II. UNE VOLONTÉ POLITIQUE : ASSURER L'AVENIR DES OPÉRATEURS HISTORIQUES DANS UN MARCHÉ RÉELLEMENT OUVERT

La situation actuelle d'EDF et de GDF se caractérise par un véritable paradoxe : alors que les deux opérateurs historiques français sont redoutés par leurs concurrents tant en France qu'à l'étranger, d'aucuns nourrissent des inquiétudes sur leur devenir, quand bien même ils sont dotés de tous les moyens pour tirer parti de la démonopolisation en voie d'achèvement.

C'est pourquoi les pouvoirs publics doivent s'attacher à donner à EDF et GDF les moyens de leur développement tout en confortant le service public.

A. DONNER À EDF ET GDF LES MOYENS DE LEUR DÉVELOPPEMENT

L'ouverture des marchés ne constitue pas un risque mais un défi, voire une opportunité, pour les deux opérateurs historiques français des secteurs de l'électricité et du gaz. L'expérience prouve d'ailleurs que bien loin de les affaiblir, la réforme peut leur profiter . Ainsi, Gaz de France avait-il perdu, à la fin de l'exercice 2003, 26 TWh de vente directe de gaz à des clients éligibles soit 20 % du marché ouvert à cette date, alors même que ces ventes en Europe, hors de France, s'élevaient à 50 TWh. De même EDF n'a-t-il perdu à la même date qu'environ 21 % du marché ouvert à la concurrence, soit 29,4 TWh alors qu'elle a conclu pour 11 TWh de contrats de vente d'électricité en Europe, sans compter les parts de marché qu'elle a gagnées en investissant dans l'Union européenne.

Il est de la responsabilité du gouvernement français de lutter contre le protectionnisme manifesté par plusieurs états européens face à EDF et GDF . Chacun se souvient des barrières à l'entrée du marché gazier espagnol dont a pâti Gaz de France car notre pays tardait à transposer la directive gazière. Si l'on peut se féliciter que ces barrières aient été levées à la suite de la transposition opérée voici un an, on regrettera que l'Italie ait voté une loi contraire au droit commun des sociétés pour priver EDF de la quasi-totalité de ses droits de vote dans une filiale italienne.

C'est à l'aune de ces observations générales que méritent d'être envisagés les deux défis auxquels doivent faire face les opérateurs historiques : le manque de fonds propres et le souci de préserver le modèle d'entreprises intégrées, tout en rejetant l'idée même d'une privatisation de ces sociétés.

1. La question des moyens financiers de nos opérateurs est posée depuis l'ouverture du marché

EDF et GDF disposent-ils aujourd'hui des moyens financiers propres à assurer leur développement ? Cette question controversée est posée depuis que les pouvoirs publics français ont ouvert le marché à la concurrence pour respecter les engagements qu'ils avaient souscrits au plan européen. Hélas, bien du temps a été perdu dans l'expectative au lieu de remédier à cette situation. On se souvient que dès le mois de novembre 2000, alors même que le Parlement concluait l'examen du projet de loi appelé à devenir la loi n° 2000-108 précitée, le Gouvernement alors aux affaires s'interrogeait sur une ouverture du capital de Gaz de France, la presse estimant que celle-ci serait possible après les élections municipales de mars 2001, 3 ( * ) M. Christian Pierret déclarant alors avec une grande lucidité « il faut que cette entreprise ait les moyens de son développement européen et international » 4 ( * ) . De son côté, M. Laurent Fabius observait : « une entreprise investie de missions de service public peut, sans tabou, nouer des partenariats industriels qui se traduisent par une alliance capitalistique » 5 ( * ) .

Finalement, le Gouvernement décidait de ne pas recourir à cette solution, tandis qu'un observateur relevait que « la décision de bloquer l'ouverture du capital de Gaz de France relève donc d'une autre logique, purement politique celle-là, [...] . Si elle satisfait les Verts, les communistes et la gauche du parti socialiste, la non-inscription à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale du projet de loi ouvrant le capital de Gaz de France ne fait pas les affaires de l'entreprise nationale. Dans un marché européen libéralisé, GDF a absolument besoin de disposer des moyens de son développement tant en France qu'en Europe et de pouvoir nouer les alliances indispensables. » 6 ( * )

Face à cette pusillanimité, l'attitude du Gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin tranche par sa détermination à trouver des solutions durables à l'épineux problème de recapitalisation de GDF et d'EDF.

2. La question de la recapitalisation d'EDF et du développement de GDF est maintenant d'une actualité cruciale

Depuis plus de vingt ans, ni EDF ni GDF n'ont reçu de dotation en capital de leur propriétaire : l'Etat . Du fait de cette abstention, que d'aucuns pourraient qualifier de négligence, le problème de l'incidence du poids des retraites sur les comptes de ces sociétés et le souci de préserver le caractère intégré de ces entreprises se font sentir avec force.

a) Les obligations résultant de l'application des normes IAS

Loin de résulter d'une approche idéologique ou partisane, la volonté de faire face au problème des retraites procède avant tout d'une logique de clarté financière. En effet, en vertu du règlement CE 1606/202 du Parlement européen et du Conseil du 19 juillet 2002, à compter du 1 er janvier 2005, les sociétés ou EPIC sont tenus, dès lors que leurs titres sont admis à être négociés sur les marchés financiers, à préparer leurs comptes consolidés en respectant les normes internationales. Il s'ensuit qu'EDF et GDF devront appliquer, dès le début de l'année prochaine, la norme « IAS 7 ( * ) 19 » relative aux « avantages au personnel » qui définit les modalités de comptabilisation et de présentation de toutes les formes de contreparties versées par une entreprise à ses salariés : mutuelle, retraite complémentaire, avantages divers. Le coût de ces avantages au personnel doit être comptabilisé au cours de l'exercice pendant lequel le salarié acquiert un avantage.

L'application de ces règles mettrait en évidence que les fonds propres d'EDF sont notoirement insuffisants pour faire face aux engagements qu'elle devra honorer en matière de retraite. En conséquence, l'entreprise pourrait éprouver de graves difficultés relatives à sa capacité d'emprunt. C'est dire l'importance qui s'attache au vote de la loi, puis à la négociation entre les partenaires sociaux, qui devront déterminer les conditions dans lesquelles le régime spécial de retraite dénommé « IEG Pensions » devra nouer des relations avec le régime de base de sécurité sociale et les régimes complémentaires de retraite.

b) Les exigences de la Commission européenne en matière de garantie d'Etat

Depuis plusieurs mois, la Commission européenne réclame l'abolition de la garantie de l'Etat sur les emprunts d'EDF et de GDF . Elle considère en effet que par leur statut d'établissements publics, ces deux entreprises bénéficient d'un avantage non concurrentiel par rapport à leurs concurrents qui ne peuvent profiter d'une garantie illimitée comme celle de la puissance publique.

Votre rapporteur tient à souligner les contradictions qui se font jour dans le discours des autorités européennes, qui affirment à la fois que la forme juridique des deux entreprises leur est indifférente 8 ( * ) , et qui ont récemment reconnu, par la voix de Mme Loyola de Palacio, avoir réclamé l'abolition de leur statut d'établissements publics en critiquant la garantie présumée dont ceux-ci sont censés tirer profit.

Techniquement, on observe en effet qu'un établissement public dépourvu de la garantie de l'Etat serait une sorte d'« objet juridique non identifié » puisqu'il consisterait en une entité soumise à la tutelle de l'Etat qui dégagerait cependant par avance toute responsabilité quant à la bonne fin du paiement des dettes de celle-ci : comment un établissement public pourrait-il se procurer du crédit si l'Etat lui réservait un tel sort et affirmait par avance qu'il refuserait de le soutenir en cas de cessation de paiement, alors même que l'article L. 620-2 du code de commerce exclut des établissements publics des procédures de redressement et de liquidation ?

En conséquence, la transformation en société anonyme d'EDF et de GDF est un point de passage obligé pour que cette société puisse poursuivre son développement en Europe sans faire les frais d'une suspicion de la part de la Commission européenne et de ses concurrents, ni être victime de mesures de rétorsion telles que la limitation de ses droits de vote dans la société italienne Edison. Au demeurant, il convient de pas forcer le trait sur la prétendue rupture que constituerait la modification de la forme juridique d'EDF, qui a longtemps vécu en appliquant au calcul de ses tarifs les règles de la concurrence et qui a parfaitement résisté, comme on l'a vu ci-dessus, aux premiers effets d'une concurrence dont elle tirera davantage de profit qu'elle ne subira d'inconvénients . Votre rapporteur se rapportera de nouveau aux propos de M. Marcel Boiteux qui, dans l'article publié dans le Monde précité, souligne que « Contrairement aux messages abondamment diffusés pas les consultants et les médias, il ne s'agit donc pas d'une rupture fondamentale mettant fin à un monopole sclérosé, mais à une évolution qui préserve certains traits de l'entreprise et en modifie d'autres. » 9 ( * )

Reste à déterminer avec précision les contours de la nouvelle organisation d'EDF consécutive à ces réformes.

3. Un modèle original à préserver : l'entreprise intégrée

EDF et GDF ne sont pas des entreprises comme les autres : ayant placé le service public au premier rang de leurs préoccupations, elles ont mis au point des moyens spécifiques pour le prendre en charge grâce à leurs services communs et au développement d'activités complémentaires.

a) En assurant la pérennité des services communs entre EDF et GDF

Aucune disposition du projet de loi ne porte préjudice ni au caractère intégré des groupes que constituent EDF et GDF ni à la préservation des relations qu'ils entretiennent par le biais de leurs services communs . Bien au contraire, nombre de ses dispositions les renforcent.

L'article 2 du texte conforte tout d'abord l'existence des services communs à EDF et GDF . Le dispositif proposé prévoit que parallèlement à la modification de la forme juridique des entreprises, un service commun est obligatoire pour les activités de distribution, de construction des ouvrages ou d'exploitation et de maintenance des ouvrages. En pratique, cette disposition pérennise l'actuelle direction EDF-GDF Services , véritable pilier qui regroupe la grande majorité des salariés des deux entreprises (environ 66.000 sur 135.000). Comme l'a souligné le ministre d'Etat lors de la discussion du projet de loi à l'Assemblée nationale, ce service commun devrait, à l'avenir, continuer à employer 60.000 personnes, réparties dans une centaine de centres de distribution.

b) En supprimant tout principe de spécialité pour ces entreprises

On sait depuis plusieurs années que le principe de spécialité constitue, pour nos établissements publics un véritable carcan qui bride leur développement. C'est pourquoi l'on doit leur permettre de poursuivre le développement d'entreprises « multi-activités » qui ne seront pas étouffées par des freins de nature juridique. Comme l'indique l'avis du Conseil d'Etat du 7 juillet 1994 sur le principe de spécialité d'EDF et GDF : « Le principe de spécialité qui s'applique à un établissement public tel qu'EDF et GDF signifie que la personne morale, dont la création a été justifiée par la mission qui lui a été confiée, n'a pas de compétence générale au delà de cette mission ». En outre, « il n'appartient pas à l'établissement d'entreprendre des activités extérieures à cette mission ou de s'immiscer dans de telles activités . »

c) En combinant la séparation des activités de production, transport et distribution avec l'unicité du statut du personnel

Si les directives européennes imposent la séparation juridique des entreprises chargées de la production électrique ou gazière et de celles chargées d'un réseau de transport, le projet de loi apporte, en la matière, des clarifications qui apparaissent bienvenues. Ainsi en est-il de la précision qui concerne la définition des réseaux de transport et de distribution, en fixant la limite entre ces réseaux aux ouvrages de 50 kV. Ces dispositions opèrent de vastes redistributions de patrimoine au bénéfice de l'entreprise chargée du réseau de transport et des collectivités territoriales concédantes.

En outre, utilisant les facultés de dérogation ouvertes par les directives européennes, le projet de loi n'impose qu'une obligation de séparation fonctionnelle pour les gestionnaires de réseau de distribution les plus importants (qui desservent plus de 100.000 clients).

Cet élément démontre une fois de plus, s'il en était besoin, que l'approche retenue par le Gouvernement dans ce projet de loi est équilibrée, contrairement aux dires de ceux qui invoquent le spectre de la privatisation.

4. Un épouvantail à laisser au placard : le spectre de la privatisation

La transformation des deux établissements publics EDF et GDF en société n'emporte nullement leur « privatisation ». Il s'agit simplement d'une « sociétisation » pour reprendre l'expression utilisée habituellement par votre commission pour désigner un tel processus. EDF et GDF sont appelés à devenir des sociétés nationalisées à capitaux publics dans lesquelles l'Etat ne pourra détenir moins de 70 % du capital , alors même que la limite en deçà de laquelle il est nécessaire d'obtenir l'autorisation du Parlement pour privatiser une société est fixée à 50 % de son capital. De ce fait, le vote d'une nouvelle disposition législative reste un préalable incontournable à toute privatisation, contre laquelle le Gouvernement a déclaré son hostilité. Au demeurant, le Parlement lui-même a souligné son attachement au maintien dans le secteur public d'EDF et de GDF, considérant que la conduite de la politique énergétique nécessite « le maintien et le développement d'entreprises publiques nationales », conformément aux termes de l'article 1 er B du projet de loi d'orientation sur l'énergie adopté en première lecture par le Sénat le 10 juin 2004.

EDF et GDF sont appelées à rester des sociétés nationales opérant des activités de service public à côté de leurs métiers concurrentiels. Leur caractère public est même réaffirmé avec force par ce projet de loi.

* 3 Le Figaro du mercredi 22 novembre 2000, page 1.

* 4 Le Figaro du mercredi 22 novembre 2000, page 1.

* 5 Les Echos du mardi 27 février 2001, page 17.

* 6 Article de M. Yves Pitette paru dans La Croix du mardi 17 avril 2001, page 2.

* 7 International accounting standard.

* 8 S'appuyant notamment sur le fait que l'article 295 du traité instituant la communauté européenne précise que le traité « ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres » (cf. par exemple, les déclarations de M. Mario Monti devant votre commission le mardi 8 juin 2004).

* 9 EDF va à la concurrence , article paru dans Le Monde du 16 juin 2004.

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