B. LE DÉFI FINANCIER DE L'ÉLARGISSEMENT

1. Des disparités économiques inédites

Du fait de la dichotomie entre leur poids démographique et leur importance dans la richesse consolidée de l'Union 13 ( * ) et de l'accroissement des disparités régionales auxquels ils conduisent, les dix nouveaux Etats membres représentent un défi économique et budgétaire majeur pour l'Europe. A la lumière des élargissements précédents, les disparités économiques nées du dernier élargissement apparaissent n'avoir jamais été aussi fortes , comme l'illustre le tableau ci-après :

Disparités de revenu (en PIB/habitant) lors des élargissements successifs

 

En euros

En parité de pouvoir d'achat

 

1973

1981/ 1986

2004

1973

1981/ 1986

2004

UE 15 en euros courants

3.231

11.366

24.358

3.231

11.366

24.358

En base 100 UE 15

100

100

100

100

100

100

Nouveaux entrants

89

51

23

104

70

47

Le plus riche des nouveaux entrants

148 (Danemark)

56 (Espagne)

26 (Chypre)

121

72

76

Le plus pauvre des nouveaux entrants

59 (Irlande)

31 (Portugal)

15 (Lettonie)

61

54

35

Source : « Les perspectives financières européennes 2007-2013 », rapport de Marc Laffineur et Serge Vinçon, février 2004 - Sur données Eurostat

L'élargissement met donc à l'épreuve la capacité de l'Europe à poursuivre, dans un environnement économique plus complexe et hétérogène, sa vocation de solidarité, de stabilité et de croissance, mais la convergence des nouveaux Etats membres demeure un horizon souhaitable pour l'ensemble de l'Europe. Les avantages macro-économiques escomptés sont en effet indéniables : dynamisation de la croissance par une hausse des exportations des Etats de l'ouest, émulation contribuant à une amélioration de la compétitivité, investissements de croissance prenant le relais d'éventuelles délocalisations, à mesure que s'atténuera l'avantage des nouveaux Etats-membres en termes de coûts salariaux.

2. Un coût net en forte augmentation dans les prochaines perspectives financières

Ainsi que l'a souligné le rapport d'information sur le débat d'orientation budgétaire pour 2005 de notre collègue rapporteur général Philippe Marini 14 ( * ) , les perspectives de convergence des nouveaux adhérents sont lentes 15 ( * ) et inégales mais le coût net de l'élargissement pour les anciens membres est important, en particulier à compter de 2007 : environ 17 milliards d'euros sur la période 2004-2006 (dont 4 milliards d'euros à la charge de la France), et cinq fois plus pour 2007-2013, selon les projections réalisées par le CEES et l'IFRI dans leur publication précitée. La France deviendrait alors contributrice nette à hauteur de 0,47 % de son RNB en 2013 (sans application de la correction britannique), contre 0,12 % en 2002.

A plus long terme, c'est-à-dire après 2015, une adhésion de la Turquie conduirait à un coût brut annuel supplémentaire pour l'Union de 20 à 25 milliards d'euros , soit au moins 20 % du volume actuel du budget. Indépendamment de la nécessité de soumettre ce projet d'adhésion à un débat démocratique approfondi dans chaque Etat membre, votre rapporteur spécial considère que les crédits de pré-adhésion aujourd'hui consacrés à la Turquie ont une nature réversible ou modifiable, et devraient donc le cas échéant pouvoir être réorientés vers une formule de partenariat si la perspective de l'adhésion devait être refusée. Votre rapporteur spécial juge que cette dimension partenariale devrait se traduire dans l'intitulé même de la rubrique de pré-adhésion.

3. Les risques et incohérences du « dumping fiscal »

A ce coût budgétaire s'ajoutent les coûts induits par la plus ou moins bonne intégration de l'acquis communautaire par les nouveaux adhérents (et la difficile mise en place de structures fiables de contrôle des dépenses agricoles et structurelles), et surtout ceux nés de la politique fiscale agressive que mènent actuellement la plupart de ces Etats , en particulier sur le terrain de l'impôt sur les sociétés 16 ( * ) . Cette politique fiscale, qui peut être qualifiée de « dumping » à l'égard des anciens Etats membres, entend reproduire le succès qu'a connu l'Irlande durant la décennie 90 mais comporte deux grands risques pour les pays concernés , relevés par notre collègue Philippe Marini dans son rapport d'information précité : d'une part celui d'aggraver le déficit budgétaire et de reculer les perspectives d'adhésion à la zone euro, pour un gain macro-économique marginal décroissant, et d'autre part, celui de la neutralisation au sein de la zone, la concurrence fiscale créant un nouveau référentiel sous-optimal , à un niveau moindre, pour l'ensemble des pays de la région, alors que l'Irlande faisait figure de havre fiscal isolé.

Pour notre pays, les conséquences sont également néfastes et notre collègue Philippe Marini observait ainsi dans le même rapport que « ces incitations tendent à aggraver la position de la France, déjà mal placée sur le terrain de la concurrence fiscale avant l'élargissement, ainsi que le relevait le rapport d'information sur les réformes fiscales en Europe de la commission des finances et de la délégation pour la planification 17 ( * ) . Nonobstant les difficultés et réserves méthodologiques afférentes au retraitement de la pression fiscale afin de tenir compte des différences d'assiette , la France apparaît ainsi, sur la dernière décennie, comme le deuxième pays le moins bien placé des Quinze , tant au regard des critères du taux implicite de taxation des entreprises que du taux effectif moyen d'imposition ».

Cette agressivité fiscale est-elle résolument illégitime et doit-elle conduire à en faire un critère d'attribution des fonds structurels , ainsi que l'a proposé en septembre 2004 M. Nicolas Sarkozy, ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie ? Votre rapporteur spécial considère que ce type d'argument, s'il doit être utilisé avec précaution, a néanmoins une forte justification comptable et surtout psychologique.

Certes, les fonds structurels attribués à ces pays (qui demeurent plafonnés à 4 % de leur PIB afin de tenir compte des capacités d'absorption) correspondent à un engagement de l'Union et ont nécessité d'importantes mesures de modernisation et de structuration de la part des récipiendaires. L'utilisation de l'arme fiscale pour accélérer le processus de convergence, outre qu'elle connaît des limites évoquées précédemment, pourrait également ne pas être analysée comme un « manque de loyauté » à l'égard des Quinze, dans une zone économique où prime le libre-échange et où la souveraineté fiscale a encore de nombreux partisans parmi les Etats-membres.

Votre rapporteur spécial estime néanmoins que la concomitance du dumping fiscal et de volumes importants de fonds structurels manifeste une certaine incohérence qui risque non seulement d'exercer un impact psychologique négatif sur la volonté des Quinze d'intégrer pleinement les nouveaux Etats membres, mais peut également contrevenir à l'objectif de renforcement de la compétitivité à l'échelle de l'Union. Quel que soit le sort qui sera réservé à la proposition de M. Nicolas Sarkozy, elle a le mérite de poser le débat.

Par le défi financier et le « défi du nombre » qu'ils représentent, l'élargissement actuel et les prochaines étapes (Bulgarie, Croatie, Roumanie et potentiellement la Turquie) constituent donc des incitations supplémentaires à une rénovation des outils de la politique budgétaire européenne.

* 13 Les dix nouveaux membres contribuent à accroître la population de l'Union de 20 %, mais son PIB de 5 %. Seuls Malte, Chypre, la République tchèque et la Slovénie ont un PIB par habitant supérieur à 60 % de la moyenne de l'Union à 25. En outre selon le troisième rapport annuel sur la cohésion de la Commission européenne, le PIB moyen par habitant de l'UE chute de 12,5 % en termes nominaux, et de 8 % en parité de pouvoir d'achat.

* 14 Rapport d'information n° 389 (2003-2004) de M. Philippe Marini, fait au nom de la commission des finances et déposé le 30 juin 2004.

* 15 Compte tenu également du niveau de PIB de certains des nouveaux membres, des structures et du degré d'ouverture économique propres à chaque pays, ainsi que du rythme de rattrapage constaté par le passé pour les Etats de la cohésion (Espagne, Grèce, Portugal, et Irlande jusqu'en 2004), la convergence macro-économique entre les Quinze et les Dix pourrait prendre plusieurs dizaines d'années. Notre collègue Philippe Marini relève que :

« Outre les cas de la Slovénie et de Chypre, déjà perçus comme économiquement proches des Quinze, les Etats baltes pourraient ainsi tirer parti d'une bonne insertion dans le commerce intra-européen et de la poursuite d'une croissance déjà élevée, au point que certains observateurs pronostiquent un scénario de type irlandais. La Slovaquie et la Hongrie manifestent également un rythme de rattrapage soutenu (deux points par an). La Pologne paraît en revanche handicapée par le poids de l'agriculture (20 % de la population active), un taux de chômage élevé avec 20 %, et un déficit public proche de 7 % ».

* 16 En 2004, l'Estonie applique exonère ainsi les bénéfices réinvestis, tandis que la Lettonie et la Lituanie appliquent un taux de 15 %, quelle que soit l'affectation des bénéfices.

* 17 « Une décennie de réformes fiscales en Europe : la France à la traîne » - Rapport d'information n° 343 (2002-2003) de MM. Joël Bourdin et Philippe Marini.

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