EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Les questions liées à la maîtrise d'ouvrage et à la répartition des charges de gestion d'un ouvrage de rétablissement d'une voie de communication coupée à l'occasion de la réalisation d'une infrastructure de transports se posent aujourd'hui avec beaucoup d'acuité. L'émergence de cette problématique est liée à un double mouvement : celui du transfert de la gestion des routes nationales aux collectivités territoriales et, plus particulièrement, aux conseils généraux, d'une part, et l'évolution des statuts de la SNCF ou de Voies Navigables de France (VNF) dont le fonctionnement s'apparente de plus en plus à celui de sociétés privées, d'autre part.

En raison de l'absence de règles juridiques précises et incontestables, les principes régissant cette question ont été définis par une jurisprudence ancienne et constante du Conseil d'État, selon laquelle les ouvrages d'art de rétablissement de voies interrompues par la construction d'une infrastructure de transport nouvelle sont incorporés à l'infrastructure dont ils relient les deux parties. De nombreuses collectivités territoriales ignorent les obligations qui leur incombent et, face aux contraintes que la gestion d'un ouvrage d'art de rétablissement des voies fait peser sur leur budget, elles peuvent être contraintes de réduire le service rendu par leur voirie, voire d'en interdire l'utilisation afin de préserver la sécurité de ses utilisateurs.

Il convient également de rappeler que les projets de réalisation d'une infrastructure de transports, coupant une voirie déjà existante, comme ceux visant à effectuer des travaux de rétablissement, sont, la plupart du temps, imposés par l'État à la collectivité territoriale qui ne dispose d'aucun pouvoir de décision.

Par ailleurs, les collectivités apparaissent souvent désarmées face aux gestionnaires des nouvelles infrastructures de transports (RFF ou VNF par exemple), qui disposent de services juridiques compétents dont sont dépourvues de nombreuses collectivités. De surcroît, la révision générale des politiques publiques (RGPP) conduit à un risque de remise en cause de l'Assistance Technique fournie par l'État pour des raisons de Solidarité et d'Aménagement du Territoire (ATESAT), qui apparaissait pour nombre de collectivités modestes comme un outil d'aide et de conseil efficace.

Face à ce constat de fragilité des collectivités territoriales, un groupe de travail a été organisé sous l'égide de l'ancien secrétaire d'État aux transports, M. Dominique Bussereau, réunissant les différents acteurs concernés (Association des Maires de France, Assemblée des Départements de France, Réseau Ferré de France, Voies Navigables de France, administrations centrales). Deux sénateurs, Mme Evelyne Didier (CRC, Meurthe-et-Moselle) et M. Francis Grignon (UMP, Bas-Rhin) ont également participé aux travaux de réflexion de ce groupe de travail. M. Francis Grignon a par ailleurs déposé une proposition de loi sur le même sujet 1 ( * ) . Les travaux ont porté sur les seuls ouvrages de rétablissement des voies qui permettent de rétablir la continuité d'une voie routière coupée par la réalisation d'une nouvelle infrastructure de transport, qui sont à distinguer des ouvrages de franchissement, construits par la suite pour franchir une infrastructure de transport (règle d'antériorité), réalisés à l'initiative d'un maître d'ouvrage autre que celui de l'infrastructure franchie.

L'objectif de la proposition de loi de Mme Didier, déposé au Sénat le 11 juillet 2011, et inscrite à l'ordre du jour du Sénat à la demande du groupe communiste, républicain et citoyen le 16 novembre 2011, est de répartir plus équitablement les charges financières qu'implique l'entretien des ouvrages d'art rétablissant les voies de communication coupées par des infrastructures de transport nouvelles, en énonçant clairement un principe de répartition des charges et des responsabilités entre les collectivités territoriales et les gestionnaires d'infrastructures de transport nouvelles. Ce principe permettra de mieux définir les obligations de chaque catégorie d'acteurs.

I. UN RÉGIME JURISPRUDENTIEL DE RÉPARTITION DES CHARGES DES OUVRAGES D'ART DE RÉTABLISSEMENT DES VOIES INSATISFAISANT POUR LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

A. UN PRINCIPE DE RÉPARTITION DES CHARGES FIXÉ PAR LA JURISPRUDENCE

1. Les ouvrages d'art de rétablissement des voies appartiennent au domaine public de la collectivité gestionnaire de la voirie supportée par l'ouvrage

En l'absence de dispositions législatives et réglementaires, la jurisprudence a dégagé les principes qui s'appliquent en matière de charges d'entretien et de responsabilités juridiques liées à la réalisation d'ouvrages d'art de rétablissement des voies, tels que les ponts ou les tunnels.

Le juge administratif estime en effet que les ouvrages d'art de rétablissement de voies interrompues par la construction d'une infrastructure de transport nouvelle sont des éléments constitutifs des voies dont ils assurent la continuité 2 ( * ) . En effet, « les ponts sont au nombre des éléments des voies dont ils relient les parties séparées de façon à assurer la continuité du passage, alors même qu'ils ont pu être construits par l'État ou tout autre maître d'ouvrage et en l'absence de convention de remise à la collectivité gestionnaire » 3 ( * ) .

En d'autres termes, un ouvrage d'art est incorporé à l'infrastructure dont il relie les deux parties. Ce principe est valable alors même que l'ouvrage d'art a été construit par une autre personne morale que celle assurant l'entretien de la voie portée et s'applique aussi bien aux voies nationales, départementales que communales.

La diversité des gestionnaires des infrastructures de transport

1. Le réseau ferroviaire

D'après l'article 1 er de la loi du 13 février 1997 4 ( * ) , Réseau Ferré de France est le gestionnaire du réseau ferroviaire tandis que la SNCF est le gestionnaire délégué.

Il existe par ailleurs de nombreux gestionnaires du réseau ferroviaire, tels que les grands ports maritimes, ex ports autonomes, ou certains opérations ferroviaires de proximité.

2. Le réseau fluvial

Comme l'a rappelé notre collègue M. Francis Grignon 5 ( * ) , le réseau fluvial se distingue par la multiplicité des gestionnaires :

- Voies Navigables de France gère la majeure partie du domaine public fluvial (6.100 sur 8.500 kilomètres) ;

- l'État a conservé la gestion directe de 700 kilomètres de voies navigables ;

- la Compagnie nationale du Rhône gère 330 kilomètres de voies navigables concédées ;

- les collectivités territoriales enfin ont bénéficié du transfert de 1.000 kilomètres de voies navigables à petit gabarit.

En conséquence, le propriétaire de la voie portée est nécessairement propriétaire de l'ouvrage d'art de rétablissement de la voie interrompue. Le Conseil d'État a confirmé cette jurisprudence en jugeant que, lorsqu'un bien est affecté à un service public, il ne peut être considéré comme faisant partie du domaine public - et donc, en l'espèce, assurer la continuité de l'ouvrage public routier - si le régime de propriété ne permet un contrôle complet de ce bien 6 ( * ) .

Cette jurisprudence repose sur l'idée que l'infrastructure rétablie doit être considérée comme un support du service public de circulation routière plutôt que comme un objet de propriété. Une décision du Conseil constitutionnel 7 ( * ) conclut d'ailleurs qu'il existe un lien essentiel entre le service public dont la continuité est garantie par la Constitution 8 ( * ) et la domanialité publique des ouvrages qui est le support nécessaire de l'existence de ce service public.

2. Une obligation de surveillance, d'entretien, de rénovation et de renouvellement qui fragilise les collectivités territoriales

L'ouvrage d'art étant incorporé au domaine public routier de la collectivité dont il supporte la voie, la collectivité territoriale est responsable de la surveillance, de l'entretien, de la rénovation et du renouvellement éventuel de l'ouvrage d'art .

La collectivité est donc tenue de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir les ouvrages, situés sur son territoire, en bon état d'entretien et d'en assurer la sécurité à l'égard des tiers, même en l'absence de remise expresse des ouvrages d'art. Elle pourra voir sa responsabilité sans faute (responsabilité administrative) pour les dommages permanents 9 ( * ) engagée en cas de non-respect de ces obligations 10 ( * ) .

a) Un enjeu financier important

Le poids financier qui résulte de l'application des principes jurisprudentiels est important si bien que les collectivités ne peuvent faire face de manière satisfaisante à leurs obligations, malgré l'engagement de leur responsabilité pénale auquel elles s'exposent.

Le coût d'un ouvrage de rétablissement de voies « standard » est estimé entre 600 000 euros et un million d'euros. Le coût moyen de surveillance et d'entretien annuel d'un tel ouvrage est évalué entre 2 000 et 4 000 euros par an. Bien qu'il n'existe actuellement aucun recensement précis, on évalue à plusieurs dizaines de milliers le nombre d'ouvrages concernés.

L' enjeu financier qui en découle est donc estimé à plusieurs dizaines de millions d'euros par an pour les charges liées à la surveillance et à l' entretien et de plusieurs centaines de millions d'euros par an pour les travaux de renouvellement (grosses réparations ou reconstructions) d'un ouvrage d'art. Faute de moyens financiers mobilisables, certaines collectivités se voient contraintes de réduire le service rendu par leur voie, voire d'en interdire l'utilisation pour des raisons de sécurité.

b) La responsabilité pénale des collectivités

Par ailleurs, les collectivités gestionnaires de voies portées par des ouvrages d'art de rétablissement n'ont souvent pas une vision claire de leurs obligations d'entretien et de leurs responsabilités . En effet, elles peuvent se croire dispensées de l'entretien ou de la gestion de ces ouvrages, qui assurent la continuité de leur réseau routier, ce qui est potentiellement lourd de conséquences, notamment en matière pénale, en cas d'accident imputé à cette inaction.


* 1 Proposition de loi n° 521 (2010-2011) visant à répartir plus équitablement les charges financières qu'implique l'entretien des ouvrages d'art rétablissant les voies de communication coupées par des infrastructures de transport nouvelles, déposée sur le Bureau du Sénat le 16 mai 2011.

* 2 CE, 19 décembre 1906, Préfet de l'Hérault ; CE, 26 septembre 2001, Département de la Somme.

* 3 Ibid.

* 4 Loi n° 97-135 du 13 février 1997 portant création de l'établissement public « Réseau ferré de France » en vue du renouveau du transport ferroviaire.

* 5 Rapport n° 21 (2011-2012) fait au nom de la commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire sur le projet de loi relatif à l'Agence nationale des voies navigables.

* 6 CE, 11 février 1994, Compagnie d'assurance Préservatrice foncière.

* 7 Décision n° 94-346 DC du 21 juillet 1994.

* 8 Décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979.

* 9 Perte d'accès, préjudice de vue, écoulement des eaux, ...

* 10 CE, 18 avril 1989, Époux Lapeyre et société à responsabilité limitée armature éléments standards contre société des autoroutes Rhône-Alpes ; CE, 19 janvier 2001, Département du Tarn-et-Garonne et M. et Mme Westphal.

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