B. ORGANISATION ET PROFESSIONNALISATION DES JOURNALISTES BRÉSILIENS

Un autre volet structurant du journalisme brésilien est la trajectoire de l'organisation et de la professionnalisation des journalistes. Une trajectoire qui peut être divisée en trois phases importantes : a) de l'apparition des journaux jusqu'à la création du premier cadre légal de la profession, en 1938 ; b) de cette date à 1979, quand l'exigence d'une formation académique en journalisme pour être titulaire d'un registre professionnel - la carte de presse - est devenue définitive ; et, c) la période débutant à partir de cette date, avec une véritable expansion de l'espace de travail occupé par les journalistes en direction de nouveaux horizons, configurant ainsi une nouvelle délimitation physique du territoire professionnel. En raison de son importance dans la structuration de l'espace journalistique, nous consacrerons plus loin un chapitre entier au cadre légal et aux initiatives corporatives pour la conquête de nouveaux territoires.

1. De l'apparition des journaux à la création du premier cadre légal de la profession, en 1938.

Le journalisme du XIXe siècle n'a pas été marqué par l'existence de grands journalistes en tant que professionnels renommés, ni même d'un fort sentiment d'organisation corporative. Au début, les rédacteurs nationaux étaient, dans leur majorité, les propriétaires eux-mêmes des supports, qui se métamorphosaient. Un alliage d'intellectuels, de militants idéologiques, d'ouvriers et d'hommes d'affaires de l'information. Ils imprimaient leur propre sceau aux feuilles qu'ils fondaient, sans qu'il y ait de distinction entre le rédacteur et l'éditeur 371 ( * ) . Le style rédactionnel du journalisme brésilien de cette période s'inspirait principalement du modèle littéraire français 372 ( * ) .

À cette même époque, cependant, la France disposait déjà, même si ce n'était que partiellement, d'un journalisme réalisé par des professionnels salariés, selon RUELLAN 373 ( * ) . Au Brésil, ce schéma a rencontré beaucoup de difficultés pour se mettre en place, car le métier était occupé par des fonctionnaires publics, des avocats, des hommes politiques et des porte-parole de groupes d'intérêt distincts, peu préoccupés par la question salariale, la réglementation professionnelle ou même des conditions de travail dignes.

Les uniques salariés étaient ceux du secteur graphique, responsables du maniement des machines. Pour la majorité, davantage qu'un contrat de travail, l'important était d'avoir ses talents littéraires reconnus ou de posséder une tribune, une vitrine, d'utiliser la fonction pour s'insérer socialement. Dans la situation française, RUELLAN identifie les premiers avec Émile Zola et les autres, ceux qui aspiraient à une tribune, avec Victor Hugo 374 ( * ) . Au Brésil, un article du début du XXe siècle, écrit par un journaliste et lettré qui signait ses textes sous le pseudonyme de João do Rio, et récupéré par MEDINA, met en évidence un tel profil professionnel:

Un petit étudiant, naturellement poète en crise monétaire... Que faire ? Un petit étudiant trouve un emploi politique et se réveille reporter. Un citoyen quelconque a échoué dans toutes les professions, a fait faillite, a été mis à la porte d'un club de jeu? Il est journaliste. Ce joli jeune homme, dont la maigre bourse ne se compare qu'à l'opulence de sa volonté de fréquenter les cercles chics, se voit au bord du gouffre ? Il n'a pas d'hésitation. Il devient journaliste 375 ( * ) .

Ce n'est qu'au début du XXe siècle, avec l'apparition des grands journaux 376 ( * ) , que commence à se configurer ce que nous pourrions appeler une catégorie professionnelle de journalistes. Les répercussions du développement des entreprises sur la professionnalisation de la main d'oeuvre ont été lentes. En termes de modèle de journalisme, jusqu'à la fin de la première moitié du siècle, le style rédactionnel littéraire a prévalu, dont la caractéristique était un texte chargé de fioritures, autrement dit non direct.

Les rapports de travail commençaient à changer, mais ils suivaient toujours le modèle du XIXe siècle. Même dans les entreprises les plus organisées, un double tableau était maintenu : les reporters, qui vivaient de la presse, et les publicistes, les hommes politiques professionnels qui utilisaient les journaux pour divulguer leur nom dans des plateformes - souligne RIBEIRO 377 ( * ) . Pour l'idéalisateur de l'Association Brésilienne de la Presse (ABI), Gustavo de Lacerda, le journalisme brésilien de la première moitié du XXe siècle ne constituait pas une profession. C'était auparavant une succession des honnêtes et l'escalier que les savants grimpaient en quête de positions rentables. [...] les compagnons de lutte - les journalistes honnêtes - étaient les derniers prolétaires 378 ( * ) . L'exercice du journalisme en tant que tremplin politique, au détriment d'une activité professionnelle indépendante, s'est prolongé jusqu'à la moitié du XXe siècle, comme l'illustre le témoignage ci-dessous, du journaliste Hélio Fernandes, sur le journalisme pratiqué dans les années 1940 et 1950 à Rio de Janeiro:

Au Diário Carioca, il y avait au dessus de moi Pompeu de Souza, qui a ensuite été sénateur, au dessus de Pompeu, il y avait Prudente de Morais Neto, au dessus de Prudente, il y avait Danton Jobim, qui a lui aussi été sénateur, au dessus de Danton, il y avait J.E. de Macedo Soares, qui a lui aussi été sénateur. Au Diário Carioca, on aurait dit que tous étaient sénateurs 379 ( * ) .

Le fait de parvenir dans le monde politique grâce au tremplin du journalisme ne signifiait pas abandonner cette vitrine. Au contraire, beaucoup ont conservé leurs fonctions, en association avec l'exercice de leurs rôles politiques et même religieux. Ce mélange d'éléments religieux, révolutionnaires et romantiques marque le journalisme de l'époque et alimente encore aujourd'hui la mythologie de la profession - explique RIBEIRO 380 ( * ) . La visibilité publique que la profession assurait à ses travailleurs a permis, et permet encore, l'obtention de mandats parlementaires et même de postes au sein du pouvoir Exécutif 381 ( * ) . La double ou triple casquette - homme politique, fonctionnaire public, journaliste - ne semblait pas heurter les valeurs morales des journalistes d'alors, comme l'illustre le témoignage du chercheur en science politique Moniz Bandeira. Dans les années 1950 et 1960, il a accumulé les fonctions de chef de la rubrique politique du Diário de Notícias et de conseiller de la présidence du Front parlementaire Nationaliste 382 ( * ) .

J'étais chroniqueur et, d'une certaine manière, figurant. En tant que chroniqueur, j'avais la responsabilité d'éditer quotidiennement les Brèves Politiques du Diário de Notícias, de Rio de Janeiro. Comme figurant, outre plusieurs activités politiques que je développais, j'étais conseiller, depuis 1956, du député travailliste Sérgio Magalhães, alors président du Front parlementaire Nationaliste, vice-président de la Chambre Fédéral et candidat au gouvernement de l'État de la Guanabara 383 ( * ) .

* 371 BELTRO, op. cit. p.48.

* 372 Selon NEVEU (2001 :12), la singularité initiale du journalisme français pourrait s'exprimer en une formule paradoxale: jusqu'à la naissance de la presse populaire à la Belle Époque, les journaux se font sans journalistes. Les articles sont certes rédiges par des collaborateurs de presse. [...] Travailler pour un journal est une position d'attende vers le varies carriers de la littérature et de la politique. [...] Le second tropisme du journalisme français est politique.

* 373 RUELLAN, Denis, 1993, p. 115.

* 374 Idem.

* 375 Um pequeno estudante, naturalmente poeta em crise monetária... Que fazer? Um pequeno estudante arranja um empenho político e amanhece repórter. Um cidadão qualquer fracassou em todas as profissões, quebrou, foi posto fora de um clube de jogo? É Jornalista. Aquele moço bonito, cuja bolsa parca só se compara à opulência de vontade de freqüentar as rodas chiques, vê-se à beira do abismo? Não há hesitações. Faz-se Jornalista. RIO, João do, apud MEDINA, Cremilda, 1982, p.45.

* 376 Outre le Diário de Pernambuco et le Jornal do Commércio déjà cités, nous devons inclure parmi les pionniers le Jornal do Brasil, à Rio de Janeiro, et le Correio do Povo, dans le Rio Grande do Sul.

* 377 Mesmo nas empresas mais organizadas, mantinha-se um duplo quadro: os repórteres, que sobreviviam da imprensa, e os publicistas, políticos profissionais que usavam os jornais para divulgar seu nome em plataformas RIBEIRO, op. cit, p. 24/25.

* 378 Era antes um eito dos honestos e a escada que os sabidos galgavam à procura de posições rendosas. [...] os companheiros de lide - os Jornalistas honestos - eram os últimos proletários. Gustavo de Lacerda, apud SEGISMUNDO, Fernando, 1988, p. 84.

* 379 No Diário Carioca, acima de mim tinha o Pompeu de Souza, que depois foi senador, acima do Pompeu tinha o Prudente de Morais Neto, acima do Prudente tinha o Danton Jobim, que também foi senador, acima do Danton tinha o J.E. de Macedo Soares, que também foi senador. No Diário Carioca parecia que todos eram senadores. Hélio Fernandes apud DEVALLE, Antony et COSTA, Maria Aparecida, 2002.

* 380 Essa mistura de elementos religiosos, revolucionários e românticos marca o jornalismo da época e ainda hoje alimenta a mitologia da profissão. RIBEIRO, op. cit. p. 24.

* 381 Les premières phases de la presse écrite nationale ont donné, pour le parlement, des noms comme ceux d'Evaristo da Veiga et Luis Augusto May. L'église catholique a également fourni divers professionnels aux journaux, certains ayant eu une présence marquante dans les transformations politiques nationales. Parmi les plus célèbres, citons Frère Caneca, dans les Tifis Pernambucano ; Frère Tibúrcio José da Costa, de la Gazeta do Rio de Janeiro, et Frère Francisco de Sampaio, du Regulador Brasílico-Luso.

* 382 Le Front Parlementaire Nationaliste était une organisation regroupant plusieurs partis, créée en 1956 au Congrès National, après le suicide de Getúlio Vargas. Il a fonctionné comme un groupe de pression qui défendait le maintien du monopole national sur le pétrole, la non privatisation des entreprises de service public - eau, électricité, etc. -, qui condamnait l'impérialisme en général et l'action du capital étranger en particulier, et qui revendiquait la réglementation du transfert de profits vers l'étranger et le contrôle de l'exploitation des ressources naturelles essentielles par l'État. Il a fini par disparaître en avril 1964, en raison de la cassation de la majorité de ses membres par le régime militaire récemment mis en place.

* 383 Eu era cronista e, de certo modo, figurante. Como cronista, tinha a responsabilidade de editar cotidianamente as Notas Políticas do Diário de Notícias, do Rio de Janeiro. Como figurante, além de várias atividades políticas que desenvolvia, era assessor, desde 1956, do deputado trabalhista Sérgio Magalhães, então presidente da Frente Parlamentar Nacionalista, vice-presidente da Câmara Federal e candidato ao governo do Estado da Guanabara. MONIZ BANDEIRA, op. cit. p. 11 et 36.

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