Mme Françoise Héritier, anthropologue et ethnologue, professeur honoraire au collège de France

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M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous sommes heureux d'accueillir le professeur Héritier pour cette seconde audition. Vous la connaissez tous. Elle est professeur honoraire au Collège de France, directeur d'études honoraire à l'EHESS et membre de l'Académie universelle des cultures. Nous sommes nombreux à guetter le livre qu'elle publie régulièrement chez Odile Jacob...

Mme Françoise Héritier, anthropologue et ethnologue, professeur honoraire au collège de France . - Merci de m'avoir invitée à faire entendre la voix de l'anthropologie dans ce débat.

Certains évoquent parfois une « vérité anthropologique » pour refuser le mariage aux couples homosexuels. Le malheur veut que l'anthropologie ne soit pas enseignée dans nos écoles : on n'apprend pas comment fonctionnent les sociétés humaines. Certains l'invoquent donc parfois à mauvais escient...

Rien de ce qui nous paraît marqué du sceau de l'évidence n'est naturel : tout procède de créations de l'esprit, au cours de manipulations, autour d'un donné qui n'est pas contraignant. Dans le domaine de la parenté, l'anthropologie a isolé une liste de grands systèmes-types. Chaque société peut être analysée en fonction de son appartenance à tel ou tel sous-groupe, d'ailleurs corrélés selon un principe de non-contradiction. Une organisation ethnique ou étatique a une logique, une histoire. Il n'y a pas d'évidence simple fondée sur une nature commune. Ainsi, ne distinguons-nous pas entre nos cousins. Ainsi, le système matrimonial est-il fondé sur l'interdit. Ainsi, la filiation repose-t-elle sur un système cognatique, qui retranche l'enfant aux quatre lignes menant aux grands parents. Enfin, le mariage est hétérosexué et monogame. Nos compatriotes estiment que cela découle directement de la nature. Dans d'autres sociétés, on vit avec le même sentiment d'évidence naturelle une filiation unilinéaire : seule la ligne maternelle donne la filiation, et non quatre lignes. On s'y marie avec une cousine, on appelle « père » tous les frères du père, et « mère » toutes les soeurs de la mère. Ces situations sont dues à des combinaisons et manipulations de quelques faits élémentaires, que j'appelle « butoirs pour la pensée », c'est-à-dire des faits que l'esprit humain ne peut manipuler - du moins en l'état des savoirs qui les ont vu naître. Ces systèmes sont apparus au paléolithique supérieur. Dès lors, comment se référer à une vérité anthropologique, sans parler d'une quelconque supériorité ? Nous avons affaire à une réalité parmi d'autres, qui a évolué.

Tout enfant est amené culturellement, par ses habituations au quotidien, à juger normale et évidente la situation dans laquelle il vit. Il en serait de même dans le cadre de familles homoparentales. Pour lui, la déstabilisation procède de l'absence de reconnaissance officielle et, donc, du regard d'autrui. Dès qu'il y a reconnaissance officielle et non plus stigmatisation, la question de l'évidence au quotidien ne se pose plus.

Une ambiguïté sur les mots opacifie le problème : on confond filiation avec parentalité et avec engendrement ou enfantement. La filiation est la règle sociale qui détermine l'affiliation d'un enfant à un groupe, en lui conférant droits et devoirs. Elle se différencie de la vérité biologique, due à l'engendrement-enfantement et devenue en 1982 l'un des critères de la filiation. La parentalité, elle, se fonde sur l'investissement affectif et la responsabilité. Il faut bien distinguer ces trois notions : on peut être investi dans la parentalité et transmettre la filiation sans être géniteur : c'est l'adoption légale.

Notre société s'est accommodée pendant des siècles de l'existence de « bâtards », nés de « filles-mères », qui n'avaient qu'une moitié de ligne cognatique - sans qu'ils aient été pour autant des inadaptés ou des vauriens. On pourrait donc s'accommoder tout autant d'un doublement d'une même moitié, d'autant que les quatre lignes grand-parentales demeurent.

Tous nos systèmes sociaux dérivent de constats portant sur le monde sensible. Il y a 200 000 à 100 000 ans, les hommes et les femmes du paléolithique ont construit tout ce sur quoi nous vivons. Ils avaient le monde à penser, le savoir à mettre en route : un chantier sans équivalent ! Leurs créations mentales continuent à informer nos existences.

Quels sont ces butoirs pour la pensée ? Le premier est la néoténie de l'espèce humaine : les enfants humains sont ceux qui mettent le plus de temps à être autonomes, entre sept et dix ans quand une antilope court dix minutes après sa naissance. Cela implique la protection par les adultes et la dépendance des petits pendant des années.

Deuxième point, les générations s'enchaînent selon un certain ordre : les parents naissent toujours avant les enfants. La protection des parents se transforme en autorité et en domination. Rappelez-vous des mythes grecs, ou encore du film L'Etrange histoire de Benjamin Button ...

Troisième point, l'opposition mentale entre l'identique et le différent, fondée sur l'opposition entre mâle et femelle. Elle est à la base de toutes les oppositions dualistes (le dur et la douceur, le rugueux et la souplesse, etc.), le masculin étant toujours supérieur au féminin.

Quatrième butoir : les hommes n'ont pas la faculté de mettre au monde des enfants ; il leur faut passer par des corps de femmes, qu'ils pensent comme des véhicules mis à leur disposition pour ce faire. Une supériorité est ainsi retournée au débit des femmes.

Autre point, l'humanité unipare, ou encore l'observation que le sang, support de chaleur et de mouvement, est à l'origine du sperme : voyez Aristote où le sperme est le produit de la coction du sang faite par des hommes, porteur de la forme humaine, de l'idéation et de tout ce qui relève de l'idéel.

Il y a un nombre extrêmement important de combinaisons possibles entre ces différents traits. Certaines n'ont pas été acceptées intellectuellement, par exemple si elles conduisaient à accorder la prééminence sociale aux femmes. D'autres étaient logiquement possibles mais informulables. C'est sans doute le cas aujourd'hui... La simple combinatoire d'éléments autorise à dire qu'un certain nombre de possibles existent logiquement dans le ciel des idées, qui relèvent pour le moment de l'impensé ou de l'impensable. Un jour, un de ces possibles devient formulable ; initialement rejeté, il sera peut-être désormais pensable pour une majorité et, donc, émotionnellement concevable - une condition sine qua non pour rendre ce possible réalisable et institué. Tel est le chemin suivi par le mariage homosexué, reconnu dans la pratique, même si réprouvé par un grand nombre de sociétés.

La théorie anthropologique depuis Durkheim s'accorde à penser que, pour construire un monde paisible, viable, l'humanité a dû sortir du temps des chasseurs, ce temps de la reproduction en vase clos dans des groupes de consanguins de vingt à vingt-cinq personnes. Les hommes ont cherché à s'unir avec d'autres, à se procurer des femmes ailleurs, par prédation. Le lien social est fondé sur l'exogamie, versant positif d'une institution longtemps pensée comme universelle : la prohibition de l'inceste, clé d'une société viable. Cette prohibition se retrouve dans toutes les sociétés, avec des définitions et des extensions variables. A cette grande règle fondatrice, reconnue par Claude Levy-Strauss, j'ajoute ce que j'appelle la valence différentielle des sexes, qui fait des femmes des mineures, des dépendantes, par rapport aux mâles. Elles sont considérées comme fournissant de la matière pure ou comme un pur récipient : la femme est une marmite dans laquelle va mijoter le sperme masculin, porteur de la vie. Elle est ainsi limitée à la maternité. Ce sont les femmes qui sont échangées entre groupes, jamais les hommes. En droit romain, le matrimonium signifie « entrer dans la main du mari » : uxor filiae locus optinet . En d'autres termes, la mère est assimilée à la fille. Il n'y a pas d'exemple absolu d'un pouvoir féminin sur la gestion de la reproduction.

Il a fallu une institution pour organiser cet échange entre groupes, le rendre valide pour une vie entière. Ce lien solide qui lie ensemble les générations successives, c'est l'institution du mariage hétérosexuel. Le commerce incestueux et la reproduction au sein du groupe d'origine sont passés de la règle à l'interdit. Il en est de même pour le commerce homosexuel, car il n'assurait pas de liens durables dans le fil des générations. Ils ont fait l'objet, au fil des siècles, de rejet, de détestation. Le doyen Carbonnier parle de « l'horreur sacrée » que l'idée de l'inceste susciterait. Les religions révélées, apparues récemment, n'ont fait que renforcer l'impact de ces constructions préalables de l'esprit humain en les érigeant en loi divine.

Malgré la prééminence de l'hétérosexualité, les unions homosexuées ont toujours existé dans la pratique. On trouve des cas d'unions temporaires permises, dans l'attente du mariage, dans les sociétés polygynes. Chez les Indiens d'Amérique du Nord, on reconnaissait un statut de travesti, compagnon alternatif de jeunes hommes en attendant que ceux-ci se marient. C'est la berdache, illustrée dans le film Little big man . Idem chez les Nuer : la femme stérile est perçue comme contre nature, comme un homme né par erreur dans une peau de femme ; quand elle a la capacité de payer une compensation matrimoniale, elle peut s'offrir les soins d'une épouse qui la servira : elle appointera un serviteur qui fera à celle-ci des enfants dont elle sera le père. En Nouvelle-Calédonie, on considère que les garçons naissent avec une dotation spermatique insuffisante : il faut l'accroître par les moyens que l'on imagine. C'est un devoir encadré. Il y a peu d'exemples d'homosexualités féminines recensées - sans doute du fait des observateurs plus que de la réalité.

L'humanité a fait en optant pour l'hétérosexualité un choix politiquement utile, politiquement correct. Toutefois, les conditions ont changé depuis le paléolithique. Avec sept milliards d'humains, il n'est plus nécessaire de fonder la paix sur l'échange des femmes et sur le mariage hétérosexué. Depuis le XVIII e siècle, l'individu a été mis au premier plan : le mariage est désormais une affaire de choix individuel, de sentiment ; la durabilité n'est plus une fin en soi. Enfin, la révolution de l'optique nous a fait accéder à l'infiniment petit. On a identifié les gamètes et leur rôle, les techniques ont suivi : on sait ponctionner les ovules, les féconder in vitro , les repositionner dans l'utérus. Le principe de la conception hors du corps est une nouveauté bouleversante. De nouveaux possibles sont devenus pensables : l'utérus artificiel, la création d'un embryon à partir de spermatozoïdes et de cellules souches non germinales, greffe d'utérus d'une mère à sa fille...

Les grands bouleversements de notre paysage mental ont déjà eu lieu. Le propre de l'humain est de réfléchir à son sort et de mettre la main à son évolution. Il n'a aucune raison de refuser des transformations dans l'ordre social au seul motif que ses ancêtres ne vivaient pas ainsi il y a plusieurs millions d'années. Il accepte bien les innovations technologiques, il les recherche même. Pourquoi repousser celles ayant trait à l'organisation de la société ? Le mariage, cadre à forte charge symbolique, est devenu pensable et émotionnellement concevable comme ouvert à tous, ce qui correspond aux exigences comme aux possibilités du monde contemporain, donc de notre caractère d'être humain.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci de cet exposé clair et passionnant.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Qu'est-ce que l'altérité des sexes pour l'anthropologue ?

M. René Garrec . - Pouvez-vous citer des exemples de sociétés matriarcales ?

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Parmi tous les possibles que vous évoquez, y en a-t-il qui ne seraient pas acceptables ?

Mme Chantal Jouanno . - En quoi peut-on repousser ces fameux butoirs pour la pensée ? Peut-on imaginer qu'ils disparaîtront un jour ?

M. François Zocchetto . - L'endogamie génère le conflit, avez-vous dit, le mariage hétérosexuel a aidé à surmonter ces conflits. Dès lors que le mariage n'est plus strictement hétérosexuel, peut-il conduire à terme à de nouveaux conflits ?

Mme Françoise Héritier . - Non, il n'y a jamais eu de sociétés matriarcales, mais des mythes de matriarcat primitif, expliquant que les femmes auraient tellement mésusé le pouvoir qu'il avait fallu le leur ôter des mains. En Nouvelle-Guinée, on raconte ainsi que les femmes, qui ont la créativité en partage, auraient imaginé les arcs et les flèches mais s'en servaient en tirant derrière elles, tuant leurs enfants. En revanche, il y a des sociétés matrilinéaires, la filiation passant uniquement par la ligne de la mère. Les hommes y ont le pouvoir, en tant qu'oncle maternel.

Existerait-il des choses inacceptables ? Bien sûr : l'humanité s'est toujours entendue sur un minimum de choses inacceptables. L'altéralité commence avec la définition de la non-humanité. Il y a en quelque sorte des orbes concentriques autour d'un noyau intime, l'humanité se diluant progressivement : au centre les Grecs, puis les barbares, les sauvages, puis les sauromates, puis ceux qui n'ont pas de langage, puis pas de nom...

Des règles universelles, éthiques existent. On ne tue pas son semblable. Mais on a le droit de tuer celui qui ne l'est pas... Les Aztèques sacrifiaient des vaincus, venus de l'extérieur. Au Rwanda, la radio des Mille collines qualifiait les Tutsis de cafards, pas d'êtres humains... Et je ne parle pas du langage nazi. Enfin, une vieille paysanne ne s'inquiétait pas trop du sida chez les homosexuels - « tant que ça ne touche pas les êtres humains »... Il y a toujours une barrière de l'altérité. Nul ne peut user de son semblable à son propre bénéfice, ce serait inacceptable pour l'humanité.

La disparition des butoirs pour la pensée ? Certains d'entre eux, au cours des millénaires, vont s'amenuiser à force de triturer le matériau vivant. Des équipes travaillent sur la procréation hors du corps, les cellules totipotentes pouvant prendre la place de l'ovule, et la suppression de la rencontre des gamètes. Une évolution fondamentale à mon sens, car il n'y aurait plus besoin de deux sexes pour procréer. Cela sera-t-il bénéfique aux deux moitiés de l'humanité ? Il pourrait également en résulter une aggravation du modèle archaïque dominant de la femme perçue comme réservoir d'ovules ou comme simple utérus.

Les premiers humains ont construit le social, les savoirs, les règles qui nous ont été transmises. Nous avons désormais la possibilité de modifier ces données basiques : c'est une mutation absolue, qui ira vite. Ces évolutions impliquant des bouleversements plus profonds que le sujet de la loi qui nous occupe.

Que le mariage ne soit plus seulement hétérosexué engendrera-t-il des conflits ? Plus que vraisemblablement, cela fait partie des possibles que nous n'avons pas encore imaginés. Mais c'est vrai aussi pour le mariage hétérosexué. Prenons l'infanticide des filles en Chine et en Inde, qui se rapproche également de l'Europe, en Albanie notamment. Des pères utilisent le corps de leur fille pour obtenir des compensations matrimoniales plus élevées. Dans ce cas, on ne peut plus parler de liberté pour la femme. Oui, les conflits sont un possible, mais l'on ne peut pas tout prévoir par la loi.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La loi établit des règles pour le vivre-ensemble. Il est important de vous écouter pour mener le travail législatif. Nous aurions aimé vous entendre plus longtemps discourir dans cette langue si pure ! Nous vous remercions sincèrement.

Mme Françoise Héritier . - J'ai simplement voulu apporter mon éclairage d'anthropologue à votre difficile travail.

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