LE STATUT DES TRAVAILLEURS DES PLATEFORMES NUMÉRIQUES (ACTUALISATION)

À la demande du président du groupe Les Républicains du Sénat, M. Bruno Retailleau, la Division de la Législation comparée a procédé à l'actualisation de l'étude publiée en 2019 120 ( * ) sur le statut des travailleurs des plateformes numériques en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne, en Suisse et aux États-Unis. Dans l'ensemble de ces pays, la jurisprudence récente tend à reconnaître de façon croissante le statut de travailleur salarié aux personnes exerçant certains types d'activité (livraison, transport de personnes notamment) par l'intermédiaire de plateformes numériques gérées par des algorithmes. Seule l'Espagne a fait évoluer son cadre législatif afin de transposer une décision du Tribunal suprême.

En complément de l'échantillon initial, la présente note présente les modèles danois et suédois où des accords collectifs ont récemment été conclus entre des partenaires sociaux et certaines plateformes numériques 121 ( * ) .

1. Allemagne : une évolution jurisprudentielle, dans l'attente de la définition d'un cadre législatif

Depuis la publication de l'étude initiale en 2019, aucun texte législatif clarifiant le statut des travailleurs des plateformes numériques et améliorant leur protection n'a été adopté en Allemagne. La réflexion engagée par le gouvernement fédéral sur sa stratégie de numérisation en profondeur de l'économie ( Digitalisierung ) a cependant abouti à la présentation, en novembre 2020, d'un ensemble de grands principes pour l'élaboration d'un futur cadre normatif concernant les travailleurs des plateformes ( Eckpunkte : Faire Arbeit in der Plattformökonomie ) 122 ( * ) . Les propositions présentées par le ministère fédéral du travail et des affaires sociales (BMAS) sont les suivantes :

- intégrer les travailleurs indépendants des plateformes ( Solo-Selbständige ) dans l'assurance retraite légale et permettre aux plateformes de participer au paiement des cotisations ;

- améliorer la couverture des accidents du travail et étudier la possibilité de faire payer des cotisations couvrant le risque d'accident du travail par les opérateurs de plateforme ;

- ouvrir la possibilité aux travailleurs indépendants des plateformes de s'organiser collectivement et de négocier ensemble les conditions de leur travail avec les plateformes ;

- modifier la charge de la preuve dans les procédures visant à la reconnaissance du statut de salarié et ainsi lever les freins pour les travailleurs des plateformes à faire valoir leurs droits devant le juge. « Si le salarié de la plateforme présente des indices plaidant en faveur d'une relation de travail vis-à-vis de l'opérateur de la plateforme, il reviendrait à l'opérateur de la plateforme de prouver le contraire. De cette façon, l'inégalité d'information qui existe généralement entre les travailleurs et les opérateurs de plateforme serait compensée » 123 ( * ) ;

- permettre aux travailleurs des plateformes d'emporter les avis ou notations les concernant lorsqu'ils vont travailler pour une autre plateforme afin de limiter la dépendance vis-à-vis d'une seule plateforme ;

- mettre un terme à certaines pratiques contractuelles des plateformes, par exemple en les obligeant à stipuler des délais de préavis de licenciement liés à la durée de l'activité exercée ;

- lutter contre les conditions générales ( Allgemeine Geschäftsbedingungen ) abusives ou inopérantes des plateformes. Les relations contractuelles avec les plateformes sont généralement définies de façon unilatérale à travers des conditions générales. Les travailleurs sont souvent contraints d'accepter ces conditions générales car ils n'ont pas d'alternative à la plateforme ou trop peu de pouvoir de négociation pour faire accepter des clauses contractuelles divergentes. Or les travailleurs des plateformes ne doivent pas être induits en erreur sur leurs droits et obligations par des conditions générales inopérantes ( unwirksam ) ;

- établir des obligations de transparence et de déclaration pour tous les opérateurs de plateformes afin d'améliorer les données disponibles sur l'économie des plateformes.

Ces propositions diffèrent de la refonte et de la modernisation du statut de travailleur à domicile ( Heimarbeiter ), évoquées fin 2016 par le groupe de travail sur l'adaptation du droit à l'industrie 4.0 du ministère fédéral de l'économie 124 ( * ) . Elles devront faire l'objet d'une concertation avec les plateformes numériques, les syndicats, les scientifiques ainsi qu'avec la Commission européenne, qui a lancé au premier semestre 2021 une consultation des partenaires sociaux européens sur la protection des personnes travaillant via des plateformes 125 ( * ) . Compte tenu du calendrier électoral, la définition d'un cadre législatif pour les travailleurs des plateformes numériques ne pourra intervenir qu'après le renouvellement du Bundestag , prévu le 26 septembre 2021.

Sur le plan jurisprudentiel, le Tribunal fédéral du travail a rendu, le 1 er décembre 2020, une décision 126 ( * ) notable concernant les crowdworkers , allant à l'encontre de la décision rendue en première instance par le tribunal du travail de Munich. Dans cette décision, le Tribunal fédéral requalifie de relation de travail salarié l'exécution de petites missions ( Microjobs ) par une personne recrutée via une plateforme en ligne et l'opérateur de cette plateforme. Selon le Tribunal, « d'après l'article 611a du Code civil allemand (BGB), le statut de salarié est défini comme une relation dans laquelle le salarié accomplit un travail au service d'un autre, dans une relation de dépendance personnelle et est lié par des instructions. Si la mise en oeuvre effective d'une relation contractuelle montre qu'il s'agit d'une relation de travail, la désignation dans le contrat n'est pas pertinente. L'évaluation globale de toutes les circonstances requises par la loi peut montrer que les crowdworkers doivent être considérés comme des salariés. Il s'agit d'une relation de travail si le client contrôle la coopération via la plateforme en ligne qu'il exploite de telle manière que le contractant n'est pas en mesure de concevoir librement ses activités en termes de lieu, de temps et de contenu » 127 ( * ) .

En l'espèce, le plaignant effectuait des missions de contrôle des modalités de présentation de produits de certaines marques dans des commerces de détail et des stations-services (près de 3 000 contrôles effectués au cours d'une période de onze mois). Il obtenait des points d'expérience à chaque mission réalisée et, à partir d'un certain nombre de points, pouvait accéder à des missions mieux rémunérées. Ainsi, selon le Tribunal, il était de facto salarié. « D'une manière typique aux salariés, le plaignant a effectué un travail soumis à des instructions, déterminé de façon externe, et était personnellement dépendant. Il n'était pas contractuellement tenu d'accepter les offres du défendeur. La structure organisationnelle de la plateforme en ligne exploitée par le défendeur était cependant orientée de telle façon que les utilisateurs enregistrés et titulaires d'un compte acceptent en permanence des lots de petites missions simples. Seul un niveau de notation suffisant, qui ne peut être atteint qu'en augmentant le nombre de missions réalisées, permet aux travailleurs en ligne de recevoir plusieurs missions en même temps et ainsi d'atteindre un salaire horaire plus élevé. Ce système a incité le plaignant à exercer en permanence des activités de contrôle dans le quartier de sa résidence habituelle » 128 ( * ) .

Cette décision, qui concerne un cas individuel et un type d'incitation spécifique, ne règle pas définitivement la question du statut des travailleurs passant par des plateformes. Mais elle ouvre la voie à d'autres requalifications en tant que salarié, dès lors que les critères du contrat de travail - à savoir un travail effectué au service d'un autre, dans une relation de dépendance personnelle, déterminé de façon externe et soumis à des instructions - seraient remplis dans les faits.

2. Royaume-Uni : la décision de la Cour suprême de février 2021

Depuis la publication de l'étude initiale en 2019, une décision majeure a été rendue par la Cour suprême en février 2021 dans l'affaire Uber contre Aslam 129 ( * ) .

Pour rappel, deux chauffeurs, MM. Aslam et Farrar avaient demandé au juge du travail leur requalification en tant que worker et le bénéfice du salaire minimum, au titre du National Minimum Wage Act 1998, et des congés payés au titre des Working Time Regulations 1998 .

En première instance comme lors des deux appels 130 ( * ) , le tribunal s'était prononcé en faveur des deux chauffeurs et les requalifia en workers en considérant qu'ils exerçaient personnellement leur activité pour le compte d'Uber dont l'activité principale est le transport de passagers.

Portée devant la Cour suprême par Uber, l'affaire a été jugée en février 2021. À l'unanimité, les juges ont rejeté l'appel. Les motifs invoqués étaient les suivants 131 ( * ) :

- pour Uber, les chauffeurs étaient des entrepreneurs indépendants et le seul contrat existant était celui qui liait le chauffeur et le passager, l'application n'étant pas l'employeur.

La Cour suprême, à l'inverse, considère qu'il est erroné de partir du principe que des accords écrits sont un préalable au statut de worker . Elle souligne cinq points préalablement mis en avant par le tribunal du travail lors des précédentes audiences, à savoir :

(i) Uber fixe le prix de la course via l'application et, de fait, la rémunération des chauffeurs, ceux-ci ne pouvant facturer plus que ce qui a été fixé par l'application ;

(ii) les conditions contractuelles à partir desquelles les chauffeurs fournissent leurs services sont imposées par Uber sans que les chauffeurs aient leur mot à dire ;

(iii) le chauffeur n'a qu'une latitude limitée pour refuser des courses, son taux d'acceptation est surveillé et, en cas de refus de courses considérés comme trop fréquents, il peut être pénalisé en étant automatiquement déconnecté de l'application pendant plusieurs minutes ;

(iv) Uber a mis en place un système de notation des chauffeurs par les clients pouvant aboutir, si la note moyenne requise n'est pas atteinte ou maintenue, à des avertissements, voire à la résiliation de sa relation avec Uber et ;

(v) Uber limite la communication entre le chauffeur et son passager au minimum nécessaire pour assurer la course et prend des mesures actives pour empêcher les chauffeurs d'établir une relation avec un passager qui va au-delà de la course.

Déduisant de ces cinq facteurs que la relation était étroitement définie et contrôlée par Uber et que les chauffeurs étaient placés dans une situation de subordination et de dépendance, la Cour suprême a confirmé que la requalification en workers étaient justifiée ;

- pour Uber, la période de travail des chauffeurs était limitée à la prestation de course.

La Cour suprême, à l'instar des juridictions inférieures ayant jugé l'affaire, a considéré au contraire que la période de travail des chauffeurs incluait également les périodes pendant lesquelles le chauffeur était connecté à l'application, sur le territoire où il détenait une licence de chauffeur, prêt à et désireux d'accepter une course.

S'agissant des accords collectifs éventuels entre une plateforme et un partenaire social, le syndicat GMB et la société de livraison Hermes ont signé en février 2019 la première convention collective au Royaume-Uni pour les livreurs indépendants de plateformes 132 ( * ) 133 ( * ) . Ces derniers peuvent désormais choisir d'être « indépendants plus », statut leur procurant des avantages tels que des congés payés jusqu'à 28 jours ou encore un taux de rémunération négocié individuellement permettant aux livreurs de gagner au moins 8,55 livres sterling (9,93 euros) par heure, tout en gardant leur statut d'indépendant. Cette possibilité faisait suite à la requalification de 200 livreurs par le tribunal du travail en tant que workers 134 ( * ) .

3. Espagne : l'introduction dans la loi d'une présomption de travail salarié pour les livreurs des plateformes

Le cadre juridique espagnol a évolué sous l'effet de la décision du Tribunal suprême du 25 septembre 2020 135 ( * ) impliquant la plateforme de livraison de repas Glovo, dont le législateur a tenu compte dans le décret-loi royal 9/2021, du 11 mai 2021 136 ( * ) .

À la suite de la décision rendue en septembre 2018 par le tribunal social n° 39 de Madrid et confirmée en appel par la chambre sociale du tribunal supérieur de justice de Madrid, le Tribunal suprême, saisi en cassation pour unification de la doctrine jurisprudentielle 137 ( * ) , a conclu à l'existence d'une relation de travail entre la plateforme Glovo et l'un de ses livreurs. Selon son analyse, l'ensemble des critères définissant l'existence d'un contrat de travail salarié, énumérés à l'article 1.1 du Statut des travailleurs salariés sont remplis, y compris le fait de travailler pour le compte d'autrui ( ajenidad ) et le critère de dépendance ou subordination. Le Tribunal suprême débute son analyse par la considération générale suivante : « depuis la création du droit du travail, on assiste à une évolution du critère de dépendance-subordination. L'arrêt de la Cour suprême du 11 mai 1979 avait déjà nuancé cette exigence en expliquant que " la dépendance n'implique pas une subordination absolue, mais seulement l'insertion dans le cadre décisionnel, organisationnel et disciplinaire de l'entreprise ". Dans la société post-industrielle, le critère de dépendance s'est assoupli. Les innovations technologiques ont conduit à la mise en place de systèmes de contrôle numérisés pour la fourniture de services. L'existence d'une nouvelle réalité productive nous oblige à adapter les critères de dépendance et de travail pour le compte d'autrui à la réalité sociale de l'époque dans laquelle les normes doivent être appliquées (conformément à l'article 3.1 du Code civil) ».

Puis, le juge suprême relève les faits suivants plaidant en faveur d'une relation de subordination :

i) l'utilisation d'un programme informatique qui attribue les services en fonction de l'évaluation de chaque livreur, ce qui détermine de manière décisive la liberté théorique de choisir les horaires et de refuser les commandes ;

ii) la géolocalisation par GPS du livreur pendant son activité, ce qui permet à Glovo d'effectuer un contrôle en temps réel de la fourniture du service, sans que le livreur puisse effectuer sa tâche sans lien avec ladite plateforme ;

iii) les instructions données par Glovo au livreur sur la façon dont il doit fournir le service ;

iv) le fait que Glovo ait fourni une carte de crédit au collaborateur pour qu'il puisse acheter des produits pour les bénéficiaires de la commande ;

v) le paiement d'une compensation financière pour le temps d'attente du livreur ;

vi) l'introduction dans le contrat, (formellement conclu sous le statut de travailleur économiquement dépendant - TRADE), de treize causes justifiées de résiliation dont beaucoup sont une retranscription littérale des causes de licenciement disciplinaire prévues à l'article 54 du Statut des travailleurs salariés, et ;

vii) le fait que Glovo est le seul à disposer des informations nécessaires à la gestion du système commercial (commandes passées par les clients) sans que le livreur n'y participe.

Le critère d'exercice d'un travail pour le compte d'autrui ( ajenidad ) est également considéré comme rempli par le Tribunal suprême dans la mesure où :

i) Glovo est celui qui prend toutes les décisions commerciales et qui verse leur rémunération aux livreurs ;

ii) l'absence de risque-bénéfice qui caractérise normalement l'activité d'entrepreneur ;

iii) l'appropriation directe par la plateforme du service fourni qui rejaillit à son profit ;

iv) le caractère essentiel de la technologie utilisée par la plateforme pour fournir le service et mettre en relation les entreprises de restauration et les utilisateurs finaux, et ;

v) le fait que le livreur opère sous la marque de la plateforme.

Le décret-loi royal du 11 mai 2021 a pour objectif de transposer la jurisprudence du Tribunal suprême dans la loi. Ce texte modifie ainsi deux articles du Statut des travailleurs salariés 138 ( * ) :

- premièrement, il crée un droit d'information du comité d'entreprise à « être informé par l'entreprise des paramètres, règles et instructions sur lesquels reposent les algorithmes ou les systèmes d'intelligence artificielle qui affectent la prise de décision pouvant affecter les conditions de travail, l'accès et le maintien de l'emploi, y compris le profilage » (article 64.4) ;

- deuxièmement, il introduit un nouvel article 23 établissant une présomption d'emploi salarié ( presunción de laboralidad ) pour les travailleurs exerçant des activités de livraison ou de distribution via une plateforme numérique : « Pour l'application du principe prévu à l'article 8.1 [du statut des travailleurs] 139 ( * ) , l'activité des personnes qui fournissent des services rémunérés consistant en la livraison ou la distribution de tout produit de consommation ou marchandise, pour le compte d'entreprises gérées ou contrôlées directement, indirectement ou implicitement, via des algorithmes ou via une plateforme numérique, est présumée être incluse dans le champ d'application de la présente loi. ». L'exposé des motifs précise que l'efficacité de cette nouvelle disposition, fondée sur l'appréciation du lien réel entre le travailleur et la plateforme, dépendra dans une large mesure des informations disponibles sur l'activité des plateformes, qui doivent permettre de déterminer si les conditions de prestation de service rentrent effectivement dans le champ de cette disposition.

4. Suisse : l'attente d'une décision au niveau fédéral

Depuis la publication de l'étude initiale en 2019, plusieurs décisions de juridictions cantonales sont venues requalifier des relations entre travailleurs et plateformes numériques, sans qu'une décision fédérale n'ait encore été rendue.

Le 29 mai 2020, la chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève, saisie d'un litige opposant UberEats à l'office cantonal de l'emploi, a confirmé qu'UberEats était soumis à la Loi fédérale sur le service de l'emploi et la location de services (LSE) et a reconnu que l'entreprise était employeur et bailleur de services 140 ( * ) . UberEats a déposé un recours devant le tribunal fédéral le 6 juillet 2020, qui n'a pas encore fait l'objet d'une décision.

Dans une réponse à une interpellation sur le thème « Livraison de repas à domicile : une "uberisation" sur le dos des travailleurs/euses et des entreprises respectueuses de leurs employé.e.s ? » 141 ( * ) , le Conseil d'État du canton de Vaud 142 ( * ) a rappelé en février 2021 que « le statut des travailleurs actifs dans l'économie de plateforme est un enjeu important du développement économique qui ne peut se concevoir sans le respect des règles régissant tant les assurances sociales que les normes visant à protéger les travailleurs. Dans ce contexte, le statut des chauffeurs actifs grâce à des plateformes de type Uber, mais aussi plus récemment des livreurs connectés à une plateforme du type UberEats, telle que mentionnée dans l'interpellation, n'est pas encore définitivement établi » 143 ( * ) .

5. États-Unis : un paysage toujours morcelé mais des initiatives au niveau fédéral pour clarifier le statut des travailleurs des plateformes

Depuis la publication de l'étude initiale en 2019, de nouvelles décisions judiciaires sont intervenues en matière de qualification de la relation de travail entre les travailleurs et les plateformes numériques. On citera à titre d'exemple :

- la décision de la cour d'appel de l'État de New-York, en date du 26 mars 2020 144 ( * ) , qui a confirmé que les coursiers travaillant pour la plateforme numérique Postmates étaient des employés et non des indépendants. Pour conclure, la Cour s'est appuyée sur les éléments suivants :

(i) le modèle de l'entreprise, en particulier le mode de connexion entre le client et le coursier, via l'application ;

(ii) le contrôle que l'entreprise opère puisqu'elle suit le courrier en temps réel lors des livraisons, et ;

(iii) la dépendance du coursier dans l'exécution de son travail puisque l'entreprise en régit les aspects significatifs.

- et la décision de la cour supérieure de San Francisco, en date du 1 er août 2020, qui ordonne à Uber et Lyft de reclasser leurs chauffeurs en tant qu'employés, conformément à la loi californienne dite « loi AB-5 » 145 ( * ) . Cette décision a fait l'objet d'un recours en appel, jugé le 22 octobre 2020. Les juges ont confirmé la requalification.

Par ailleurs, le 3 novembre 2020, parallèlement à l'élection présidentielle américaine, diverses votations étaient soumises aux électeurs dans plusieurs États. En Californie, la « proposition 22 », à l'initiative notamment des entreprises Uber et Lyft, visait à exempter les entreprises de transport et de livraison basées sur une application de l'obligation d'octroyer le statut d'employés à certains chauffeurs 146 ( * ) , permettant ainsi aux applications de considérer leurs chauffeurs comme des entrepreneurs indépendants, tout en leur accordant certains avantages tels que des gains minimaux (la mesure prévoit que les entreprises paieront les chauffeurs 120 % du salaire minimum local pour chaque heure à conduire hors temps d'attente), une allocation d'assurance-maladie ouverte aux chauffeurs travaillant normalement plus de 15 heures par semaine pour l'entreprise, un paiement par l'entreprise des frais médicaux en cas d'accident du travail ainsi qu'une prise en charge de la perte de revenus, une politique de repos ou encore des mesures anti-discrimination. Cette proposition limite également la capacité des acteurs locaux (villes et comtés) à prendre des mesures plus contraignantes s'agissant de ces entreprises.

Cette proposition a été adoptée à 58 % des voix mais a fait l'objet d'un recours par un groupe de chauffeurs devant la Cour suprême de Californie. Ils alléguaient que la proposition adoptée par les électeurs (et devenant ainsi une loi) « limitait le pouvoir des élus de gouverner, en violation de la Constitution californienne, en supprimant leur capacité à accorder aux travailleurs le droit de s'organiser et de donner accès au programme d'indemnisation des travailleurs de l'État » 147 ( * ) . La Cour a refusé d'entendre la contestation constitutionnelle « sans préjudice » 148 ( * ) . Les plaignants pourraient introduire une procédure devant une juridiction inférieure s'ils le souhaitaient.

Enfin, la nouvelle administration américaine, par la voix de son Secrétaire au Travail, a fait part fin avril 2021 de son soutien à la classification des travailleurs des applications comme employés 149 ( * ) . Il a également annoncé que le ministère du travail rencontrerait au cours des prochains mois les entreprises du numérique « pour s'assurer que les travailleurs ont accès à des salaires cohérents, à des congés de maladie, à des soins de santé et à "toutes les choses auxquelles un employé moyen en Amérique peut accéder" » .

D'ores et déjà, le projet de loi sur la protection du droit syndical ( Protecting the right to organize act , dit PRO act) 150 ( * ) , qui vise à amender la loi fédérale sur les relations de travail et qui a été adopté par la Chambre des Représentants et transmis au Sénat en mars 2021, propose entre autres d'instituer le test ABC 151 ( * ) comme le modèle légal de détermination du statut d'un travailleur. Comme le soulignent plusieurs observateurs, ce texte, s'il était adopté, pourrait avoir des répercussions sur le modèle de recrutement des applications numériques puisque celles-ci, en général, ne remplissent pas les conditions par lesquelles un travailleur est qualifié d'indépendant au regard du test ABC.

6. Les modèles danois et suédois : la conclusion d'accords collectifs entre plateformes et partenaires sociaux

Les modèles danois et suédois se caractérisent par une grande latitude laissée aux partenaires sociaux et aux accords collectifs en matière de droit du travail.

Au Danemark, un article universitaire de 2018 indiquait que « jusqu'à présent, aucune jurisprudence n'a émergé dans le droit du travail danois évaluant spécifiquement le statut d'emploi des prestataires de services sur les plateformes numériques. Cependant, il est très probable que, en fonction de la configuration spécifique de la plateforme, du degré d'influence sur la fixation des prix, du niveau d'instructions sur la façon d'effectuer le travail ou de se comporter lors de la prestation, du pouvoir de gestion du fournisseur de la plateforme ou de son algorithme, du niveau d'éléments de l'algorithme influençant le fondement économique des gains, la relation pourrait être plus caractéristique d'un emploi que d'un travailleur indépendant » 152 ( * ) . Cette même année, les premiers accords collectifs concernant les travailleurs du numérique ont été signés.

En Suède, un article universitaire de 2020 153 ( * ) précise que le classement d'un travailleur du numérique en tant qu'indépendant ou salarié dépend du modèle commercial de la plateforme et de la façon dont la partie exécutante est définie. L'article précise aussi que même si le travailleur est reconnu comme indépendant, il sera probablement considéré comme « prestataire dépendant » , dont le statut légal est, selon l'auteur, « peu clair » .

Dans les deux pays, au cours des trois dernières années, des entreprises du numérique ont cherché à conclure des accords avec des partenaires sociaux pour encadrer les conditions de travail.

a) Danemark

Au Danemark, la plateforme Hilfr, spécialisée dans les services de nettoyage, et 3F, syndicat danois comptant le plus grand nombre d'adhérents, ont signé en avril 2018, selon leurs dires, « le premier accord de plateformes au monde » 154 ( * ) 155 ( * ) . Deux catégories de travailleurs coexistent : les travailleurs indépendants ( Hilfrs ) et ceux couverts par l'accord ( Super Hilfrs ), employés par l'entreprise. Le client choisit d'avoir recours à l'une ou l'autre des catégories, le coût horaire étant alors facturé 170 couronnes danoises (22,86 euros) pour un indépendant et 230 couronnes danoises (30,93 euros) pour un employé sous contrat. Pour avoir accès au statut de salarié, les personnes doivent avoir travaillé plus de 100 heures pour la plateforme, elles peuvent alors prétendre à un salaire horaire d'au moins 141,21 couronnes danoises (18,99 euros), des congés payés, des indemnités en cas de maladie et des droits pour leur retraite. Pour les entreprises signataires, l'idée était de construire « un pont entre le modèle danois et les nouvelles plateformes numériques » . Cet accord initial est un projet pilote accompagné d'une clause de revoyure au bout de douze mois.

Selon une analyse publiée sur le site de l'université de Copenhague, « Hilfr et 3F ont été les premiers à conclure une convention collective afin de réglementer les salaires et les conditions de travail ainsi que de fidéliser les travailleurs de la plateforme (...) Hilfr et 3F voulaient tous les deux créer des conditions ordonnées dans l'économie des plateformes avec leur accord. Et ils ont réussi à négocier un accord d'entreprise avec des niveaux de salaire comparables par rapport à d'autres segments du marché du travail et avec une sélection des avantages sociaux qui caractérisent les accords sectoriels traditionnels sur le marché du travail danois, tels que les retraites et les indemnités maladie. Dans le même temps, l'accord contient de nouvelles formes de flexibilité plus nombreuses que d'habitude dans les conventions collectives, telles que le libre choix du statut de salarié sur la plateforme et la libre formation des salaires » 156 ( * ) .

Toujours selon l'analyse publiée sur le site de l'université de Copenhague, ce premier accord a ouvert la voie à d'autres négociations entre plateformes et syndicats. À titre d'exemple, Voocali, plateforme d'interprétariat, a signé un accord avec le syndicat HK, dont l'objectif est « d'assurer des conditions de rémunération et de travail appropriées pour les interprètes et en même temps d'assurer la possibilité de développement continu de la plateforme » 157 ( * ) .

Quant au syndicat 3F, via sa branche transport, des négociations ont abouti en début d'année 2021 à un accord avec la chambre de commerce danoise, Dansk Erhverv 158 ( * ) . Désormais, les livreurs des plateformes ayant signé l'accord pourront prétendre à un salaire minimal, des droits à la retraite, un congé maternité ou encore des indemnités en cas de maladie. La plateforme de livraison Just Eat a été la première à signer l'accord mais le directeur-adjoint de Dansk Erhverv, souligne qu' « il s'agit d'un accord national pouvant être utilisé par d'autres entreprises » faisant appel à des livreurs de repas. Parmi les dispositions de l'accord, le salaire horaire est défini à 124,20 couronnes danoises (16,7 euros) au 1 er mars 2021, et à 127,35 couronnes danoises (17,12 euros) au 1 er mars 2022. La durée hebdomadaire de travail doit être comprise entre 8 heures et 37 heures, cette durée pouvant toutefois être ajustée pour monter à 44 heures sur certaines périodes, dans la mesure où la moyenne reste établie à 37 heures. Des majorations tarifaires sont également prévues pour les heures de travail supplémentaires.

b) Suède

En Suède, la première convention collective dans laquelle une plateforme numérique est partie prenante a été signée par Foodora et le syndicat suédois des travailleurs du domaine des transports (Svenska Transportarbetareförbundet) ; elle est entrée en vigueur le 1 er avril 2021 159 ( * ) . Sont notamment prévus dans la convention :

- des salaires plus élevés et une indemnisation pour les livreurs les soirs et les fins de semaine ;

- une augmentation salariale annuelle ;

- une indemnisation pour l'entretien des vélos et les vêtements de travail ;

- ou encore un régime de retraite et d'assurance conforme aux autres conventions collectives du secteur des transports.

Le salaire minimal garanti s'élève :

- les jours de semaine, à 70 couronnes suédoises (6,90 euros) par heure, auxquelles s'ajoutent 20 couronnes (1,97 euro) par livraison, le total ne pouvant être inférieur à 100 couronnes (9,86 euros) par heure;

- les soirs de semaine après 19 heures, à 75 couronnes suédoises (7,39 euros) par heure, auxquelles s'ajoutent 20 couronnes par livraison, le total ne pouvant être inférieur à 110 couronnes (10,84 euros) par heure ;

- les week-ends et jours fériés, à 90 couronnes suédoises (8,87 euros) par heure, auxquelles s'ajoutent 20 couronnes par livraison, le total ne pouvant être inférieur à 125 couronnes (12,32 euros) par heure.

Une compensation de 10 couronnes (0,99 euro) est prévue pour une distance de plus de quatre kilomètres et de 1,5 couronne (0,15 euro) par heure travaillée pour l'entretien du vélo. Enfin, les heures supplémentaires sont réglées à tout livreur travaillant plus de 38,25 heures par semaine 160 ( * ) .

Ces salaires garantis ont été perçus par certains livreurs comme un recul en termes de rémunération, puisque, à titre d'illustration, il leur faut désormais assurer trois livraisons par heure le week-end pour toucher 150 couronnes (14,78 euros), alors qu'il suffisait de deux livraisons selon l'ancien modèle pour toucher la même somme 161 ( * ) . Quant aux livreurs chevronnés qui arrivaient à effectuer quatre livraisons par heure, ils voient leur rémunération horaire passer, pour le même nombre de livraisons, de 300 couronnes (29,57 euros) à 170 couronnes 162 ( * ) (16,76 euros).


* 120 Division de la Législation comparée du Sénat, Recueil n° 288 des notes de synthèse de mars à juin 2019. https://www.senat.fr/lc/lc288/lc288.html

* 121 L'étude présentée ici a été rédigée en juillet 2021, des modifications ou décisions ont pu intervenir depuis.

* 122 https://www.bmas.de/DE/Service/Presse/Pressemitteilungen/2020/eckpunkte-plattformoekonomie.html

* 123 https://www.bmas.de/SharedDocs/Downloads/DE/Pressemitteilungen/2020/eckpunkte-faire-plattformarbeit-kurzfassung.pdf?__blob=publicationFile&v=1

* 124 Se référer à l'étude initiale pour plus de détails.

* 125 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/IP_21_2944

* 126 Bundesarbeitsgericht, 9 AZR 102/20, https://juris.bundesarbeitsgericht.de/cgi-bin/rechtsprechung/document.py?Gericht=bag&Art=pm&pm_nummer=0043/20

* 127 Ibid.

* 128 Ibid.

* 129 Cette affaire est présentée dans l'étude de 2019, s'y référer pour plus d'informations.

* 130 Cour d'appel du travail et Cour d'appel

* 131 https://www.supremecourt.uk/cases/docs/uksc-2019-0029-judgment.pdf

* 132 https://www.gmb.org.uk/news/hermes-gmb-groundbreaking-gig-economy-deal

* 133 https://www.gmb.org.uk/sites/default/files/Hermes%20Partnership%20%26%20Procedure%20Agreement%201%20with%20GMB.pdf

* 134 https://www.theguardian.com/business/2019/feb/04/hermes-to-offer-gig-economy-drivers-better-rights-under-union-deal

* 135 Tribunal Supremo STS 805/2020

* 136 Real Decreto-ley 9/2021, de 11 de may por el que se modifica el texto refundido de la Ley del Estatuto de los Trabajadores, aprobado por el Real Decreto Legislativo 2/2015, de 23 de octubre, para garantizar los derechos laborales de las personas dedicadas al reparto en el ámbito de plataformas digitales.

* 137 Plusieurs décisions récentes de juridictions allaient en effet à l'encontre des décisions contestées, en reconnaissant l'existence d'une relation de travail salariée (décisions de la chambre sociale du tribunal supérieur de justice de Catalogne du 21 février, 7 et 12 mai et 16 juin 2020, décision du tribunal social de Saragosse du 27 avril 2020, décisions de la chambre sociale du tribunal supérieur de justice de Castille et León du 17 février 2020 et décisions de la chambre sociale du tribunal supérieur de justice de Madrid du 17 janvier et 3 février 2020).

Voir : https://www.boe.es/biblioteca_juridica/anuarios_derecho/articulo.php?id=ANU-L-2020-00000001084

* 138 Ces dispositions entrent en vigueur le 12 août 2021.

* 139 Selon cet article : « Le contrat de travail peut être conclu par écrit ou oralement. Il est présumé exister entre quiconque fournit un service pour le compte d'autrui et dans le cadre de cette organisation et celui qui reçoit ce service en échange d'une rémunération ».

* 140 https://justice.ge.ch/apps/decis/fr/ata/show/2405153

* 141 https://www.vd.ch/toutes-les-autorites/grand-conseil/seances-du-grand-conseil/point-seance/id/09636f99-2dd4-4436-9775-4a21aa26f99d/meeting/1003922/

* 142 Il s'agit du gouvernement du canton. https://www.vd.ch/toutes-les-autorites/conseil-detat/

* 143 https://sieldocs.vd.ch/ecm/app18/service/siel/getContent?ID=2037831

* 144 https://www.nycourts.gov/ctapps/Decisions/2020/Mar20/13opn20-Decision.pdf

* 145 Aux termes de cette loi, les entreprises doivent prouver que les travailleurs sont libres de tout contrôle opéré par l'entreprise et qu'ils effectuent leur travail en dehors du cours normal des activités de l'entreprise pour pouvoir les considérer comme indépendants plutôt qu'employés.

* 146 https://voterguide.sos.ca.gov/propositions/22/

* 147 https://www.latimes.com/business/technology/story/2021-02-03/california-supreme-court-throws-out-prop-22-challenge

* 148 En droit américain, la notion de « sans préjudice » appliquée à un rejet ou un refus signifie que le plaignant est néanmoins libre d'intenter une autre action fondée sur les mêmes motifs

* 149 https://www.reuters.com/world/us/exclusive-us-labor-secretary-says-most-gig-workers-should-be-classified-2021-04-29/

* 150 https://www.congress.gov/bill/117th-congress/house-bill/842

* 151 Il s'agit d'un modèle permettant, en fonction des critères qui sont remplis ou non, de qualifier la relation de travail d'une personne. Ce test est détaillé dans l'étude initiale.

* 152 Natalie Videbæk Munkholm & Christian Højer Schjøler, Platform Work and the Danish Model -Legal Perspectives https://pure.au.dk/portal/files/140979953/Platform_Work_and_the_Danish_Model_Published_pdf_2018.pdf

* 153 Annamaria Westregård, Protection of platform workers in Sweden, Part 2 Country report

https://www.fafo.no/images/pub/2020/Nfow-wp12.pdf

* 154 https://blog.hilfr.dk/da/historisk-aftale-hilfr-dk-og-3f-indgaar-verdens-foerste-platformsoverenskomst/

* 155 Convention Hilfr 3F en anglais

* 156 https://faos.ku.dk/nyheder/hilfr-aftalen--et-nybrud-i-det-danske-aftalesystem/

* 157 Accord entre Voocali et HK

* 158 https://fagbladet3f.dk/artikel/nu-kan-danskere-bestille-takeaway-med-god-samvittighed

* 159 https://www.transport.se/foodora-och-svenska-transportarbetareforbundet-skriver-historiskt-kollektivavtal/

* 160 https://www.transportarbetaren.se/har-ar-villkoren-i-det-nya-avtalet-med-foodora/

* 161 Selon l'ancien système, un livreur le week-end touchait 75 couronnes (7,39 euros) par livraison, sans salaire minimal horaire

* 162 https://www.fackförbund.com/nyheter/foodora-kollektivavtal-sanker-lonen-rutinerade-cykelbud

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