III. PRÉCAUTION ET INNOVATION AU SERVICE D'UNE MÊME AMBITION

« Tout créateur sort de la norme. Toute innovation est anormale » (Boris Cyrulnik).

A. REVENIR À « L'ESPRIT » DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION, QUI EST INDISSOCIABLE DU PRINCIPE D'INNOVATION

Comme votre rapporteur pour avis avait pu le craindre en 2004, lors des débats parlementaires qui ont précédé la révision constitutionnelle de 2005 relative à la Charte de l'environnement, un fossé a fini par se creuser entre l'esprit et la lettre du principe de précaution, qui a fini par devenir un principe d'inaction, conduisant même parfois à des décisions irrationnelles.

À cet égard, le rapport d'Alain Feretti pour le Conseil économique, social et environnemental déjà cité éclaire ce phénomène par des illustrations d'application irrationnelle. Il cite ainsi l'affaire dite de la vache folle en 1996 et les décisions d'abattre toutes les bêtes d'un troupeau de 1 000 à 1 500 bêtes quand une seule d'entre elles était malade ou encore l'interdiction des vols dans le cas de la gestion de la crise provoquée par le nuage de cendres du volcan islandais en 2010 sans attendre le retour des vols expérimentaux.

Plus profondément, c'est le lien entre principe de précaution et encouragement à l'innovation qui a été occulté et qui n'a pas résisté aux sirènes des paniques médiatiques. Le lien a été rapidement rompu et les deux versants de cette même ambition ont fini par devenir antagonistes, retournant ainsi sa philosophie d'origine. Car comme Michel Prieur l'a très tôt démontré, « le principe de précaution constitue un formidable encouragement au développement de la recherche scientifique, car il doit conduire à faire des recherches approfondies dans les secteurs d'incertitude scientifique pour lever ces incertitudes ».

Au lieu de cela, la mise en opposition de la précaution et du progrès due aux dérives dans l'utilisation de ce principe a provoqué une forte remise en cause de la rédaction de l'article 5 de la Charte de l'environnement.

Dès janvier 2008, la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par Jacques Attali, préconisait d'abroger purement et simplement cet article de la Charte ou à tout le moins de préciser la portée d'un principe accusé d'instaurer « un contexte préjudiciable à l'innovation et à la croissance » et susceptible à terme « de paralyser l'activité économique et celle de l'administration » et « d'inhiber la recherche fondamentale et appliquée » .

« REPENSER LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION » (EXTRAIT DU RAPPORT ATTALI DE 2008)

La loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1 er mars 2005 a inscrit dans le texte constitutionnel la « Charte de l'environnement de 2004 ». Elle répond ainsi à une préoccupation croissante des citoyens à l'égard de leur environnement et témoigne de l'intérêt que le Parlement porte à ces questions. Toutefois, l'article 5 de la Charte introduit une disposition nouvelle en droit constitutionnel, en faisant référence à un « principe de précaution », déjà présent dans le corpus législatif, et dont la portée normative reste incertaine. Cette référence génère des incertitudes juridiques et instaure un contexte

préjudiciable à l'innovation et à la croissance, en raison des risques de contentieux en responsabilité à l'encontre des entreprises les plus innovantes devant les tribunaux de l'ordre judiciaire. Elle fait également peser une lourde présomption sur les décisions de police administrative. La nécessité de la protection est incontestable. Elle est établie et reconnue par les textes européens. Si le texte constitutionnel entend prévenir la réalisation de dommages nuisibles à la collectivité, sa rédaction très ouverte laisse place à des interprétations potentiellement divergentes, susceptibles de paralyser l'activité économique et celle de l'administration.

En effet, la notion de dommage affectant de « manière grave et irréversible l'environnement » n'est pas définie par le texte constitutionnel. En outre, la réalité du « dommage » n'y est que très vaguement précisée : il suffit que sa réalisation soit « incertaine en l'état des connaissances scientifiques » pour obliger l'administration à agir. Cette formulation floue ouvre au juge la possibilité d'interpréter le texte fondateur de la République. Cette situation n'est pas idéale du point de vue de la démocratie.

De plus, l'article 5 de la Charte de l'environnement risque d'inhiber la recherche fondamentale et appliquée, dans la mesure où une innovation qui générerait potentiellement un dommage dont la réalisation serait « incertaine en l'état des connaissances scientifiques » pourrait ouvrir des recours en responsabilité, tant à l'égard des entreprises ou des instituts de recherche que des collectivités publiques en charge de la police administrative. Cette sanction n'interviendrait d'ailleurs parfois qu'au terme d'une procédure judiciaire longue, paralysant ainsi l'activité des laboratoires publics et privés. Par ailleurs, l'action administrative serait elle-même très ralentie par cette formulation indéterminée. En vertu de ce texte constitutionnel modifié en 2005, l'administration est supposée être en mesure de suivre l'ensemble des recherches scientifiques, ce qui paraît peu réaliste. Ne pouvant le faire, l'administration recourra donc très souvent à l'interdiction, solution la plus certaine juridiquement, la plus confortable administrativement, et la plus pénalisante pour notre croissance.

Enfin, l'article 5 de la Charte de l'environnement n'est pas dissociable de l'article 7 qui impose que les décisions de précaution soient prises avec la participation des citoyens. Dans la réalité française, le principe de précaution conduit à des situations d'indécision qui sont pénalisantes pour les industriels et, de manière générale, pour l'investissement à long terme. La constitutionnalisation du principe fige la réalité et constitue un obstacle à la croissance : le législateur devrait pouvoir conserver une marge de manoeuvre pour définir des conditions précises d'application du principe.

En conséquence, il semble opportun d'abroger, ou à défaut de préciser très strictement la portée de l'article 5 de la Charte de l'environnement de 2004, tant à l'égard des opérateurs privés que des autorités publiques, par une révision du texte constitutionnel, qui permettra de préciser la nature du « dommage » et les conditions de son indemnisation.

Devant le Conseil économique, social et environnemental, Jacques Attali a défendu à nouveau cette position, estimant que le principe de précaution était un principe « suicidaire et qui ne protège pas l'environnement » 15 ( * ) .

Ces recommandations ont par ailleurs été relayées par des initiatives parlementaires récentes, comme en témoigne la proposition de loi constitutionnelle n° 1242 visant à ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle déposée à l'Assemblée nationale le 10 juillet 2013 par Éric Woerth et certains de ses collègues.

Moins radicales sont les propositions faites par la Commission « Innovation 2030 » présidée par Anne Lauvergeon, qui préconise de reconnaître, au plus haut niveau, l'existence d'un principe d'innovation équilibrant le principe de précaution « yin et yang du progrès des sociétés » . Principe de précaution et principe d'innovation fonctionneraient ainsi ensemble. Elle suggère également dans ce cadre une redéfinition juridique de la possibilité d'expérimentation.

Cette position n'est pas sans rappeler celle qui était mise en avant dans le « Pacte pour la compétitivité de l'industrie française » remis par Louis Gallois en 2012, dans lequel il dénonçait une interprétation souvent abusive du principe de précaution, qui conduisait à remettre en cause la notion même de progrès, réduite à la définition de ses risques et non plus aux potentialités qu'il recouvre.


* 15 Extrait de l'intervention de Jacques Attali lors de la présentation de l'étude d'Alain Feretti « Principe de précaution et dynamique d'innovation » devant le CESE lors de la plénière du 10 décembre 2013.

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