisme retenu par la Constitution éthiopienne pour traiter la question du fédéralisme ethnique s'inspire des choix des instances dirigeantes de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) en 1917-1920 qui se trouvent transcrits jusque dans la Constitution soviétique de 1977.

B. UNE CONSTITUTION QUI FAIT D'EMBLÉE LE CHOIX DE L'ETHNICITÉ

Le fondement du fédéralisme éthiopien est généralement décrit comme « ethnique », par opposition à géographique ; il est avant tout linguistique et lié à la manière dont les Éthiopiens se sont eux-mêmes définis lors du recensement de 1994 , organisé au moment même de l'entrée en vigueur de la Constitution. Les revendications linguistiques fondent largement la nouvelle organisation administrative : les Oromos en particulier, un tiers de la population éthiopienne, plus nombreux que les Amharas, envient parfois la place historique -et actuelle- réservée à l'amharique, langue de l'élite administrative, culturelle, urbaine et héritière d'une centralité linguistique multiséculaire ; et, il convient de le souligner, unique langue constitutionnelle de travail du gouvernement fédéral 7 ( * ) .

Les groupes ethniques en Éthiopie

On recense plus de 80 groupes ethniques en Éthiopie dont l'importance numérique et territoriale est extrêmement inégale.

Officiellement, les Oromos et les Amharas représentent respectivement 32,1 % et 30,2 % de la population et sont démographiquement les entités les plus importantes. On dénombre aussi les Afars (7 %), les Tigrés (4,2 %), les Somalis (4,0 %), les Gurages (4,3 %), les Sidamas (3,4 %) ou les Welaytas (2 %) qui ensemble représentent près de 25 % des Éthiopiens, et d'autres groupes encore moins nombreux 8 ( * ) .

Cette multitude d'ethnies et de langues se remarque en particulier dans le Sud. Pendant la paix transitoire, en 1993, cinq « régions » du Sud se rapprochèrent pour former une seule administration : « la région des peuples, nationalités et nations du Sud », créant ainsi une fédération au sein de la fédération qui rassemble plus de 45 groupes ethniques.

Le critère « ethnique » ou national qui a fondé le redécoupage de la carte administrative éthiopienne peut être jugé parfois artificiel car de nombreux Éthiopiens sont issus de familles mixtes. Chaque région est volontairement désignée par le nom d'un peuple , non par l'emploi d'un terme géographique, à l'exception de la région des peuples du Sud. La conséquence est qu' avant même d'être perçue territorialement dans des limites administratives, chaque région-État (sauf la région du Sud) est considérée comme liée à un peuple . Ainsi, l'Éthiopie, dans la Constitution de 1994, est en réalité une fédération de peuples avant d'être une fédération de territoires.

La Constitution reconnaît de manière solennelle les ethnies comme les unités constituantes de la fédération dès son préambule dont la première phrase énonce : « Nous les Nations, les groupes ethniques et les peuples de l'Éthiopie... ». Comme le fait remarquer M. Eloi Ficquet 9 ( * ) , « cette formule, construite par la coordination de trois termes quasiment synonymes, a pour conséquence de neutraliser tout débat relatif à leur usage ».

Le groupe est défini dans la Constitution comme « un groupe de personnes qui possèdent et qui partagent dans une large mesure une culture commune ou des coutumes similaires, une intelligibilité mutuelle de langue, la croyance en une identité partagée ou proche, une configuration psychologique commune, et qui habite un territoire identifiable et largement continu » 10 ( * ) .

L'article 8 de la Constitution proclame que « tout le pouvoir souverain réside dans les Nations, nationalités et peuples d'Éthiopie ».

Le choix de l'ethnicité comme critère central et fondateur du fédéralisme est particulièrement original si on le compare aux choix faits par d'autres pays africains. Son succès, qui suppose d'appliquer la lettre et l'esprit des dispositions constitutionnelles -et, en premier lieu, le respect de l'indépendance des organes politiques et des pouvoirs que leur donne la Constitution- pourrait se révéler un modèle de gouvernance pour l'ensemble du continent.


* 5 Mirabeau aux États généraux en 1789.

* 6 Les racines du fédéralisme éthiopien, bien qu'officiellement apparu entre 1991 et 1994, remontent en réalité au début des années 1980 (création d'un Institut pour l'étude des nationalités éthiopiennes sous le DERG), même si cela a été mis en oeuvre par le nouveau régime. Influencé par les combats de libération contre le DERG - l'hégémonie amhara étant parfois décrite comme un « colonialisme intérieur » par des marxistes des années 1970 et 1980 -, le fédéralisme actuel permet simultanément aux Oromos et aux Tigréens de prendre une sorte de revanche sur les Amharas. Autrefois, dans l'Éthiopie unitaire, un Oromo ou un Tigréen devait s'amhariser (langue, costume, foi chrétienne) pour espérer une ascension sociale. Ce n'est théoriquement plus le cas aujourd'hui.

* 7 L'article 5 de la Constitution dispose que : « (1) toutes les langues d'Éthiopie jouissent de la même reconnaissance par l'État ; (2) l'amharique est la langue de travail du gouvernement fédéral ; (3) les membres de la fédération déterminent par la loi leur langue de travail respective. »

* 8 Voir en particulier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Peuples_d%27%C3%89thiopie

* 9 Eloi Ficquet, « Fonder un régime sur le recensement ethnique : le fédéralisme éthiopien ». Critique international, numéro 45 2009/4.

* 10 Article 39, alinéa 5.

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