B. DES COMPÉTENCES TOUJOURS PLUS NOMBREUSES QUI MODIFIENT EN PROFONDEUR LA CONCEPTION DU RÔLE DES JURIDICTIONS FINANCIÈRES

1. Une multiplication des missions qui remet en cause l'équilibre fonctionnel des chambres régionales des comptes
a) Une diversification toujours plus grande des missions confiées aux juridictions financières

Au cours des années récentes, les juridictions financières se sont vu confier un nombre toujours plus important de nouvelles missions.

Ainsi, pour n'évoquer que les réformes les plus récentes, la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République a prévu un dispositif d'expérimentation de certification des comptes de collectivités territoriales , conduite par la Cour des comptes, en liaison avec les chambres régionales des comptes. Ce dispositif, prévu pour durer jusqu'en 2023, est destiné à assurer la régularité, la sincérité et la fidélité des comptes des collectivités territoriales volontaires 19 ( * ) .

Pour mener à bien cette expérimentation à budget constant, les juridictions financières ont dû puiser dans leurs moyens, au détriment d'autres missions. À la chambre régionale des comptes des Hauts-de-France, dans laquelle votre rapporteur s'est rendu, trois magistrats et trois vérificateurs travaillent à plein temps sur cette expérimentation et ne peuvent faire de contrôle « classique » pendant ce temps.

Outre les difficultés techniques importantes que cela entraînerait, envisager la généralisation ou même l'extension de ce dispositif ne pourrait se faire sans une augmentation substantielle des moyens des juridictions.

La loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a étendu les compétences de contrôle des juridictions financières à l'ensemble des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS), y compris de droit privé . Ces contrôles vont commencer en 2018.

L'intervention des juridictions financières dans le secteur médico-social était jusqu'ici limitée au seul secteur public ou associatif financé par le biais de subventions publiques, ce qui ne permettait pas d'avoir une vision d'ensemble des activités du secteur. Il s'agit donc d'une avancée significative, portant sur un ensemble d'organismes hétérogènes, difficilement comparables entre eux et s'adressant à des publics très divers.

Cette réforme concerne potentiellement plusieurs dizaines de milliers d'établissements supplémentaires (38 000 dont 36 000 ESMS et 2 000 établissements privés) et 14 milliards d'euros d'argent public à contrôler, tant pour la Cour des comptes que pour les chambres régionales et territoriales de comptes. La stratégie et les méthodes de contrôle à mettre en place pour réaliser cette mission à moyens constants sont en cours de réflexion.

En tout état de cause, les personnes rencontrées par votre rapporteur ont estimé que, compte tenu du champ de ce dispositif, il sera impossible pour les juridictions financières de contrôler plus de quelques structures par an. Si ce contrôle était amené à se développer, il faudrait envisager une hausse substantielle du plafond d'emplois et des crédits du titre 2 du présent programme.

Par ailleurs, elles ont fait valoir que la mise en oeuvre de ce dispositif se heurterait à d'importantes difficultés pratiques, s'agissant des établissements privés, en raison de leur organisation sous forme de holdings et de l'absence de droit de suite qui empêche les magistrats de suivre les crédits à travers l'enchevêtrement des différentes structures juridiques.

Enfin, l' article 24 du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022 , actuellement en discussion au Parlement, vise à instaurer une nouvelle règle prudentielle applicable aux collectivités territoriales, en plafonnant leur ratio d'endettement par rapport à leur capacité d'autofinancement brute et prévoit la possibilité pour le préfet de saisir la chambre régionale des comptes s'il estime que l'objectif d'endettement n'est pas respecté .

Les personnes entendues par votre rapporteur ont relevé qu'il était difficile d'évaluer si les préfets seraient enclins à saisir les juridictions financières sur ce fondement mais, qu'en tout état de cause, le coût de cette réforme ne serait pas nul, contrairement à ce qu'affirme l'étude d'impact annexée à ce projet de loi 20 ( * ) .

b) Un effet d'éviction sur les missions traditionnelles des juridictions financières

Pour l'ensemble des personnes entendues par votre rapporteur, la multiplication des nouvelles missions confiées aux juridictions financière, à moyens constants, a pour conséquence de retirer des moyens aux activités traditionnelles de ces juridictions pour les affecter à ces nouvelles missions.

La mission qui fait les frais de ce surcroît d'activité obligatoire est le contrôle juridictionnel, qui sert de variable d'ajustement aux juridictions financières surchargées. Il en résulte un recul du contrôle des comptes des plus petites collectivités territoriales et une concentration des contrôles sur les structures qui présentent le plus de risques . De fait, selon les personnes entendues par votre rapporteur, dans les ressorts qui comprennent les collectivités territoriales les plus denses, le choix est fait de ne plus contrôler les collectivités les plus modestes, en dessous du seuil de 20 000 habitants par exemple, alors même que ces entités représentent des budgets de 25 à 30 millions d'euros.

Dans une chambre régionale des comptes de la taille de celle des Hauts-de-France, dans laquelle votre rapporteur s'est rendu, 70 contrôles annuels sont effectués et permettent d'avoir une bonne vision d'ensemble de ce qui se fait sur le territoire en contrôlant des structures de types différents et relevant de tous les champs. Cette organisation est équilibrée mais fragile. Elle risque d'être remise en cause par l'arrivée des nouvelles missions, sans moyens supplémentaires et alors même qu'il n'est plus possible de demander aux magistrats et personnels administratifs de nouveaux efforts de productivité.

Enfin, votre rapporteur tient à signaler la situation particulière des juridictions ultramarines qui, faute d'effectifs suffisants, sont forcées de limiter leur action au contrôle budgétaire des territoires de leurs ressorts. Il estime qu'une étude particulière de la situation de ces juridictions devra être menée dans les années à venir.

2. Une évolution des méthodes de travail des juridictions financières
a) Des réformes internes qui produisent de bons résultats

Lors de son audition par votre rapporteur, le Premier président de la Cour des comptes a tenu à rappeler qu'avant de demander un renfort de moyens, les juridictions financières ont commencé par réformer leur organisation interne.

À cet égard, la carte des juridictions financières a subi d'importantes restructurations ces dernières années. Dans un premier temps, la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l'allègement de certaines procédures juridictionnelles a fixé à quinze le nombre de chambres régionales des comptes pour la métropole (contre vingt-deux par le passé), auxquelles s'ajoutaient cinq chambres territoriales des comptes dans les collectivités situées outre-mer. Dans un second temps, la loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral et le décret n° 2015-1199 du 30 septembre 2015 modifiant les dispositions relatives au siège et au ressort des chambres régionales des comptes, a réduit ce nombre de quinze à treize.

Bien que les ressorts des chambres régionales des comptes aient été substantiellement élargis, cette réforme a permis de renforcer les capacités d'action des juridictions financières, désormais mieux dotées en personnels de contrôle, de moderniser leurs conditions de travail et de faire des économies d'échelle sur les fonctions support.

En 2018, une nouvelle répartition de compétences entre les chambres de la Cour des comptes devrait intervenir, avec notamment la suppression d'une chambre, portant leur nombre à 6 au lieu de 7.

Par ailleurs, les personnes entendues par votre rapporteur lui ont présenté un certain nombre de démarches novatrices pilotées par la Cour des comptes en matière de transition digitale . Ces initiatives permettent le développement d'un environnement de contrôle plus performant face à des structures contrôlées parfois à la pointe de la dématérialisation. Les personnes rencontrées ont cependant souligné la nécessité de préserver les crédits hors titre 2 pour permettre à ces initiatives de continuer à se développer.

À cet égard, votre rapporteur s'inquiète du fait que les moyens budgétaires destinés au fonctionnement et à l'investissement (hors titre 2), qui représentent 25,30 millions d'euros soient en baisse de 0,3 million d'euros par rapport à l'exercice précédent.

Cependant, selon les éléments transmis par les services de la Cour des comptes, bien qu'en baisse, ces crédits seront principalement consacrés aux projets informatiques et aux travaux d'entretien immobilier.

Au titre des projets informatiques, il est prévu, d'une part, de poursuivre le schéma stratégique des systèmes d'information (refonte de la plateforme d'échange et de contrôle et de l'outil de télé-procédure du greffe, mise en place de l'outil de gestion du courrier et des parapheurs électroniques, refonte du système de détection et de prévention des fuites de données) et, d'autre part, de réaliser l'acquisition de matériel telles que des baies de stockage.

b) Le rôle de « repère » des juridictions financières

Au fil des modifications de son périmètre de compétences, le magistrat financier a vu son rôle évoluer, passant de contrôleur à repère pour la bonne gestion des finances publiques et la diffusion de bonnes pratiques.

Ainsi, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, l'article 47-2 de la Constitution prévoit que la Cour des comptes, par ses rapports publics, « contribue à l'information des citoyens » . La Cour peut désormais rendre publics tous ses travaux. De même, la plupart des travaux des chambres régionales et territoriales des comptes sont également publiés , notamment les rapports d'observations définitives.

Au-delà de cette information, sans aller jusqu'à parler de fonction de conseil, qui supposerait l'utilisation de rescrits pour figer la position des juridictions financières, les magistrats ont de plus en plus un rôle d'accompagnement des collectivités territoriales contrôlées .

Ce rôle d'accompagnement se traduit par exemple par la formulation de recommandations par les chambres régionales des comptes en application de l'article L. 243-4 du code des juridictions financières 21 ( * ) . Ces recommandations font l'objet d'un suivi, conformément à l'article L. 243-9 du même code 22 ( * ) .

Selon le projet annuel de performances, dans 75 % des cas, des suites sont données aux recommandations de la Cour et des chambres régionales et territoriales des comptes. Pour la chambre régionale des comptes des Hauts-de-France, en 2015-2016, sur 186 recommandations formulées, 91 % ont été suivies ou sont en cours de mise en oeuvre (95,7 % au titre de la régularité 23 ( * ) et 82 au titre de la performance 24 ( * ) ).

De manière plus ponctuelle, la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM) et la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) ont confié aux présidents de chambres régionales des comptes la présidence des commissions locales chargées de l'évaluation des ressources et des charges transférées (CLERCT) d'une collectivité territoriale à une métropole (articles 38 et 43 de la loi MAPTAM) ou d'un département à une autre collectivités territoriale ou à un groupement de collectivités territoriales (article 133 de la loi NOTRe).

Il s'agissait, pour les présidents de chambres régionales des comptes, de jouer un rôle de « facilitateur » ou d'arbitre, en dégageant des solutions acceptées par des collectivités parfois hostiles à ces transferts.

Selon le rapport d'activité de la Cour des comptes pour 2016, les présidents de chambres (ou leurs délégués territorialement compétents) ont présidé 15 commissions locales d'évaluation des ressources et des charges transférées qui ont toutes abouti à un accord entre les parties prenantes et à un avis rendu au préfet du département 25 ( * ) .

Le renforcement du rôle des juridictions financières a également conduit à l'émergence de nouveaux besoins en termes de compétences pour accomplir au mieux leurs missions.

Ainsi, lors de son déplacement auprès de la chambre régionale des comptes des Hauts-de-France, les magistrats de la juridiction rencontrés par votre rapporteur ont formulé le souhait de disposer d'outils pertinents leur permettant de contrôler une politique locale thématique dans son ensemble , lorsque cette politique relève d'une compétence non affectée à une collectivité territoriale en particulier. Sont ici particulièrement visées les politiques intervenant dans le domaine de la culture, du sport et de la jeunesse, dont le pilotage relève d'une pluralité d'entités (collectivité territoriale, association, établissement public de coopération culturelle...).

Actuellement, pour contrôler ce type de politiques, les juridictions financières sont contraintes d'ouvrir un contrôle par entité concernée, car elles sont tenues par le contrôle par compte. Elles doivent donc produire un rapport différent par organisme et aucune publicité commune de ces travaux n'est possible en raison du décalage dans le temps des observations et des suites données à ces contrôles par les différentes entités contrôlées.

À titre d'exemple, la chambre régionale des comptes des Hauts-de-France a entrepris de contrôler les scènes nationales de son ressort. À cet effet, elle est contrainte d'ouvrir huit contrôles différents et ne pourra pas établir de synthèse unique, si ce n'est dans son rapport d'activité dont la portée est très limitée.

Le système actuel ne permet donc pas d'avoir une vision globale de ces politiques publiques locales, ce qui nuit à la qualité du contrôle mais également à la prise de décision des décideurs publics et à l'information du public.

Votre rapporteur estime nécessaire d'ouvrir une réflexion spécifique sur ce sujet pour permettre aux juridictions financières de réaliser ce type de contrôles, sur le modèle des travaux réalisés par la Cour des comptes relatifs à certaines politiques publiques nationales ciblées.

*

* *

Au bénéfice de ces observations, votre commission a donné un avis favorable à l'adoption des crédits du programme « Conseil d'État et autres juridictions administratives » et du programme « Cour des comptes et autres juridictions financières » de la mission « Conseil et contrôle de l'État », inscrits au projet de loi de finances pour 2018.


* 19 50 collectivités se sont portées candidates et 48 candidatures ont été déclarées recevables. Après avis du Premier président de la Cour des comptes, les ministres chargés des comptes publics et des collectivités territoriales ont fixé la liste des collectivités expérimentatrices par arrêté du 16 novembre 2016. Cette liste compte 25 collectivités et groupements. Toutes les régions métropolitaines et deux régions ultramarines (la Guadeloupe et La Réunion) comptent au moins une collectivité expérimentatrice. De plus, à la seule exception des communautés urbaines, chaque catégorie de collectivités territoriales et de groupements est concernée (région, département, commune, communauté d'agglomération, communauté de communes, métropole, syndicat).

* 20 Étude d'impact p. 24. Cette étude est consultable à l'adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/projets/pl0234-ei.pdf.

* 21 Cet article dispose que « les chambres régionales des comptes arrêtent leurs observations définitives et leurs recommandations sous la forme d'un rapport d'observations ».

* 22 Cet article prévoit que l'ordonnateur de la collectivité territoriale ou le président de l'établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre dispose d'un an pour présenter à l'assemblée délibérante un rapport reprenant « les actions qu'il a entreprises à la suite des observations de la chambre régionale des comptes ».

* 23 Recommandation ayant pour objet de rappeler les règles applicables.

* 24 Recommandation visant la régularité de la gestion.

* 25 Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2017-07/Rapport_activit%C3%A9_2016_2.pdf.

Page mise à jour le

Partager cette page