III. LA LUTTE CONTRE LES VIOLENCES AU SEIN DU COUPLE : LA NÉCESSITÉ DE FRANCHIR UNE NOUVELLE ÉTAPE DANS LA MONTÉE EN PUISSANCE DU DISPOSITIF

L'an passé, le rapport pour avis de votre commission des lois, s'était attaché à tirer un premier bilan de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein du couple et aux incidences de ces dernières sur les enfants.

Le constat que l'on pouvait tirer à l'époque était mitigé : en dépit de progrès réels la mise en oeuvre des outils juridiques créés par cette loi était encore trop timide.

Il ne peut être que reconduit. Toutefois, certains tribunaux de grande instance et certains départements se signalent, comme la Seine-Saint-Denis où votre rapporteur pour avis s'est déplacée, par leur très forte implication dans la lutte contre les violences faites aux femmes : l'intervention de chaque acteur (justice, police, services sociaux...) est coordonnée avec les autres. L'action commune repose sur une politique partenariale très poussée et la diffusion de bonnes pratiques, initialement testées à titre expérimental.

Les succès rencontrés par ces démarches manifestent l'intérêt qu'il y aurait à les généraliser .


Les violences au sein du couple : éléments statistiques

En dépit de réels progrès des outils d'évaluation, les violences conjugales sont une réalité difficile à cerner avec précision , en raison de l'incomplétude des données fournies par les services de police et de gendarmerie ou par le casier judiciaire national. En effet, drames du huis clos du foyer conjugal, une grande majorité de ces violences n'est jamais portée à la connaissance de la justice .

D'après les informations collectées par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), 174 personnes (146 femmes et 28 hommes) sont décédées en 2010, victimes de leur conjoint(e) ou ex-conjoint(e) . L'année précédente, 165 homicides volontaires ou violences ayant entraîné la mort (140 femmes et 25 hommes) avaient été constatés. Il y en avait eu 184 (157 femmes et 27 hommes) en 2008 et 192 en 2007 (166 femmes et 26 hommes).

À ces 174 crimes s'ajoutent 65 décès collatéraux (principalement le suicide des auteurs) directement liés aux violences entre conjoints, ainsi que 33 morts violentes au sein de couples « non officialisés » (petits amis, amants) ou rivaux. Les enquêtes diligentées par l'ONDRP permettent d'établir qu'au total, celles-ci ont été la cause directe de la mort de 272 personnes (dont 8 enfants) en 2010 .

En 2010, les unités de gendarmerie et les services de la sécurité publique ont par ailleurs dénombré 48 411 violences non mortelles sur conjoint(e) ou ex-conjoint(e) . La direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, qui recouvre le territoire du Grand a diligenté 8 365 procédures pour violences entre conjoints ou ex-conjoints. L'étude des mains courantes permet d'estimer à 18 000 personnes , le nombre d'époux ou concubins victimes d'un différend conjugal signalé aux services de police.

Enfin, en 2010, la Fédération nationale solidarité femmes a reçu au « 39.19. » 91 308 appels (+11 % par rapport à 2009), traité 50 396 de ces appels (+50 %) dont 19 707 (+32 %) concernant une situation de violences entre conjoints. Les appels proviennent de femmes se déclarant victimes de violences dans près de 52 % des cas. Ils font état à 87 % de violences psychologiques, à 79,6 % de violences physiques, à 74 % de violences verbales et à 5,3 % de violences sexuelles. Les fiches renseignées indiquent que, lorsqu'ils vivaient dans le foyer, 79,4 % des enfants ont été témoins des violences et 17 % que les enfants ont été maltraités en même temps que la mère 13 ( * ) .

S'agissant des statistiques fournies par le ministère de la justice, on constate que le nombre de condamnations (y compris les compositions pénales) pour violences conjugales enregistrées par le casier judiciaire n'ont cessé d'augmenter :

- 16 024 condamnations en 2007 (dont 11 crimes) ;

- 17 243 condamnations en 2008 (dont 39 crimes) ;

- 17 590 condamnations en 2009 (dont 69 crimes) ;

- 17 358 condamnations en 2010 (dont 93 crimes), soit une progression de 8,3 % des condamnations en trois ans.

Néanmoins, ces chiffres paraissent bien en-deçà des violences conjugales réellement subies. Une évaluation réalisée en juillet 2011 par l'ONDRP à partir des résultats de l'enquête de victimation « cadre de vie et sécurité » menée conjointement avec l'INSEE établit que le taux de plainte varie de moins de 2 % pour les violences sexuelles intra ménage à près de 20 % pour les violences avec blessures physiques visibles ; plus de 80 % des victimes de violences conjugales ne se déplacent pas à la police ou à la gendarmerie 14 ( * ) .

D'après les résultats collectés lors des cinq enquêtes annuelles « Cadre de vie et sécurité » de 2008 à 2012 15 ( * ) , le taux de femmes de 18 à 75 ans ayant déclaré avoir été victimes de violences physiques ou sexuelles par conjoint ou ex-conjoint sur 2 ans, est de 18,4 sur 1 000 (%o). Il est supérieur à 20 %o dans trois regroupements de régions : Bassin Parisien (Bourgogne, Centre, Champagne-Ardenne, Basse et Haute Normandie, Picardie), régions de l'Ouest (Bretagne, Pays de la Loire, Poitou-Charentes) ou régions du Sud-Ouest (Aquitaine, Limousin, Midi-Pyrénées). Il est le plus faible en « Rhône-Alpes / Auvergne » (13,1 %o).

Source : ONDRP, ministère de la justice

A. L'ORDONNANCE DE PROTECTION : UN DISPOSITIF AUJOURD'HUI ACCEPTÉ MAIS ENCORE TROP INÉGALEMENT UTILISÉ

Le rapport d'information de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur l'application de la loi du 9 juillet 2010 16 ( * ) a confirmé le constat dressé dans le précédent rapport pour avis : application inégale sur le territoire, un tribunal de grande instance, celui de Bobigny, délivrant à lui seul près de 20 % des ordonnances de protection ; délais de délivrance de l'ordonnance de protection encore trop longs (26 jours en moyenne, pour une mesure censée - en principe - régler une situation d'urgence) ; formation insuffisante des professionnels à ce nouvel outil juridique, voire défaut d'acculturation (décidée par un juge civil, l'ordonnance de protection inclut des mesures de type pénal)...

Depuis ces deux bilans, des progrès ont été enregistrés.

La Chancellerie fait ainsi état, pour l'année 2011 de plus de 1 554 demandes d'ordonnances de protection adressées aux tribunaux de grande instance : 735 demandes en référés, 735 au fond et 4 par voie de requête. Une seule demande a été enregistrée qui était relative à une menace de mariage forcé. Une trentaine de juridictions n'auraient eu à connaître d'aucune demande.

L'ordonnance de protection serait accordée dans environ les deux tiers des cas. Le délai moyen de délivrance aurait été réduit à 21,27 jours (au 1 er juin 2011).

Ces chiffres, qui résultent d'un traitement statistique des demandes enregistrées dans les logiciels des juridictions, ne portent pas forcément sur la totalité des décisions rendues en la matière, qui peuvent être enregistrées différemment 17 ( * ) . Votre rapporteur pour avis constate à cet égard, une nouvelle fois, que l'incertitude de ces estimations montre - si cela était encore nécessaire - l'urgence de constituer des instruments de mesure fiables des violences faites aux femmes et des réponses pénales et civiles qui y sont apportées .

Les chiffres communiqués à votre rapporteur pour avis à l'occasion de son déplacement en Seine-Saint-Denis, par M. Rémy Heitz et Mme Sylvie Moisson, respectivement président et procureur de la République du tribunal de grande instance de Bobigny offrent une perception plus qualitative de la pratique suivie par les juridictions - pour une juridiction, il est vrai, qui se signale pas sa très forte implication sur le sujet.

Au 31 septembre 2012 - c'est-à-dire après deux années d'application de l'ordonnance de protection, 452 décisions relatives à une demande d'ordonnance de protection ont été examinées par le TGI. En dehors de six requêtes présentées, pour moitié par des hommes et par le procureur de la République lui-même, pour des femmes en danger, toutes les requêtes ont été présentées par des femmes.

La requérante était assistée d'un avocat dans 375 dossiers et s'est présentée seule dans 67 dossiers.

Dans 67,5 % des affaires (soit 305 dossiers), l'ordonnance de protection a été accordée par les juges aux affaires familiales.

Ceux-ci ont rejeté la demande dans 22,55 % des cas (soit 102 dossiers), la vraisemblance des faits de violence et du danger allégués n'étant pas suffisamment établie. Pour M. Rémy Heitz, président du TGI de Bobigny, ce taux de rejet de près d'un quart témoigne du souci des magistrats d'éviter tout risque d'instrumentalisation.

Les désistements, caducité ou radiation représentent environ 10 % des affaires (45 dossiers).

Le délai moyen entre le dépôt de la requête et la décision du juge est de 12 jours en moyenne, et le plus souvent inférieur à une semaine, ce qui est nettement inférieur à la moyenne nationale. Ce succès est principalement dû à deux mesures : d'une part, la mise en place, au sein de la juridiction, d'un circuit spécifique de traitement des demandes qui implique l'ensemble des services judiciaires et des partenaires compétents en la matière ( cf. infra ), d'autre part le renoncement à la convocation par lettre recommandée avec accusé de réception, au profit de l'assignation par huissiers. Les convocations par officier de police judiciaire demeurent très rares et sont réservés aux cas les plus graves.

Lorsqu'elle est décidée, l'ordonnance repose généralement sur le même socle de mesures, en fonction de la situation des conjoints : l'interdiction pour le conjoint violent d'entrer en contact avec la demanderesse, l'éviction éventuelle du domicile commun s'ils ne sont pas déjà séparés, une décision sur les modalités de l'exercice de l'autorité parentale, s'ils ont des enfants communs. La définition de modalités spécifiques d'exercice du droit de visite ou d'hébergement est moins fréquente. Quant à l'interdiction de sortie du territoire des enfants elle est prononcée dans moins d'un quart des ordonnances.

Mesures prononcées dans le cadre de l'ordonnance de protection
(TGI Bobigny du 1 er octobre 2010 au 31 septembre 2012)

Mesures prescrites dans l'ordonnance de protection

Nombre d'ordonnances incluant cette mesure

%

Remarques

Interdiction au conjoint violent d'entrer en contact avec la demanderesse

294

96,4%

Attribution de la jouissance du logement à la victime des violences

191

62,6%

Dans presque tous les autres cas, le couple est déjà séparé

Décision sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale

235

77,0%

Ceci correspond à la quasi-totalité des dossiers où le couple a des enfants (sauf décision précédente du JAF)

Modalités spécifiques d'exercice du droit de visite ou d'hébergement

122

40,0%

Interdiction de sortie du territoire des enfants sans l'autorisation des deux parents

73

23,9%

Source : TGI de Bobigny.

L'ordonnance de protection n'est quasiment jamais frappée d'appel.

Le président du TGI de Bobigny, M. Rémy Heitz et le procureur de la République près ce tribunal, Mme Sylvie Moisson ont relevé une difficulté posée par le dispositif créé en 2010 : la durée de quatre mois de l'ordonnance de protection, qui, en cas de séparation des époux, peut être prorogée à compter de l'ordonnance de non conciliation, jusqu'au prononcé du divorce, est insuffisante dans le cas d'un couple non marié, alors même que toutes les questions relatives à la séparation, comme, par exemple, celle concernant les enfants ou le logement commun, n'ont pas été réglées.

Il paraît nécessaire à cet égard, de prévoir une possibilité de reconduction temporaire de l'ordonnance de protection ou une durée plus longue. Dans leur rapport précité, M. Guy Geoffroy et Mme Danièle Bousquet, proposaient une durée de six mois, non renouvelable.


* 13 ONDRP, rapport annuel pour 2010.

* 14 « Violences physiques ou sexuelles au sein du ménage », Repères, ONDRP, n° 15, juillet 2011.

* 15 ONDRP, « Le profil des personnes s'étant déclarées victimes de violences physiques ou sexuelles par conjoint ou ex-conjoint sur 2 ans », Repères , ONDRP, n° 18, octobre 2012.

* 16 Rapport d'information (n° 4169 - XIII e législature) de M. Guy Geoffroy et Mme Danielle Bousquet, au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, sur la mise en application de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants, 17 janvier 2012.

* 17 Ainsi votre rapporteur pour avis a pu constater, lors de son déplacement en Seine-Saint-Denis que le nombre de demandes d'ordonnances traitées par le tribunal de grande instance de Bobigny, selon les bases de données du ministère de la justice (96 pour l'année 2011) est sans commune mesure avec le chiffre de dossiers effectivement traitées par cette juridiction au cours des deux dernières années (452).

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