II. RÉFORMER LA JUSTICE MILITAIRE

A. LES INTERVENTIONS MILITAIRES : UN CADRE JURIDIQUE À ADAPTER

1. La fin de la distinction claire entre temps de paix et temps de guerre

La distinction entre temps de la paix et temps de guerre détermine encore aujourd'hui le droit applicable en matière de justice militaire.

Mais si la déclaration de guerre officielle faite à un État souverain, reconnu, matérialisait le passage entre le temps de paix et le temps de guerre, force est de constater que cette division claire a aujourd'hui disparu .

Ainsi, les conflits liés à la décolonisation par exemple ou les interventions plus ponctuelles dans le cadre des Nations unies ne se sont pas déroulés dans le cadre de guerre au sens formel du mot, opposant deux États bien distincts, appliquant les dispositions du droit de la guerre mais ont pris la forme d'une lutte contre des entités mal définies, non reconnues, qui n'appliquent pas le droit de la guerre.

Pourtant, le cadre juridique applicable en matière de justice militaire a continué de distinguer classiquement le temps de guerre , marqué par un droit très dérogatoire, notamment en matière de garanties pour les personnes mises en causes, justifié par l'impératif de survie de la collectivité, et le temps de paix , marqué par une convergence progressive mais croissante avec le droit applicable à tout citoyen. En temps de paix , le code de justice militaire opère une sous-distinction, selon que les infractions ont eu lieu sur le territoire national ou à l'étranger .

Aujourd'hui, les interventions des armées se sont fortement diversifiées . En premier lieu, la notion d'opérations militaires recouvre bien sûr les interventions militaires, menées par la France en Afghanistan, en Côte d'Ivoire ou au Mali ainsi que les opérations menées dans le cadre d'un mandat des Nations Unies. Les objectifs peuvent varier, pouvant aller de l'offensive classique à la protection de populations, ou à l'interposition entre des belligérants. Au cours de la même intervention, les forces armées peuvent en outre assumer successivement des missions de nature très différentes.

Les opérations militaires peuvent être aussi présenter un caractère humanitaire ou s'assimiler à des opérations de police : une évacuation de ressortissants dans un pays en guerre civile, une opération de récupération d'otages, ou une mission de lutte contre la piraterie au large de la Somalie sont aussi des opérations militaires, très différentes dans leur nature, dans les moyens et dans les capacités mobilisés.

Pourtant, toutes ces opérations s'effectuent sous le même régime : le régime applicable en temps de paix , en dehors du territoire national . I l est parfois mal adapté à des situations qui s'apparentent bien souvent à de véritables actions de guerre de très haute intensité, impliquant des échanges pouvant être très violents.

À l'occasion de la révision du statut des militaires, par la loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires , le rapport de la commission de révision du statut général des militaires, présidée par Renaud Denoix de Saint Marc, a constaté, ainsi que « le cadre juridique de l'emploi de la force en opérations extérieures est devenu mal adapté à la diversité des situations et aux nouvelles tâches auxquelles sont confrontés les militaires qui participent à ces interventions. N'étant pas précédées d'une déclaration de guerre par le Parlement, elles n'entraînent pas nécessairement l'entrée en vigueur du droit des conflits armés, lequel justifierait l'usage de la force. Son application n'est en effet reconnue que si le niveau de violence sur le théâtre est suffisant pour entraîner de facto une situation de conflit ouvert 5 ( * )

Ainsi, la distinction classique entre le temps de paix et le temps de guerre opérée par le code de justice militaire est dépassée. Cette situation conduit aussi à une difficulté certaine pour définir la notion d'opération militaire, ainsi que la notion connexe de « l'action de combat » par exemple.

2. Le régime pénal : un équilibre nécessaire entre la reconnaissance de la spécificité des missions du militaire et l'application des règles de droit commun

La loi du 8 juillet 1965 portant institution d'un code de la justice militaire à compter du 1 er janvier 1966 avait déjà entamé un rapprochement entre la procédure pénale et la procédure applicable en matière d'infractions militaires.

La loi n° 82-621 du 21 juillet 1982 relative à l'instruction et au jugement des infractions en matière militaire et de sureté de l'État modifiant les codes de procédure pénale et de justice militaire, a été une étape essentielle afin de rapprocher les procédures en matière d'infractions militaires du droit commun des infractions pénales. Elle a notamment supprimé les tribunaux permanents des forces armées et le haut tribunal permanent des forces armées - qui étaient les juridictions d'exceptions compétentes en temps de paix - a initié un mouvement de fond consistant à atténuer les spécificités applicables en matière de justice militaire, en temps de paix.

Ainsi, Robert Badinter, alors garde des sceaux justifiait-il la suppression de juridictions militaires d'exception en temps de paix en affirmant que « quand il s'agit de répondre d'infractions devant la justice répressive, tous les Français, quelle que soit leur condition, doivent être jugés par les mêmes juges et selon les mêmes règles. » 6 ( * ) .

Si les dispositions applicables en période de guerre ont été rarement modifiées, le régime juridique applicable en temps de paix a progressivement convergé vers un régime plus proche du droit applicable pour l'ensemble des citoyens, même si des éléments originaux importants ont été maintenus : la mise en oeuvre de l'action publique, par exemple, a été réservée au parquet, à l'exclusion de la constitution de partie civile, afin d'éviter tout risque d'instrumentalisation.

Parmi les réformes ultérieures, la loi n° 99-929 du 10 novembre 1999 portant réforme du code de justice militaire et du code de procédure pénale a également apporté plusieurs modifications en matière de procédure pénale applicable pour les infractions relevant du code de justice militaire.

Lors de la présentation du projet de loi devant le Sénat, notre collègue Alain Richard, alors ministre de la défense, a précisé ainsi que « le projet de loi (...) vise à rapprocher la procédure suivie devant la juridiction militaire du droit commun procédural » 7 ( * )

Cette loi a apporté plusieurs modifications importantes à la procédure applicable en temps de paix, en donnant une compétence exclusive au tribunal aux armées de Paris pour les infractions commises hors du territoire national, par exemple, mais aussi en renforçant les garanties procédurales applicables aux militaires , en matière de garde à vue, de détention provisoire et de droit d'appel.

Précisons que lors de l'examen de ce texte, à l'initiative de l'Assemblée nationale, la possibilité de se constituer partie civile en matière d'infraction militaire a été ouverte, tant en matière de délit que de crime, le Sénat ayant alors souhaité préciser que dans ce cas, préalablement aux poursuites, l'avis du ministre de la défense devait être recueilli, comme tel est le cas lorsque les poursuites sont décidées à l'initiative du procureur de la République.

La loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires a réformé le statut pénal des militaires. Elle a surtout pris en compte les spécificités des opérations militaires, en opérant une adaptation du droit applicable en temps de paix, à l'extérieur du territoire français. Sans remettre en cause la distinction entre temps de guerre et temps de paix, elle a adapté le cadre juridique applicable aux militaires en intervention à l'étranger , en instaurant par exemple dans le code de la défense une excuse pénale générale, permettant aux militaires d'utiliser la force en dehors du cadre de la légitime défense dans les opérations se déroulant en dehors du territoire national.

La loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l'allègement de certaines procédures juridictionnelles a poursuivi le mouvement de rapprochement des procédures en matière d'infractions militaires de la procédure pénale de droit commun, en temps de paix, en supprimant le tribunal aux armées de Paris , compétent pour les infractions commises en temps de paix en dehors du territoire national, et en le remplaçant par une chambre spécialisée du tribunal de grande instance de Paris.

Cette suppression était d'ailleurs souhaitée par les militaires eux-mêmes.

Dans les cinq lois précitées, la spécificité des fonctions militaires a toujours été prise en compte pour justifier des dérogations au droit commun de la procédure pénale, mais que le mouvement de fond est celui d'un rapprochement du droit applicable aux infractions militaires avec le droit commun.

Par ailleurs, si la loi du 24 mars 2005 a infléchi pour la première fois la distinction entre temps de guerre et temps de paix, cette distinction reste encore aujourd'hui essentielle pour l'application des règles relatives au contentieux en matière d'infractions militaires.

Le mouvement de convergence entre le droit applicable aux militaires et le droit commun de la procédure pénale a pu nourrir la crainte d'une judiciarisation de l'action militaire .

En effet, l'application des procédures de droit commun lors d'opérations militaires fait craindre une certaine inhibition du commandement, et notamment des échelons subalternes, qui devront intégrer des paramètres supplémentaires au moment de décider.

Comme le souligne le ministère de la défense, le nombre de cas n'est pas important mais leur dimension symbolique reste forte. Plus que la judiciarisation, c'est donc la médiatisation croissante de ces cas qui posent une difficulté .

L'affaire la plus emblématique est celle de l'embuscade d'Uzbin, en Afghanistan, au cours de laquelle 10 soldats français ont été tués les 18 et 19 août 2008. Certaines familles se sont constituées parties civiles pour surmonter le refus du parquet d'instruire leur plainte.

À cette occasion, les choix tactiques sont explicitement remis en cause par les familles, devant le juge judiciaire. Comme a pu le souligner Me Gublin, avocat spécialisé dans les questions militaires, lors de son audition par votre rapporteur, certains redoutent que le juge français se transforme en « juge de la décision tactique ».

Sans doute, la prévôté réunit, depuis le Moyen-Âge, les officiers de police judiciaires militaires, les prévôts, présents lors de chaque déploiement des armées. Si les relations ont pu être difficiles entre l'Armée de terre et la prévôté, un important travail a été mené afin de renforcer une connaissance mutuelle entre les prévôts et les chefs militaires. La prévôté a été ainsi réformée en 2013, afin de créer un commandement unique.

Lors des auditions, les différents interlocuteurs de votre rapporteur ont fait état de la nette amélioration des relations entre prévôts et chefs militaires. Cette connaissance mutuelle est essentielle car les prévôts, présents sur tous les terrains d'opérations, sont, en tant qu'officiers de police judiciaire ceux qui vont enclencher ou non l'enquête pénale.

Votre rapporteur souligne également que des initiatives nombreuses sont menées afin de renforcer la connaissance mutuelle entre le monde judiciaire et le monde militaire : formations communes, déplacements des juges sur les théâtres d'opérations par exemple.


* 5 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/034000646/0000.pdf p. 15.

* 6 Débats, Sénat, 18 mai 1982, p. 2084.

* 7 Débats, Sénat, 2 mars 1999.

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