II. LE CHOIX DE L'ETAT

Le projet piloté par l'EPALA aurait pu être le « dernier coup d'archet » de l'ère de l'aménagement à tout va. Rattrapé par l'évolution des sensibilités, que l'État a su prendre en charge non sans hésitations ni repentirs, il a cédé la place au Plan « Loire grandeur nature », éclairante démonstration du compromis possible entre la satisfaction des besoins économiques des populations et la préservation du milieu naturel.

A. UNE AUTRE LOGIQUE

Dès la signature du protocole de 1986, des oppositions au programme d'aménagement de la Loire se sont manifestées. En juin 1986, le collectif « Loire vivante » a rassemblé les associations de protection de la nature actives sur le terrain, bénéficiant du relais du World Wildlife Found.

« Loire vivante » a ainsi popularisé l'idée d'une gestion globale et à long terme fondée non plus sur une logique d'abondance conduisant, en ce qui concerne l'alimentation en eau, à édifier les réserves nécessaires à des besoins très largement inventoriés, mais sur une logique de l'adéquation consistant à limiter les aménagements, et donc les dommages causés à l'environnement, dans la mesure de besoins évalués au plus juste.

Cette logique amenait à contester l'opportunité de barrages écrêteurs qui, même conçus pour laisser passer les crues décennales, comme celui du Veurdre et ne modifier ni le lit ni l'écoulement du fleuve, allaient porter atteinte au paysage (avec ses 80 mètres de haut et sa retenue de 12 km de long, le barrage de Serre-de-la-Fare devait provoquer la submersion d'une partie intéressante des gorges de la Loire) et rendre possible la poursuite de l'urbanisation des vals inondables, déclenchant un processus cumulatif au terme duquel la mise en oeuvre de programmes de protection du type de celui imaginé par l'ingénieur général Comoy en 1860 serait devenu inévitable.

Les associations demandaient en conséquence d'une part que l'évaluation des besoins en eau soit plus précise (elle est fixée à grands traits et sans véritable remise en cause de prévisions ignorant les conséquences de la réforme de la politique agricole commune dans le rapport de l'ingénieur général Chapon de décembre 1989). Elles demandaient d'autre part que les conséquences sur l'environnement des aménagements hydrauliques soient prises en compte dans toute leur complexité dès la conception des ouvrages.

Dans une lettre transmise en février 1989 par le secrétaire d'État à l'environnement au préfet coordinateur de bassin, préfet de la région centre, l'amorce du ralliement de l'État à la logique de gestion équilibrée apparaît clairement. Le secrétaire d'État notait en effet l'avancée inégale des différents volets du projet d'aménagement, les aspects hydrauliques progressant rapidement depuis la signature du protocole de 1986 alors que les actions intéressant la protection du milieu naturel paraissaient négligées. Il demandait que l'équilibre soit rétabli en précisant les objectifs hydrauliques en réalisant une étude d'environnement, en maîtrisant l'utilisation d'espace ; il annonçait la mise en place d'un observatoire des milieux ligériens ; il précisait, à propos des différents ouvrages prévus, un certain nombre d'orientations. A propos de Serre-de-la-Fare, la lettre estimait le projet justifie au regard du double objectif de protection contre les crues et de soutien des étiages, et jugeait que l'ensemble des impacts sur l'environnement avait été examiné sérieusement. On remarque rétrospectivement que l'État avait encore quelques difficultés à tirer sur ce dernier point les conséquences de sa conversion à la notion de gestion équilibrée.

Celle-ci devait être précisée dans le rapport remis en décembre 1989 par l'ingénieur général Chapon afin de mettre à jour un premier rapport de décembre 1979 sur « la protection de l'aménagement intégré de la vallée de la Loire ». On peut considérer que le Plan Loire procède intellectuellement de la problématique dessinée dans les pages 4 à 7 du rapport Chapon, dont il est intéressant de rappeler les orientations.

L'objectif d'une Loire et de rivières vivantes est-il réalisable sans aménagement, demandait M. Jean Chapon, rappelant que les « excès » des cours d'eau n'avaient pas été jugés insupportables pendant des décennies voire depuis la réalisation des derniers grands aménagements, comme la montré l'urbanisation des zones inondables de la Loire moyenne ainsi que la rénovation des bâtiments sinistrés par la crue de 1980 à Brives Charensac.

Dans la mesure où le risque demeure, aussi bien en matière de crue que de sécheresse, il s'interrogeait sur la possibilité de faire disparaître leurs conséquences par des mesures administratives, pour constater que s'il est possible de limiter le développement des irrigations, d'accepter même la diminution occasionnelle de la production agricole en période de sécheresse, d'envisager l'arrêt des centrales nucléaires quand l'étiage est trop sévère on ne peut raisonnablement envisager de déplacer les populations qui habitent et travaillent dans les zones inondables. Dans ces conditions, une crue un peu dommageable, un étiage compromettant l'alimentation d'une agglomération en eau potable ou infligeant de graves pertes aux agriculteurs, risqueraient de provoquer, sous la pression des événements, des décisions incompatibles avec la protection de la nature.

M. Jean Chapon observait par ailleurs qu'il paraît difficile de faire durablement accepter par les riverains des mesures contraignantes concernant l'implantation des logements et des activités en dehors d'un vaste projet comportant des actions pour réduire les risques. Il notait aussi qu'à l'inverse, la disparition des risques les plus redoutables peut encourager la poursuite de l'urbanisation des vals et l'exploitation intensive des sols agricoles.

Ces considérations l'amenaient à préconiser un aménagement intégré comportant trois volets : l'aménagement hydraulique, la protection et la mise en valeur des richesses naturelles, l'organisation de l'espace. Il notait qu'à condition d'accorder la même importance à chacun des trois volets et de les réaliser de façon concomitante, cette démarche pouvait amorcer une mobilisation de l'ensemble des populations du bassin en faveur de l'aménagement intégré. Celui-ci, précisait-il, doit réaliser un triple équilibre : longitudinal par la répartition harmonieuse des secteurs urbains, ruraux, naturels, équipés, le long du fleuve ; transversal, pour éviter le déversement de populations des hauteurs sur la vallée, fonctionnel, en recherchant une qualité de vie identique dans chacun des secteurs de l'axe du fleuve.

Il concluait que c'est en rendant indissociable les trois volets de l'aménagement que l'on pourrait réaliser ce triple équilibre, tout en notant les insuffisances à cet égard du programme piloté par l'EPALA.

La suite du rapport de l'ingénieur général Chapon énonçait avec une certaine prudence un certain nombre d'orientations concrètes. Il faudra quelque cinq années de polémiques et de tergiversations pour que le Plan « Loire grandeur nature » tire véritablement les conséquences de cette conception tout à fait pertinente des nécessités de l'aménagement intégré de la Loire.

Divers facteurs ont facilité cette évolution.

D'une part, les succès électoraux de 1' « écologie politique » en 1989 n'ont sans doute pas été étrangers à l'attention que le Gouvernement a soudain accordé, revenant sur « la parole » donnée en 1986, au thème de l'aménagement intégré. D'autre part, la connaissance de l'écologie des grands fleuves a connu des progrès récents et permet de mieux cerner les enjeux, les facteurs, les besoins de ces vastes zones. Le bassin versant de la Loire couvre 110.000 km², c'est-à-dire plus du cinquième du territoire : il est difficile d'analyser, sur une telle surface, toutes les interactions transversales et longitudinales qui influencent la vie du fleuve et plus encore d'en tirer des conséquences en termes d'action. La connaissance progresse cependant, des réseaux d'échange d'information se mettent en place, des stratégies sont esquissées, comme l'a montré le colloque international réuni en septembre 1991 à Orléans, à l'initiative du ministère de l'environnement, sur le thème « quels fleuves pour demain ? ».

Au début des années 1990 est donc apparu un terrain favorable à une révision du programme d'aménagement de la Loire tenant compte de ce que l'on désignerait actuellement comme un souci de « développement durable ».

La remise en cause du protocole de 1986 a donc été poursuivie. Le conseil des ministres du 7 février 1990 a décidé la modification du programme au nom de « la nécessité de protéger un patrimoine naturel exceptionnel », prévoyant en particulier que des solutions alternatives au barrage de Serre-de-la-Fare seraient étudiées. Dans la foulée, alors que la déclaration d'utilité publique de ce dernier était annulée pour vice de forme par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand (7 février 1991), un rapport de M. Paul Pierson, ancien chargé de mission à la direction de la sécurité civile, présentait un ensemble de mesures permettant d'améliorer la sécurité des populations de la Haute-Loire contre les crues : amélioration du réseau d'alerte en amont, plan d'évacuation, élargissement et recalibrage du lit du fleuve à Brives Charensac, suppression d'obstacles à l'écoulement des eaux, tout en soulignant que la sécurité apportée par ce dispositif ne pouvait être comparée à celle que garantissait le barrage écrêteur de Serre-de-la-Fare.

Le dernier acte du processus de remise en cause du protocole de 1986 fut le communiqué du conseil des ministres du 31 juillet 1991 qui, affirmant que la Loire devait « rester un fleuve vivant et libre dont seuls les excès sont à supprimer », décidait l'abandon des projets de Chambonchard et de Serre-de-la-Fare et proposait à l'EPALA la conclusion d'une charte pour un aménagement intégré de la Loire visant à protéger les populations contre les fortes crues, à garantir l'approvisionnement en eau, à préserver et à mettre en valeur le milieu naturel.

Le dialogue entre l'État et les collectivités locales réunies dans l'EPALA fut alors rompu, il appartînt à M. Michel Barnier, devenu ministre de l'environnement, de retisser les fils de cette toile de Pénélope que devenait le programme d'aménagement de la Loire, après avoir fait un temps figure de mythe prométhéen.

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