Rapport n° 437 (2012-2013) de M. Jean-Pierre MICHEL , fait au nom de la commission des lois, déposé le 20 mars 2013

Disponible au format PDF (1 Moctet)


N° 437

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 mars 2013

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur le projet de loi , ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE , ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe ,

Par M. Jean-Pierre MICHEL,

Sénateur

Tome 2 : Auditions

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Pierre Sueur , président ; MM. Jean-Pierre Michel, Patrice Gélard, Mme Catherine Tasca, M. Bernard Saugey, Mme Esther Benbassa, MM. François Pillet, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Nicolas Alfonsi, Mlle Sophie Joissains , vice-présidents ; Mme Nicole Bonnefoy, MM. Christian Cointat, Christophe-André Frassa, Mme Virginie Klès , secrétaires ; MM. Alain Anziani, Philippe Bas, Christophe Béchu, François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Mme Cécile Cukierman, MM. Michel Delebarre, Félix Desplan, Christian Favier, Louis-Constant Fleming, René Garrec, Gaëtan Gorce, Mme Jacqueline Gourault, MM. Jean-Jacques Hyest, Philippe Kaltenbach, Jean-René Lecerf, Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Mme Hélène Lipietz, MM. Roger Madec, Jean Louis Masson, Michel Mercier, Jacques Mézard, Thani Mohamed Soilihi, Hugues Portelli, André Reichardt, Alain Richard, Simon Sutour, Mme Catherine Troendle, MM. René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto .

Voir le(s) numéro(s) :

Assemblée nationale ( 14 ème législ.) :

344 , 581 , 628 et T.A. 84

Sénat :

349 , 435 et 438 (2012-2013)

Mardi 5 février 2013

Mme Irène Théry, directrice d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (ehess)

________

- Présidence M. Jean-Pierre Sueur , président -

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La commission des lois du Sénat va procéder à de nombreuses auditions : pas moins d'une quarantaine en trois semaines. Son bureau a préféré des auditions d'une heure à des tables rondes, car notre objectif est de mener le travail le plus approfondi possible. Cet après-midi, nous entendrons des personnalités qualifiées dans le domaine de la sociologie, de l'anthropologie et de la psychiatrie.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Faut-il encore présenter Mme Irène Théry ? Directrice d'études à l'EHESS, ses travaux de sociologie de la famille font autorité ; son rapport sur le couple, la filiation et la parenté a inspiré les réformes du droit de la famille dans les années 1990.

Mme Irène Théry, sociologue, directrice d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (EHESS). - Je vous remercie de m'entendre. Je centrerai mon intervention liminaire sur l'adoption par les couples de même sexe. Depuis quelques semaines, en effet, le débat a bien progressé : d'autres avec moi ont replacé le mariage des couples de même sexe dans l'histoire longue du mariage civil depuis 1792. Cette perspective progresse.

Aujourd'hui, le projet de loi ne prévoit pas de remplacer les termes de « père » et « mère » par ceux, improbables, de « parent A » et de « parent B » ; il dispose qu'un enfant adopté par une personne seule pourra avoir non seulement un père ou une mère, mais aussi un père et une mère. L'Union nationale des associations familiales (UNAF), majoritairement hostile au projet, déclarait en octobre, « ouvrir l'ensemble de l'adoption aux couples de même sexe pose en particulier la question de l'adoption plénière : alors qu'un enfant ne peut naître que d'un homme et d'une femme, l'accès éventuel à l'adoption plénière remettrait juridiquement en cause cette réalité, laissant croire qu'il est possible de naître de deux personnes de même sexe. C'est pourquoi l'UNAF est majoritairement défavorable à l'accès à l'adoption pour les couples de même sexe ». Il s'agit de lever ce malentendu : aucun défenseur du projet n'imagine possible de remettre juridiquement en cause cette réalité.

Revenons à l'histoire longue de la filiation depuis 1804, et le premier code civil. A l'époque, il était impensable, absurde, qu'un enfant pût avoir deux parents du même sexe. Depuis, à travers l'évolution de notre rapport à l'homosexualité et à la filiation en général, l'adoption s'est progressivement distinguée du modèle de procréation. La clef du changement est une réappropriation du mot « parents », lesquels ne sont plus forcément les géniteurs de l'enfant. On peut admettre une acception plus large de la filiation, dès lors qu'elle n'a plus la procréation pour unique fondement.

Cette perspective historique n'engage ni à un quelconque relativisme ni à un individualisme exacerbé avec le droit à l'enfant. Au contraire, elle est liée à l'affirmation des droits de l'enfant. D'abord, l'égalité entre enfants, quel que soit le statut de leurs parents. Nous sommes héritiers d'un modèle de filiation qui, contrairement à ce que l'on dit, n'est pas biologique mais matrimonial. Pour preuve, jusqu'en 1912, la recherche en paternité hors mariage était interdite : dès que les géniteurs n'étaient pas mariés, on se moquait éperdument de la réalité biologique. Dans ce modèle, la filiation dépend du statut des parents : la seule vraie filiation est la filiation légitime. L'enfant naturel, le bâtard, n'avait pas de père et n'entrait pas dans la famille de sa mère - une fille-mère. Il n'héritait pas de ses grands-parents. Hors mariage, il n'y avait donc pas de famille, au sens anthropologique et sociologique du terme, puisqu'il faut trois générations pour caractériser une filiation. On organisait l'irresponsabilité totale des pères biologiques.

Aux cocottes, prostituées et filles-mères, s'opposait la respectable mère de famille. Suivant un principe cognatique à inflexion patrilinéaire, son enfant bénéficiait d'une présomption de paternité, une fiction juridique d'importance qui emportait des conséquences sociales : la femme devait arriver vierge au mariage, l'adultère féminin était bien plus sévèrement puni que l'adultère masculin, etc. Ce modèle matrimonial correspondait à un idéal, celui de l'exclusivité de la filiation : un seul père, une seule mère ; pas un de moins, pas un de plus. La même personne est le géniteur de l'enfant, l'élève dans sa maison - c'est la dimension sociale et éducative - et est le parent au sens juridique.

Bien sûr, cela n'était pas toujours vrai : le mari n'était pas toujours le géniteur, mais l'on faisait comme si. « Le père est celui que les noces désignent », dit l'adage, tandis que l'idéal matrimonial veut que le père soit celui que le sang désigne. D'ailleurs, la rhétorique biologique valorise le mariage comme seule institution naturelle. Pour Rousseau, la famille est la société « la plus ancienne et la seule naturelle ».

Ce modèle matrimonial a été remis en question par une révolution de velours, l'émergence progressive des droits de l'enfant ayant accompagné l'affaiblissement de la complémentarité hiérarchique entre les sexes : autorisation de la recherche en paternité en 1912, substitution en 1970 de l'autorité parentale conjointe à la puissance paternelle, égalité entre tous les enfants par la grande loi de 1972, inspirée par le doyen Carbonnier.

En parallèle, la filiation s'est autonomisée du mariage. Le modèle matrimonial n'était pas très ouvert à l'adoption. Ce n'est qu'en 1939 que s'est développée la légitimation adoptive, suivie en 1966 par l'adoption plénière, mais selon un modèle de procréation. Avec cette loi, les parents adoptifs, en quelque sorte, devaient pouvoir passer pour ses géniteurs ; c'est une aggravation de la formule de Napoléon Bonaparte : « L'adoption singe la nature. » La loi de 1966 a effacé la première filiation de l'enfant : le nom des parents adoptifs figure sur l'acte de naissance. Ce modèle pseudo-procréatif ne va pas jusqu'à la falsification complète : le jugement d'adoption apparaît sur l'acte de naissance authentique. Les parents adoptifs n'ont longtemps été acceptés que comme des parents de seconde zone, de la fausse monnaie. D'où une tendance à taire la vérité de l'origine, à ne pas donner accès au dossier. A l'occasion de mon rapport, j'ai découvert que des collègues de mon Ecole avaient appris à cinquante ans qu'ils avaient été adoptés. Tout au plus distillait-on des renseignements non identifiants.

On a compris, petit à petit, que ce n'était pas conforme au droit fondamental de l'enfant, et que son intérêt ne se confondait pas avec celui de ses parents à garder le secret sur ses origines et éviter ainsi toute rivalité avec les parents biologiques. Surtout, les parents adoptifs ont de plus en plus revendiqué un autre modèle : celui de l'enfant qu'on prend par la main et à qui l'on montre le chemin, comme dit la chanson. Ils ont demandé la reconnaissance de l'adoption pour ce qu'elle était, parce qu'il est possible de s'engager envers un enfant dans un lien inconditionnel et indissoluble.

Cette évolution, depuis quinze ans a été facilitée par le développement de l'adoption internationale qui fait que les enfants ne ressemblent plus physiquement aux parents adoptifs... Au-delà, les parents géniteurs n'étaient plus perçus comme des rivaux potentiels par les parents adoptifs. A partir de là, on distinguait de la filiation l'origine personnelle de l'enfant, une distinction établie par la jurisprudence européenne. Je vous recommande le film Une vie toute neuve d'Ounie Lecomte qui retrace l'histoire d'un enfant adopté en Corée et sa souffrance devant le déchirement de son identité narrative.

Le modèle matrimonial de filiation a été remis en cause par le principe d'égalité des enfants, qui efface l'opposition entre filiation légitime et naturelle, entre honneur et honte, qui organisait le paysage social ; mais aussi par le principe de codirection masculine-féminine, et par le développement des droits des enfants. Dans ce contexte, on comprend les nouvelles revendications des parents homosexuels.

La loi autorise l'adoption par des célibataires depuis 1966, mais la pratique l'interdisait à des homosexuels. Cette situation, acceptée par l'arrêt « Fretté  contre France », n'était pas propre à notre pays. Toutefois, en 2008, la France a été condamnée pour avoir refusé de confier un enfant à une célibataire en raison de son homosexualité. Cette condamnation se fondait sur cette nouvelle organisation juridique de la filiation, fondée sur un engagement inconditionnel. Pourquoi deux personnes de même sexe ne pourraient-elles prendre ensemble cet engagement ? Il n'est nullement question qu'elles se fassent passer pour les géniteurs de l'enfant - la peur de l'UNAF traduit une conception désuète. Nous ne sommes pas dans le passage du biologique au social.

Désormais, se dessine un droit commun de la filiation, devant lequel tous les enfants sont égaux, quels que soient leurs parents. Cette unicité du droit de la filiation n'empêche pas la pluralité des sources de la filiation. Au contraire, il existe une filiation par procréation, une filiation par adoption qui respecte l'histoire de l'enfant. Il y a aussi la filiation par engendrement avec la coopération d'un tiers donneur - donneur de sperme, donneuse d'ovocytes, donneuse de gestation. La question de la procréation médicalement assistée ne figure pas dans le projet de loi, mais je suis prête à en discuter avec vous.

Mme Nathalie Goulet . - Merci d'avoir ouvert ces auditions à l'ensemble des sénateurs. Membre de la commission des affaires étrangères, je regrette qu'aucune ne soit consacrée à la législation comparée. Notre droit est-il rétrograde par rapport à celui de nos voisins ?

M. Jean-Pierre Sueur . - Nous avons commandé une étude de législation comparée qui est disponible sur le site du Sénat. Je vous la ferai parvenir.

Mme Michelle Meunier . - Comme vous, je crois que l'adoption est un engagement de lien pour la vie. Vous avez parlé de l'adoption plénière. Pouvez-vous dire un mot de l'adoption simple ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je suis très favorable à l'accès aux origines qui nous différencie des autres espèces animales. Ne pensez-vous pas que les noms des parents biologiques devraient toujours figurer sur l'état civil des enfants adoptés ?

Mme Irène Théry . - J'ai parlé du droit français, dont le modèle matrimonial a été commun aux grandes démocraties occidentales. En revanche, d'autre pays ont été plus sensibles que nous à la question des droits de l'individu et des droits de l'enfant en particulier, à commencer par celui de connaître ses origines. Le trouble - j'ai donné l'exemple de l'UNAF, mais j'aurais aussi pu citer Jean-Pierre Rosenczveig, qui vient de déclarer que la filiation, c'est « je suis issu de » -, tient à la confusion entre le fait que tous ces enfants naissent de l'un et l'autre sexe - ce qui implique qu'ils ne sont pas enfermés dans une moitié d'humanité tout en n'ayant qu'un sexe - et l'éducation d'un enfant par des personnes de même sexe.

Un chiffre m'a toujours frappée : au XVIII e siècle, un quart des mariages était des remariages ; et ceux-ci intervenaient six mois en moyenne après le veuvage. Pourquoi ? Parce qu'il existait une répartition des tâches dévolues à l'homme et à la femme dans l'éducation des enfants et que l'on n'imaginait pas élever un enfant sans une personne de l'autre sexe. Les questions se posent aujourd'hui différemment : un père peut maintenant donner un biberon sans déchoir de sa virilité.

L'adoption plénière se rapproche de plus en plus de l'adoption simple, laquelle est cumulative à partir de la filiation pivot. Elle évolue en effet vers une logique de l'addition : une logique du « et » remplace la vieille logique du « ou », même si les seuls parents selon la filiation sont les parents adoptifs.

Lors de la révision des lois bioéthique, j'avais d'ailleurs dirigé un numéro de la revue Esprit qui s'intitulait rien de moins que « L'adoption saisie par la biomédecine », car nous avions face à nous les tenants du modèle pseudo-procréatif. Pour autant, on ne peut s'en tenir à l'adoption simple : il nous faut nous appuyer sur l'adoption plénière en gardant l'inspiration additive de la première, ce qui confortera les parents intentionnels, les parents par filiation.

L'histoire du refus de la pluriparentalité joue également pour la procréation médicalement assistée (PMA) qui fait débat à l'Assemblée nationale. Je crois pourtant qu'en respectant les droits des enfants, on respecte mieux les parents adoptifs. J'ai vu une jeune coréenne défendre sa thèse en présence de sa famille adoptive et de ce qu'elle appelait sa « famille coréenne ». Elle avait rassemblé les morceaux épars de son histoire.

Dans le cas de la PMA avec tiers donneur, nous sommes allés encore plus loin dans l'effacement de l'origine, dans la falsification de la filiation : le recours à cette technique n'est mentionné nulle part dans les actes d'état civil. C'est « le crime parfait », dit la juriste Marcella Iacub. L'homme qui n'est pas le géniteur va, par hypothèse, bénéficier de la présomption de paternité. Avons-nous respecté les droits de l'enfant ? C'est le même modèle que celui du dé-mariage. Les enfants revendiquent l'accès à leur dossier médical, à leur majorité. Peut-on les en priver ? Cette information est parfaitement connue et conservée : peut-on la leur cacher ?

Il faut distinguer les enjeux biomédicaux et ceux de la filiation. Sachons entendre la nouvelle génération quand elle proteste contre le sort qui lui a été fait.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je remercie Mme Théry en votre nom à tous pour ce bel exposé.

Mme Nathalie Goulet . - Une audition, c'est bien mieux qu'un rapport !

Mme Françoise Héritier, anthropologue et ethnologue, professeur honoraire au collège de France

________

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous sommes heureux d'accueillir le professeur Héritier pour cette seconde audition. Vous la connaissez tous. Elle est professeur honoraire au Collège de France, directeur d'études honoraire à l'EHESS et membre de l'Académie universelle des cultures. Nous sommes nombreux à guetter le livre qu'elle publie régulièrement chez Odile Jacob...

Mme Françoise Héritier, anthropologue et ethnologue, professeur honoraire au collège de France . - Merci de m'avoir invitée à faire entendre la voix de l'anthropologie dans ce débat.

Certains évoquent parfois une « vérité anthropologique » pour refuser le mariage aux couples homosexuels. Le malheur veut que l'anthropologie ne soit pas enseignée dans nos écoles : on n'apprend pas comment fonctionnent les sociétés humaines. Certains l'invoquent donc parfois à mauvais escient...

Rien de ce qui nous paraît marqué du sceau de l'évidence n'est naturel : tout procède de créations de l'esprit, au cours de manipulations, autour d'un donné qui n'est pas contraignant. Dans le domaine de la parenté, l'anthropologie a isolé une liste de grands systèmes-types. Chaque société peut être analysée en fonction de son appartenance à tel ou tel sous-groupe, d'ailleurs corrélés selon un principe de non-contradiction. Une organisation ethnique ou étatique a une logique, une histoire. Il n'y a pas d'évidence simple fondée sur une nature commune. Ainsi, ne distinguons-nous pas entre nos cousins. Ainsi, le système matrimonial est-il fondé sur l'interdit. Ainsi, la filiation repose-t-elle sur un système cognatique, qui retranche l'enfant aux quatre lignes menant aux grands parents. Enfin, le mariage est hétérosexué et monogame. Nos compatriotes estiment que cela découle directement de la nature. Dans d'autres sociétés, on vit avec le même sentiment d'évidence naturelle une filiation unilinéaire : seule la ligne maternelle donne la filiation, et non quatre lignes. On s'y marie avec une cousine, on appelle « père » tous les frères du père, et « mère » toutes les soeurs de la mère. Ces situations sont dues à des combinaisons et manipulations de quelques faits élémentaires, que j'appelle « butoirs pour la pensée », c'est-à-dire des faits que l'esprit humain ne peut manipuler - du moins en l'état des savoirs qui les ont vu naître. Ces systèmes sont apparus au paléolithique supérieur. Dès lors, comment se référer à une vérité anthropologique, sans parler d'une quelconque supériorité ? Nous avons affaire à une réalité parmi d'autres, qui a évolué.

Tout enfant est amené culturellement, par ses habituations au quotidien, à juger normale et évidente la situation dans laquelle il vit. Il en serait de même dans le cadre de familles homoparentales. Pour lui, la déstabilisation procède de l'absence de reconnaissance officielle et, donc, du regard d'autrui. Dès qu'il y a reconnaissance officielle et non plus stigmatisation, la question de l'évidence au quotidien ne se pose plus.

Une ambiguïté sur les mots opacifie le problème : on confond filiation avec parentalité et avec engendrement ou enfantement. La filiation est la règle sociale qui détermine l'affiliation d'un enfant à un groupe, en lui conférant droits et devoirs. Elle se différencie de la vérité biologique, due à l'engendrement-enfantement et devenue en 1982 l'un des critères de la filiation. La parentalité, elle, se fonde sur l'investissement affectif et la responsabilité. Il faut bien distinguer ces trois notions : on peut être investi dans la parentalité et transmettre la filiation sans être géniteur : c'est l'adoption légale.

Notre société s'est accommodée pendant des siècles de l'existence de « bâtards », nés de « filles-mères », qui n'avaient qu'une moitié de ligne cognatique - sans qu'ils aient été pour autant des inadaptés ou des vauriens. On pourrait donc s'accommoder tout autant d'un doublement d'une même moitié, d'autant que les quatre lignes grand-parentales demeurent.

Tous nos systèmes sociaux dérivent de constats portant sur le monde sensible. Il y a 200 000 à 100 000 ans, les hommes et les femmes du paléolithique ont construit tout ce sur quoi nous vivons. Ils avaient le monde à penser, le savoir à mettre en route : un chantier sans équivalent ! Leurs créations mentales continuent à informer nos existences.

Quels sont ces butoirs pour la pensée ? Le premier est la néoténie de l'espèce humaine : les enfants humains sont ceux qui mettent le plus de temps à être autonomes, entre sept et dix ans quand une antilope court dix minutes après sa naissance. Cela implique la protection par les adultes et la dépendance des petits pendant des années.

Deuxième point, les générations s'enchaînent selon un certain ordre : les parents naissent toujours avant les enfants. La protection des parents se transforme en autorité et en domination. Rappelez-vous des mythes grecs, ou encore du film L'Etrange histoire de Benjamin Button ...

Troisième point, l'opposition mentale entre l'identique et le différent, fondée sur l'opposition entre mâle et femelle. Elle est à la base de toutes les oppositions dualistes (le dur et la douceur, le rugueux et la souplesse, etc.), le masculin étant toujours supérieur au féminin.

Quatrième butoir : les hommes n'ont pas la faculté de mettre au monde des enfants ; il leur faut passer par des corps de femmes, qu'ils pensent comme des véhicules mis à leur disposition pour ce faire. Une supériorité est ainsi retournée au débit des femmes.

Autre point, l'humanité unipare, ou encore l'observation que le sang, support de chaleur et de mouvement, est à l'origine du sperme : voyez Aristote où le sperme est le produit de la coction du sang faite par des hommes, porteur de la forme humaine, de l'idéation et de tout ce qui relève de l'idéel.

Il y a un nombre extrêmement important de combinaisons possibles entre ces différents traits. Certaines n'ont pas été acceptées intellectuellement, par exemple si elles conduisaient à accorder la prééminence sociale aux femmes. D'autres étaient logiquement possibles mais informulables. C'est sans doute le cas aujourd'hui... La simple combinatoire d'éléments autorise à dire qu'un certain nombre de possibles existent logiquement dans le ciel des idées, qui relèvent pour le moment de l'impensé ou de l'impensable. Un jour, un de ces possibles devient formulable ; initialement rejeté, il sera peut-être désormais pensable pour une majorité et, donc, émotionnellement concevable - une condition sine qua non pour rendre ce possible réalisable et institué. Tel est le chemin suivi par le mariage homosexué, reconnu dans la pratique, même si réprouvé par un grand nombre de sociétés.

La théorie anthropologique depuis Durkheim s'accorde à penser que, pour construire un monde paisible, viable, l'humanité a dû sortir du temps des chasseurs, ce temps de la reproduction en vase clos dans des groupes de consanguins de vingt à vingt-cinq personnes. Les hommes ont cherché à s'unir avec d'autres, à se procurer des femmes ailleurs, par prédation. Le lien social est fondé sur l'exogamie, versant positif d'une institution longtemps pensée comme universelle : la prohibition de l'inceste, clé d'une société viable. Cette prohibition se retrouve dans toutes les sociétés, avec des définitions et des extensions variables. A cette grande règle fondatrice, reconnue par Claude Levy-Strauss, j'ajoute ce que j'appelle la valence différentielle des sexes, qui fait des femmes des mineures, des dépendantes, par rapport aux mâles. Elles sont considérées comme fournissant de la matière pure ou comme un pur récipient : la femme est une marmite dans laquelle va mijoter le sperme masculin, porteur de la vie. Elle est ainsi limitée à la maternité. Ce sont les femmes qui sont échangées entre groupes, jamais les hommes. En droit romain, le matrimonium signifie « entrer dans la main du mari » : uxor filiae locus optinet . En d'autres termes, la mère est assimilée à la fille. Il n'y a pas d'exemple absolu d'un pouvoir féminin sur la gestion de la reproduction.

Il a fallu une institution pour organiser cet échange entre groupes, le rendre valide pour une vie entière. Ce lien solide qui lie ensemble les générations successives, c'est l'institution du mariage hétérosexuel. Le commerce incestueux et la reproduction au sein du groupe d'origine sont passés de la règle à l'interdit. Il en est de même pour le commerce homosexuel, car il n'assurait pas de liens durables dans le fil des générations. Ils ont fait l'objet, au fil des siècles, de rejet, de détestation. Le doyen Carbonnier parle de « l'horreur sacrée » que l'idée de l'inceste susciterait. Les religions révélées, apparues récemment, n'ont fait que renforcer l'impact de ces constructions préalables de l'esprit humain en les érigeant en loi divine.

Malgré la prééminence de l'hétérosexualité, les unions homosexuées ont toujours existé dans la pratique. On trouve des cas d'unions temporaires permises, dans l'attente du mariage, dans les sociétés polygynes. Chez les Indiens d'Amérique du Nord, on reconnaissait un statut de travesti, compagnon alternatif de jeunes hommes en attendant que ceux-ci se marient. C'est la berdache, illustrée dans le film Little big man . Idem chez les Nuer : la femme stérile est perçue comme contre nature, comme un homme né par erreur dans une peau de femme ; quand elle a la capacité de payer une compensation matrimoniale, elle peut s'offrir les soins d'une épouse qui la servira : elle appointera un serviteur qui fera à celle-ci des enfants dont elle sera le père. En Nouvelle-Calédonie, on considère que les garçons naissent avec une dotation spermatique insuffisante : il faut l'accroître par les moyens que l'on imagine. C'est un devoir encadré. Il y a peu d'exemples d'homosexualités féminines recensées - sans doute du fait des observateurs plus que de la réalité.

L'humanité a fait en optant pour l'hétérosexualité un choix politiquement utile, politiquement correct. Toutefois, les conditions ont changé depuis le paléolithique. Avec sept milliards d'humains, il n'est plus nécessaire de fonder la paix sur l'échange des femmes et sur le mariage hétérosexué. Depuis le XVIII e siècle, l'individu a été mis au premier plan : le mariage est désormais une affaire de choix individuel, de sentiment ; la durabilité n'est plus une fin en soi. Enfin, la révolution de l'optique nous a fait accéder à l'infiniment petit. On a identifié les gamètes et leur rôle, les techniques ont suivi : on sait ponctionner les ovules, les féconder in vitro , les repositionner dans l'utérus. Le principe de la conception hors du corps est une nouveauté bouleversante. De nouveaux possibles sont devenus pensables : l'utérus artificiel, la création d'un embryon à partir de spermatozoïdes et de cellules souches non germinales, greffe d'utérus d'une mère à sa fille...

Les grands bouleversements de notre paysage mental ont déjà eu lieu. Le propre de l'humain est de réfléchir à son sort et de mettre la main à son évolution. Il n'a aucune raison de refuser des transformations dans l'ordre social au seul motif que ses ancêtres ne vivaient pas ainsi il y a plusieurs millions d'années. Il accepte bien les innovations technologiques, il les recherche même. Pourquoi repousser celles ayant trait à l'organisation de la société ? Le mariage, cadre à forte charge symbolique, est devenu pensable et émotionnellement concevable comme ouvert à tous, ce qui correspond aux exigences comme aux possibilités du monde contemporain, donc de notre caractère d'être humain.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci de cet exposé clair et passionnant.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Qu'est-ce que l'altérité des sexes pour l'anthropologue ?

M. René Garrec . - Pouvez-vous citer des exemples de sociétés matriarcales ?

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Parmi tous les possibles que vous évoquez, y en a-t-il qui ne seraient pas acceptables ?

Mme Chantal Jouanno . - En quoi peut-on repousser ces fameux butoirs pour la pensée ? Peut-on imaginer qu'ils disparaîtront un jour ?

M. François Zocchetto . - L'endogamie génère le conflit, avez-vous dit, le mariage hétérosexuel a aidé à surmonter ces conflits. Dès lors que le mariage n'est plus strictement hétérosexuel, peut-il conduire à terme à de nouveaux conflits ?

Mme Françoise Héritier . - Non, il n'y a jamais eu de sociétés matriarcales, mais des mythes de matriarcat primitif, expliquant que les femmes auraient tellement mésusé le pouvoir qu'il avait fallu le leur ôter des mains. En Nouvelle-Guinée, on raconte ainsi que les femmes, qui ont la créativité en partage, auraient imaginé les arcs et les flèches mais s'en servaient en tirant derrière elles, tuant leurs enfants. En revanche, il y a des sociétés matrilinéaires, la filiation passant uniquement par la ligne de la mère. Les hommes y ont le pouvoir, en tant qu'oncle maternel.

Existerait-il des choses inacceptables ? Bien sûr : l'humanité s'est toujours entendue sur un minimum de choses inacceptables. L'altéralité commence avec la définition de la non-humanité. Il y a en quelque sorte des orbes concentriques autour d'un noyau intime, l'humanité se diluant progressivement : au centre les Grecs, puis les barbares, les sauvages, puis les sauromates, puis ceux qui n'ont pas de langage, puis pas de nom...

Des règles universelles, éthiques existent. On ne tue pas son semblable. Mais on a le droit de tuer celui qui ne l'est pas... Les Aztèques sacrifiaient des vaincus, venus de l'extérieur. Au Rwanda, la radio des Mille collines qualifiait les Tutsis de cafards, pas d'êtres humains... Et je ne parle pas du langage nazi. Enfin, une vieille paysanne ne s'inquiétait pas trop du sida chez les homosexuels - « tant que ça ne touche pas les êtres humains »... Il y a toujours une barrière de l'altérité. Nul ne peut user de son semblable à son propre bénéfice, ce serait inacceptable pour l'humanité.

La disparition des butoirs pour la pensée ? Certains d'entre eux, au cours des millénaires, vont s'amenuiser à force de triturer le matériau vivant. Des équipes travaillent sur la procréation hors du corps, les cellules totipotentes pouvant prendre la place de l'ovule, et la suppression de la rencontre des gamètes. Une évolution fondamentale à mon sens, car il n'y aurait plus besoin de deux sexes pour procréer. Cela sera-t-il bénéfique aux deux moitiés de l'humanité ? Il pourrait également en résulter une aggravation du modèle archaïque dominant de la femme perçue comme réservoir d'ovules ou comme simple utérus.

Les premiers humains ont construit le social, les savoirs, les règles qui nous ont été transmises. Nous avons désormais la possibilité de modifier ces données basiques : c'est une mutation absolue, qui ira vite. Ces évolutions impliquant des bouleversements plus profonds que le sujet de la loi qui nous occupe.

Que le mariage ne soit plus seulement hétérosexué engendrera-t-il des conflits ? Plus que vraisemblablement, cela fait partie des possibles que nous n'avons pas encore imaginés. Mais c'est vrai aussi pour le mariage hétérosexué. Prenons l'infanticide des filles en Chine et en Inde, qui se rapproche également de l'Europe, en Albanie notamment. Des pères utilisent le corps de leur fille pour obtenir des compensations matrimoniales plus élevées. Dans ce cas, on ne peut plus parler de liberté pour la femme. Oui, les conflits sont un possible, mais l'on ne peut pas tout prévoir par la loi.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La loi établit des règles pour le vivre-ensemble. Il est important de vous écouter pour mener le travail législatif. Nous aurions aimé vous entendre plus longtemps discourir dans cette langue si pure ! Nous vous remercions sincèrement.

Mme Françoise Héritier . - J'ai simplement voulu apporter mon éclairage d'anthropologue à votre difficile travail.

M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre

________

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci à M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre, de nous rejoindre. Praticien hospitalier à l'hôpital de Ville-Evrard, et dans les centres médico-psychologiques de Montreuil et des Lilas, vous êtes également chargé de conférence en philosophie à l'EHESS. Vous avez consacré votre thèse de médecine aux enfants conçus et élevés par des parents homosexuels, la première en France sur ce sujet, et publié en 2002 Homoparentalité : une nouvelle chance pour la famille ? , puis, en 2011, Fragments subjectifs .

M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre . - Vais-je répéter ce que j'ai dit devant l'Assemblée nationale ?

M. Jean-Pierre Sueur . - Votre réflexion s'est enrichie depuis.

M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre . - Pour moi, il importe d'abord d'expliquer d'où je parle. En d'autres termes, à quel niveau de discours ce que je vais dire se réfère-t-il ? Je vous parlerai en pédopsychiatre et en philosophe, je récuse le terme d'expert.

A l'expression de mariage homosexuel, le préfère les termes de mariage pour tous les citoyens, parce que dans nos sociétés vivent des personnes qui ne sont pas encore des citoyens. Le mariage est fondé sur une double origine : canonique, renvoyant au sacré, et civiliste, laïque. D'un côté la volonté divine, de l'autre la raison. Nombre de collègues psy mettent l'accent sur le canonique. Le mariage est pensé comme une institution. Les termes de naturel et de symbolique reviennent dans leurs propos, comme si penser la nature en opposition avec la culture ne faisait pas fi d'un siècle d'anthropologie et de sociologie.

Vouloir, malgré les progrès de la science, calquer le modèle matrimonial sur la procréation, c'est oublier l'adoption, cette fiction civiliste qui est la nôtre depuis le code civil. L'adoption par un célibataire apporte la preuve et la garantie que notre droit tient aussi d'une conception civiliste. Dans les années 2000, la réalité de couples homosexuels élevant des enfants était perçue comme un fantasme. Des parents homosexuels, il n'en existait pas.

En tant que pédopsychiatre, mon souci était, non de montrer que l'enfant vivant avec des parents homosexuels vivait bien ou mal, mais de décrire une réalité. Par parenthèse, on réclame toujours des études sur le sujet mais on ne les finance pas, j'en ai fait l'expérience. En tant que clinicien, je ne me positionne pas en tant que moraliste, je dis ce qui est. Je suis là pour entendre les patients qui sont en souffrance. Tout cela pour dire qu'il n'est pas sérieux d'incriminer ce qui serait de l'ordre de l'homosexualité des parents dans le développement de l'enfant. Certes, il peut y avoir des répercussions, car la famille est atypique - qu'est-ce qu'une famille typique ? -, mais cela s'arrête là. Voilà ce que j'ai démontré en 1999, cinq ans après que l'homosexualité a été ôtée de la classification internationale des pathologies mentales et qu'elle ne peut plus être considérée comme un facteur de risque...

On ne peut pas attendre des travaux du clinicien une réponse univoque pour légiférer car, je le répète, nous ne sommes pas des moralistes. Les travaux disent, non ce qui doit être, mais ce qui est. Des moralistes, il y en a déjà beaucoup, qui se cachent derrière les oripeaux de la psychiatrie. Une telle position rend les niveaux de discours peu utilisables par les politiques.

Pour finir, quelques mots sur l'expert. Il ne doit pas être le pare-feu, le cache-sexe de la décision politique. Soyons vigilants à l'utilisation du discours, demandez des avis à des spécialistes, pas à des experts dictant ce qui devrait être.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je m'intéresse justement à « ce qui est » et que constate le clinicien. Les enfants que vous recevez en consultation souffrent-ils d'une stigmatisation possible de l'homosexualité de leurs parents ?

M. Stéphane Nadaud. - Les enfants qui viennent me voir souffrent de problèmes psychiques, par définition. Raison pour laquelle le discours de clinicien est, par construction, à prendre avec des pincettes.

On fait souvent feu de tout bois pour viser les parents homosexuels. Prenons un enfant dont les parents - de sexe opposé - se séparent, le père décidant de vivre son homosexualité. L'enfant va mal, la situation est conflictuelle. L'homosexualité du père est immédiatement mise en avant dans la discussion. Pourtant, elle n'est pas plus importante à mes yeux que le fait que le père soit au chômage ou se comporte comme un grand adolescent. Cet élément influence l'enfant ... parmi mille autres. S'il y a stigmatisation, c'est que le corps social met la dimension homosexuelle au premier plan.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Autrement dit, il s'agit du corps social. Vous ne pouvez pas dire que les enfants de parents homosexuels vivraient objectivement des difficultés particulières, est-ce bien cela ?

M. Stéphane Nadaud. - Toute la difficulté est de savoir que faire de ces situations familiales et de les lier ou non à l'homosexualité. Le cadre familial présente nécessairement des particularités. Ces situations-là sont-elles prégnantes et sources de problèmes, ou bien est-ce l'homosexualité en amont ?

A l'avocate arguant qu'après une séparation l'enfant serait élevé dans un contexte de famille élargie, que c'était la séparation qui avait une influence, le procureur rétorquait en 1993 que dans la tête d'une célibataire lesbienne il y a image du père absent et dans celle qui vient de se séparer, image du père nié. En l'occurrence, le juge a refusé la garde à la mère. Pourquoi s'exprimer en ces termes alors que dans les deux cas, il y avait séparation des parents ? J'ai beau avoir une grande admiration pour saint Thomas, pareil raisonnement me paraît relever d'une bien pauvre scolastique... Oui, l'homosexualité entraîne des caractéristiques sociales, familiales : de fait, elle aura des conséquences sur les enfants. Est-ce inhérent à l'homosexualité ? Ma réponse est simpliste : l'homosexualité n'est plus une maladie mentale, il n'y a pas à la traiter comme telle.

Mme Virginie Klès . - Les parents homosexuels ont été des enfants, et, la plupart du temps, ont été élevés par un couple hétérosexuel, n'est-ce pas ? Ils ont eu une image du père et de la mère, qu'ils peuvent transmettre. Pourquoi ne revient-on pas à cette idée ?

Mme Michelle Meunier . - Les opposants affirment qu'il faut une figure paternelle et une figure maternelle, quel est votre point de vue de clinicien ? J'aurais également voulu vous entendre sur l'adoption, ce sujet problématique.

M. Claude Dilain . - Pour le pédiatre que je suis, nous sommes tous des enfants adoptés : les liens de l'amour sont plus forts que les chromosomes. Ce n'est pas « l'amour en plus » d'Élisabeth Badinter, mais « l'amour plus fort ». Avez-vous fait le même constat ?

M. Jean-Jacques Hyest . - Je n'ouvrirai pas une disputatio sur saint Thomas... Y a-t-il une différence entre des enfants élevés par des parents qui ont décidé de vivre leur homosexualité et ceux nés par PMA ou gestation pour autrui (GPA) ? Dans ce cas, se pose la question de l'origine. Les enfants conçus ou élevés, ce n'est pas la même chose.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Ou adoptés...

M. Jean-Jacques Hyest . - Les circulaires règlent tout...

Mme Chantal Jouanno . - J'ajouterai le cas des enfants adoptés par la voie traditionnelle : qu'en est-il de leurs conditions d'accueil dans des familles homosexuelles ? Les études sont contradictoires.

M. Stéphane Nadaud . - Comment penser ce qui peut valoir dans le bon développement d'un enfant du côté de la réalité et de celui du désir ? Les praticiens ont déjà bien à faire avec la réalité concrète : un enfant vivant en société aura, de toute façon, une référence aux deux sexes. Imaginer le contraire est absurde. Rares sont les couples de lesbiennes qui refusent toute présence masculine ; par intériorisation de la norme, la plupart s'efforcent au contraire de la favoriser. Et quant bien même, l'enfant ne verrait pas d'homme chez lui, il en rencontrerait à l'école. Considérons que la référence aux deux sexes est nécessaire, la question pragmatique est de savoir si elle doit se réaliser dans la famille nucléaire ou dans la famille élargie. Il est spécieux d'imaginer qu'elle doit être dans la tête des parents. Mais la famille élargie ? Nous avons tous ici des oncles et des tantes. Mme Héritier l'a bien montré, les parents biologiques ne recoupent pas forcément les vrais parents. Sinon, il n'y aurait pas besoin de fiction juridique, ni de société.

L'adoption est l'élément le plus complexe à penser. Ma position politique - je suis fondé à la donner en tant que philosophe - est que la loi est distincte du « naturellement procréatif ». D'où ma crainte de voir des gens demander, à l'occasion de ce projet de loi, la suppression de l'adoption par les parents célibataires. L'adoption est cette preuve ultime de la naissance légale, depuis le code napoléonien jusqu'aux marraines de guerre. L'adoption est difficile à penser, précisément parce qu'elle distingue le géniteur du parent. On naît deux fois : biologiquement d'un géniteur, puis civilement de parents adoptifs.

M. Jean-Jacques Hyest . - Dans l'adoption plénière

M. Stéphane Nadaud . - Tout à fait. Ce laps de temps entre ces deux naissances mérite l'attention. Pour beaucoup de cliniciens spécialistes de l'adoption, celle-ci constituerait un élément instable sur une situation qui l'est déjà. Je n'envisage pas les choses ainsi : à mes yeux, dans notre façon d'être un sujet pensant, vivant, social, rien ne va de soi. Aucune situation familiale ne va de soi.

M. Dilain l'a dit : nous sommes tous des enfants adoptés. Néanmoins, l'amour ne suffit pas pour adopter : il faut la loi - mais une loi sans amour serait particulièrement triste. Néanmoins, l'adoption ne sera pas plus compliquée dans des familles homosexuelles que la PMA ou la GPA. Pour finir par une vignette clinique, je me souviens d'un couple de lesbiennes qui me disait sans cesse : « cet enfant doit absolument avoir un père », comme s'il n'en avait pas un, peu présent il est vrai. Exemple d'une introjection absolue du discours sur la nécessité du père. Or, cet enfant était en thérapie avec moi, un homme. Peut-être est-ce orgueilleux de le dire mais, en tous cas, cet enfant souffrait de bien d'autres choses que de l'homosexualité de sa mère.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci de cet apport de philosophe et de clinicien. Nous saluons votre capacité d'analyse.

M. Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre et psychanalyste

________

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Vous êtes psychiatre, psychanalyste, chargé de cours à l'université Paris-Diderot, et avez beaucoup travaillé sur l'adoption et sur le secret des origines. Votre livre célèbre sur la psychiatrie en était en 2007 à sa troisième édition ; un autre, paru en 2010, s'intitule Eloge du secret . Vous avez également publié des articles tels que « La filiation à l'épreuve des lois » en 2011, ainsi que « Eloges des secrets : illusion, soi et transformation ».

C'est avec un grand intérêt que nous allons vous entendre.

M. Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre et psychanalyste . - Je veux expliciter le coeur de mon métier : interpréter, en l'occurrence, interpréter les enjeux juridiques d'un projet de loi à la lumière de mes connaissances sur la filiation, l'adoption, la famille, l'enfant et la société. Freud a jeté les bases de ce travail en énonçant que le développement de la culture va de pair avec celui de l'individu et travaille avec les mêmes moyens. L'évolution de la loi exerce une influence sur l'individu, de même que l'individu a un impact sur la modification des lois. Nous sommes loin, avec cette dialectique, de l'optique positiviste de ces anthropologues qui décrivent les possibles et semblent penser que toutes les plantes tropicales pourraient pousser sous nos latitudes, ignorant l'enracinement conscient et inconscient de tous les montages familiaux du monde dans l'espace mythique de chaque culture.

Mon analyse s'éloigne radicalement de celle de la sociologie juridique qui collectionne enquêtes d'opinion et prétexte des faits sociaux pour justifier une évolution législative. La loi de 2002 sur l'autorité parentale en donne un triste exemple : elle a fait, dans une logique arithmétique, disparaître le père et la mère au profit d'un parent unisexe. Je pourrais parler longuement des effets traumatisants de la formule « à temps égal, parent égal » sur les enfants de moins de six ans. Le bébé a un vécu très inégalitaire des relations avec son père et sa mère qu'il différencie dès son plus jeune âge, toutes les recherches le montrent. Les modes d'interaction et les compétences ne sont pas identiques, chacun a son rôle, complémentaire de l'autre.

Ces approches anthropologiques et sociologiques occultent le sens de la filiation, valident un self-service normatif délié de la raison qui organise la filiation.

Le problème dans ce texte n'est pas le mariage, c'est qu'il s'attaque à la filiation organisée par la naissance en la faisant reposer sur un acte de volonté. Le plus grave est la remise en cause radicale de l'adoption plénière comme base de la filiation adoptive. On mine le principe même de réussite de l'adoption et de filiations comme l'aide médicale à la procréation. Dans ces filiations particulières, on a dissocié, à un moment, l'origine de l'enfant de la scène familiale. Le montage actuel de la filiation est efficace parce qu'il permet à l'enfant d'avoir une re-naissance au sein d'un couple qui le désire et qui aurait pu l'engendrer. L'enfant adopté sait qu'il vient d'un ailleurs, parfois d'un autre pays, d'une autre ethnie. Là n'est pas le problème.

La greffe filiative marche à une seule condition : si l'enfant peut fantasmer qu'il aurait pu venir de cet homme et de cette femme-là, quelle que soit sa couleur de peau. C'est ainsi qu'il transforme ses parents adoptifs en ses vrais parents. Pour nous, psychiatres, la notion de parent biologique n'a pas de sens. Cela fonctionne même dans les adoptions tardives. On observe des phénomènes de régression différenciés : l'enfant de 5-6 ans recherche le peau à peau avec sa mère. On assiste à des scènes qui montrent que l'enfant se recrée une histoire : on joue à « la nuit où je suis né ». L'enfant plonge sous les draps et ressort à l'autre bout du lit des parents. Grâce à cette re-naissance, il dépasse un passé lourd en ouvrant une nouvelle page filiative. Même mécanisme pour les enfants issus des CECOS : l'enfant construit une situation psychique qui aura valeur de vérité. Le don est intériorisé : puisqu'il y a eu don, le père est bien le sien, comme s'il avait été engendré par lui. Et, dans la tête de l'enfant, cela a valeur de vérité. Car l'engendrement est le noyau de la filiation, pas la vérité biologique.

Pour un enfant, « parents de même sexe » n'a aucun sens. Un père ou une mère qui n'engendre pas, sur le plan réel ou symbolique, cela ne peut pas fonctionner. Etre né de deux hommes ou de deux femmes n'est pas imaginable, ce n'est pas une fiction crédible. Les Romains s'étaient posé la même question : jusqu'où peut-on aller avec la technique juridique ? Ils se sont demandé si un adulte pouvait adopter un enfant plus âgé que lui. Ils ont considéré que la fiction n'aurait pas été crédible, raisonnable. Tous les enfants s'accrochent au côté originaire de la famille où ils sont.

Il y a échec de l'adoption quand l'enfant va du côté de ses origines biologiques pour rechercher ce qu'il n'a pas trouvé dans sa famille adoptive, ce qu'a autorisé la loi compassionnelle de 2002 sous la pression de mouvements militants avec le même discours médiatique sur la souffrance des gens. C'est la désorganisation de l'adoption, une impasse filiative. On me renvoie souvent au fameux besoin des origines, comme s'il était biologique, et non pas psychologique. La recherche des origines, qui intervient quand l'adoption échoue, est désormais ouverte aux soi-disant 300 à 400 000 adultes en souffrance allégués au moment de l'examen de la loi. Combien sont-ils venus dix ans plus tard ? 5 000, comme ceux qui se déplaçaient auparavant dans les conseils généraux ! Ce n'était pas la peine de faire une loi pour ça, en biologisant la filiation, ce qui dépossède le parent adoptif. Les associations militantes m'expliquent que l'enfant sait bien qu'il ne vient pas de deux hommes ou de deux femmes. Simplement, tout sera un échec de la filiation si l'on parle de parent biologique, voire de parent « spermatique ». Sortir la naissance comme référence filiative désincarne la filiation au sein du couple, et du coup elle se réincarne ailleurs. L'origine, ce n'est pas le biologique, mais le psychique.

Remettre en cause la notion de père et mère affectera tous les enfants et emportera une véritable déqualification parentale. La filiation unisexe aurait la même valeur pour tout le monde ? Cela discrimine les enfants adoptés par rapport aux autres, nés sous la couette : ils ne re-naîtront plus dans une scène originaire fantasmée. Tout est possible, et n'a aucune importance... Cela discrimine également les enfants adoptés entre eux : quand ils auront un père et une mère, ils auront les moyens de reconstruire quelque chose ; avec deux pères ou deux mères, ils n'auront qu'un seul type d'identification. L'Etat aura décidé qu'on peut les priver de père ou de mère. Les sociologues ont banalisé les histoires de vie, en oubliant les souffrances, la surmorbidité psychiatrique des enfants dans des situations atypiques. Non, un enfant ne peut tout traverser.

L'adoption nationale, c'est 500 à 700 adoptions sous secret, et 300 adoptions de pupilles ; l'adoption internationale représente 2 000 cas par an - un chiffre qui décroît d'année en année. Or, 28 000 couples sont agréés. Les dix premiers pays adoptent 32 000 enfants. Il y a cent à deux cents couples adoptants pour un enfant adoptable : les pays d'origine sélectionnent. Les professionnels raisonnent en termes de risque : aucun ne mettra un enfant dans une situation rendue plus complexe et plus difficile par une loi.

Ce projet créerait le droit d'amputer un enfant soit d'un père, soit d'une mère. Or, ces enfants ont vécu une première rupture, ont été privés de la construction d'une enfance. La société a une dette vis-à-vis d'eux : ceux-ci ont le droit d'avoir une situation banale, qui ne leur demandera pas un surcroît d'adaptation.

La boussole que nous utilisons dans nos consultations de pédopsychiatrie, c'est la naissance, les interactions spécifiques avec le père, avec la mère, les premiers liens, on le voit bien dans les situations de grave maltraitance, d'échec de la construction d'adoption. Si on retire cette boussole, quelle référence prendre ? Comment les magistrats vont-ils faire de leur côté ? Comment expertiser la volonté, la présomption de parentalité ?

Il fallait légiférer sur un statut éducatif, renforcer le statut du conjoint. Ce qui fonctionne, ce sont les situations claires. Une mère et son amoureuse, cela, ce n'est pas impensable, contrairement à l'existence de deux mamans - nous avons vu des reportages pathétiques sur les efforts des enfants concernés pour se conformer à ce que l'on attend d'eux.

Plutôt que de légiférer pour tous les couples en fonction de la minorité d'une minorité, il faudrait, non pas reconnaître l'homoparentalité, mais bien mettre l'accent sur une parentalité partagée, respectueuse de la logique de la filiation, de façon à ce que les termes de père et mère gardent leur sens. On voit bien la difficulté quand on aborde la question des noms propres : pour s'en sortir, on propose de juxtaposer les deux noms pour tout le monde. Pour nous, psychiatres, c'est une aberration. La transmission du nom du père est une manière, pour le père, de compenser le lien charnel de l'enfant avec sa mère. Si on donne le choix au couple, qui choisira ?

La filiation psychique est une construction. Le risque est de verser dans le tout biologique ou dans le tout sociologique, qui en aucun cas, ne donneront à l'enfant une origine crédible, raisonnable.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour votre exposé et pour votre conviction. Nous voulions entendre des approches différentes.

M. Jean-Jacques Hyest . - Avec des prémisses identiques, on aboutit à des conclusions inverses.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - « Les citoyens naissent libres et égaux en droit », dites-vous avant d'ajouter que certains enfants seront discriminés par ce projet de loi. Quid des enfants adoptés par des célibataires ? Sont-ils discriminés par rapport à ceux qu'adoptent des couples hétérosexuels ? Par ailleurs, n'est-ce pas le droit de tous les enfants de connaître leurs origines ? Pour ma part, je pense que ce n'est pas négociable.

M. Claude Dilain . - J'aurais souhaité quelques précisions sur la filiation. Vous avez évoqué une re-naissance, qui est tellement de l'ordre du fantasme, qu'elle est possible même quand la couleur de peau est différente. Cela éloigne totalement la biologie. Pourquoi la re-naissance serait-elle a priori impossible avec un couple homosexuel ? Le plus beau fantasme, n'est-ce pas Marie ? La filiation peut partir d'une femme. Pourquoi réintroduire une notion de biologie raisonnable, qui n'a rien à voir avec le fantasme ?

Mme Virginie Klès . - La biologisation est-elle indispensable ou disparaîtrait-elle ? Je comprends mal.

Le rejet de greffes d'adoption ne peut-il être lié à d'autres traumatismes que la filiation ? Avez-vous déjà soigné des enfants éduqués par des couples homosexuels ? Enfin, avez-vous déjà rencontré dans vos consultations des enfants éduqués par des couples homosexuels et ceux-ci rencontrent-ils les mêmes difficultés que les autres ?

M. Claude Dilain . - Vous parlez de l'absolue nécessité d'avoir un père ou une mère. N'est-il pas plus important d'avoir quelqu'un qui remplit une fonction paternelle ou une fonction maternelle ? Pour ma part, je suis un père qui remplit bien des fonctions maternelles.

Mme Michelle Meunier . - Une loi émotionnelle n'est pas une bonne loi, dites-vous. J'entends autour de moi des couples pour lesquels l'adoption se pose en termes très concrets. Pourquoi « comme si » ? Les enfants des familles monoparentales ne sont pas toujours cabossés ou en danger.

Mme Nicole Bonnefoy . - La définition de la filiation varie : certains nous assurent qu'elle est fondée sur le geste, vous, que c'est l'engendrement...

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il y a de l'émotionnel partout.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Moins au Sénat qu'à l'Assemblée nationale.

M. Jean-Jacques Hyest . - Les juristes sont souvent sans coeur, dit-on...

M. Pierre Lévy-Soussan . - Sur l'adoption par des célibataires, vous avez raison. Il y a plus de risque qu'un enfant adopté par une célibataire ait des problèmes. Je ne raisonne pas en termes de prédiction, mais de prévention. Quand nous avons un doute sur une situation, il doit profiter à l'enfant. Cette situation présente statistiquement six fois plus de risques. Quand cette adoption a été autorisée après la première guerre mondiale, la situation était très différente : il s'agissait d'anciennes mères qui recueillaient des orphelins.

Le droit aux origines biologiques va à l'encontre des origines psychiques. A partir de 2002, lorsqu'on a commencé à persécuter les parents biologiques pour obtenir leur identité, de l'identité, ils n'ont plus rien dit : les dossiers se sont vidés des histoires, du narratif qui répond à un besoin de l'enfant.

Quand je parle de l'axe biologique de la filiation, je vise deux choses : le lien du sang, idéalisé et valorisé par notre société, difficile à rompre même en cas de maltraitance, mais aussi la scène de conception. Le premier, on peut le dépasser, pas la seconde, pas la scène de conception biologique. Le roc, au sens freudien, c'est qu'on naît tous d'une femme. Cette loi dispense une partie de la population de cette scène de rencontre, d'altérité. A quel titre ? Nous sommes tous passés par cette scène, universelle, qui nous a tous constitués - et tous névrosés, au point que certains sont devenus psychiatres... Cet universel constitue le social. Au nom de quoi en priver les enfants ?

Bien sûr, il y a d'autres problématiques dans l'adoption qui conduisent à son échec. Mais leur voie commune est de considérer le couple parental, ou l'enfant, comme étranger à soi. Les causes sont multiples, liées au couple, à l'enfant, à une erreur d'appariement. Je n'ai parlé ici que du risque législatif.

Il y avait mille façons de consolider le statut du conjoint sans toucher à la filiation, sans entraîner de confusion des rôles. Tous les enfants dans une situation atypique, y compris dans une situation que les sociologues appellent monoparentale, ont une plus grande vulnérabilité. Statistiquement, ils ont plus de risque de dépression, de morbidité, de trouble. En termes de risque, toutes les études concordent : la situation la moins à risque, c'est homme-femme-enfant ; les autres, sans être impossibles, présentent plus de risques. Et il ne s'agit que de situations éducatives.

Je définis la filiation par le geste, par l'engendrement et par la construction de la filiation psychique : fromage et dessert ! La transformation d'un homme et d'une femme en père et mère ne va pas de soi, même pour les enfants faits sous la couette.

Le paternel de la femme ne sera jamais le même que le paternel de l'homme ; le maternel de l'homme ne sera jamais le même que celui de la femme. L'enfant différencie l'être propre. Le dialogue tonique entre la mère et son bébé n'est pas le même que celui qu'a le père. Un père ne sera jamais une mère comme les autres. Cela n'a rien à voir avec qui fait la vaisselle ou descend les poubelles, mais tout avec les places, réelle et symbolique, qu'il représente pour l'enfant.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le rapporteur avait évoqué le droit à la connaissance des origines.

M. Pierre Lévy-Soussan . - Le parent biologique a récusé l'enfant comme un destin filiatique. Un abandon marque l'interruption d'un lien, mais à partir de là, il y aura construction filiative. Gare au piège des origines ! On a vu les désastres de la loi de 2002 : quand l'enfant recherche ses parents biologiques, il cherche un recours par rapport à une situation complexe dans la famille adoptive. Quand le père et la mère adoptifs sont sûrs de leur position de parents et ne tombent pas dans le piège, la famille sort de l'impasse. Dans le cas contraire, les origines servent de recours et, j'ai vu toutes sortes de quêtes, le plus souvent, il y a une déception à la clé. Le pouvoir originaire du désir, dans une scène de reconception, voilà ce que recherche l'enfant : avoir banalement un père et une mère comme les autres, ici et maintenant, dans sa famille adoptive.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci de nous avoir parlé avec autant de conviction.

Mercredi 6 février 2013

Représentants de l'Interassociative inter-LGBT

________

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Nous reprenons nos auditions publiques sur le mariage pour tous. Mme Michelle Meunier, qui a été désignée rapporteure pour avis par la commission des affaires sociales ce matin, participe à nos travaux.

M. Nicolas Gougain, porte-parole de l'inter-LGBT . - Merci de votre invitation. L'interassociative lesbienne, gaie, bi et trans fédère une soixantaine d'organisations militant contre les discriminations subies au quotidien par les homosexuels dans le monde du travail, à l'école, dans le sport, etc., mais aussi pour l'égalité des droits. Elle organise également la marche des fiertés, autrefois appelée la gay pride . La revendication politique d'égalité n'est pas nouvelle. Nous sommes très émus d'être entendus au Parlement, cela a été très rare par le passé. Enfin, on parle de la prise en compte des familles, quelle que soit leur orientation sexuelle. Cela nous fait beaucoup de bien, car nous attendions depuis longtemps ce projet de loi, ce moment historique.

M. Mathieu Nocent, co-secrétaire de la commission politique de l'inter-LGBT . - Je commencerai par une anecdote. En mai 2012, Barack Obama s'est déclaré en faveur du mariage aux couples de même sexe. Une petite fille, Sophia Bailey Klugh, 10 ans, lui a écrit : « Je suis tellement heureuse que vous soyez d'accord avec le fait que deux hommes puissent s'aimer, parce que j'ai deux papas et ils s'aiment, mais à l'école les enfants pensent que c'est dégoûtant et bizarre, et cela me blesse et me fait mal au coeur. Si vous étiez à ma place, que feriez-vous ? ». Le président des Etats-Unis lui a répondu deux jours plus tard pour la remercier de cette si belle lettre : « En la lisant, je me suis senti fier d'être votre président, et j'ai ressenti encore plus d'espoir dans l'avenir de notre pays. Aux Etats-Unis, il n'y a pas deux familles qui se ressemblent. Nous sommes fiers de cette diversité. Nos différences nous unissent. Nous sommes chanceux de vivre dans un pays où nous sommes tous nés égaux, et ceci quelle que soit notre apparence physique, l'endroit où nous sommes nés ou l'identité de nos parents. »

En France, des dizaines de milliers d'enfants vivent la situation de la petite Sophia : ils sont élevés par deux papas ou deux mamans, par un papa et deux mamans, une maman et deux papas, ou par deux mamans et deux papas. Depuis quelques semaines, ils entendent dire à l'Assemblée nationale que le mariage consacre l'union d'un homme et d'une femme, dans le but de procréer. C'est ignorer la révolution juridique que le mariage a connue depuis le code napoléonien de 1804.

Cette conception est dépassée. Depuis 1972, les droits et les devoirs des enfants et des parents sont identiques dans le mariage et hors mariage ; depuis 2005, il n'y a plus de distinction entre filiations légitime et naturelle. Plus d'un enfant sur deux naît hors mariage ; bien des couples se marient sans avoir l'intention de procréer. Le coeur du mariage n'est plus la présomption de paternité mais le couple. Comment justifier désormais que les couples de même sexe n'y aient pas accès ?

Ils entendent dire que les enfants doivent avoir un père et une mère pour s'épanouir. C'est méconnaître la diversité des familles et faire injure aux enfants de familles monoparentales et homoparentales. La famille « idéale » renvoie à un jugement de valeur. Faisons confiance aux enfants pour gérer le pluralisme du monde dans lequel, de toute façon, ils vont vivre.

Ces enfants entendent aussi dire que leurs parents leur mentiraient et que l'Etat appuierait ce mensonge en reconnaissant une double filiation monosexuée. Aucun couple homosexuel ne prétendra être les parents biologiques de l'enfant ! Comme le dit Irène Théry, « la filiation adoptive n'est pas un décalque de la procréation. Loin de chercher à se faire passer pour ses géniteurs, les parents adoptifs revendiquent l'adoption pour elle-même, comme une façon pleinement légitime de construire la filiation sur l'engagement ». Personne n'a l'intention de faire passer les enfants issus de la procréation médicalement assistée (PMA) comme nés de deux femmes : c'est un fantasme. S'il y a un mensonge, c'est celui du droit qui fait croire, pour les enfants nés de la PMA, que le mari stérile est le géniteur...

Ces enfants entendent encore dire que ce mariage va contre la nature. Une vision naturaliste pour le moins audacieuse...Les Lumières sont-elles si éloignées ? A-t-on oublié que l'on est passé de la nature à la culture, d'un ordre religieux à un ordre civil ? La nature n'a pas force de droit et ne saurait imposer en droit la reconnaissance d'une seule structure familiale.

On leur explique enfin que la différence des sexes serait un référentiel indispensable à la construction de l'enfant. Mais elle est omniprésente dans leur environnement, dans leur quotidien ! Ce texte met à bas les stéréotypes et rétablit une pleine égalité entre les couples et au sein des couples.

Le président Obama terminait ainsi sa lettre à la petite Sophia : « Une bonne règle est de traiter les autres comme tu aimerais qu'ils te traitent. Rappelle cette règle à tes camarades s'ils tiennent des propos qui te blessent ». Cependant, alors qu'hier la Chambre des communes du Royaume-Uni a voté, à 400 voix contre 175, l'ouverture du mariage à tous, le député Bénisti parlait, à l'Assemblée nationale, d'« enfant Playmobil » ; Mme Dalloz réclamait que le principe de précaution ne s'applique pas qu'aux animaux ; le député Duyck parlait d'une régression monstrueuse ; son collègue Poisson s'inquiétait que l'on finisse par créer artificiellement des enfants « disponibles à toute forme de volonté, de désir », et Mme Genevard s'inquiétait des cris de détresse des enfants élevés sans père ou sans mère. J'ose croire qu'un jour, les enfants qui souffrent de ces outrances et de cette stigmatisation pourront dire à leurs camarades : «  oui, j'ai deux papas, et alors ? »

M. Nicolas Gougain . - Le projet de loi ne vise pas à remplacer un modèle par un autre, il est inclusif. Il ne s'agit pas d'imposer un modèle, mais d'en reconnaître un autre en ajoutant à la diversité. Vous n'enlèverez rien aux familles hétérosexuelles en donnant aux familles homosexuelles le droit de vivre leur histoire comme elles l'entendent - que ce soit par le Pacs ou le mariage. Le rôle du législateur est de sécuriser la situation de ces familles et de garantir l'égalité des droits. Ce projet de vivre-ensemble contribuera à la lutte contre les discriminations et les stéréotypes.

L'attente est extrêmement forte. Il y a deux ans, la date de la marche des fiertés avait coïncidé avec la reconnaissance par l'Etat de New York du mariage homosexuel. Cela avait soulevé un formidable espoir.

Nous regrettons que la France, encore une fois, ait été doublée par un autre pays dans la lutte contre les discriminations. Mais aujourd'hui, nous y sommes, la France marche vers l'égalité des droits.

Vous recevrez bientôt le texte de l'Assemblée nationale, j'espère que vous l'enrichirez.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je tiens à vous rassurer : il y aura des oppositions au Sénat, mais on n'y tiendra pas les mêmes propos qu'à l'Assemblée nationale. Quant à la PMA, Mme Héritier, après un passionnant exposé anthropologique, nous a expliqué hier que nous allions nous prononcer sur un détail, que la principale révolution était devant nous : la procréation hors utérus. Rassurez-vous donc, bonnes gens !

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales . - On entend beaucoup les opposants au projet de loi. J'aimerais savoir ce que disent les associations depuis le début de ce débat. Constatez-vous un élargissement de votre audience et quels sont les effets du texte sur ceux qui y sont favorables ?

Mme Virginie Klès . - Vous avez parlé de mensonge. Il faut bien un homme et une femme pour faire des enfants, même si les fonctions éducatives peuvent être confiées à d'autres. Il importe de le rappeler pour éviter des dérives sur ce projet de loi.

On parle beaucoup des enfants éduqués dans des couples homosexuels, peu des parents d'homosexuels. Ceux-là sont-ils heureux de voir le mariage ouvert à leurs enfants ou, au contraire, inquiets ? Leur avis est important. Pour ma part, en tant que maman, je préfèrerais que mon fils ou ma fille soit heureux.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous auditionnerons ensuite d'autres associations, avec lesquelles nous reviendrons également sur la question des enfants.

Mme Maryvonne Blondin . - Ce projet de loi facilitera la vie des personnes trans, qui peinent à modifier leur état civil et, donc, à se marier.

Vous évoquez un manque d'écoute de la part du Parlement. Le Sénat, depuis quelque temps, a commencé d'auditionner les associations. Mme Meunier et moi-même auditionnons sur cette thématique, vous le savez.

Mme Corinne Bouchoux . - Le débat a fait découvrir à certains enfants qu'ils n'étaient pas comme les autres. En a-t-on pris la mesure ? Le bas niveau de certains propos ne donnera pas une bonne image des politiques... Vous connaissez bien l'association « Contact ». Moi aussi, je voulais parler des parents d'homosexuels qui vivent avec difficulté les propos homophobes proférés en France. On parle des homosexuels comme on ne parlerait pas des coléoptères... Le débat a été plus posé au Royaume-Uni et en Espagne. Pourquoi à votre avis prend-il cette tournure en France ?

M. Mathieu Nocent . - Nous ne nions absolument pas qu'un enfant naisse d'un homme et d'une femme. En revanche, nous distinguons le géniteur du parent. On entend qu'il faut lier l'homoparentalité à la problématique de l'accès aux origines. Personnellement, je ne voix pas très bien comment lier les deux. Nous parlons ici de filiation sociale et non de filiation procréative ou biologique. Dire qu'aujourd'hui, la filiation est une filiation procréative est déjà inexacte en droit, puisque la filiation adoptive n'est pas procréative par essence. La présomption de paternité n'établit pas que le père est le géniteur. Nous militons pour la reconnaissance d'une filiation sociale, qui existe déjà, de fait, dans notre droit avec l'adoption.

M. Nicolas Gougain . - J'ai été reçu au Parlement avec les associations trans lors de l'examen du projet de loi sur le harcèlement sexuel. Je remercie le Sénat de son initiative. Des parlementaires s'engagent pour faciliter le changement d'état civil des trans. Je salue ces personnes qui travaillent à l'égalité des droits.

Les conséquences du débat parlementaire ? « SOS homophobie » a reçu trois fois plus d'appels en décembre 2012 qu'en décembre 2011, quatre fois plus en janvier 2013 qu'un an auparavant. C'est un indicateur. Le débat a libéré des propos homophobes, on l'a vu sur les réseaux sociaux ou dans les réactions d'internautes aux articles de presse. Je reste néanmoins très optimiste pour l'avenir tant la société française a évolué depuis une quinzaine d'années. Le Pacs, qui avait suscité une vive opposition à l'époque, y a contribué - au point que les opposants au projet proposent de le renforcer.

Concernant les parents d'homosexuels, nous avons mobilisé des centaines de milliers de personnes le 16 décembre et le 27 janvier dernier pour soutenir le texte. Défiler quand on est pour un projet, et que ce projet est appuyé par une majorité politique ne tombe pas sous le sens. Cela relève de l'exploit. Parmi les manifestants, se trouvaient de nombreux parents, dont les miens. D'après un sondage du Parisien , les deux tiers des parents déclarent qu'ils assisteraient au mariage de leur enfant homosexuel. Comme tous les sujets polémiques, tels que l'avortement, la contraception et même la peine de mort, le débat s'apaisera et la réforme deviendra consensuelle. Bien au-delà d'une minorité, le texte intéresse toute la société, ainsi des associations de parents d'élèves ou des associations familiales laïques s'y sont déclarées favorables. Il s'agit aussi de familles.

M. Mathieu Nocent . - L'homoparentalité, tout le monde l'a compris, interroge la conception de la famille. Nous sommes en contact avec les familles adoptives, qui se sentent très touchées par ce débat. Elles aussi sont choquées que l'on mette autant en cause la filiation sociale.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Fin février, une série d'auditions sera consacrée à l'adoption. Le 21 février, nous entendrons le témoignage de parents qui ont accepté l'homosexualité de leur enfant. Nous ne pouvons entendre tout le monde. Nous avons demandé aux autres d'envoyer des contributions par écrit.

Pour l'heure, le texte ne propose que l'adoption. D'où la question de l'accès aux origines dont la connaissance, pour moi, nous distingue de l'animal. Quelle est votre position sur ce sujet ?

M. Nicolas Gougain . - Certes, l'adoption plénière substitue la filiation adoptive à la filiation biologique, mais cela ne fait pas obstacle à la connaissance des origines. Au reste, les familles adoptives, parce qu'elles assument la filiation sociale, expliquent à leurs enfants quelle est leur origine. Il n'est donc pas besoin de restreindre le texte à l'adoption simple.

M. Jean-Pierre Michel , r apporteur. - Hier, nous avons auditionné deux pédopsychiatres qui tenaient, en s'appuyant sur des cas cliniques, des discours opposés. L'un soutenait qu'il fallait dire la vérité, l'autre que l'enfant devait faire corps avec ses parents adoptifs.

Mme Virginie Klès . - On a parlé des animaux, j'interviendrai en tant que vétérinaire. Chez les mammifères, la reconnaissance maternelle se fait dans les heures qui suivent la naissance par les phéromones, les gestes de léchage. Pour d'autres espèces, la reconnaissance n'est pas forcément le fait de la mère et passe par des stimuli visuels. L'adoption existe chez les animaux, les chevaux ou les chiens, mais, exceptionnelle, elle est liée à un comportement particulièrement maternant de certaines femelles. L'on n'en comprend pas bien les mécanismes.

Mme Esther Benbassa . - En cas de vote de la loi, qui traite de l'adoption plénière, comment l'adoption simple sera-t-elle gérée au sein des familles ?

M. Nicolas Gougain . - La question de l'adoption rejaillit dans le débat public. Celles de l'accès aux origines ou de l'insémination artificielle par donneur ne sont pas plus aiguës parce nous en ouvririons l'accès aux couples homosexuels. Nous espérons que le législateur se saisira de ces questions dans le futur. D'après les familles adoptives, l'adoption plénière est la formule la plus adaptée pour les adoptions internationales. Celles-ci sont en baisse partout, mais de manière encore plus prononcée en France. Peut-être faut-il mener une réflexion sur l'accompagnement de l'adoption par les consulats. En tout cas, les difficultés liées à l'adoption sont les mêmes pour tous. Il est malhonnête de mettre en concurrence familles homosexuelles et hétérosexuelles, repensons plutôt le dispositif d'adoption en tant que tel. A côté de la mesure d'égalité que nous attendons tous, engageons cette réflexion.

Je pense, enfin, que l'adoption par le conjoint est une attente très forte, car elle permettra de sécuriser la situation de l'enfant, suite à un accident de la vie par exemple.

Le partage de l'autorité parentale devra être traité au sein de la future loi sur la famille et l'ouverture de l'adoption au-delà des couples non mariés, de même que l'accès à la PMA pour les couples de femmes. Alors que beaucoup de couples se rendent en Espagne ou en Belgique pour se faire inséminer, il serait hypocrite de ne pas traiter ce sujet.

M. Mathieu Nocent . - J'ajoute le cas des couples séparés - car cela arrive également chez les personnes homosexuelles. Certains couples s'organisent pour maintenir le lien avec la mère sociale ; il faudrait encadrer juridiquement ces situations dans l'intérêt de l'enfant. On ne va tout de même pas demander à des femmes séparées de se marier et de divorcer pour créer un lien de filiation. Il faut penser ce lien de filiation, même hors mariage.

La création de la filiation hors adoption et hors mariage se posera également avec la PMA. La reconnaissance en mairie, la possession d'état sont ouvertes aux hétérosexuels : nous revendiquons la même chose pour les couples de même sexe. Prenons un couple de femmes qui fait une PMA à l'étranger : si la loi passe en l'état, la femme qui accouche sera la mère de l'enfant, la seconde mère devra entamer une procédure juridique pour adopter l'enfant, ce qui prend environ deux ans. Pendant ce temps-là, l'enfant ne sera pas protégé s'il arrive quelque chose à la première mère...

Obliger les homosexuels à se marier pour établir le lien de filiation serait discriminatoire par rapport aux couples hétérosexuels.

L'adoption simple est intéressante en ce qu'elle autorisera une tierce personne à adopter l'enfant, si les parents légaux sont d'accord : ce serait répondre à une vraie demande de certaines familles en co-parentalité, où le projet parental se construit à trois ou quatre personnes.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci. Nous aurons, je l'espère, l'occasion de vous entendre à nouveau lors d'un texte ultérieur sur la famille et sur la filiation.

Représentants de l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL)

________

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Nous accueillons l'APGL, association créée en 1986.

M. Dominique Boren, co-président de l'association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) . - L'APGL et ses adhérents vous remercient de votre invitation. Le 2 février 2013, jour de l'adoption du premier article du projet de loi par l'Assemblée nationale, l'égalité républicaine s'est remise en marche, pour donner des droits à des citoyens qui en étaient privés à raison de leur seule orientation sexuelle.

L'APGL est très reconnaissante à Mmes Bertinotti et Taubira et aux parlementaires d'avoir défendu cette première avancée. Nul ne doute que le Sénat votera à son tour cette loi.

Treize ans après l'adoption du Pacs, à laquelle M. le rapporteur Jean-Pierre Michel a tant oeuvré, la France est invitée à honorer son pacte républicain -l'égalité pour tous- et à répondre à l'impérieuse exigence de protéger toutes les familles, tous les enfants, sans distinction.

Pourquoi la France a-t-elle tardé ? Contrairement à ce que certains fantasment sur les bancs de l'opposition à l'Assemblée nationale, le projet de loi ne répond pas à « une revendication catégorielle portée par une minorité », organisée en je ne sais quel effroyable « lobby communautariste ». Nous demandons simplement les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous. Nous ne voulons pas d'un statut à part, d'un statut spécifique qui ferait des personnes LGBT une sous-catégorie de citoyens.

Ce projet de loi associe conjugalité et lien de filiation. La conjugalité homosexuée sera dorénavant au même niveau que la conjugalité hétérosexuée. La famille homoparentale obtient enfin une reconnaissance. Le mariage républicain, qui n'appartient à aucun parti, à aucune chapelle, qui est célébré dans la maison commune par un élu, remplira pleinement sa mission universaliste. En votant le texte, vous répondrez au besoin légitime de protection mutuelle et de solidarité de tous les couples.

L'ouverture sans restriction de l'adoption et l'adoption intrafamiliale marque une rupture bienvenue : ce sera reconnaître légalement la filiation homosexuée.

Les parents sociaux ont le droit d'exister, eux qui, au quotidien, sont déjà des parents à part entière -et perçus comme tels à la crèche, à l'école. Mais nos lois n'en font que des fantômes, sans statut, au risque de fragiliser les familles- parfois jusqu'à la rupture.

Je vous invite à voter cette loi, telle qu'elle sortira de l'Assemblée nationale. Vous écrirez un nouveau chapitre dans l'égalité de tous les citoyens de la République.

L'égalité réelle commande que le mariage ouvre les mêmes droits en termes de filiation, avec la substitution de la présomption de parentalité à la présomption de paternité. Elle commande aussi que la filiation homosexuée, hors mariage, puisse être établie par une reconnaissance de paternité en mairie, devant l'officier d'état-civil : mêmes droits que pour les autres. Dans le cadre de la co-parentalité, les enfants ont le droit d'avoir des parents qui jouissent tous des mêmes droits. Une piste serait d'ouvrir l'adoption simple à plus d'une ou deux personnes.

L'égalité commande que, dans les couples non mariés, le parent qui n'est pas le parent légal mais a désiré, entouré, élevé l'enfant puisse maintenir un lien avec lui en cas de séparation, et faire reconnaître par le juge ce lien de parenté.

L'égalité commande, enfin, que la PMA soit ouverte à toutes les femmes. Je vous engage à vous saisir de cette première loi et de préparer la prochaine. L'année 2013 doit être celle de l'égalité.

Mme Fathira Acherchour, porte parole de l'APGL . - Merci de votre invitation. L'ouverture du mariage aux couples de même sexe est une question d'égalité : elle facilitera la vie de nombreux adultes et enfants en reconnaissant les parents sociaux. Il faut toutefois élargir le débat. Avec le mariage proposé en l'état, ces personnes ne pourront pas faire famille dans les mêmes conditions de sécurité que les hétérosexuels. La seule possibilité actuelle, c'est la délégation-partage de l'autorité parentale. Elle n'assure pas l'égalité entre les deux parents. Pourquoi imposer au conjoint du parent de se soumettre à l'arbitraire d'un jugement d'adoption afin d'établir la filiation, là où d'autres n'ont qu'une simple déclaration à faire ? C'est tout le contraire de l'égalité et de la justice. En outre, la loi reconnaîtra le mariage pour tous, mais pour l'adoption, il n'en sera pas de même. Tous les enfants ne seront pas adoptables par le conjoint de leur parent, notamment en cas d'adoption simple ou s'il existe déjà deux filiations reconnues.

La loi doit prémunir, prévenir, anticiper. Des propositions existent. Pour tenir compte des histoires de vie, de famille, d'enfants et des réalités familiales, il faut élargir la présomption de paternité à une présomption de parenté. Cela implique d'écrire l'article 312 du code civil ainsi : « L'enfant né d'une personne mariée a pour parent le conjoint de celle-ci ». Cela évitera aux couples homosexuels de se soumettre à un jugement pour chaque enfant. Idem pour la PMA... J'espère qu'avant la fin de l'année nous aurons enfin une loi.

Le projet de loi doit aussi viser la filiation hors mariage : il faut pouvoir établir la filiation en prévoyant une simple déclaration d'engagement parental, en mairie, comme pour les personnes hétérosexuelles, à qui l'on ne pose aucune question ! La simple expression de la volonté de reconnaissance suffit.

La loi doit être protectrice. Pour certains parents, le mariage sera impossible comme voie d'établissement de la filiation, je pense aux couples séparés, ou à ceux dont l'un des conjoints est originaire d'un pays où l'homosexualité est réprimée...

L'APGL vous appelle à prendre vos responsabilités : le mariage doit ouvrir aux couples de même sexe tous les droits attachés au mariage, et ce au nom de l'égalité.

Mme Marie-Claude Picardat, co-présidente de l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) . - La loi ne devra laisser aucune famille, aucun enfant sur le bord du chemin. Le nombre de Pacs approche celui des mariages. Les homosexuels seront-ils les seuls à être obligés de se marier pour établir une filiation ? Vous devez ouvrir des droits à ces parents sociaux sans statut. Nouvelle vie, nouvelles familles, nouvelle loi ! Il peut y avoir plus de deux parents à l'origine d'un projet familial. Il vous revient de penser la coparentalité, la pluri-parentalité, avec un statut pour tous les parents sociaux et les beaux-parents. Ces derniers se font le plus souvent débouter par les tribunaux quand, après une séparation, ils réclament un droit de visite auprès des enfants qu'ils ont élevés pendant des années.

Des propositions existent, sur le partage de l'autorité familiale, les aspects patrimoniaux, la filiation. Il y aura bientôt une loi sur la famille, nous dit-on. Mais, en l'état, faute d'être allé suffisamment loin, le texte va créer de nouvelles situations de non-droit que nous redoutons. Certains changements pourraient être intégrés dans ce texte afin de protéger les familles existantes qui n'entrent pas dans le cadre du mariage et de l'adoption. Les enfants sont là, ils ont grandi, les familles se sont parfois défaites, voire déchirées. La France a signé en 1990 la convention internationale des droits de l'enfant, qui prescrit le maintien des liens entre l'enfant et tous les adultes qui l'ont élevé. La loi de 2002 en prend acte, mais du bout des lèvres. L'amendement n° 5255 du rapporteur Erwann Binet pour l'Assemblée nationale va également dans ce sens, mais il faut aller plus loin et créer un véritable statut de beau-parent et de parent social, dans l'intérêt de l'enfant. A vous, sénateurs, de vous en charger - en incluant le partage de l'autorité parentale avec le parent social, même si le parent légal n'y est pas favorable.

Pensons aux fratries qui sont éclatées - il faut les protéger. La possession d'état doit pouvoir être utilisée par les familles homoparentales et pluri-parentales. Le juge devra avoir les moyens de vérifier qu'il n'y a pas de conflit entre le parent social, souvent à l'origine de la naissance de l'enfant, et le nouveau conjoint marié de l'autre parent, doté de nouveaux droits...

Réformons dès maintenant l'adoption simple... Celle-ci autorise déjà plus de deux filiations, jusqu'à quatre parents, deux de naissance, deux adoptifs. La limite, c'est que les parents adoptifs ont seuls l'autorité parentale - même si celle-ci peut être déléguée. En outre, l'adoption simple n'est possible que par une seule entité, couple marié ou personne seule. L'adoption par deux personnes n'est possible que si elles sont mariées - cela n'a aucun sens pour des familles recomposées, par exemple, quand l'enfant a déjà, en quelque sorte, quatre parents.

Les députés socialistes ont voté le Pacs en pleine épidémie du sida, malgré les manifestations et les déferlements de haine. Il est aujourd'hui plébiscité. Merci à Jean-Pierre Michel et Patrick Bloche, qui en étaient les initiateurs ! Ils ont tenu bon pour que les dispositions soient inscrites, au sein du code civil, au chapitre « droit des personnes » et non au chapitre « droit des contrats ». Avec le vote de l'article premier du projet de loi, la France rejoint le groupe de tête des pays qui font avancer les droits de l'homme. Il faut continuer, protéger le peuple et ses composantes les plus vulnérables - les personnes homosexuelles mais plus encore leurs enfants, aujourd'hui privés de filiation, bâtards de la République.

Mmes et MM. les Sénateurs, votez le mariage, votez l'adoption ; mais modifiez ce texte en pensant aux enfants, et en dessinant un droit de la famille... qui ressemble aux familles. C'est une bataille parlementaire historique et j'espère qu'à son issue, aucun enfant, aucune famille ne restera au bord du chemin.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - La marche vers l'égalité est, effectivement, un long chemin. Vous nous invitez à dépasser le cadre fixé au présent projet de loi. Pour ma part, je pense qu'il faut attendre le futur projet de loi sur la famille pour revisiter les liens familiaux, la PMA, le statut du beau-parent.

Mme Corinne Bouchoux . - Une question concrète : pouvez-vous illustrer les stigmates dont sont victimes ces familles au quotidien, dans les relations avec l'école ou avec le monde médical ? Pouvez-vous citer des préjudices - de chances et de droits - dont pâtissent ces enfants ?

M. Henri Tandonnet . - Ces interventions étaient très intéressantes. Une réforme de la filiation s'impose. Je crains cependant qu'en n'abordant pas le sujet dans sa globalité, mariage, parentalité et filiation, nous nous trouvions en porte-à-faux lors de la deuxième loi. Ne serons-nous pas, alors, contraints par le premier volet ? Car il y a un changement de la nature du mariage. Il faut en tenir compte.

Mme Marie-Claude Picardat . - Nous demandons une régularisation des situations existantes.

Paradoxalement, au quotidien, les familles homoparentales sont très bien acceptées : il y a un décalage entre le politique et le social. Les administrations, santé, école, tout comme les télécoms ou la SNCF, intègrent nos familles. Nos adhérents ne nous font pas remonter beaucoup de réactions homophobes au quotidien. Les enseignants ont vu les familles changer et ils accompagnent tranquillement l'évolution sociale.

En revanche, des décisions peuvent être soumises à l'arbitraire. Un exemple : une enfant souffrant d'asthme chronique. Un jour, c'est la maman non reconnue légalement qui l'accompagne aux urgences - les médecins ont beau connaître la famille, ils n'hospitalisent pas la fillette car la mère légale, en voyage à l'étranger, ne pourrait pas signer l'autorisation de sortie ! Dans des cas plus graves, la mission médicale prend le pas sur le reste mais, le plus souvent, la décision dépend du bon vouloir des uns et des autres. C'est particulièrement vrai chez les magistrats... Pour déléguer l'autorité parentale, à Toulouse, c'est très simple, il suffit au parent légal de remplir un papier ; à Paris, il y a enquête de police et les décisions rendues sont souvent contradictoires. L'enfant peut voir son parent social désavoué par un inconnu. Or, dire devant un enfant à son parent, pour motiver un refus : « Vous n'êtes rien pour lui », c'est placer les enfants dans des situations psychiquement très éprouvantes.

Le droit doit changer plus vite. Sans quoi, le parent social ne pourra pas faire reconnaître son lien avec l'enfant si le parent légalement reconnu se remarie. Il y a aussi dans notre association des gens séparés qui sont prêts à se marier pour pouvoir adopter l'enfant ! Imaginez la gymnastique !

Mme Esther Benbassa . - Cela vaut pour toutes les familles recomposées, y compris hétérosexuelles. Il faut revoir l'ensemble !

Mme Marie-Claude Picardat . - Absolument. Le droit de la famille ne peut plus reposer sur le mariage. Allons au bout de la logique. N'oublions pas que dans les familles recomposées hétérosexuelles, les liens de filiation, de fratrie, ne sont pas remis en cause. Dans les familles homoparentales, ils ne sont même pas établis.

M. Dominique Boren . - Le projet de loi ne donne pas des droits aux familles homosexuelles en en retirant aux familles hétérosexuelles : nous ne prenons rien à personne ! Nous ne voulons pas d'un statut spécifique pour les homosexuels. La deuxième loi devra donner des droits à tout le monde. Nous sommes des hommes et des femmes comme les autres, des citoyens à part entière : nous ne nous résumons pas à notre orientation sexuelle !

Mme Marie-Claude Picardat . - Le projet de loi ouvre certes le mariage, mais sans la filiation : ce n'est pas le même mariage pour tous, même si c'est un premier pas.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Le Gouvernement serait bien inspiré de saisir le Sénat en premier sur la loi famille !

Représentants de l'Association La voix de l'enfant

________

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur - L'association La voix de l'enfant est membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Elle a pour mission d'être à l'écoute de tous les enfants en détresse.

Mme Martine Brousse, déléguée générale de l'association La voix de l'enfant . - Merci d'entendre La voix de l'enfant, qui regroupe 78 associations et intervient dans une centaine de pays.

Nous travaillons sur la question des enfants dans les familles homosexuelles depuis plus de sept ans, avec pour souci majeur de faire entendre la voix de tous les enfants : nous somme le parti de l'enfant.

Me Bertrand Colin, membre de l'association La voix de l'enfant . - Je suis avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. J'interviens ici en tant que membre de la commission juridique de l'association.

Ce projet de loi entend répondre à un triple impératif : réparer une inégalité et supprimer une discrimination indirecte ; intégrer en ouvrant à tous l'accès à une institution républicaine ; compléter les droits ouverts par le Pacs et protéger. Comme l'a dit le professeur de droit privé à l'université de Toulouse Claire Neirinck, quelle que soit son orientation sexuelle, on peut ressentir l'exigence viscérale de se survivre, de donner la vie. Cependant la situation des couples de même sexe est différente de celles des couples hétérosexuels et l'impossibilité pour deux personnes du même sexe de concevoir un enfant peut justifier en droit un traitement différent. Il n'en reste pas moins que la filiation, l'adoption, la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA) sont des problématiques communes à tous les couples.

Fonder une famille est une aspiration légitime pour les époux. Toutefois, parce que nous avons en vue l'intérêt supérieur de l'enfant, nous considérons inopportun d'ouvrir l'adoption aux couples de même sexe dans ce texte qui ne porte que sur le mariage, sans débat préalable sur l'adoption et sur les autres modes de procréation, PMA ou GPA. La Voix de l'enfant lance une mise en garde, prononce un double refus : non à l'instauration immédiate de l'adoption par les couples de même sexe sans réforme générale de l'adoption et des modes d'établissement de la filiation ; non à une famille qui fait passer le droit à l'enfant avant les droits de l'enfant.

En l'état actuel, le projet de loi maintient la logique qui prévaut dans le code civil et le lien entre mariage et adoption. Or, il serait concevable de dissocier les deux. Cela reflèterait d'ailleurs fidèlement la réalité, puisque 55 % des enfants naissent hors mariage et que l'adoption est ouverte aux célibataires. Depuis quarante ans, on tend à dissocier conjugalité et filiation. En tout état de cause, il faut au préalable qu'un débat général et approfondi sur l'adoption ait lieu, je le répète. Ainsi le Portugal a ouvert le mariage aux couples homosexuels en 2010, mais pas l'adoption.

Je vois trois inconvénients à ce projet de loi.

Comment faire apparaître dans les actes d'état civil la conception par un homme et une femme d'un enfant adopté par un couple homosexuel ? Il ne s'agit pas de jeter l'opprobre sur ces enfants ; le but est de leur donner accès à leurs origines. Le temps est révolu où l'on cachait aux enfants qu'ils étaient adoptés. L'acte d'état civil ne saurait entretenir la fiction d'un enfant conçu par deux personnes de même sexe. L'accès aux origines, la conciliation du droit de l'enfant à l'information et du droit d'accoucher sous X de la mère, toutes ces questions sont laissées de côté par le projet de loi, c'est une lacune. Il ne prévoit pas les conséquences de l'ouverture de l'adoption aux couples homosexuels.

L'exposé des motifs avance que le texte apporte une réponse à des situations existantes, celles des couples homoparentaux qui ont déjà des enfants. N'est-ce pas un leurre ? Car le projet ne traite pas de l'ensemble des situations d'homoparentalité. Pour une simple et bonne raison : il ne donne pas de statut à toutes les personnes qui entourent l'enfant. La difficulté se pose dans les mêmes termes pour les familles recomposées. Adoption simple, délégation de l'autorité parentale et tutelle testamentaire qui existent aujourd'hui doivent être adaptés, afin que tout le monde soit pris en compte.

L'Assemblée nationale s'est saisie de ce problème et a introduit dans le texte des dispositions relatives au maintien des liens avec l'enfant. Il est regrettable que l'article figure dans un texte relatif au mariage entre personnes du même sexe et non dans une loi sur la famille et la filiation.

Autre inconvénient de ce texte, il prend les questions dans un ordre inverse à la logique. Le nombre d'enfants adoptables en France diminue et il est très inférieur au nombre des demandes. Les conditions de l'adoption à l'étranger ne sont pas plus satisfaisantes. Ouvrir un droit à l'adoption avant de réformer les conditions de l'adoptabilité et les critères d'accès à l'adoption internationale n'a pas de sens.

Enfin, ce texte autorise l'adoption plénière de l'enfant du conjoint, mais laisse de côté les revendications concernant la PMA et la GPA. Or, admettre l'adoption plénière revient à valider implicitement la PMA et la GPA. Par exemple, la conjointe d'une femme qui irait en Belgique se faire inséminer pourra ensuite adopter l'enfant. La démonstration vaut pareillement pour un couple d'hommes qui aurait recours à l'étranger à une mère porteuse, ce que le droit français n'autorise pas. On ouvre alors un droit à la licéité douteuse.

Ces exemples montrent bien qu'il faut dissocier les questions du mariage et de l'adoption.

La voix de l'enfant dit non à une famille qui ferait primer le droit à l'enfant sur le droit de l'enfant. Nous maintenons notre opposition radicale à la PMA, sinon dans les cas d'infertilité médicale diagnostiquée ou pour éviter la transmission de maladies graves, ainsi qu'à la GPA. L'enfant n'est pas une marchandise, un produit ; les femmes ne sont pas un véhicule, un instrument, elles méritent qu'on respecte leur dignité.

Nous invitons le législateur à s'en tenir au mariage, sans ouvrir pour l'instant l'adoption.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis. - Je suis perplexe : nous allons trop loin pour certains, pas assez loin pour d'autres...

M. Alain Fauconnier . - Si j'ai bien compris, vous souhaitez une réforme générale de l'adoption. Dans ce cadre, êtes-vous pour l'ouverture de l'adoption aux couples de même sexe ?

Mme Virginie Klès . - En quoi votre opposition à la PMA et à la GPA justifie-t-elle votre refus de l'adoption par les familles homosexuelles dans ce texte ? Je comprends mal le lien...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous examinerons, après ce texte, une loi sur la famille. Il conviendra de mettre tout à plat, familles recomposées, décomposées, hétérosexuelles, homosexuelles, beaux-parents, quatre parents, etc. Peut-être réviserons-nous également la loi de bioéthique pour adapter le droit aux progrès de la science ? Quelle sera alors votre position ?

Mme Martine Brousse . - Notre position est très claire : dès le mois de septembre dernier, nous avons dit à Mme Bertinotti notre souhait que l'adoption fasse l'objet d'un débat, avant toute décision. Je rappelle que 10 % des enfants adoptés retournent à l'Aide sociale à l'enfance, que beaucoup d'enfants adoptés viennent de pays, tel Haïti, qui n'ont pas ratifié la convention de La Haye, ou encore, que l'on compte environ 600 accouchements sous X par an alors que 27.000 familles attendent un enfant à adopter...

A l'Assemblée nationale, on a affirmé que la loi régulariserait les situations existantes. Je n'en suis pas certaine. Ne faisons pas croire aux couples homosexuels qu'ils pourront adopter, quand 27 000 familles attendent. De plus, la loi n'étant pas rétroactive, cela ne résoudra pas les situations existantes. Avec les avocats et les magistrats qui sont membres de notre association, nous avons néanmoins cherché à comprendre quelles étaient ces situations existantes. La France a le plus bel arsenal législatif de protection de l'enfant. Ce qui nous manque, ce sont des moyens. Il se trouve que l'adoption simple, qu'on avait complètement oubliée ces dernières années, et la délégation d'autorité parentale pourraient répondre aux difficultés actuelles, à condition d'être légèrement adaptées.

La protection de l'enfant doit primer. Or, ce texte créerait des discriminations indirectes au sens de la Cour européenne à l'encontre des enfants issus des personnes de même sexe : leurs parents seront obligés de se marier ou n'auront pas les mêmes droits que les autres.

Autre raison de notre opposition : l'état civil. On a parlé d'un « parent 1 » et d'un « parent 2 », la Chancellerie a finalement tranché : on écrira dans le livret de famille « père et mère » pour les couples hétérosexuels, « père et père » ou « mère et mère » pour les couples homosexuels... Or, l'état civil vous suit toute une vie ! Ce tiers, qu'est l'enfant, au-delà du désir d'égalité de ses parents, a des droits et notamment celui d'être reconnu issu d'un homme et d'une femme. Nous nous battrons toujours pour leur reconnaissance mais, avant de prendre position sur l'adoption, nous attendons des réponses conformes à l'intérêt supérieur de l'enfant.

M. Jean-René Lecerf . - Nous avons tous reçu des messages de célibataires en attente d'adoption qui craignent que ce texte ne complique encore leurs démarches. Le nombre d'enfants adoptables ne cesse de diminuer... Cela dit, quand une famille est déterminée à adopter, elle y arrive généralement : deux de mes nièces y sont parvenues, via l'adoption internationale et l'Aide sociale à l'enfance.

Ensuite, il faudrait réformer l'adoption car le maintien d'un lien, même ténu, avec les parents biologiques suffit actuellement à interdire l'adoption.

Mme Martine Brousse . - Oui, il faut réformer l'adoption auparavant ! Je tiens à signaler que, depuis la reconnaissance du mariage homosexuel en Belgique, on y a dénombré trois adoptions internationales seulement. Les chiffres de l'Espagne ne semblent guère plus encourageants. Il faut en tenir compte : certains pays refuseront-ils l'adoption par des couples français après une telle évolution législative ?

Nous demandons à Mme Bertinotti un travail de fond. Aujourd'hui, 40 à 50 000 enfants patientent dans des foyers de l'Aide sociale à l'enfance parce qu'ils reçoivent un coup de fil ou une carte postale par an. Eux n'ont pas le droit à l'adoption ! Ils sont abandonnés en droit. Combien de jeunes SDF, de jeunes délinquants issus de l'Aide sociale à l'enfance... Mme Simone Veil avait proposé, pour eux, l'adoption par des parrains, avec reconnaissance juridique.

Enfin, ne l'oublions pas, l'adoption internationale, c'est pour les riches : elle coûte 15 à 20 000 euros. Il y a là aussi une question d'égalité des droits.

Me Bertrand Colin . - En un mot, nous ne sommes pas, par principe, contre l'adoption par des couples homosexuels - nous ne les considérons pas inaptes, ou moins aptes que les autres, à élever un enfant. Nous estimons toutefois qu'elle mérite une réflexion approfondie avant de légiférer.

Représentante de l'Association Enfance et partage

_______

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - L'association Enfance et partage promeut, comme la précédente, les droits des enfants. Peut-être aura-t-elle un point de vue différent...

Mme Isabelle Guillem, secrétaire générale de l'association Enfance et partage. - Nous défendons les droits des enfants depuis 35 ans. En 1988, nous avons créé le premier numéro vert d'écoute pour les situations de maltraitance. Les pouvoirs publics ont pris le relais avec le 119 ; tant mieux, les associations sont là pour montrer la voie. Nous avons une trentaine de psychologues et cinquante avocats spécialisés, car nous prodiguons aussi un accompagnement juridique et pouvons nous porter partie civile. Nous menons des actions de prévention dans les écoles. Dans ce cadre, nous avons créé un numéro « Allo parents bébé » en 2008 et proposons depuis peu un rendez-vous avec un psychologue aux personnes qui nous téléphonent de façon répétée, non pas pour les recevoir régulièrement sur la durée, mais pour les orienter vers d'autres professionnels.

Nous n'affichons aucune obédience politique, philosophique ou religieuse, notre souci est l'intérêt de l'enfant, que la convention de La Haye reconnaît comme étant « d'une importance primordiale ». Si le mariage relève de la liberté individuelle, ce n'est pas le cas de l'adoption. Nous sommes choqués, tout comme Dominique Baudis, le Défenseur des droits, que le projet de loi fasse de l'adoption une question secondaire découlant du mariage.

Notre position ne se fonde pas sur une expérience de terrain : lorsque l'on nous appelle pour un cas de maltraitance, nous ne posons pas de questions sur l'orientation sexuelle des parents.

En revanche, nous devons aux 40 000 à 100 000 enfants qui vivent dans des familles homoparentales un statut protecteur. Les enfants doivent être égaux, quel que soit le statut de leur parent. Distinguons bien le géniteur du parent. L'enfant a également le droit de savoir d'où il vient, or l'accès à l'origine n'est pas éclairci dans le texte. Le droit évolue, aujourd'hui on ne parle plus d'enfants « légitimes » ou « illégitimes ». Il est temps de tenir compte également des nouvelles parentalités.

Ne faisons pas non plus des parents biologiques des rivaux de parents adoptifs. Hier, la psychologue Sophie Marinopoulos, lors d'un colloque organisé par « Allo parents bébé » a insisté sur la construction psychologique de l'enfant, indissociable de la connaissance de son histoire, de ses origines.

Nous nous inquiétons de constater que la réponse contenue dans le projet de loi n'est pas adaptée à l'intérêt des enfants. Que le débat se déroule dans un climat passionnel, une atmosphère électrisée, ne nous étonne pas. Car on touche là, comme le disait fort bien hier Sylvain Meissonnier, « aux poutres maîtresses de l'architecture du sujet ». Comme lui, faisons le départ entre la polémique et le débat. Nous entendons porter un message de tolérance et d'humanité.

M. Jean-Pierre Michel , président . - Rassurez-vous : le Sénat n'est pas l'Assemblée nationale.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Vous regrettez que l'adoption soit traitée comme une question secondaire : mais ce texte est consacré au mariage des personnes de même sexe... Comme l'association précédente, mais dans une perspective différente, vous demandez une réflexion globale sur l'adoption, qui dépasse le cadre du seul mariage.

Vous avez raison : il y a eu assez d'invectives !

Mme Isabelle Guillem . - Enfance et partage a créé un jeu pour faire découvrir aux enfants leurs droits dans les écoles : y figure le droit à une famille. Mais attention, on ne peut plus décrire la famille comme étant fondée par un papa et une maman, sinon des petits doigts se lèveront pour poser des questions, car la société a évolué !

Mme Virginie Klès . - Avez-vous constaté une explosion des appels sur votre numéro vert à la suite des outrances de ce débat médiatisé ?

Mme Isabelle Guillem . - Non. Les appels concernent de moins en moins des cas de maltraitance, de plus en plus des situations où l'enfant est objet ou otage du conflit parental. C'est plutôt cela, le sujet d'actualité.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je suis moi aussi en faveur de l'accès aux origines. La question se posera forcément si on légalise la PMA. Qu'en pensez-vous ?

Mme Isabelle Guillem . - Je pense qu'un enfant doit connaître la vérité sur la manière dont il est venu au monde. Il a besoin de savoir son histoire pour se construire. Voilà ma réponse de terrain.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - C'est aussi mon opinion.

Mme Virginie Klès . - Des origines à l'histoire, il y a un glissement sémantique. Ce n'est pas la même chose : nom et identité ne font pas une histoire. C'est cette dernière qui compte le plus !

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - J'ajoute que ces histoires ne sont pas toutes heureuses, loin s'en faut. Oui à l'accès aux origines, mais n'oublions pas le droit pour les femmes d'accoucher sous X.

Mme Virginie Klès . - D'où l'importance de l'histoire !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci. Demain, nous auditionnons les associations familiales.

jeudi 7 février 2013
représentants de l'union nationale des associations familiales (UNAF)

_______

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous poursuivons nos auditions avec les représentants des associations familiales. L'UNAF, parce qu'elle fédère une multitude d'associations, est l'interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Comme lors des débats sur le Pacs, elle est divisée sur ces questions. Nous entendrons d'abord la position majoritaire de l'UNAF par la voix de son président, M. François Fondard, puis d'autres associations minoritaires, laïques et catholiques.

M. François Fondard, président de l'union nationale des associations familiales . - Merci de votre invitation. Nous souhaitons que la navette parlementaire permette au Sénat de jouer pleinement son rôle. La présentation précipitée de ce texte n'a pas permis de procéder aux consultations nécessaires ; ainsi, le Conseil national de l'adoption n'a pas eu le temps de rendre un avis sur le fond. Nous souhaitons que tous les points de vue des experts soient rendus publics. Par exemple, l'audition du Défenseur des droits à l'Assemblée nationale n'a pas été retransmise, alors qu'il soulignait des manques s'agissant des droits des enfants...

L'UNAF regroupe 700 000 adhérents autour de 22 unions régionales et 99 unions départementales. La loi lui confie la charge de représenter les 17 millions de familles françaises ; c'est à ce titre qu'elle est consultée sur ce projet de loi qui, contrairement à ce que laisse penser son intitulé, va bien plus loin que l'ouverture du mariage aux couples de même sexe.

Le mariage comporte des conséquences sur l'adoption et la filiation. Le Défenseur des droits l'a bien noté : « Contrairement à la question de l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe, qui relève de la seule responsabilité du Gouvernement et du Parlement, la question des enfants, de l'adoption et de la filiation, doit s'inscrire dans le cadre des obligations internationales souscrites par la France. La procédure suivie pour l'élaboration du projet de loi qui vous est soumis présente à cet égard une évidente lacune. En effet, l'étude d'impact qui accompagne le projet ignore totalement la convention internationale des droits de l'enfant. Pas une page, pas une ligne ne lui est consacrée. »

Il est impossible de dissocier le mariage de la filiation.

Ce projet de loi touche toutes les familles parce qu'il se trouve à la croisée de plusieurs droits : droits des adultes, droits des femmes, droits des enfants, droit des pères, droits des mères...Tous ces droits pris séparément ont leur légitimité, mais quand ils viennent en concurrence, il faut choisir.

La majorité de l'UNAF est favorable à l'ouverture de nouveaux droits aux couples de même sexe, mais la majorité de son conseil d'administration considère qu'elle doit prendre une autre forme que le mariage ; à une très forte majorité, elle est opposée au recours à l'aide médicale à la procréation (AMP) pour les personnes de même sexe et, a fortiori , à la légalisation de la gestation pour autrui (GPA).

Comment ouvrir de nouveaux droits aux personnes homosexuelles ? Choisir le mariage, c'est choisir la filiation, car le mariage est un tout. Pour nous, la réponse n'est ni dans le mariage ni dans le Pacs. Elle réside dans l'union civile, qui permet l'ouverture de droits sociaux et patrimoniaux et l'officialisation de l'union en mairie. Celle-ci, à notre grand regret, a été évacuée en quelques lignes dans l'étude d'impact, qui indique même que les associations familiales se sont montrées « résolument opposées » à ce dispositif. Nous avions dit le contraire ! Pourtant, c'est la solution appliquée en Allemagne où a été créé un « partenariat de vie » qui confère des droits sans assimilation au mariage ; seule l'adoption de l'enfant biologique du partenaire est possible, permettant aux deux membres du couple d'exercer conjointement l'autorité parentale sur l'enfant. L'UNAF s'est d'ailleurs prononcée majoritairement pour l'adoption simple de l'enfant du conjoint dans le cadre d'une union civile. Une adoption plénière, nous l'avons dit dès les premières consultations ministérielles, remettrait en question la filiation adoptive pour tous les couples et l'unicité d'un lien maternel et d'un lien paternel pour l'enfant.

Ce projet de loi ouvre à la parenté : dès lors se pose la question de l'ouverture à l'AMP et à la GPA. Le Président de la République nous a indiqué il y a quinze jours qu'un projet de loi sur la famille serait présenté et qu'il saisirait le comité consultatif national d'éthique. Pour l'UNAF, si les accidents de la vie peuvent priver un enfant d'un de ses parents, la loi ne doit pas priver volontairement dès sa conception un enfant de père ou de mère : l'AMP revient à confectionner des enfants sans père, la GPA revient à priver les enfants de leur mère. L'UNAF souhaite donc limiter strictement l'accès à l'AMP et maintenir l'interdiction de la GPA. Ces questions doivent faire préalablement faire l'objet d'Etats généraux organisés par le comité consultatif national d'éthique.

L'AMP pour les couples homosexuels serait contraire à l'article 311-20 du code civil qui prévoit une double filiation : une mère et un père ; elle serait contraire au principe d'ordre public qui interdit l'établissement d'un double lien de filiation maternelle. Quant à la GPA, elle correspond à une marchandisation du corps humain contre laquelle il faut toujours lutter.

La réforme du mariage est, en fait, la porte d'entrée d'une réforme qui ne dit pas son nom : celle de la parenté, comme le reconnaît d'ailleurs l'exposé des motifs. Avec les amendements balais, les termes de « père » et « mère » ont été maintenus à l'Assemblée nationale. Selon le Président de la République, l'UNAF aurait convaincu sur ce point. Il faudra toutefois les interpréter par le mot de « parents » pour les couples homosexuels. On peut s'interroger sur la conformité aux objectifs constitutionnels de clarté, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ...

Quel rapport entre la norme juridique avec le réel quand « père et mère » peuvent désigner indifféremment un homme et une femme, deux femmes ou deux hommes ? L'article 4 du projet de loi exclut le titre VII du livre I er relatif à la filiation du champ de la réforme ; ce titre comprend notamment la présomption de paternité, pour laquelle les termes de « père » et « mère » seront d'interprétation stricte. Quelle cohérence à désigner par des termes identiques deux réalités dans le même code ?

Dans le titre VII, l'article 310 consacre le principe fondamental de l'égalité entre tous les enfants, naturels ou légitimes. Cette égalité vaut également entre enfants issus d'une filiation adoptive ou biologique. Or, le projet de loi se limiterait aux seuls enfants issus de couples hétérosexuels ...

La question de l'état civil n'est toujours pas résolue. Le nouveau texte ne modifie pas l'article 34 du code civil, la garde des Sceaux ayant précisé que ce point serait traité par décret. Pour l'heure, donc, pas de désexualisation explicite de l'état civil. En apparence seulement, car malgré nos demandes répétées, nous n'avons pas obtenu d'éclaircissements. A partir du moment où la réforme avalise l'existence de couples parentaux formés de deux mères ou de deux pères, cela aura des conséquences. Pour légiférer en connaissance de cause, le Parlement doit avoir communication des décrets d'application ; les parents de même sexe auront-ils un livret de famille spécifique ?

Quant une femme accouche, sauf sous X, elle est désignée comme mère ; si sa compagne adopte son enfant, celle-ci sera-t-elle désignée comme parent ou comme seconde mère ? La mère restera-t-elle mère ou deviendra-t-elle parent ?

Ce projet de loi remet également en cause les droits de la mère : il aménage la majoration de la durée d'assurance accordée au titre de l'incidence sur la vie professionnelle de la naissance, de l'éducation ou de l'adoption ; pour les couples de même sexe, il y a un partage égal pour les trimestres non liés à l'accouchement ; pour les couples de personnes de sexe différent, l'attribution de la totalité de trimestres à la mère. Il n'y a donc plus égalité de traitement entre les mères biologiques selon qu'elles vivent avec un homme ou une femme. La question se pose également pour l'assurance maternité.

Enfin, le projet de loi modifie pour tous les règles de dévolution du nom de famille. Jusqu'à présent, l'enfant prend par défaut le nom de son père. Le projet de loi prévoyait que les enfants adoptés prendraient les noms de leurs deux parents, dans l'ordre alphabétique ; afin d'éviter une rupture entre filiation biologique et filiation adoptive, l'Assemblée nationale vient d'étendre ce changement à toutes les familles. Cette transformation majeure n'a fait l'objet d'aucune étude préalable et n'a pas sa place dans ce texte ; nous demandons au Sénat de revenir sur ce point.

Cette réforme soulève donc de nombreuses interrogations non résolues ; nous vous remerciant pour votre écoute.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci pour votre intervention fouillée. Nous entendrons le Conseil supérieur de l'adoption, une fédération d'associations consacrées à l'adoption ainsi que le Défenseur des droits, qui s'est substitué au Défenseur des enfants.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. - L'UNAF est représentative du mouvement familial ; comment analysez-vous les évolutions de la famille ? Votre mouvement rassemble des représentants de familles monoparentales, recomposées ou encore en co-parenté : la famille se décline au pluriel dorénavant. Comment accueillez-vous les familles homoparentales ? Quelles seraient les conséquences de ce texte pour les familles hétérosexuelles ? Pour ma part, je n'en vois pas : elles concernent surtout les personnes de même sexe qui attendent de se marier.

M. François Fondard. - L'UNAF est ouverte à toutes les familles et prend en compte toutes les situations familiales. Sur 15 millions d'enfants mineurs, 76 % vivent avec leurs deux parents, selon l'INSEE. La famille n'est donc pas si éclatée qu'on veut le dire !

Sur ces 15 millions d'enfants mineurs, 16 % vivent dans des familles monoparentales, mais cette situation est le plus souvent transitoire. Les familles recomposées représentent 6 % du total. Les 2 % restant, soit 300 000 enfants, sont des mineurs placés en famille d'accueil ou en établissement. L'accueil des familles homoparentales ? Quelques associations de familles homosexuelles ont fait des demandes d'adhésion ; pour l'heure, aucune n'a été agréée car leurs statuts n'étaient pas conformes au code de l'action sociale et des familles. L'ADFH avait ainsi demandé à adhérer à l'UNAF de Paris, mais n'a pas été agréée car elle n'a pas fourni la liste de ses adhérents -ce qu'exige le code de l'action sociale et des familles. Si elle le fait, nous n'aurons aucune raison de ne pas donner suite à sa demande.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - L'APGL a-t-elle présenté une demande ?

M. François Fondard . - Cette association avait présenté une demande en 2000-2001. Mon prédécesseur, Hubert Brun, avait eu alors des échanges avec la ministre de la famille de l'époque, Mme Ségolène Royal. Là encore, ses statuts n'étaient pas conformes au code de l'action sociale et des familles.

M. François Edouard, vice-président, président du département « Droit de la Famille et Protection de l'enfance » de l'UNAF . - Oui, le texte aura bien des conséquences pour toutes les familles, notamment sur le livret de famille.

Des arrangements entre adultes ne doivent pas se faire au détriment des enfants !

Un statut de beau-parent ? Nous sommes très vigilants sur ce point : ce beau-père aura-t-il plus d'importance que le père ? La loi de 2002, qui autorise une délégation de l'autorité parentale, constitue déjà une solution. Les adultes doivent s'entendre pour le bien-être de l'enfant.

Dernier exemple, le nom de famille : l'Assemblée nationale a prévu d'accoler systématiquement les deux noms pour tous les enfants adoptés.

M. Jean-Jacques Hyest . - Les débats à l'Assemblée nationale me lassent un peu, je ne les suis pas de très près... Très peu de couples hétérosexuels demandent à ce que l'enfant porte le nom des deux parents ! Ce serait extraordinaire d'imposer une telle règle à tous.

L'UNAF a accompli un beau travail juridique. Reste un problème : la France ne connaît pas de contrôle de conventionnalité a priori . Or le texte, tel qu'il va sortir de l'Assemblée nationale, n'est pas, à mon sens, conforme à nos engagements internationaux, notamment à la convention de New York sur les droits des enfants et, même, à la convention européenne des droits de l'homme.

Mme Guillemette Leneveu, directrice générale de l'UNAF . - En l'état actuel du texte, les deux noms des parents seraient donnés par défaut à tous les enfants. Auparavant, l'enfant héritait par défaut du nom du père.

Mme Catherine Tasca . - Le psychanalyste Serge Tisseron suggère de distinguer le document qui établit le mariage de celui qui établit la filiation. Qu'en pensez-vous ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Les enfants placés en famille d'accueil tissent souvent des liens très forts avec celle-ci et sont parfois adoptés par elles. Qu'est-ce qui fait famille pour l'UNAF ?

En ce qui concerne le nom, 99 % des femmes mariées prennent le nom de leur époux, même si ce n'est pas mon cas personnel !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . -- Ce n'est qu'un usage bourgeois hérité du XIX e siècle. En droit, les femmes conservent leur nom.

M. François Fondard . - Qu'est-ce qui fait famille ? Cela renvoie aux problématiques des 2 % d'enfants qui font l'objet de mesures de placement et de délégation de l'autorité parentale. Nous en reparlerons lors du projet de loi sur la famille. L'autorité parentale, renforcée dans la loi de 2002, est un élément fondamental. Elle ne doit pas être remise en cause par la création d'un statut de beau-parent.

Mme Guillemette Leneveu . - L'article de Serge Tisseron confirme notre analyse : cette réforme va bien au-delà du mariage ; c'est pour cela que l'UNAF préconise l'union civile, qui évite des modifications trop importantes.

M. François Edouard . - Qu'est-ce qui fait famille ? A l'évidence, l'arrivée de l'enfant dans le couple. Cette famille va évoluer ; généralement, les géniteurs élèvent l'enfant, mais les aléas de la vie font que ce n'est pas toujours le cas. Ceux qui les élèvent peuvent leur donner tout leur amour : les enfants sont néanmoins toujours curieux de leurs origines, ils en ont besoin pour se construire. Raison pour laquelle l'UNAF préfère l'adoption simple pour ne pas gommer les origines de l'enfant.

Le psychiatre M. Lévy-Soussan le dit bien, un enfant ne peut pas avoir deux mères ; il a une mère et la compagne de sa mère. Au reste, il a demandé à une femme élevée par deux femmes chez qui elle était allée habiter après la séparation du couple ; elle a répondu spontanément : « Chez maman » ! C'est pour cela qu'il n'est pas anodin de supprimer les mentions de père et de mère dans l'état civil.

Représentants de la Confédération nationale des associations familiales laïques (CNAFAL), de l'Union des familles laïques (UFAL) et de la Confédération syndicale des familles (CSF)

_______

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous recevons la CNAFAL, l'UFAL et la CSF.

M. Jean-Marie Bonnemayre , président de la Confédération nationale des associations familiales laïques (CNAFAL) . - La CNAFAL existe depuis plus de 45 ans au niveau national, et les associations familiales laïques depuis plus de 65 ans. Après la loi de juillet 1975 sur les associations familiales, nous avions fait le choix d'adhérer à l'UNAF. Les années 1970 ont marqué de grandes ruptures dans la conception de la famille ; le divorce par consentement mutuel, la libre contraception, la levée de l'interdiction de l'avortement et la pleine capacité juridique des femmes ont fait éclater le modèle de la famille patriarcale. Aujourd'hui, les familles monoparentales sont nombreuses, mais elles sont souvent la transition vers des familles recomposées.

Le parallélisme est saisissant, 45 ans après ; les familles homoparentales doivent obtenir une reconnaissance pleine et entière de leurs droits : mariage, adoption, PMA. La CNAFAL était la seule association familiale à soutenir le Pacs. A qui fera-t-on croire que seuls 15 % des adhérents de l'UNAF sont favorables au mariage homosexuel, seuls 6 %, favorables à l'adoption ? La question de la représentativité de l'UNAF doit être posée. D'ailleurs, la CNAFAL a soutenu la demande d'agrément de l'association des parents gays et lesbiens (APGL) à l'UNAF.

Vous avez auditionné des personnalités prestigieuses comme Irène Théry ou Françoise Héritier qui sont des habituées de nos colloques. La CNAFAL mettra donc l'accent sur ses convictions et non sur les arguments qui vous sont connus. Nous considérons qu'il n'y a pas de famille standard, normée, même si l'église catholique a tenté d'imposer son modèle. Pour nous, toute discrimination est génératrice d'exclusion et de stigmatisation. Laïcs, nous prenons en compte l'intérêt de l'enfant : le principe de protection de l'enfant doit s'appliquer pleinement, quelle que soit la situation familiale. Les homosexuels revendiquent des droits, mais aussi des devoirs ! « Il n'y a pas de meilleure éducation que celle qui vous permet de remettre en cause celle que l'on a reçue », disait Paul Valéry.

Nous sommes pour l'accès des enfants à leurs origines. La réalité des liens qui unissent les membres d'une famille doit être prise en compte ; reconnaissance symbolique et reconnaissance juridique vont de pair. Maintenir la situation actuelle, c'est continuer d'ostraciser les homosexuels, de les laisser de côté. Le Pacs a été une avancée, mais reste une boîte où l'on a tenté de maintenir les homosexuels. Les familles homosexuelles ont droit aux droits, à l'invisibilité par la banalisation de leur situation. L'opprobre et la honte, c'est le venin qu'on inocule dans la construction de l'être.

Les couples gays et lesbiens sont attachés à la famille, d'autant plus qu'ils en ont souvent été exclus. Ils veulent faire famille. Marcel Proust parlait ainsi des homosexuels dans Sodome et Gomorrhe : « Race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu'elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir ; [...] fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir toute la vie et même à l'heure de lui fermer les yeux ».

Messieurs les parlementaires, je vous invite à mettre fin à cette malédiction.

M. Michel Canet, président de l'Union des familles laïques (UFAL). - L'UFAL apporte son soutien à ce projet de loi, qui constitue une étape vers l'égalité entre les différentes formes de couples. Nous sommes attachés au caractère laïc du mariage civil. Nous souhaitons que le Pacs évolue vers des droits comparables à ceux qu'offre le mariage, avec une cérémonie en mairie. L'UFAL souhaite un même contrat civil pour tous les couples. Ce contrat civil républicain doit être bien distingué du mariage religieux ; dans une République une, indivisible, laïque, démocratique et sociale, les couples homosexuels doivent être traités à égalité avec tous les autres.

L'adoption doit être ouverte à tous. La refuser aux couples homosexuels serait incompréhensible quand elle est ouverte aux célibataires. De même, le livret de famille doit être unique pour tous. Le code de l'action sociale et des familles doit reconnaître comme famille les couples pacsés et les concubins associés aux père et mère isolés, avec à terme un statut de beau-parent.

Enfin, l'UFAL regrette que le projet de loi n'ouvre pas l'AMP à tous les couples de femmes, avec filiation automatique.

Mme Marie-Françoise Martin, présidente de la Confédération syndicale des familes (CSF). - La CSF se situe dans le mouvement de l'UNAF, qui regroupe une pluralité de mouvements.

La CSF, implantée dans 70 départements, regroupe des familles des quartiers populaires des grandes villes depuis 1946 et prend en compte la globalité de la vie des familles : consommation, logement, éducation, santé, culture, loisirs... Notre mot d'ordre est le faire avec, le faire ensemble, et non le faire pour ou à la place de ; la CSF défend les familles dans leur diversité.

La société évolue, les familles aussi. Le droit vient accompagner ces évolutions et assurer la protection des personnes. Le statut de la femme a bien changé au XXe siècle ; la CSF s'était investie pour la reconnaissance des femmes chefs de famille et la défense des jeunes femmes célibataires qui subissaient l'opprobre de la société. Elle s'est battue pour les droits propres des familles monoparentales. Les attentes de la société sont très diversifiées, le code de la famille a dû s'adapter : autorité parentale, divorce, avortement... Depuis 1982, l'homosexualité n'est plus perçue comme une tare, une maladie, voire une déviance, mais la question du mariage et de l'adoption par les couples de même sexe continue de faire débat.

Le droit au mariage est un droit fondamental de la personne. L'égalité entre époux a été progressivement reconnue : le mari ne doit plus protection  à la femme et la femme obéissance au mari... Le mariage civil constitue une double démarche, de la part du couple mais aussi de la société ; le code civil recentre les droits du couple sur les questions patrimoniales.

Aujourd'hui, on peut organiser sa vie de couple de différentes façons : union libre, Pacs, concubinage. Mais sur le plan symbolique, le mariage représente l'entrée dans la norme et l'accès à un statut social. Rappelons que 13 000 élus avaient signé une pétition contre la célébration du Pacs en mairie ; si la loi sur le mariage pour tous est adoptée, elle devra être appliquée partout.

Le Pacs n'ouvre pas les mêmes droits que le mariage. Les tribunaux refusent les demandes d'adoption simple aux compagnes homosexuelles des mères biologiques, ce qui n'est pas conforme à l'intérêt de l'enfant.

Parce que le mariage est une affaire entre adultes, la CSF, très attachée à l'égalité des droits, est favorable au mariage pour tous.

Mme Aminata Koné, secrétaire générale de la CSF. - Nous sommes favorables à l'adoption par les familles homoparentales, mais l'adoption pose problème : l'adoption simple ne donne pas suffisamment de garanties à l'enfant, mais l'adoption plénière gomme l'histoire de l'enfant. Nous souhaitons donc une réforme de l'adoption dans le cadre du mariage pour tous, en renforçant les garanties de l'adoption simple, mais en permettant à l'enfant de connaître son histoire personnelle.

Ce débat m'a émue, tant il a mis en cause les choix de vie des minorités. Tous les citoyens ont droit à la protection de la loi. Sans loi, les minorités sont en difficulté. Il faut apaiser les tensions sociales et que toutes les familles aient les mêmes droits et devoirs.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Les débats au sein de l'UNAF ont dû être passionnants, mais difficiles puisque vous représentez une position minoritaire.

J'ai entendu parler de droits des mères : je ne sais pas ce que c'est ; vous parlez de droits des femmes : je m'y retrouve davantage ! Où se situe le point de clivage avec la position majoritaire de l'UNAF ?

M. Yves Détraigne . - Quelle est votre définition de la famille aujourd'hui ? Est-elle liée à l'enfant ?

Mme Marie-Odile Pelle Printanier, vice-présidente de la CNAFAL . - Selon Irène Théry, « l'ignorance est le terreau de toutes les peurs ». L'UNAF a refusé toutes les évolutions récentes de la famille : le Pacs, la réforme du divorce... Le clivage est donc ancien. Je rappelle que le président Fondard qui vient de s'exprimer au nom de l'UNAF, fait partie de la CSF qui tient un discours en rupture avec la position de l'UNAF. Cette ambiguïté est gênante...

Nous aurions voulu dire un mot sur la PMA.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis. - Elle n'est pas dans la loi.

Mme Marie-Odile Pelle Printanier . - Nous voulions la voir inscrite dans le texte, ne serait-ce que dans ses conditions actuelles. La CNAFAL a rencontré Mme Bertinotti, qui a organisé cinq colloques dans toute la France, pour faire mieux connaître ces sujets de société. La ministre nous a expliqué pourquoi la PMA figurerait dans la loi famille et pas dans ce projet de loi-ci ; elle nous a convaincus.

La saisine du comité d'éthique nous inquiète : on risque de ne pas avancer beaucoup, si j'en juge par le rapport du professeur Sicard sur la fin de vie ! Et pour avoir participé aux précédents Etats généraux sur la bioéthique, j'estime -avec M. Leonetti- que les débats n'avaient pas été très objectifs. Or le comité d'éthique n'a pas changé.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - L'avis du comité d'éthique est purement consultatif ; le Gouvernement et le Parlement feront ce qu'ils voudront.

Mme Marie-Odile Pelle Printanier. - Nous faisons confiance au Parlement.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous voulons un débat apaisé. Chacun sait que je suis favorable au mariage, à la PMA et à la GPA pour tous. Mais par étape : nous avons bien attendu 15 ans après le Pacs avant de créer le mariage pour tous.

M. Jean-Marie Bonnemayre. - Dès lors qu'un couple se constitue dans la durée, il fait famille, avec ou sans enfant. Avec l'évolution de la société, un homme et une femme peuvent faire plusieurs familles, successivement.

Le statut juridique doit assurer la protection de l'enfant, notamment en matière patrimoniale et en cas de séparation. Nous voulons une société plus adulte et plus protectrice des intérêts des enfants.

M. Michel Canet . - L'UNAF a pris son envol à une époque où les associations laïques n'y participaient pas. Les associations traditionnelles y sont majoritaires, l'évolution est donc très lente...

A l'UNAF, nous avons tous la même vision de l'intérêt de la famille. Tout le monde souhaite aider les familles les plus défavorisées, lutter contre les inégalités... Mais, dès lors qu'il faut prendre une position de principe, c'est le repli stratégique et nous devenons ultra-minoritaires ! L'UNAF évoluera. En attendant, je suis un peu déçu.

M. Charles Arambourou, administrateur de l'UFAL . - l'UNAF, c'est le lobby familialiste. Les principales associations de l'UNAF sont contre le mariage pour tous, même si l'UNAF a construit quelques contre-feux, comme la proposition d'une union civile pour les homosexuels. Dommage qu'il y ait un tel décalage entre l'UNAF, institution ayant pignon sur rue, et la réalité de notre pays !

La famille, c'est d'abord des personnes qui ont des liens de parenté : ascendants, descendants, collatéraux, alliés...au total, une nébuleuse assez vaste !

La famille nucléaire, dans l'acception traditionnelle, regroupait papa, maman et les enfants. Il existe dorénavant, non une, mais des familles. Il y a même des concubins non cohabitant ! L'évolution de la société est vertigineuse.

Le devoir du Parlement est d'assurer que les principes républicains s'appliquent à toutes les situations dès lors qu'elles ne violent pas l'ordre public. N'oublions pas non plus les familles monoparentales ; elles existent, bien qu'on refuse aux femmes célibataires la PMA. Cette dernière aurait dû être traitée dans le texte sur le mariage pour tous.

L'UFAL s'inquiète de l'avis demandé au comité d'éthique, dont la composition est étrangère aux principes laïcs de notre République : on y trouve des gens qui sont là à raison de leurs convictions ! Sur un certain nombre de sujets, ses avis n'ont pas placé la France en pointe parmi les démocraties occidentales...

Mme Aminata Koné . - L'UNAF connaît un blocage culturel et historique. La CSF était un mouvement ouvrier ; elle comprenait quelques religieux, mais s'est déconfessionnalisée. Nous ne pouvons pas avoir la même position que la majorité de l'UNAF, car les familles populaires ne sont pas attachées au mariage. Les gens sont libres de leur choix !

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Un enfant sur deux naît hors mariage.

Mme Aminata Koné . - Si les notaires conseillent le mariage à ces familles, c'est pour protéger le conjoint survivant. Le mariage offre en effet une protection solennelle : tout le monde a droit à cette protection.

Nous ne sommes pas attachés à la famille mais aux familles, dans leur diversité. Le fait familial, pour nous, est l'ensemble de ce qui constitue notre société.

Sur l'AMP, le débat n'est pas fermé ; il nous faut du temps pour mener la réflexion à son terme. Les lois sont faites pour protéger, ne l'oublions pas. La famille hétérosexuelle peut aussi être violente envers l'enfant !

Le président de l'UNAF est certes membre de la CSF mais il défend la position de l'institution, c'est-à-dire la position majoritaire. L'UNAF a bien fini par accepter le Pacs, naguère considéré comme la fin du monde ; elle propose aujourd'hui une union civile. J'espère que cette loi sera votée, et s'appliquera pour que toutes les familles puissent vivre leur projet familial avec sérénité.

M. Michel Canet . - Le code de l'action sociale et des familles considère comme famille les couples mariés et les personnes seules avec enfant, mais pas les personnes pacsées sans enfant. Nous demandons depuis longtemps la reconnaissance comme familles des pacsés et des concubins déclarés sans enfants.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Les débats sur le Pacs ont été très âpres. Il s'agissait d'un débat sur le couple, pas sur la famille. Le groupe socialiste, à l'époque, soutenait l'idée que les personnes pacsées étaient deux célibataires vivant ensemble !

Mme Marie-Odile Pelle Printanier . - J'ai défendu le Pacs à l'Assemblée générale de l'UNAF à Perpignan sous les huées et les sifflets. Depuis, les choses ont évolué, puisque l'UNAF demande maintenant une amélioration du Pacs pour refuser le mariage pour tous. Je ne doute pas qu'elle évoluera encore, mais nous souhaiterions des débats plus apaisés et moins énergivores !

Plus de la moitié des premiers enfants naissent hors mariage : les couples ne se marient plus pour avoir des enfants, mais parce qu'ils en ont déjà !

Mme Catherine Tasca . - Le Pacs découlait aussi de l'idée que notre société était handicapée par le secret : la majorité des homosexuels vivaient leur choix dans le secret ; le Pacs leur donnait l'occasion d'en sortir et de faire reconnaître leur existence par la société. En matière de filiation, il faudra poser la question de l'accès aux origines pour les enfants. De nouveaux secrets ne doivent pas venir peser sur notre société. Il n'y a pas pire que le mensonge, pour les relations interpersonnelles et pour la société.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Lors du débat sur le Pacs, M. Brun a été honnête et nous a précisé que la motion votée à Perpignan était majoritaire, mais que la minorité était en désaccord.

Représentants de Familles de France et de la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC)

_______

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous recevons, pour terminer cette série d'auditions, les associations familiales catholiques. A priori , elles ne sont pas favorables à ce texte.

M. Roland du Luart . - Laissez-les donner leur avis...

M. Antoine Renard, président de la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC) . - Merci de nous recevoir. D'emblée, je veux dire notre forte hostilité à ce texte et à la méthode employée. Dès 2001, nous disions qu'il n'existait plus de consensus sur ce qu'est le mariage civil républicain. Il aurait fallu répondre à cette question, se demander si le mariage est la bonne réponse aux vraies questions posées par les couples de même sexe, avant d'adopter cette solution bancale, choquante et qui nous heurte pour deux raisons majeures.

D'abord, on entame une partie de notre pacte républicain. Avec ce texte, il ne s'agit pas seulement d'étendre le mariage mais de le modifier en profondeur, d'en changer la nature même ; on le dilue, on en change la nature, quand tant de jeunes aspirent encore au mariage.

Ensuite, l'ouverture à l'adoption plénière -conséquence automatique du mariage- privera les enfants de l'accès aux conditions de leur naissance. Comment l'accepter ?

Ce texte pose beaucoup plus de questions qu'il n'en résout et crée une injustice au nom d'une fausse égalité. Et le tout aux dépens du plus faible : l'enfant, protégé jusqu'ici par l'institution républicaine du mariage. Forcer le destin en passant par le mariage n'est pas la bonne solution.

Mme Clotilde Brunetti, chargée du droit de la famille et de la protection de l'enfance à la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC) . - Je m'exprimerai ici en tant que juriste, universitaire, directeur d'un centre de recherches international.

Tout d'abord, le projet modifie en profondeur le droit des personnes et de la famille.

La commission des lois de l'Assemblée nationale, pour éviter de supprimer « père » et « mère » dans plus de 90 articles du code civil, a introduit un article 6-1, juste après les principes qui définissent l'ordre public, qui indique que lorsqu'il est fait mention du père et de la mère ou du mari et de la femme, il peut s'agir de deux hommes ou de deux femmes. Cette disposition est contraire à l'ordre public. Depuis le droit romain, notre législation protège l'enfant et la famille afin de ne pas les mettre dans le commerce, à la merci d'un accord privé.

Or le projet de loi permet à une convention ou à une décision individuelle de mettre l'enfant dans le commerce. En effet, la loi permet l'adoption de l'enfant par un couple homosexuel. En faisant cela, la mère peut cacher à son enfant soit l'identité du père, soit le recours à la PMA. Dans tous les cas, la loi donne donc effet juridique à une décision privée portant sur une règle jusque là d'ordre public. Cela sera encore plus vrai dans le cadre de l'adoption plénière, puisqu'elle interdira à l'enfant de rechercher en justice sa filiation biologique.

Le projet de loi ouvre la parenté aux personnes de même sexe et, donc, la parentalité. On donnera donc à la femme, qui n'est pas la mère biologique, des droits sur l'enfant. On dit que c'est bien pour cet enfant que la compagne de la mère puisse lui verser une pension alimentaire : mais on ne dit pas que l'enfant devra peut-être lui verser une pension alimentaire ! La compagne de la mère pourra obtenir la garde de l'enfant en cas de séparation, et même des droits de succession aux dépens de l'enfant.

J'ai beaucoup parlé des couples de femmes ; les hommes aussi sont concernés, à en croire la fameuse circulaire qui atténue les dispositions sur la GPA.

Le législateur n'a peur de rien : même le droit du nom est modifié ! Demandez à M. Hauser, à Mme Dekeuwer-Défossez, à tous les grands juristes, ce qu'ils pensent de ce texte ! Ils vous diront la même chose que moi.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Cela ne suffit pas.

Mme Clotilde Brunetti . - Ce projet heurte aussi les droits de l'enfant et nos principes fondamentaux.

Il y a un principe fondamental de notre droit, rappelé encore le 7 juin 2012 par la Cour de cassation, selon lequel un enfant ne peut pas être inscrit à l'état civil comme né de deux parents de même sexe.

De même, l'article 7-1 de la convention des droits de l'enfant indique que l'enfant a le droit de connaître ses origines et d'être élevé par ses parents ; c'est la Cour de cassation qui exerce un contrôle de conventionnalité.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - J'ai bien suivi votre raisonnement, mais les juristes se font une opinion, et l'habillent ensuite d'arguments juridiques : je le sais, pour avoir été magistrat. Ce que vous dites, par exemple pour les successions, vaut pour tous les couples, y compris les couples hétérosexuels lorsqu'il y a un beau-parent.

Mme Clotilde Brunetti . - Lorsqu'il y a recomposition familiale.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur .- Cela ne vaut pas pour les seuls nouveaux couples.

Mme Clotilde Brunetti . - On institue la parenté par l'adoption !

M. Patrick Chrétien, secrétaire général de Familles de France . - Notre mouvement n'a aucune attache politique, syndicale ou confessionnelle. Il représente environ 70 à 80 000  familles selon les années, soit 300 000 personnes. Dès la publication du programme de François Hollande, nous nous sommes interrogés sur la proposition n° 31. L'ouverture du mariage concernerait 1 % des familles ; cette réforme qui est tout sauf anodine mérite, à tout le moins, un grand débat national. Ce mouvement familial, qui est divisé, s'inquiète de voir ce texte discuté par le seul Parlement et adopté selon des consignes de vote données par les grands partis.

Le droit des enfants est-il secondaire par rapport au désir des adultes ? Voilà la question. Nous demandons un référendum sur les trois questions suivantes : êtes-vous pour ou contre le mariage de couples de même sexe ? Êtes-vous pour ou contre l'adoption par des couples de même sexe ? Êtes-vous pour ou contre l'ouverture de la PMA aux couples de même sexe ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je tiens à vous rassurer : nous appartenons tous, sauf quelques individualités, à des partis politiques, mais le mandat impératif est nul ; au Sénat, plus peut-être qu'à l'Assemblée nationale, le vote est libre et, sur les grandes questions, chacun se détermine en conscience ; il y aura des voix discordantes au sein des grandes formations politiques.

Faut-il débattre du référendum ? La révision constitutionnelle de 2008 a introduit le référendum d'initiative populaire à l'article 11. La majorité qui l'avait voté n'a, hélas, pas pris de loi organique, ce qui en empêche l'application.

Consulter le peuple, bien sûr, mais tous les référendums ont toujours tourné autour d'une seule et même question : êtes-vous pour ou contre le Président de la République ?

M. Charles Revet . -- 'est bien de poser la question !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - On se souvient du résultat du référendum sur la Corse : il a servi à dire non à Sarkozy. Mais je m'arrête là : c'est un autre débat.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Ma question s'adresse surtout à la CNAFC. Nous connaissons votre position, elle est tranchée. Il existe pourtant, dans les familles catholiques, des homosexuels qui vivent leur foi chrétienne. Comment les intégrez-vous dans vos associations ?

M. Jean-Jacques Hyest . - Même si l'on n'organise pas de référendum, ce sont les sondages qui font la loi. Même si personne ne le dit, tout le monde est plutôt favorable à une union civile, sur le modèle allemand ou un mariage sans adoption, comme au Portugal. De plus, certains des pays qui ont voté le mariage pour tous n'ont pas les mêmes traditions juridiques que nous. Vous avez parlé de la Cour de cassation, soit. Mais sa jurisprudence change quand la loi évolue...sauf contrôle de conventionnalité que la Cour de cassation s'arroge souvent.

Mme Clotilde Brunetti . - Vous mettez le doigt sur l'essentiel.

M. Jean-Jacques Hyest . - Une loi non-conforme à nos engagements internationaux aura des conséquences.

Mme Nicole Bonnefoy . - Vous avez affirmé que le mariage pour tous portait atteinte à l'ordre public. Considérez-vous que les couples homosexuels qui existent actuellement et qui élèvent des enfants y portent atteinte ?

M. Yves Détraigne . - Selon M. Renard, « on entame une partie du pacte républicain ». Mais 20 % des enfants ne vivent pas dans des familles traditionnelles, et la majorité d'entre eux naissent déjà hors mariage. En quoi notre pacte est-il entamé ? Par l'instauration du mariage pour les couples homosexuels ou par ses conséquences ?

M. Charles Revet . - Les couples homosexuels existent, cette réalité est indéniable. Pour eux, le problème n'est pas de se voir reconnaître le mariage ; il est de renforcer le Pacs : à peine 4 % des personnes pacsées sont des homosexuels. Améliorer le Pacs semble normal ; passer par le mariage est choquant : il suffit d'ouvrir le dictionnaire pour savoir que c'est l'union d'un homme et d'une femme en vue de procréer.

M. Thierry Vidor, directeur général de Familles de France . - Qu'est-ce qui fait famille ? Deux personnes de même sexe vivant ensemble font famille ; oui, le mariage n'est pas aujourd'hui nécessaire pour faire famille. En revanche, les sondages le montrent, s'il existe un large consensus autour d'une union civile pour les couples homosexuels, la majorité de nos concitoyens s'inquiète de l'ouverture aux couples homosexuels de l'adoption, de la PMA et de la GPA. Le problème, ce n'est pas le mariage : il n'intéresse qu'1 % des Français, et encore...Le problème, c'est que le mariage en France ouvre des droits, dont le droit à l'adoption, ce qui bouleversera notre rapport à l'enfant. C'est ouvrir la boite de Pandore : dire à des couples de même sexe qu'ils ont droit à l'enfant, c'est introduire un biais dans notre pacte républicain. Des couples gays ou lesbiens diront « J'ai droit à un enfant ». Résultat, on ouvrira la voie à la marchandisation du corps -les greffes d'utérus existent déjà et à la marchandisation de l'enfant, que l'on observe déjà dans certains pays européens.

Mme Clotilde Brunetti . - Les couples homosexuels existant ne heurtent pas l'ordre public puisque, en l'état du droit actuel, l'enfant d'un couple de femmes peut entreprendre une action en recherche de paternité. Avec ce texte, on priverait définitivement l'enfant de sa filiation paternelle ou de sa filiation maternelle. C'est une conséquence de l'adoption, qui est irrévocable.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Certes, quand on est adopté, on ne peut pas faire de recherche de paternité, puisque le père est le père adoptif ; en revanche, ça n'interdit en rien d'avoir accès à ses origines.

Mme Clotilde Brunetti . - C'est difficile... et c'est autre chose.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - C'est la même chose pour la PMA !

Mme Clotilde Brunetti . - La PMA n'est pas autorisée pour l'instant.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Si, pour les couples stériles.

Mme Clotilde Brunetti . - La PMA n'est pas ouverte aux couples de femmes.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - A titre personnel, j'étais très réticent sur la PMA avec tiers donneur, puisqu'on interdit à l'enfant de connaître son père biologique.

Mme Clotilde Brunetti . - C'est un autre sujet...

Le juge doit appliquer la loi ; il ne peut faire prévaloir des principes supérieurs qu'au nom d'une convention. La Cour de cassation pourra donc refuser les adoptions en s'appuyant sur la convention sur les droits de l'enfant. Jusqu'à présent, jamais le législateur n'a mis en cause ces principes fondamentaux qui remontent à la nuit des temps -d'où leur formulation en latin ; ce serait une première ! La Cour de cassation a tenu à publier le 22 janvier 2013 un arrêt disant que  les droits de l'enfant ont rang constitutionnel ; c'était une façon d'adresser un message au législateur : elle défendra les principes supérieurs.

Le nouvel article 6-1 fait entrer dans notre code civil la théorie du genre. Formulée par des féministes extrémistes, dont la figure de proue est Judith Butler, elle postule que les enfants naissent fondamentalement inégaux, le garçon naissant avec un sexe qui le pousse à la domination de la femme ; dès lors, il faut supprimer toutes les conséquences sociales et juridiques du sexe masculin. Cette théorie me fait peur ; elle est désormais dans notre code civil.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Si je puis me permettre, la loi qui a le plus bouleversé les principes fondamentaux est celle de la filiation, rédigée avec l'aide du doyen Carbonnier !

Mme Clotilde Brunetti . - Cette loi ne touchait pas comme aujourd'hui aux principes supérieurs, et c'était toujours par voie d'exception.

M. Antoine Renard, président de la CNAFC . - Ce sont les associations qui sont catholiques, pas les familles ! Notre source d'inspiration est l'enseignement familial et social catholique. Nous n'en sommes pas pour autant un mouvement confessionnel, et nous sommes ouverts à tout le monde. Mais à partir du moment où la famille est encore constituée d'un père, d'une mère et des enfants, les associations familiales peinent à accueillir les familles homosexuelles. Quant à l'Eglise, vous le savez, elle réfléchit à ces questions, et Mgr Paglia a tenu récemment des propos intéressants. Mais nous ne sommes pas l'Eglise !

La rupture du pacte républicain tient à la fois à l'ouverture du mariage et à ses conséquences. Les mots ont un sens ; c'est quand même Soljenitsyne qui a invité les Français à retrouver l'usage de leur dictionnaire ! Le député martiniquais M. Azérot l'a dit mieux que moi : les Martiniquais s'inquiètent d'une rupture du pacte républicain qui pourrait les conduire à quitter la République. C'est très grave !

Chacun est libre de se marier, mais personne n'est libre de dire ce qu'est le mariage. Aujourd'hui, tout le monde sait ce qu'est mariage ; demain, nous serons en plein brouillard.

Mais le plus grave, c'est l'accueil de l'enfant. Je considère que nous sommes dans un monde sexué. Le mariage précède les religions, contrairement à ce que dit l'exposé des motifs du texte, parce qu'il est la capacité d'accueillir un enfant dans un monde sexué. Je ne soutiens pas le référendum qui conduit à un affrontement, alors qu'il faut trouver un consensus. Comment y parvenir ? Je compte sur votre liberté...Etonné par le trouble des députés socialistes, j'ai regardé les statuts du parti socialiste : selon l'article 5-4-3, les élus respectent en toutes circonstances les instructions et la tactique du parti. J'espère que les sénateurs exerceront leur liberté de conscience et prendront le relais des Français, qui sont en pleine confusion : 60 % sont favorables au mariage entre personnes du même sexe, et 60 % sont contre l'adoption par des personnes de même sexe, alors que la loi ne permet pas de distinguer les deux. C'est aux politiques de trouver un consensus.

M. Bernard Mantienne, représentant de la CNAFC . - Maire pendant 30 ans, je constate le désarroi de nos concitoyens. Ils s'inquiètent de cette ouverture du mariage et de l'adoption. J'ai écrit au Président Hollande pour lui dire qu'il commet, avec ce texte, une erreur et une faute. Une erreur car les Français vivent déjà beaucoup de difficultés : pourquoi en rajouter ? Une faute parce que, de ce texte, que sortira-t-il demain ? Un de mes administrés d'origine maghrébine est venu me voir pour me demander si avec cette loi il pourrait faire venir en France sa deuxième femme et se marier avec elle. Je n'ai su lui répondre...Après tout, quand tout est permis, il suffit de faire pression ! Je crois que la pression qui s'exerce en faveur du mariage pour tous est minoritaire, et qu'il y avait des solutions plus adaptées...

Je crains que nous ne soyons dans la situation des schlitteurs, ces bûcherons vosgiens qui transportent le bois en retenant un chariot qui glisse sur des rails en bois : il suffit du moindre faux-pas pour provoquer une catastrophe !

M. Thierry Vidor . - En ces matières, nous n'avons pas assez de recul, ni d'études sérieuses. Tout le monde est d'accord pour faire évoluer le Pacs vers un contrat d'union civile, mais ouvrir l'adoption semble très dangereux à la majorité des Français ; la question mérite une réflexion et des études approfondies.

En Belgique, la loi a été votée il y a une dizaine d'année : depuis la reconnaissance du mariage homosexuel, il n'y a pas eu d'adoption pour les couples homosexuels. Dès que nous adopterons cette réforme, nous serons en effet au ban de la communauté internationale et la plupart des pays refuseront des donner des enfants à l'adoption en France. Cela tient du mensonge d'Etat : on dit à ces gens qu'ils pourront adopter, or ils ne le pourront pas. Il y a déjà 6 000 adoptions par an, et 30 000 couples qui veulent adopter ! Et qui choisira entre un couple homme-femme, un couple femme-femme et un couple homme-homme ? Au nom de la lutte contre les discriminations, les couples d'hommes réclameront la GPA, et l'égalité pour tous débouchera sur la marchandisation du corps de la femme.

Il est trop tôt ; ne votons pas dans la précipitation une loi non consensuelle, d'autant que le président Hollande n'a pas été élu sur la proposition n° 31...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci. Nous poursuivrons notre série d'auditions la semaine prochaine.

Mardi 12 février 2013
M. Claude Baty, pasteur, président de la fédération protestante de France (FPF)

_______

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous consacrerons cet après-midi aux différents cultes pratiqués en France, en commençant par M. le pasteur Claude Baty.

Je vous prie d'excuser M. Jean-Pierre Sueur, qui nous rejoindra dans quelques minutes.

La Fédération protestante de France, depuis 1905, rassemble une trentaine d'églises et 80 associations, même s'il existe quelques églises protestantes en-dehors d'elle.

Le débat en séance publique sera vraisemblablement reporté à partir du 2 avril, ce qui nous laissera le temps de travailler. Je me félicite de ce report.

M. Claude Baty, président de la fédération protestante de France . - Je suis un peu perplexe devant l'exercice qui m'est demandé, car tout a été dit. Il y aurait folie de ma part de vouloir faire changer d'avis des gens aussi éclairés que vous.

Cependant, il peut vous être utile d'avoir une idée de ce que pense la Fédération protestante de France ; cela ne vous donnera pas une image exhaustive de ce que pense les protestants, mais aucune institution aujourd'hui ne peut se prévaloir de ce que pensent tous ses membres...et c'est encore plus vrai des protestants.

La déclaration générale de la fédération protestante de France (FPF) a été faite le 13 octobre 2012. Elle rappelle que depuis l'origine, les protestants ne considèrent pas que le mariage relève de l'ordre du salut. Le mariage n'est donc pas un acte religieux ; pour nous, il n'y a pas de mariage chrétien, mais des chrétiens qui se marient, ou pas.

Nos églises ont refusé de placer sous le contrôle de l'Eglise l'acte constitutif du couple et de la famille, estimant que cela relevait du législateur.

Les protestants sont conscients de la diversité culturelle des modèles familiaux, qui apparaît déjà dans la Bible. Il ne faut pas réécrire l'histoire en décrivant un « âge d'or » du mariage contrastant avec un aujourd'hui catastrophique. Cela dit, l'avis défavorable de la fédération protestante de France est motivé : la question posée par ce projet de loi est fondamentalement sociale et collective ; elle relève de la façon dont une société se perçoit et se construit.

Les distinctions entre homosexualité et hétérosexualité ne sont pas le reflet d'un moralisme d'un autre temps ; elles relèvent d'une exigence profonde du corps social, qui demande à être structuré symboliquement et réellement par l'acceptation d'une différence originelle et fondamentale qui traverse jusqu'au plus intime des corps et des manières d'être. Considérer toutes les formes de sexualité comme indifférentes reviendrait à empêcher toute rencontre véritable et tout métissage, car tout serait déjà mélangé.

Le mariage n'est pas la fête de l'amour, la mise en scène de sentiments, mais une organisation sociale. Il est le lieu où se construit la distinction entre les sexes et les générations, entre ceux qu'on peut et ceux qu'on n'a pas le droit d'épouser.

Depuis quelques dizaines d'années, l'amour semble être la justification ultime de la conjugalité. Le mariage traditionnel, demandant d'abord engagement et fidélité, a été dévalué au profit d'une conjugalité amoureuse, mais éphémère ; la variété des formes d'union actuelles est le reflet de la préférence donnée aux choix personnels et à l'instant sur la durée.

Le « mariage pour tous » est une forme ultime et paradoxale de cette évolution. Il se justifie par l'amour de deux personnes. Au nom de qui, de quoi, jugerait-on cet amour ? C'est l'antienne des personnes favorables à ce mariage. Or la loi est claire : tout amour ne légitime pas un mariage ; de plus, le mariage n'est pas le sceau de l'amour, mais un contrat social engageant la responsabilité. Pourtant, ni l'amour, ni l'égalité ne justifient vraiment ce droit réclamé.

Forme paradoxale, disais-je, car au moment où beaucoup contestent l'institution bourgeoise qu'est le mariage, certains veulent à tout prix se marier : la revendication égalitaire prime, avant même la recherche de sécurité juridique, que nous comprenons et soutenons. Mais il existe d'autres moyens d'obtenir cette sécurité. Qu'un homme ne puisse pas épouser un homme, ou une femme une femme, n'est pas une atteinte à l'égalité, mais le respect d'un agencement du corps social fondé sur des réalités.

La fédération protestante de France est très défavorable au mariage pour tous, convaincue que la famille est le lieu symbolique où se construisent les rapports entre les sexes, entre les générations et entre l'autorité et la liberté.

Un mot sur les méthodes : ce projet de loi bouleverse une pratique ancestrale. Il eût fallu entendre les inquiétudes. Or quand le débat a été ouvert, les conclusions étaient déjà connues. Quand Mme Taubira m'a reçu, elle m'a indiqué que notre position ne changerait pas son opinion. Le Gouvernement a sous-estimé l'impact de cette réforme ; il n'y avait pas d'urgence : il aurait fallu prendre le temps d'écouter tous les avis, comme on l'a fait pour les lois bioéthiques ou sur la fin de vie. Un dialogue apaisé est plus fructueux que l'utilisation d'une majorité parlementaire.

Mais ce qui préoccupe le plus la FPF, c'est la filiation. L'adoption découle du mariage et permet d'introduire indirectement le principe de filiation avec deux parents de même sexe ; dès lors, un couple de femmes peut donner l'illusion à leurs enfants d'être leurs génitrices. Même si l'amour compte pour élever des enfants, il est structurant et important qu'un enfant puisse se situer dans une lignée paternelle et une lignée maternelle. Quoi qu'on puisse dire, notre origine est bisexuée ; les dérives probables se feront au détriment des enfants et encourageront la marchandisation du corps humain.

Nous ne sommes pas la source de nous-mêmes, nous recevons notre identité d'un autre ; nous ne pouvons prétendre tout maîtriser ; et la sexualité est un de ces signes qui appelle à reconnaître l'altérité. L'enfant n'est pas un droit mais une grâce et c'est un sujet. Le corps de la femme ne peut être un outil en location.

Ceux qui mettent l'égalité au dessus de tout doivent admettre que les couples de femmes sont avantagés par rapport aux couples d'hommes. Pour réparer cette inégalité, faut-il accepter la gestation pour autrui (GPA) ? La FPF est opposée à ce commerce qui exploite les plus faibles et se moque de l'inégalité générée par l'argent.

Puisque la loi sur le mariage pour tous semble acquise, il faudrait réfléchir sur la filiation dans un débat serein et contradictoire.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci, monsieur le Président.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales . - Le mariage n'est pas la fête de l'amour, dites-vous, mais une organisation sociale. Pourquoi la place du religieux est-elle si importante ? Dans votre fédération, vous devez accueillir des croyants homosexuels. Quelle place leur faites-vous et quelle est leur position sur ce projet de loi ?

M. Claude Baty . - Il est bien évident qu'il y a des homosexuels protestants. La fédération protestante de France n'est pas une Eglise ; elle est composée d'églises : chacune a sa liturgie, sa discipline propre. Certaines ont des groupes de travail sur l'homosexualité et sur leur mariage. Une seule église a « lancé » la bénédiction de couples homosexuels. A l'avenir, la bénédiction des couples homosexuels dépendra de chacune des communautés.

S'il y a prise de parole des religieux sur ce sujet, c'est qu'on nous a interrogés. Dans la Bible, il y a certes deux passages qui condamnent l'homosexualité, mais Jésus, lui, n'en parle pas.

La fédération protestante de France fait plus de déclarations sur l'inégalité, sur les étrangers, que sur l'homosexualité. Cela dit, nous devions donner notre avis sur le mariage pour tous.

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

M. Jean-Pierre Godefroy . - Vous dites que le mariage n'est pas un acte de salut, c'est vrai. Vous faites référence à la loi bioéthique et à la fin de vie. Tout a été dit, étudié, et le rapport Sicard ne dit pas grand-chose de neuf. Ne croyez-vous pas que le Parlement soit habilité à trancher quand le débat a eu lieu ? Ne croyez-vous pas que nous pouvons maintenant statuer en connaissance de cause ?

L'AMP et la gestation pour autrui (GPA) ne figurent pas dans le texte. Lors de la loi bioéthique, le Sénat avait prévu d'ouvrir la PMA pour des raisons médicales et sociétales ; malheureusement, l'Assemblée ne nous a pas suivis. Vouloir un débat, n'est-ce pas une manoeuvre dilatoire pour repousser au lendemain ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Il existe une différence fondamentale entre les protestants et les catholiques. Les premiers n'ont pas de sacrement du mariage, les seconds en ont. Le mariage catholique est un sacrement indissoluble.

M. Claude Baty . - Certes, on ne peut pas toujours discuter et jamais trancher, mais en l'occurrence, on savait avant le début du dialogue quelle en serait la conclusion, d'où les tensions.

Sur la fin de vie, il faut écouter tous les avis afin que la loi soit bien comprise par tous nos concitoyens. Sinon, certains peuvent être frustrés, voire révoltés.

M. Jean-Jacques Hyest . - Vous êtes passé rapidement sur la notion d'égalité. Pourriez-vous développer ?

M. Claude Baty . - Il a beaucoup été question d'égalité. Or, dans bien des domaines, l'égalité n'empêche pas la différence.

Ainsi, pour les Jeux olympiques, il y a des épreuves séparées pour les femmes et pour les hommes, ce qui n'implique pas des dignités différentes. Il faut accepter les différences.

Nous comprenons la recherche de sécurité juridique pour les couples homosexuels, mais elle aurait pu être trouvée autrement.

M. Roland du Luart . - Les mots « mariage pour tous » n'ont pas de réelle signification, selon vous. Une union civile améliorée serait tout à fait recevable. En Espagne et au Portugal, le mariage religieux était obligatoire. Les non croyants souhaitaient une nouvelle formule : désormais, il est prévu une union civile.

M. Claude Baty . - Dans certains pays, les prêtres ou les pasteurs ont rang d'officiers d'état civil. A une union civile améliorée, personne n'aurait trouvé à redire. Avec le mariage pour tous, on n'ajoute pas, mais on transforme.

M. Jean-Yves Leconte . - Je regrette la dramatisation du débat. L'évolution du concept de mariage implique que l'on traite de l'égalité. Pourquoi des personnes de même sexe n'auraient-elles pas droit au mariage civil pour consacrer leur amour et organiser dans le temps leur union?

Pourquoi y a-t-il malheureusement adoption ? Parce que des enfants sont abandonnés, et qu'il faut leur trouver une famille d'accueil. Rien ne démontre qu'un couple homosexuel ne puisse s'occuper d'un enfant avec amour. Actuellement, l'enfant ne peut être adopté que par l'un ; l'autre, en cas de malheur, n'a aucun droit. Ce sont des questions concrètes qu'il faut régler sans les dramatiser à l'excès.

Pour la PMA, la problématique est identique. C'est ce que Roselyne Bachelot avait appelé en son temps le dumping éthique : dès lors que le problème se pose dans d'autres pays, comment y répondre en France ? On ne peut accepter tout ce qui se passe ailleurs, mais il faut prendre en compte l'intérêt des enfants et se montrer pragmatique : les enfants nés par GPA à l'étranger restent des enfants.

M. Claude Baty - Effectivement, il ne faut pas dramatiser ; dès le départ, le débat a été trop idéologique et pas assez pragmatique. Certaines approximations ont été douteuses : non, ce n'est pas le progrès contre l'obscurantisme ! C'est vrai, la famille a beaucoup évolué ; ainsi, les PACS étaient faits pour les homosexuels et ce sont surtout les hétérosexuels qui y ont recours. Notre société est placée sur le signe de l'immédiateté. Un problème de couple ? On se sépare, on ne se répare pas... Le mariage pour tous n'est pas une bonne méthode pour régler ces problèmes sociaux.

M. Hugues Portelli . - Si ce projet de loi était adopté, quelle serait l'attitude de la fédération protestante de France ?

Quelle serait la situation des chrétiens qui voudraient se marier religieusement et qui considèrent que le mariage pour tous est une mascarade ? Peut-on donner des effets civils au mariage religieux ?

M. Claude Baty - Vous êtes arrivé après mon introduction : pour les protestants, il n'y a pas de mariage religieux. Donc, le mariage pour tous ne change rien en ce domaine. Les protestants qui ne se marient pas religieusement peuvent sans aucun problème participer à la vie de la communauté ! Demain, les nouveaux couplent qui se marieront pourront demander à être bénis. Certains pasteurs accepteront, d'autres non.

M. Jean-Jacques Hyest . - Vous avez vécu en Suède pendant quelques années, où l'Eglise est nationale. La loi s'impose-t-elle aux pasteurs luthériens ?

M. Claude Baty - L'Eglise n'est plus d'Etat depuis 2000, comme en Norvège : Les pasteurs peuvent faire des mariages qui donnent un état civil, et tous n'y sont pas prêts. En France, le problème ne se pose pas, heureusement.

M. Jean-Pierre Godefroy . - Pourquoi le débat traîne-t-il en longueur chez nous alors qu'en Grande-Bretagne, il a pris une journée ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - La GPA y est autorisée depuis longtemps et cela marche bien.

M. Claude Baty - L'Eglise anglicane est dans une situation bien différente. Il est donc difficile de comparer les situations. Aux Etats-Unis, la GPA n'est pas régulée par la loi, mais fait l'objet de contrats... Dire qu'il faut faire comme chez les autres en fonction de ce qui nous arrange n'est pas recevable. Je ne me plains pas que nous discutions longuement d'une question importante : je suis donc plutôt content d'être Français.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci, Monsieur le Président, d'être venu et je vous renouvelle mes excuses de n'avoir pu participer au début de cette audition.

Vous avez constaté que le rythme du Sénat permet à chacun de s'exprimer : ce n'est pas toujours le cas ailleurs...

M. Claude Baty - Merci de votre accueil et de vos questions. J'espère que mes réponses vous auront éclairés !

M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci, Monsieur le Cardinal, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Nous avons appris ce matin que le Gouvernement avait l'intention, sous réserve des décisions de la conférence des présidents, que ce texte ne vienne en séance publique au Sénat qu'à partir du 2 avril, ce qui nous permettra de faire quelques auditions complémentaires et facilitera le travail du rapporteur et de la rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. J'ai entendu parler ici et là de vote conforme. Nous déciderons en toute souveraineté, selon l'habitude du Sénat.

Nous sommes au lendemain d'une annonce qui sera peut-être le signe d'une modernisation d'une institution que nous respectons au plus haut point dans le cadre de la laïcité.

M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France - C'est une gageure de prendre la parole sur ce sujet après ce long débat à l'Assemblée nationale et dans les medias.

Prétendre que puisqu'il y a des situations de fait, il faut que la loi les légitime est une approche qui mériterait d'être approfondie : si le législateur se sent obligé de légaliser tous les comportements à partir d'une certaine fréquence, l'aspect pédagogique et régulateur de la loi risque d'être difficile à maintenir.

La différence sexuelle est-elle une inégalité ? L'intention déclarée du projet de loi d'établir davantage d'égalité est-elle fondée ? Chacune de nos existences est marquée par des différences factuelles qui n'impliquent pas d'inégalités juridiques ; laisser croire qu'une décision législative va pouvoir effacer les effets de la différence sexuelle ne peut que conduire à une insatisfaction. La confusion repose sur le fait que le respect de la dignité qui doit être égal pour tous est identifié à une identité de statut juridique. Il est piquant qu'au moment même où l'on prône la généralisation de la parité, on va la rendre facultative dans le seul domaine où elle était constitutive !

Le mariage est en effet une institution, il n'est pas le reflet d'une relation affective particulière. Contrairement à ce qui est soutenu par les partisans du mariage pour tous, dans l'expérience sociale de l'humanité, le mariage n'est pas un certificat de reconnaissance du sentiment amoureux ; il a une fonction sociale pour encadrer la transmission de la vie et articuler les droits et devoirs des époux entre eux et à l'égard des enfants à venir. La conception individualiste du mariage est contraire au fondement de notre édifice juridique ; en plus, le mariage a une utilité sociale : il favorise la stabilité conjugale et familiale, aspiration profonde d'une très grande majorité des concitoyens, qui profite à chacun et à la société tout entière.

J'en viens à la dimension symbolique de la relation au père et à la mère. Nier la différence sexuelle au profit d'une parentalité élective occulte la charge symbolique pour l'enfant lui-même des relations de fait entre les deux sexes. Cet oubli, cette occultation de la dimension symbolique de la différence sexuelle se répercute sur la manière d'aborder la question de l'enfant. Le projet de loi ouvre l'accès à la parenté pour l'adoption pour les couples homosexuels. Cela pose de nombreuses questions sans réponse jusqu'à présent. Nous savons, de science certaine que le nombre des enfants adoptables est de plus en plus restreint. Quel est l'intérêt réel d'avoir un droit qui ne pourra pas se réaliser ? Il y a des couples homosexuels qui ont des enfants de l'un des membres du couple qu'il a eu lors d'une relation amoureuse par ailleurs. C'est une question différente : il y a deux parents connus, même si l'un des deux ne fait pas partie du cercle familial actuel. C'est toujours l'intérêt supérieur de l'enfant qui est pris en compte dans la jurisprudence de l'adoption. On est frappé, à l'instar du Défenseur des droits, par l'absence de référence aux conséquences possibles pour les enfants, comme si le projet de loi n'était fait que pour satisfaire nolens volens les intérêts des adultes, comme si l'on s'acheminait vers la reconnaissance d'un droit à l'enfant.

J'en arrive à la lisibilité de la filiation. Tout enfant venu au monde a droit à connaître ceux qui l'ont engendré et à être élevés par eux, conformément à l'article 7, alinéa premier de la convention internationale des droits de l'enfant (CIDE) ratifiée par la France en 1990.

Bien sûr, il existe des situations exceptionnelles de personnes, qui pour le bien de l'enfant, doivent assumer la responsabilité parentale, mais il n'est pas opportun que le législateur organise l'impossibilité pour l'enfant de connaître ses parents.

Sur le bouleversement de l'état civil, directement perceptible par chacun, la privatisation de l'acte social du mariage produirait un affaiblissement supplémentaire de la cohésion sociale. Le projet de trois livrets de famille ne peut que laisser rêveur sur la non-discrimination souhaitée.

Il découlera de la logique de ce projet de loi le glissement inévitable entre adoption, PMA et GPA puisque le principe fondateur du projet de loi est le principe d'égalité.

Les enjeux anthropologiques et sociaux ainsi que la protection des droits de l'enfant sont passés sous silence, le discours égalitariste choisissant d'ignorer la différence entre personnes homosexuelles et hétérosexuelles à l'égard de la procréation ; il veut faire croire que le lien entre conjugalité et procréation n'est pas pertinent pour la vie en société. La conception individualiste du mariage n'est pas celle du droit français ; le bien commun n'est pas la somme des intérêts individuels. Le lien entre l'amour stable d'un homme et d'une femme et la naissance d'un enfant rappelle à tous que la vie n'est pas un dû mais un don. Dans un contexte économique et social préoccupant, le Gouvernement a choisi d'introduire un changement de grande ampleur, qui exige un débat large et approfondi, qui ne peut dépendre de sondages aléatoires, de la pression ostentatoire de quelques groupes ou d'une majorité électorale.

La responsabilité, la sagesse et la prudence doivent conduire à un examen plus rigoureux afin de chercher des ajustements raisonnables, sans ébranler les fondements de la vie des hommes et de la société.

M. Jean-Pierre Sueur , président .- Soyez assuré que c'est notre intention.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur .- Vous étiez déjà résolument opposé au Pacs lorsque vous étiez évêque de Tours. Pourquoi êtes-vous aussi hostile aux droits des homosexuels ? Quelle sera la position des prêtres lorsque ces couples voudront se marier religieusement ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis .- Selon vous, ce ne sont pas les faits qui doivent décider ; pourtant, le législateur a parfois donné un cadre légal aux faits de société.

Vous avez constaté, comme nous, que la famille a beaucoup changé. Elle est souvent monoparentale ou recomposée et n'a pas qu'un seul visage, y compris chez les croyants, dont certains sont homosexuels et ont des enfants. Comment l'Eglise catholique les accueille-t-elle ?

M. André Vingt-Trois .- Il y a sans doute un malentendu. Le fait d'être homosexuel ne donne pas un droit au mariage. L'orientation sexuelle d'une personne ne l'habilite pas automatiquement à toutes les situations de la vie sociale. Cela n'est pas une injustice ; et ce n'est pas parce qu'on est opposé à la transformation du mariage que l'on a une attitude négative à l'égard des homosexuels. La différence entre les sexes est la condition sine qua non de la transmission de la vie. En quoi cela est-il attentatoire à la condition des homosexuels ? C'est une donnée anthropologique qui n'a rien de religieux et qui a fait l'objet de commentaires de philosophes. Je ne suis pas opposé aux droits des homosexuels. Ils ne peuvent pas engendrer, c'est tout.

Je ne vois pas très bien où serait la difficulté sur le mariage religieux. L'Eglise est habilitée à définir les conditions d'accès à un sacrement, acte ecclésial qui peut se définir par lui-même, à moins qu'on nous interdise maintenant de célébrer le sacrement tel que nous le définissons. Nous sommes l'un des rares pays d'Europe où le mariage religieux n'a pas d'effet civil. Il est très difficile aujourd'hui dans la communauté catholique de défendre le mariage civil. Je connais certaines personnes qui veulent se marier religieusement et qui refusent de se marier civilement... La loi de la République ne le permet pas, mais les plus riches peuvent se marier en Espagne. Ce sera une discrimination supplémentaire !

Les situations familiales sont très différentes et résultent d'une certaine histoire, de choix personnel ou de contrainte. Ces derniers jours, j'ai lu 300 lettres d'adultes qui demandent le baptême, dont des femmes ivoiriennes qui résident en France, qui ont des enfants et pas de mari. C'est une situation de fait. Qu'il y ait des situations très différentes, je le conçois, encore faut-il qu'elles n'éliminent pas les éléments constitutifs de la génération. L'Ivoirienne sans mari sait qu'un homme lui a donné cet enfant.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Un géniteur !

M. André Vingt-Trois . - Un homme ! A moins que la théorie du genre soit arrivée à transformer la science.

Mme Esther Benbassa . - Vous avez parlé de sacrement. Les homosexuels ne demandent pas un mariage religieux. C'est au nom de l'égalité que le législateur essaie de faire une loi pour leur permettre de s'unir civilement.

Vous utilisez le mot « engendrer ». Aujourd'hui, si l'on n'a pas de croyance religieuse, on peut se marier civilement sans avoir l'objectif d'engendrer. Il faut distinguer la religion et la vie laïque.

Vous avez parlé de l'inégalité entre les gays et lesbiennes par rapport à l'accès à la parentalité. Effectivement, la PMA permet aux lesbiennes d'accéder à la parentalité, alors que les homosexuels n'accèdent pas à la parentalité, puisque la GPA n'est pas autorisée. C'est une raison de plus d'ouvrir la PMA et la GPA à tous les couples !

M. Jean-René Lecerf . - Quelle est la position de l'Eglise catholique sur l'adoption par les célibataires ? Votre position serait-elle susceptible d'évoluer si le législateur instaurait une séparation étanche entre le mariage et la parentalité ?

M. Hugues Portelli . - Le code civil est enraciné dans une conception judéo-chrétienne du mariage.

M. Jean-Jacques Hyest . - Bravo.

M. Hugues Portelli . - Si ce projet de loi est voté, le lien avec cette origine sera rompu ; l'Eglise reconnaîtra-t-elle la moindre légitimité au mariage civil ?

En Alsace-Moselle, le mariage religieux a des effets civils. En sera-t-il de même pour les autres régions de France si ce projet de loi aboutit ? La loi oblige les gens à se marier civilement avant de se marier religieusement, mais en fait seuls les catholiques respectent cette obligation... Le dispositif actuel a-t-il encore un sens ?

M. Jean-Pierre Godefroy . - Vous avez dit que les homosexuels ne peuvent pas engendrer ?

M. Jean-François Husson . - Entre eux !

M. Jean-Pierre Godefroy . - Les femmes peuvent avoir recours à la PMA à l'étranger, les hommes à une amie pour avoir un enfant : ils peuvent donc engendrer.

Selon vous la vie n'est pas un dû mais un don. En quoi ces enfants ne sont-ils pas un don ?

M. André Vingt-Trois . - J'ai omis de préciser que les homosexuels ne pouvaient pas engendrer « entre eux » !

M. Charles Revet . - Ça allait de soi !

M. André Vingt-Trois . - M. Godefroy a posé une question plus générale, celle du sens de ce qui est possible techniquement. La possibilité ne donne pas le sens de la relation humaine constitutive de la vie.

La relation amoureuse, quand bien même fût-elle chaotique, est constitutive d'un processus d'identification pour l'enfant. Le couple homosexuel ne peut engendrer par lui-même.

M. Portelli, ce n'est pas à moi qu'il appartient de transformer la loi de la République... et le code civil est surtout inspiré du droit romain ; de plus, les anthropologues ont montré que les familles de certains peuples relevaient de structures qui ne devaient rien à la Bible ou à Rome ! Il n'y a pas de relation de cause à effet.

Le lien entre mariage et parentalité ne tient pas qu'à des moyens législatifs et réglementaires. S'il y a une telle fascination pour une réalité qu'on nous a décrite comme dépassée, c'est précisément dû à ce lien entre le mariage et la capacité à avoir des enfants ; le mariage est une structure conçue pour la procréation et l'éducation des enfants.

Quant à la question de Mme Benbassa, vous venez de nous donner l'illustration que le mariage homosexuel débouche sur la GPA au nom du principe d'égalité! Comment gérer la « discrimination » entre couples masculins et féminins ? Peut-être le législateur pourra-t-il empêcher ce dynamisme d'aboutir... mais dans les pays où l'adoption a été ouverte au mariage homosexuel, inéluctablement, en raison de la pénurie d'enfants adoptables et du désir -ou du droit ?- à l'enfant, on en est venu à la GPA.

Je n'ai pas placé mon exposé liminaire sur le terrain sacramentel mais sur celui de la réalité conjugale, indépendamment de la foi. Selon vous, seuls les croyants associent mariage et procréation : manifestement, il y a quelques incroyants qui associent mariage et procréation, sinon le taux de fécondité ne serait pas celui que nous connaissons en France... Ce n'est donc pas le sacrement du mariage qui est en cause.

M. Jean-René Lecerf . - Quelle est la position de l'Eglise sur l'adoption par les personnes célibataires ?

M. André Vingt-Trois . - C'est une position traditionnelle de moraliste et de casuiste : il s'agit de faire face à des situations concrètes. Il y a des enfants sans parents. Il faut trouver la formule la plus adaptée, mais sans partir de l'idée qu'un célibataire doit pouvoir adopter. Je suis admiratif des personnes qui ont pris à charge et élevé des enfants ; dans les campagnes, on parlait autrefois des « enfants de femmes » dont les pères avaient été tués durant la guerre de 1914 et qui étaient élevés par leur mère, leur grand-mère ou leur tante. Ce n'est pas un modèle de fonctionnement, mais c'était un moyen de faire face le mieux possible à une situation donnée.

M. Jean-Yves Leconte . - Je réagis à ce que vous venez de dire. Vous justifiez l'adoption par une personne seule : pourquoi la bloquer pour un couple de personnes de même sexe ? L'attitude devrait être la même. Je ne vois pas ce qui dans votre raisonnement diffère entre une personne seule et un couple, quel qu'il soit.

Quand il s'agit du respect de la vie, il faut bien adapter la loi au fait, comme par exemple pour certains enfants nés de la GPA. Des personnes ont peut-être joué avec la loi, mais l'enfant est là ! Le législateur a le devoir d'en tenir compte.

M. Michel Mercier . - Vous avez évoqué la dimension sociale du mariage, essentielle dans notre pays. Comment réhabiliter cet acte structurant ? Quelle société construirons-nous avec un mariage limité à la dimension individualiste ?

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le Sénat prend le temps nécessaire à l'étude approfondie des sujets qui lui sont soumis.

M. Gilbert Barbier . - La position de l'Eglise a-t-elle évolué par rapport au Pacs, qui est surtout utilisé par les couples hétérosexuels et n'apporte pas les mêmes droits que le mariage ?

M. André Vingt-Trois . - M. Leconte, mon opposition porte non sur le nombre et la nature des personnes mais sur le point de départ : l'adoption, ce n'est pas satisfaire le désir d'enfant d'un adulte, mais répondre aux besoins des enfants. Le projet de loi ne parle jamais des enfants : il est focalisé sur le droit des adultes.

Sur le Pacs, on nous avait expliqué qu'il s'agissait du droit des homosexuels et on s'aperçoit aujourd'hui qu'il est utilisé majoritairement par les hétérosexuels. A l'époque, je pensais que c'était une première atteinte à l'équilibre du mariage ; quelques années après, nous en voyons les fruits aujourd'hui ! La garde des sceaux de l'époque, Mme Guigou, avait fait une profession de foi magnifique sur l'originalité de la famille ; nous savions très bien où cela allait... et nous y sommes. Et nous l'avions dit !

M. Mercier me complique la vie ! La constitution du mariage et sa mise en oeuvre dans la société fournissent un point d'appui à l'élaboration éducative et pédagogique d'une cohésion sociale. La stabilité du contrat n'est pas la somme des désirs individuels de chacun.

La responsabilité de la société n'est pas d'être le reflet des forces obscures qui traversent l'esprit et le coeur des hommes, c'est de construire. Or l'un des problèmes de notre société, c'est l'absence d'intermédiaire entre l'individu et la macro-masse. Dans ce cas, la seule possibilité de se faire entendre, c'est le recours à la force morale ou physique. Le mariage, c'est un homme et une femme qui s'engagent pour durer. C'est cela qu'ils veulent, pas seulement pour eux, mais aussi pour les enfants qu'ils souhaitent avoir ou qu'ils auront sans les avoir souhaités... ou qu'ils souhaiteront sans pouvoir les avoir !

Dans beaucoup de cas, lorsque des jeunes demandent à préparer leur mariage, il y a un lien immédiat avec l'enfant, réel ou virtuel, qui joue le rôle de détonateur pour qu'une relation, d'un seul coup, se cristallise et s'établisse. Les personnes qui se marient aujourd'hui prennent conscience de leur responsabilité de parents et veulent apporter à leurs enfants un point d'appui, au-delà de la couleur du livret de famille.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je vous remercie très sincèrement, Monsieur le Cardinal, d'être venu répondre à nos questions, en respectant le temps imparti, conformément au principe d'égalité qui régit notre emploi du temps, puisque chaque religion bénéficie du même temps.

M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous pourrons prendre le temps de dialoguer avec vous, Monsieur le Grand Rabbin.

M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France - Je vous prends au mot : je ne suis pas sûr que mon exposé liminaire soit indispensable. Tous les arguments ont déjà été maintes fois exposés ; plutôt que de les rappeler succinctement, il serait plus judicieux d'engager rapidement le débat pour que chacun puisse s'exprimer.

Je ne vais pas revenir sur le fond du dossier mais sur la forme. En juillet, alors que Monsieur le Président de la République faisait connaissance avec les divers corps de la société française, nous avions parlé du mariage pour tous ; je lui ai adressé une trace écrite de mes propos en octobre.

Je n'ai pas voulu participer au débat public, et je n'ai pas souhaité que la communauté juive participe aux manifestations. La place des religions n'est pas dans la rue, d'autant que la communauté juive n'est pas menacée ni réduite à manifester pour se faire entendre.

Tout au long des semaines qui ont suivi la sortie de mon texte, je n'ai pas souhaité communiquer. Ma parole a été rare, très rare. J'ai refusé les plateaux de télévision, les interviews pour une raison simple : ce sujet essentiel mérite mieux que des agressions verbales dans les medias. C'est indigne d'un homme respectueux des règles démocratiques et indigne du Français et juif que je suis.

Le «  mariage pour les personnes du même sexe »  - puisque le « mariage pour tous » a été prestement rejeté comme inadéquat -, pose des questions morales, juridiques, politiques, anthropologiques. Les raisons multiples ont fini pas se croiser. Or il est très difficile de gérer les termes de plusieurs disciplines en même temps : employer les mots d'une discipline intellectuelle à propos d'une autre occasionne des dérapages.

Des gens en sont arrivés à se jeter des mots, des arguments à la tête, la société est coupée en deux. Même si je suis profondément opposé à ce mariage, je n'oublie pas que cette union témoigne d'un désir d'amour de l'autre. Si ce désir d'amour conduit à l'invective, de quel amour s'agit-il, que l'on soit pour ou contre cette loi ?

Au coeur de cette loi, il est question d'amour. Car si le mariage n'est qu'un acte social, il n'y a pas lieu de changer la loi ! L'amour est donc central et la protection du conjoint est fondamentale. On va me demander ce que je pense de l'union civile. Ce qui compte avant tout, c'est la protection du statut du conjoint homosexuel. Si l'on oublie cela, il y a alors une trace d'homophobie, que je ne peux accepter.

Je suis un homme de la Bible, comme le chrétien. La Bible interdisant expressément l'homosexualité masculine ( Lévitique XXVIII-22 et XX-13) -puisqu'il n'est pas question de l'homosexualité féminine-, un bibliste juif ou chrétien ne peut vous dire qu'il est favorable au mariage homosexuel.

Si un juif pratiquant me pose une question sur l'homosexualité, je vais lui répondre en tant que rabbin, de même qu'un prêtre ou un prélat dit la règle chrétienne aux Chrétiens qui lui demandent conseil. Mais en tant que Français, je réponds à tous les Français : je n'ai donc pas à dire que l'homosexualité, c'est mal. Ce ne serait pas mon rôle, pas ma place.

En revanche, ce qui me soucie, c'est la protection du conjoint. Tout être humain a été créé à l'image de Dieu, et je lui dois le même respect qu'à l'égard de tout autre. C'est un point essentiel. Il faut donc voir qui parle : le juif, le Français, l'anthropologue, le moraliste ? Il faut savoir d'où l'on parle.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le Lévitique a été écrit dans un certain contexte, à une certaine époque : peut-être faudrait-il l'interpréter à la lumière de cette réalité historique...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Vous ne pouvez être taxé d'homophobie, puisque vous êtes le seul responsable religieux à avoir signé une déclaration contre l'homophobie en 2011.

Vous avez publié un remarquable essai à mettre plus au crédit de votre passé de philosophe...

M. Gilles Bernheim - Passé et présent !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - ...qu'à vos fonctions de Grand rabbin : vous avez cassé le consensus du judaïsme français qui n'avait jamais pris de position publique sur aucune question de société auparavant, ni sur l'avortement, ni sur la peine de mort, ni sur le Pacs. Pourquoi cette prise de position aujourd'hui ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Sur quels points portaient les divergences au sein de votre communauté ?

Quelle était votre position sur le Pacs ? Les clivages étaient-ils les mêmes à l'époque ?

M. Gilles Bernheim - Pourquoi utiliser davantage mon passé et mon présent de philosophe que de rabbin ? La raison en est simple : quand je parle à la société, j'utilise son langage et non pas celui de ma communauté, avec ses références. Il était donc normal de développer une pensée audible par tous de manière non pas à laisser croire que l'autre a tort, mais à donner à penser y compris à ceux qui ne pensent pas comme moi.

La grandeur d'une religion ne réside pas dans son pouvoir de conviction et encore moins de coercition, mais dans sa capacité à donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle. Quand j'agis de la sorte, j'ai l'impression d'accomplir mon devoir.

Pourquoi avoir pris une position publique ? Pourquoi avoir rompu avec les habitudes du judaïsme consistorial ? D'abord, il n'y a pas eu beaucoup de Grand Rabbin de France avant moi ; depuis la deuxième guerre mondiale, il y en a eu quatre : Jacob Kaplan qui a quitté ses fonctions en 1980, suivi par le grand rabbin Sirat et le grand rabbin Sitruk. Ensuite, pour ma part, ce n'est pas la première fois que je prends une position publique. J'ai commis un livre il y a un an, N'oublions pas de penser la France ; ce sont des questions-réponses avec des intellectuels sur les problèmes de société. Et ce n'était pas ma première expérience...Je n'ai même pas pensé à publier le document sur la question du mariage sous forme de livre : je suis passé par le Net afin de réagir rapidement. Si vous avez eu l'impression que ma parole était devenue très publique, c'est que Le Figaro a médiatisé mon message pour des raisons politiques, que je n'ai pas à juger. Ensuite, le Pape a cité mes propos le 21 décembre dans son discours annuel à la Curie romaine. Ce sont des considérations étrangères à ma volonté qui ont jeté ce document dans l'espace public.

Madame Meunier, je ne vais pas recenser les divergences de ma communauté à l'égard de ce texte : il est facile de les retrouver. Je me limiterai à une seule : l'utilisation du mot « égalité », abondamment employé par les adversaires et les partisans du projet de loi. Les homosexuels seraient-ils moins égaux que d'autres ? Il y a une divergence de fond sur le sens et l'application que l'on donne à l'idée d'égalité. En effet, l'idée d'égalité implique l'octroi de droits, mais en tant que philosophe et juif, je ne dissocie jamais les droits des devoirs.

Les droits, c'est la liberté, les devoirs, ce sont les règles et les contraintes. En tant que philosophe et en tant que juif, je recherche toujours un équilibre entre les devoirs et les droits. Or, j'aboutis à une impasse quand j'examine la question du mariage pour les homosexuels. Dans une société démocratique, on a le droit d'être en désaccord, même si je constate que la société française en est à un tournant lourd de conséquences.

Enfin, sur le Pacs, dans un livre que j'ai écrit en 2003, Réponses juives aux défis d'aujourd'hui , chez Textuel, j'avais répondu à des questions posées par un journaliste : tout un chapitre était consacré au Pacs. Je vous invite à vous y reporter.

Mme Esther Benbassa . - Le judaïsme français est de type traditionnel. Aux États-Unis, le mouvement juif libéral domine : en Californie, il y a des synagogues lesbiennes et homosexuelles ; parfois même, Dieu est féminisé ! En Israël, le mariage civil n'existe pas ; pourtant, la GPA et la PMA sont pratiquées. Le judaïsme n'est donc pas fait d'une seule pièce.

Le judaïsme traditionnel est opposé à l'homosexualité, au mariage pour tous. Le mouvement libéral se dit aussi bibliste et talmudique. En tant qu'historienne des juifs, je précise que, traditionnellement, avant M. Kaplan, le Grand Rabbin de France n'avait jamais -ou presque jamais- pris de position sur les questions politiques. Le Grand Rabbin s'occupe de sa communauté et n'a pas de rôle politique ; c'est le conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) qui gère les questions civiles et politiques.

M. Gilles Bernheim . - Je n'ai pas entendu de question.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La règle, ici, c'est la liberté. Certains posent des questions, d'autres n'en posent pas.

M. Gilles Bernheim . - Je voulais simplement m'en assurer.

M. Philippe Bas . - J'ai été vivement intéressé par vos positions.

Nous n'avons pas à vous demander de justifier vos prises de position : nous ne sommes pas juges en ce domaine.

En tant que législateur, nous voulons, comme vous, agir en vérité.

La question de l'homoparentalité mérite d'être posée. Les couples homosexuels nous disent que ce serait leur faire injure de croire qu'ils pourraient dire à leurs enfants qu'ils ont deux pères ou deux mères. Pourtant, ce projet de loi affirme que l'on peut être parent sans être père ou mère. Peut-être existe-t-il un espace dans lequel on peut construire cette relation parentale qui n'est ni celle d'un père, ni celle d'une mère ; mais est-il compris dans le régime matrimonial de notre code civil ? Si ce n'est pas le cas, ce projet de loi fait fausse route ; si c'est le cas, il est légitime d'envisager l'ouverture du mariage à des réalités pour lesquelles il n'a pas été conçu.

Mme Catherine Tasca . - A juste titre, vous avez distingué votre parole selon qu'elle s'adresse à sa communauté ou à la société toute entière. Vous nous renvoyez à vos écrits, mais nous n'avons pas tous lu vos ouvrages. Pouvez-vous revenir sur votre conception de l'égalité ? Vous avez dit qu'elle aboutissait à une impasse : pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Gérard Longuet . - Dans votre texte remarquable, vous effectuez un lien entre tradition biblique et actualité. Vous ne parlez pas de même à votre communauté et à la société française : vous avez un devoir d'intelligence et de compréhension pour tous, et un devoir de référence pour votre communauté. Dans votre texte, vous affirmez le caractère sexué de la nature humaine : il y a des hommes et il y a des femmes ; vous semblez condamner la théorie du genre, théorie selon laquelle on choisit son sexe plutôt qu'on ne le subit.

Vous avez insisté sur la protection des conjoints. Mais qu'est-ce qu'un conjoint et pourquoi le protéger ? Pour des raisons objectives, juridiques - son autonomie était limité - ou matérielles - pendant longtemps, la grossesse fut une épreuve épouvantable pour les femmes -, ou parce que le conjoint doit être protégé, quel qu'il soit, quel que soit son sexe, en raison de l'engagement mutuel ?

Enfin, comment cette protection s'organise-t-elle vis-à-vis de la filiation ?

M. Hugues Portelli . - J'ai lu votre contribution, Monsieur le Grand Rabbin, non pas dans Le Figaro , mais dans le cadre des amitiés judéo-chrétiennes.

Vous avez dit que votre rôle n'était pas d'appeler à manifester, d'autant que votre communauté n'était pas agressée. Mais ceux qui sont descendus dans la rue, dont je suis, l'ont fait pour réclamer un débat et non pas parce qu'ils estimaient être agressés.

Je suis frappé de constater que dans ma ville, toutes les communautés religieuses refusent ce texte. Que se passera-t-il si cette réforme est adoptée ? Le résultat sera contraire à son objectif : au lieu de renforcer l'égalité, elle va développer le communautarisme. Chaque communauté se repliera sur elle-même, car elle ne se reconnaitra plus dans la loi républicaines, et s'auto organisera.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Vous constatez que tous les intervenants ont été très intéressés par vos propos, comme ceux qui n'ont rien dit d'ailleurs.

M. Gilles Bernheim . - Les plus silencieux ont toujours raison, c'est bien connu...

J'ai entendu plusieurs choses dans ce qu'a dit Mme Benbassa. Je ne méconnais pas le judaïsme libéral ni la diversité des judaïsmes. Je ne suis pas orthodoxe, car je ne suis pas dogmatique, mais orthopraxe, c'est-à-dire rigoureux dans ma pratique religieuse.

Mon rôle est de protéger, ou d'être l'interface entre le judaïsme français et la société française. C'est mon rôle et c'est pour cela que j'ai été choisi. Ce faisant, je fais mon métier, même si mon métier est aussi une vocation.

Quant à mon rôle politique, je le constate : j'ai joué un rôle anthropologique, philosophique, religieux, politique dans la mesure seulement où il s'agit de loi et de son application pratique.

M. Bas a insisté sur l'homoparentalité, mais je distingue homoparentalité et homoparenté. Il existe une confusion savamment entretenue, consciemment ou non, depuis le début de ce débat. Sans doute est-ce lié à la prégnance de la théorie du genre - nous n'en sommes pas encore à la Queer theory - selon laquelle le choix du sexe relève d'une dimension autre que la composante organique. On en arrive à confondre homoparentalité et homoparenté. Y a-t-il un espace dans le régime matrimonial entre père et mère ? J'y ai beaucoup réfléchi : je ne crois pas. Je n'arrive pas à penser cet espace. J'ai beaucoup lu, écouté, réfléchi avant de présenter mon argumentaire. Peut-être ai-je commis des erreurs, mais je n'arrive pas à concevoir qu'il y ait un espace entre père et mère dans le régime matrimonial...jusqu'à ce qu'on me prouve le contraire.

Madame Tasca, oui, on peut donner les mêmes droits à deux hommes ou deux femmes, non, il n'y a pas les mêmes devoirs pour les couples homosexuels que pour les couples hétérosexuels. Notre société est fondée et construite sur la conquête des libertés. Il y a un profond désir de conquérir de nouvelles libertés avec ce mariage. Mais tout au long de l'histoire de l'Occident, il y a eu des déchirures, des impasses, des morts d'hommes, de beaucoup d'hommes, lorsque l'équilibre entre les droits et les devoirs avait été rompu.

Votre réflexion était riche, Monsieur Longuet. Est-ce que je condamne la théorie du genre ? Ma réponse est oui. Qu'est-ce qu'un conjoint ? Faut-il un engagement mutuel pour que le terme de conjoint fasse sens dans l'alliance entre deux sujets ? Oui, mais je réponds en tant que juif. Pour moi, l'alliance est un mot très fort : une alliance, c'est un lien et une distinction. En hébreu, on ne dit pas « nouer une alliance », mais « couper  une alliance », karat b'rîth ( ÷øòú áøéú ). Quand deux sujets fusionnent, il est fondamental d'inscrire une règle de la séparation, sinon on perd son identité. Tout homme qui aime profondément sa femme et toute femme qui aime profondément son homme sait que l'autre n'est pas elle ou n'est pas lui, et que la part d'étrangeté de l'autre est inépuisable. Il faut savoir aimer cette étrangeté, ne pas en avoir peur, car elle permet d'être tenu par la main, d'être accompagné. Il ne peut y avoir fusion entre deux individus : un et un ne font jamais un, mais deux.

Pour en revenir au problème du conjoint, dans les différentes situations possibles - homme-homme, femme-femme, homme-femme, femme-homme -, cette notion d'alliance peut parfois perdre toute signification : c'est le juif qui parle, car je connais mieux la dimension juridique juive que la composante anthropologique et juridique française.

Monsieur Portelli, en tant que Grand Rabbin de France, je n'ai pas interdit de manifester : je n'ai pas appelé à manifester, ce qui n'est pas la même chose. Mais je n'ai écrit aucun texte en ce sens...Cela dit, je peux comprendre que d'aucuns ressentent, faute d'accès au débat public, le besoin de passer par la rue pour y participer.

Selon vous, la loi va développer le communautarisme par l'auto-organisation de chaque communauté : vous avez parfaitement raison. Ce serait très mal compris si je le disais en tant que Grand Rabbin de France, mais je vous comprends profondément.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je réagis par rapport à ce qui vient d'être dit. Le communautarisme est mis à toutes les sauces. Pour moi, cette question n'a pas sa place dans le cadre du débat sur le mariage entre homosexuels, car cela reviendrait à dire que la réalité de l'homosexualité serait plus présente au sein d'une communauté que dans une autre. Que la question soit taboue dans telle ou telle communauté, c'est un fait, mais les problématiques que ce projet de loi prétend résoudre transcendent les communautés. Je préfère m'arrêter, parmi vos réflexions, sur la distinction que vous avez faite entre le message que vous envoyez à une communauté et celui que vous adressez à l'ensemble de la société française.

M. Gilles Bernheim . - Je ne touche aucun honoraire de M. Portelli pour être son avocat. J'ai compris la différence entre ses propos et ce que vous craignez. Mais ce que vous craignez est lié à ce que moi, je craignais : c'est pourquoi je ne pouvais pas évoquer cet argument, car j'aurais aggravé le mal en voulant l'extirper.

Le communautarisme, c'est lorsque, en tant que sujet religieux je construis une communauté pour me protéger de la société civile, de sorte que ma communauté soit imperméable aux valeurs des autres. La communauté, dans l'idée que je m'en fais, et c'est la noble idée des juifs consistoriaux, c'est celle que je construis, où le particularisme religieux peut être protégé, où celui-ci et les valeurs universelles de la société civile dialoguent pour s'enrichir mutuellement. Mais pour la confrontation, il faut être solide : c'est le rôle des maîtres religieux de ne pas avoir peur de la communauté et de ne pas se réfugier dans le communautarisme. Le devenir d'une religion dans la société française est à ce prix.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour ces explications qui ont fortement intéressé nos collègues.

Mme Marie-Stella Boussemart, présidente de l'Union bouddhiste de France

_______

Mme Marie-Stella Boussemart, présidente de l'Union bouddhiste de France (UBF) . - Le bouddhisme est une religion très ancienne mais récemment implantée en France. Nous avons donc moins l'habitude des auditions parlementaires que nos éminents confrères !

J'en resterai forcément à des généralités. L'UBF est une fédération d'associations, ce n'est pas une autorité spirituelle. Je n'ai pas le même rang hiérarchique que le Cardinal Vingt-Trois ou le Grand Rabbin Bernheim. Je ne suis que représentante d'une réalité extrêmement diverse.

Le bouddhisme est apparu il y a 2 600 ans en Inde, puis s'est répandu dans toute l'Asie. En France, cette religion est connue depuis longtemps du fait de nos relations historiques avec ce continent. Mais comme pratique, il a été introduit dans l'Hexagone il y a environ cinquante ou soixante ans, principalement par les flux de réfugiés d'Asie du sud-est, puis du Tibet, plus récemment.

Notre richesse est une chance et une complexité. A l'intérieur du bouddhisme, de nombreuses lignes, branches, écoles coexistent. En France, toutes sont représentées. La diversité culturelle, linguistique, politique est très forte. L'UBF est jeune, ayant été créée en 1986. J'en suis la septième présidente. Le bouddhisme est pratiqué essentiellement par des populations immigrées, aujourd'hui de deuxième ou troisième génération.

Je ne peux vous dire : « Les bouddhistes pensent ceci ou cela ». Je ne le dois pas, non plus, car ce serait faux. J'ai sondé les uns et les autres, autour de moi. Il y a en France un million de bouddhistes, dont les trois quarts d'origine asiatique ; et cinq millions de sympathisants. Les personnes, très reconnaissantes d'avoir été accueillies en France et soucieuses d'intégration, ne peuvent cependant pas faire abstraction de leurs racines et d'une vision du monde différente de la nôtre.

Ce projet de loi ne les concerne guère en tant que bouddhistes. Il n'y a pas de sacrement du mariage chez nous. Il peut y avoir bénédiction, après ou avant la fête familiale. Pour les bouddhistes, le mariage est un contrat civil, social, entre deux personnes, entre deux familles, voire entre deux nations ou Etats. L'amour, pourquoi pas ? Mais il est considéré comme une note romantique. Le mariage est surtout une alliance créatrice d'une communauté familiale, qui peut englober des biens matériels, des intérêts financiers, ainsi officialisés. Le bouddhisme est concret, pragmatique.

Dans beaucoup de pays asiatiques, il y a polygamie ou polyandrie, même si la monogamie domine. La filiation ne se réduit pas à un lien de génération, elle a une dimension sociale. Dans le Tibet traditionnel, le mariage d'une femme avec des frères, ou d'un homme avec des soeurs, était chose courante, pour éviter de fractionner la propriété de la terre et sauvegarder l'unité économique. Les enfants étaient réputés être tous issus du même père, le frère aîné, même s'ils étaient en fait de pères différents. La filiation était plus une convention sociale qu'un fait biologique.

Toutes les opinions sont représentées chez les bouddhistes, en fonction de la culture de chacun, de la génération. Les homosexuels et les hétérosexuels sont des êtres humains, qui ont tous le même potentiel et les mêmes droits, au-delà des données biologiques incontournables. Les homosexuels ne sont pas traités à part dans le bouddhisme. Quant au mariage, à chacun de penser par lui-même, de prendre position en fonction de ce qu'il estime bon. Il n'y a pas de mot d'ordre sur ce qui est prescrit ou interdit. Le bouddhisme est-il une religion, une philosophie ? me demande-t-on souvent. C'est un cheminement de chacun et non une vérité absolue qui vaudrait pour tous.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci beaucoup pour cette présentation.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur - Le bouddhisme est une religion de liberté individuelle totale, qui n'impose aucun choix particulier. Cela nous rassure d'entendre ces propos.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis - Y a-t-il un débat sur ce projet de loi dans votre mouvement ? Comment cela s'est-il passé il y a dix ans, lors du vote du Pacs ? Comment l'homosexualité est-elle considérée dans le bouddhisme ?

Mme Marie-Stella Boussemart - Mon propos, monsieur le rapporteur, était plus restrictif : oui, le bouddhisme donne beaucoup de liberté à chacun, mais aussi beaucoup de responsabilité. Chacun doit se prendre en main pour frayer sa voie vers la libération ou l'éveil. Mais c'est un cheminement ardu. Il ne convient pas à tout le monde.

En tant que citoyens, nous avons pu nous intéresser au débat ; en tant que bouddhistes, il ne nous concerne guère. Dans nos réunions, ce n'est pas notre sujet principal. C'est à chacun d'y réfléchir pour lui-même.

Quant au Pacs, je ne peux que remercier ceux qui ont été à son origine, ce fut une avancée extraordinaire. Je n'ai qu'un regret : qu'il ait été trop limité. A titre personnel, j'estime que le projet de loi débattu actuellement ne doit pas faire oublier le Pacs, choisi par beaucoup d'hétérosexuels et qui pourrait être amélioré, élargi. L'expression « mariage pour tous » est un abus de langage qui a pu jeter de l'huile sur le feu : en appuyant sur des points douloureux, elle a suscité des réactions devenues ensuite incontrôlables. Les mots comptent. Le « mariage ouvert aux personnes de même sexe » serait une terminologie beaucoup plus claire.

Mme Catherine Tasca . - Vous nous avez fort bien dit que dans votre philosophie, la filiation ne se vit pas comme dans notre ordre juridique. Le bouddhisme nous est beaucoup moins bien connu que les grandes religions établies depuis longtemps sur notre territoire. Quels sont le rôle et la place de l'enfant ? Celui-ci est très accompagné ou est-il très tôt à l'école de la liberté ?

M. Jean-Jacques Hyest . - Vous n'avez pas été jusqu'au bout de vos remarques sur le Pacs. Que souhaiteriez-vous comme extension ou approfondissement ?

Le bouddhisme est divers, avez-vous dit. Il n'est sans doute pas vécu pareillement dans les pays occidentaux et dans ceux où il est une religion dominante. Là-bas, quelles sont les lois, sur le mariage et sur la filiation ? Vous avez évoqué la question patrimoniale. Le droit romain l'a placée au coeur du mariage. Qu'en est-il dans ces pays ? Existe-t-il des législations organisant l'union de personnes du même sexe ?

Mme Marie-Stella Boussemart - Sur la place de l'enfant, je ne puis vous répondre complètement, en raison de la diversité culturelle au sein du bouddhisme. Revenons aux sources indiennes : l'enfant a une position tout à fait privilégiée dans les familles asiatiques, la « famille » s'entendant au sens large, quatre à cinq générations regroupées en une même communauté économique. Les enfants sont éduqués par l'ensemble de la famille et non par leurs seuls père et mère. Dans le modèle japonais traditionnel, les adoptions au sein d'une même famille sont courantes, un couple sans enfant peut adopter le petit dernier du frère ou de la soeur qui a plusieurs enfants. L'enfant adopté devient l'héritier de ses parents adoptifs, leur fils légitime, il change de nom pour porter le leur, quel que soit son âge lors de l'adoption. Chez les peuples nomades, l'enfant suit celui des adultes qui le prend en charge, il ne s'agit pas forcément des parents.

La notion d'interdépendance est extrêmement importante dans le bouddhisme. Nous recevons de tous les autres, à nous de leur rendre en retour. Je ne connais pas les lois de tous les pays bouddhistes, cependant, je m'en excuse !

Actuellement, un projet de loi du même type est à l'étude au Japon. C'est le pays d'Asie le plus occidentalisé. Faut-il voir là une influence européenne ou américaine ? En effet, parmi les 27 pays qui ont légiféré sur le sujet, la grande majorité se trouve en Europe. La question se pose moins en Asie, où les homosexuels n'ont pas été persécutés comme ils l'ont été dans nos contrées. Il n'y a donc pas besoin comme dans nos sociétés de réparer des injustices. En Asie, les homosexuels sont considérés comme différents, subissent quelques moqueries parfois, mais sans plus. Il n'est pas étonnant que les revendications ne soient pas identiques !

Dès lors que les enfants peuvent être élevés par d'autres membres de la famille que leurs parents, des homosexuels élèvent des enfants. Les choses se font simplement.

Quant au patrimoine, je prends l'exemple du Tibet d'avant 1959 : lors du mariage, la femme recevait une dot qu'elle conservait en bien propre ; son ou ses époux étaient censés augmenter son patrimoine chaque année, en bijoux ou têtes de bétail, de telle sorte qu'en cas de séparation, elle puisse disposer de ses propres biens, les biens de la mère, dans la succession, allant aux filles et les biens du père aux fils.

Chez les Mongols, le petit dernier héritait de la yourte familiale - logiquement, car les aînés étaient partis avant lui fonder une famille et avaient une yourte à eux.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - La filmographie japonaise montre que l'homosexualité n'est pas l'objet de discrimination, elle n'est pas condamnée. Parmi les plus grands metteurs en scène japonais figurent d'ailleurs des homosexuels.

Mme Marie-Stalle Boussemart . - Il est difficile de généraliser. Il est vrai qu'au Japon, ce n'est pas un problème de société. Je le rappelle, le bouddhisme ne fait pas de différence entre les personnes en fonction de leur orientation sexuelle.

M. Jean-Jacques Hyest . - Sur le Pacs ?

Mme Marie-Stella Boussemart . - Je ne puis répondre au nom du bouddhisme français, seulement en mon nom personnel. Il me semble que le dispositif créé il y a dix ans n'était pas assez large, ni quant aux avantages, ni quant aux personnes éligibles. Le Pacs est fondé uniquement sur une relation sexuelle. Or des communautés économiques sont parfois fondées sur des liens amicaux, ou familiaux. La réflexion est trop restrictive.

M. Jean-Jacques Hyest . - Dans nos campagnes, deux vieux garçons ou vieilles filles, ou des frères et soeurs, pourraient souhaiter régler les questions patrimoniales par un tel pacte. Nous nous étions posé la question lors du débat, il y a dix ans.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci, votre intervention nous a beaucoup intéressés. C'est une après-midi très riche.

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman

_______

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman . - Je vais vous présenter la jurisprudence musulmane fondée sur la théologie, à titre d'information, non pour fonder notre opposition au projet de loi. Le principe d'égalité a été mis en avant dans l'exposé des motifs. Le texte ouvre l'adoption aux couples homosexuels dans un cadre identique à celui en vigueur pour les couples hétérosexuels. En revanche il ne prévoit pas d'équivalent à la présomption de paternité ; il n'ouvre pas l'accès à la procréation médicalement assistée (PMA) ou la gestation pour autrui (GPA).

La position du Conseil français du culte musulman (CFCM) sur le mariage de deux personnes de même sexe est issue de la jurisprudence musulmane qui encadre le mariage. De nombreux textes prophétiques et le Coran lui-même traitent du statut personnel et de la famille. Droits et devoirs, règles d'héritage, rapports entre générations, précisions sur les épousables et les non-épousables - le départ se faisant uniquement en fonction du lien de parenté existant entre les deux candidats au mariage.

Selon la religion musulmane, le mariage est fondé sur le consentement mutuel entre une femme et un homme, en vue d'établir une union durable et constituer une famille stable. Le mariage entre deux personnes de même sexe n'est donc pas conforme aux principes musulmans. Le pacte entre un homme et une femme crée une relation de filiation réelle et structurante, il crée un rapport avec les ascendants et descendants, mais aussi, au-delà, avec le reste de la société. Je vous renvoie à la sourate 49, verset 13 : « Vous, hommes, nous vous avons créé d'un mâle et d'une femelle et nous vous avons répartis en peuples et tribus afin que vous fassiez connaissance entre vous ». Dans la tradition musulmane, le mariage n'a pas une dimension uniquement rituelle et culturelle. Il s'agit d'organisation sociale. Un mariage civil entre musulmans peut être transcrit en mariage religieux très facilement, sans qu'il y ait besoin de cérémonie religieuse particulière. Le rite n'est pas tout.

Dans notre société laïque, les représentants du culte musulman ne sauraient s'opposer à un projet de loi ou se soustraire aux lois de la République. Cependant, les lois devraient être le fruit d'un débat démocratique, ouvert à tous. Nous, représentants du culte musulman, sommes attachés à la justice, à l'égale dignité de tous, à la reconnaissance de la pluralité des convictions. Nous condamnons fermement toute atteinte visant une personne en raison de ses opinions, de son appartenance religieuse ou de son orientation sexuelle. Nous condamnons tout acte homophobe.

Ce projet de loi n'est pas une simple extension du mariage tel qu'il existe. Il remet en cause une tradition millénaire, qui a permis à l'humanité de se reproduire, de s'organiser selon des principes clairs. A toute institution correspond une mission. La mission du mariage ne se réduit pas à la reconnaissance d'un lien amoureux, elle réside aussi dans la création d'une famille stable et d'une filiation. Que deux personnes de même sexe puissent donner de l'amour à un enfant, nous n'en doutons pas. Il demeure qu'un enfant a besoin d'une filiation réelle, issue d'un père et d'une mère. Son arbre généalogique lui fournit un positionnement dans la société : c'est un élément structurant pour sa personnalité. Même dans la monoparentalité, deux parents sont présents dans le psychisme de l'enfant. L'adoption, pour nous, est un moyen de soulager la souffrance d'enfants privés de parents, mais sans gommer leur filiation. On ne saurait, pour satisfaire le besoin d'enfant d'un couple, créer une filiation fictive.

Le projet de loi ne comporte pas d'extension de la présomption de paternité, il n'ouvre pas aux couples homosexuels l'accès à la PMA. Pourtant, le principe d'égalité entre tous les couples pourrait demain être invoqué pour refuser toute différence de traitement. La question de la GPA risque d'être relancée dans un environnement juridique nouveau. Le projet de loi est présenté sous le seul angle de l'égalité. C'est ce point de départ qui pose problème. Egalité ne signifie pas similitude. Des situations sont semblables si elles sont issues de conditions semblables. En l'occurrence, on modifie une institution sans avoir mesuré toutes les conséquences de ce geste.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Pour les musulmans, le mariage religieux est plutôt social, c'est une fête familiale. Y a-t-il une cérémonie religieuse, hormis cette fête ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - La mission du mariage, c'est la famille, dites-vous. C'était vrai dans le passé, beaucoup moins aujourd'hui. On se marie alors qu'il y a déjà des enfants, ou sans projet d'enfant... Inversement, plus de la moitié des bébés naissent hors mariage. Que pensez-vous de l'évolution de la société, des familles monoparentales, de l'homoparentalité ? Le débat, qui, soit dit en passant, dure depuis plusieurs mois, traverse-t-il votre communauté ? Y a-t-il des clivages, des divergences, des discussions ?

M. Mohammed Moussaoui . - Un mariage civil, dès lors qu'il a lieu en présence de deux témoins musulmans, est transformé en mariage religieux par une simple transcription.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Sans autre cérémonie ?

M. Mohammed Moussaoui . - Sans autre cérémonie.

Sur l'homoparentalité, la société a évolué, c'est évident. Elle doit trouver un cadre juridique sécurisé pour les personnes de même sexe qui veulent vivre ensemble - il pourrait s'appeler union civile. Mais l'institution du mariage doit demeurer telle qu'elle existe à l'heure actuelle.

J'en viens à la filiation réelle et fictive. Dans la jurisprudence musulmane, les parents biologiques ont une place importante. Mais une femme qui allaite un enfant devient l'égale de la mère biologique. L'enfant adopté conserve toujours le nom de son père biologique. Il ne prend pas celui du père adoptif. Du reste, les enfants qui ne connaissent pas leurs parents biologiques le vivent comme une blessure, une douleur. La filiation par adoption est fictive, même si l'affection des parents et des enfants est bien réelle.

Mlle Sophie Joissains . - Si ce projet de loi est adopté, d'autres revendications ne s'exprimeront-elles pas, telles que la bigamie ?

M. Jean-Jacques Hyest . - Vous avez parlé d'adoption. Au Maroc, et dans d'autres pays du Maghreb, il existe la kafala qui empêche l'adoption plénière d'enfants adoptables provenant de ces pays.

M. Jean-René Lecerf . - J'ai travaillé récemment sur la législation funéraire : les carrés musulmans sont manifestement une entrave à l'intégration. Ce texte, s'il est adopté, peut-il en être une autre ?

Mme Esther Benbassa . - L'Islam, comme les autres monothéismes, interdit l'homosexualité, punie par l'Etat, en Egypte, par exemple. Pourtant, en terre d'Islam, l'homosexualité est courante et même magnifiée. Voyez les grands chanteurs travestis, adulés par la population.

Comment la société musulmane en France va-t-elle suivre cette évolution ? Les homosexuels musulmans qui se marieront seront-ils mal vus, voire bannis de la communauté ? L'Islam de France sera-t-il en retrait, par rapport à l'évolution de la société ? J'ai tenu le même discours au Grand Rabbin de France, qui appartient à un courant traditionnel du judaïsme - car d'autres courants sont très ouverts et ont même adapté la pratique religieuse pour intégrer les évolutions sociales. Des mouvements libéraux de l'Islam vont-ils s'exprimer ? Ou va-t-on assister à une non-intégration, ou une désintégration, de la société musulmane ?

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je viens d'un département, Mayotte, où la population est en immense majorité musulmane. Les propos de M. Moussaoui ne m'étonnent pas. Selon les fondements de la religion musulmane, le mariage pour tous n'est pas acceptable.

Toutefois, l'homosexualité n'est pas une spécificité en France ou dans nos territoires lointains. Certes, pour la religion musulmane, le mariage des personnes de même sexe n'est pas acceptable, mais ce texte vise à réagir à des situations de fait, pour plus d'égalité.

En France, le temporel et le spirituel sont séparés depuis fort longtemps. Félicitons-nous que notre pays distingue le religieux de la loi. Si tel n'était pas le cas, les religions minoritaires n'auraient pas droit de cité.

M. Jean-Jacques Hyest . - Tout à fait d'accord.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Ce projet de loi n'a pas vocation à demander à quelque communauté que ce soit de changer ses pratiques religieuses.

M. Jean-René Lecerf . - Dans quelle mesure l'hostilité du culte musulman à l'égard du mariage entre personnes de même sexe pourrait-elle entraîner des difficultés pour les futurs couples ainsi mariés, dans l'exercice de leur religion ?

M. Mohammed Moussaoui . - La revendication de la bigamie ou de la polygamie n'est pas exclue. La loi actuelle l'interdit. Trois ou quatre personnes pourraient pourtant vouloir avoir une communauté de vie. Rien d'interdirait à une future loi de l'autoriser... Le Gouvernement a dit que la GPA resterait interdite. Mais un pas a été franchi au nom du principe d'égalité et il n'est pas exclu, au nom du même principe, que les couples d'homosexuels demandent à avoir des enfants via la GPA. Or celle-ci pose de redoutables problèmes éthiques.

Dans la kafala, l'enfant garde le nom de son père biologique : c'est une façon d'accueillir l'enfant, sans le couper de sa filiation réelle.

M. Jean-Jacques Hyest . - Cela interdit l'adoption plénière.

M. Mohammed Moussaoui . - Oui.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - La famille adoptante a le statut d'un tiers digne de confiance.

M. Mohammed Moussaoui . - Ce projet de loi est-il un obstacle à l'intégration des musulmans ? Nous savons que les règles religieuses ne peuvent être mises en avant pour se soustraire aux lois républicaines. Aucun responsable religieux ne prônerait une telle attitude.

Les Musulmans de France ne trouveront pas dans cette loi d'obstacle à leur choix de vivre leur religion. Chaque citoyen musulman est libre de sa pratique religieuse. Mais le citoyen ne saurait exiger que le culte musulman change ses règles ! Les demandes des homosexuels musulmans en ce sens ne seront donc pas entendues : la religion musulmane restera ce qu'elle est.

Mme Benbassa m'a interrogé sur la situation des homosexuels dans d'autres pays. Les Musulmans de France doivent défendre les libertés dans le monde, êtres solidaires des efforts menés par les peuples pour acquérir les libertés individuelles. Ils ne sauraient être tenus responsables de la situation existant dans tel ou tel autre pays.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour toutes ces réponses. Je vous remercie d'être venu nous parler. Rassurez-vous, nous nous préoccupons des conséquences des lois que nous votons.

M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France

_______

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous accueillons M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France.

M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France. - Je vous remercie de nous donner la possibilité de présenter notre point de vue. Je suis à la fois évêque et pasteur. Je veux parler du mariage, ou acribie , tel qu'il est défini dans le droit canon orthodoxe, et aussi évoquer la démarche pastorale. En tant que responsable religieux, j'apprécie le dialogue : je suis convaincu que par lui nous pouvons construire une société plus pacifique, garante des principes républicains. Ceux-ci ne sauraient entrer en conflit les uns avec les autres. Or nous redoutons que la présente évolution législative ne vienne fragiliser le socle démocratique.

Nous devons avoir une attitude nouvelle vis-à-vis de l'altérité et de l'homosexualité. Mais le Gouvernement, au nom du principe d'égalité, veut faire entrer tout le monde dans le même moule juridique et sociétal. Ce texte suscite confusion, clivages, divisions. Il modifie en profondeur les normes traditionnelles de la famille et de la filiation, de la transmission, de l'identité. Nous comprenons les craintes des nombreux Français qui manifestent leur opposition au projet de loi. Il procède d'une louable intention mais il a des conséquences sociétales considérables, bien au-delà des revendications des personnes en faveur du mariage des personnes de même sexe.

Le débat sur le mariage n'est pas la prérogative des seules religions. Nous voulons cependant faire valoir notre définition du mariage, qui n'est pas propre à notre foi mais renvoie à cette donnée naturelle : la vie est transmise par l'union d'un homme et d'une femme, aucune loi n'y changera rien. La procréation trouve sa justification morale, spirituelle et juridique à l'intérieur du mariage. Chez nous, d'ailleurs, le sacrement du mariage insiste sur la filiation.

Il est indispensable de maintenir le lien entre la réalité maritale du couple et la filiation. En outre, l'égalité des droits n'impose pas la négation de la différence sexuelle ! Les couples homosexuels et hétérosexuels ont les uns et les autres leurs particularités, nous sommes obligés de les qualifier différemment, sans que cela soit discriminatoire. Nous reconnaissons la différence ; nous avons à coeur de promouvoir une attitude aimante et compréhensive, prenant en compte les évolutions de la société. En langage chrétien cela s'appelle la pastorale.

Nous sommes inquiets des conséquences de ce texte, notamment de la confusion qui pourrait apparaître entre la pratique et le genre. Revenons au principe de réalité et à son point de départ : non pas l'étude de la société, mais la description de la nature et de la biologie. Nous récusons aussi les théories du genre.

La valeur de l'égalité de tous devant le mariage ne doit pas devenir une abstraction. L'égalité se conjugue de diverses façons ; on aurait pu rechercher des aménagements sans dénaturer le sens du mot mariage. La société est en perpétuelle mutation, mais il existe déjà des structures, comme le Pacs, afin que des personnes de même sexe puissent organiser leur vie commune. Nous comprenons que ces revendications ne portent pas tant sur la reconnaissance des couples homosexuels, que sur l'accès à la parentalité.

Cependant, il n'est ni discriminatoire, ni désobligeant, de remarquer que deux hommes ou deux femmes ne peuvent procréer. La nature est ainsi faite : il faut un homme et une femme pour que l'enfant paraisse. C'est un paradigme biologique. Certes, l'adoption et la PMA sont reconnues pour les couples hétérosexuels, mais uniquement lorsque la nature ne peut faire son oeuvre. Il ne s'agit pas de contourner une impossibilité naturelle, mais bien de suppléer à l'imperfection d'un créé qui s'inscrit sans le temps et dans la limité d'une matérialité déchue. Nous demandons que cette question soit replacée sur le plan de l'éthique médicale.

Les couples de même sexe désirant un enfant devront le faire faire. Il est important de savoir où nous plaçons la limite. Le rapport parent-enfant connaît une mutation qui pourrait dénaturer les qualités de l'enfant en tant que personne. Nous sommes préoccupés par l'intervention de mères porteuses et par les considérations mercantiles qui s'y attachent.

Laissons aux psychiatres le soin d'étudier l'impact que cela pourra avoir sur la construction de l'enfant. A notre niveau, nous considérons que le mensonge sur les origines de l'enfant est un crime, qui le coupe de son histoire personnelle.

Les conséquences sociales (fragilisation de la famille, de l'enfant, confusion mentale), culturelles (révolution dans le vocabulaire, crise du sens, crise des archétypes) et administratives ne nous semblent pas avoir été toutes prises en considération.

La référence biblique est une donnée constitutive de notre civilisation. Ouvrir le mariage aux couples de même sexe, c'est supprimer la référence à l'image biblique du couple homme et femme, qui perpétue le genre humain à travers l'enfant.

L'existence des communautés religieuses et philosophiques est une réalité objective dans notre pays et je me réjouis que le Sénat le reconnaisse en entendant notre parole aujourd'hui. Mais nous attendons plus de la part du législateur. Les diverses communautés sont unanimes à souligner les dangers d'une telle réforme et à manifester une attitude très critique. Par esprit de responsabilité à l'égard de notre foi, mais aussi en tant que citoyens, nous formulons quelques recommandations.

Il convient de retirer ou, au moins, de suspendre l'examen de ce texte pour ouvrir un large débat national, apaisé, afin de passer en revue toutes les solutions juridiques. Nous craignons que le vote de ce projet de loi, sans véritable débat, ne crée un nouveau tabou dans la société française. Nous préconisons l'organisation d'un référendum et l'étude de toutes les conséquences de ce texte, ainsi que des conséquences liées à l'ouverture de la PMA aux couples de même sexe.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Tout ce qui concerne les filiations médicales sera renvoyé à un autre texte. Quant au débat à la demande de la commission des lois et avec l'accord du Gouvernement, l'examen en séance publique est repoussé d'un mois, ce qui nous donnera plus de temps pour les auditions et nous permettra de mener un travail plus approfondi.

Nous avons voulu écouter les représentants des cultes séparément et non pas au cours d'une même table ronde, où toutes les sensibilités n'auraient pu clairement s'exprimer.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Certains de vos propos ont été durs. Qu'est-ce qui fait problème dans ce projet ? Pour ceux qui ne sont pas concernés par l'homosexualité, rien ne change. Il ne s'agit que d'accorder des droits supplémentaires.

Vous parlez de la nature qui fait son oeuvre. En tant que femme, je suis heureuse que la nature soit parfois contrecarrée et je remercie le législateur qui a adopté la loi sur la contraception et la loi sur l'IVG. La nature n'était pas bonne lorsqu'elle faisait mourir les femmes en couche, lorsqu'elles avaient dix à quatorze enfants...

Je suis d'accord avec vous : ce n'est pas bien de mentir aux enfants. Mais quand ils sont élevés par deux femmes ou par deux hommes, comment leur mentir ? Ils savent tout.

M. Jean-René Lecerf . - Nous avons été marqués, cet après-midi, par l'attitude identique des principaux cultes. De telles convergences sont peu courantes. Cela vous a-t-il surpris ? Cela ne vous inspire-t-il pas l'idée d'une autorité morale et religieuse où les différents cultes s'exprimeraient d'une seule voix ?

M. Charles Revet . - Merci pour votre témoignage qui rejoint en effet la préoccupation extrêmement forte des autres religions. Vous dissociez l'attitude à avoir à l'égard de nos concitoyens qui ont fait le choix de vivre leur homosexualité et les notions de mariage et de filiation, qui ont fondé la société et ses valeurs. Actuellement, pour qu'il y ait mariage religieux, il faut un mariage civil. Dans l'hypothèse où le projet de loi serait voté, ne faudrait-il pas dissocier le mariage religieux d'une union civile, sorte de Pacs amélioré ?

Le dictionnaire rend compte du vécu des siècles : le mariage, c'est un homme, une femme, en vue de la procréation !

Je n'appelle pas mariage une union qui n'apparie pas un homme et une femme. L'actuel débat de société, je le regrette, crée une division forte dans le pays.

M. Gérard Larcher . - Merci d'inviter des membres d'autres commissions à ces auditions. L'orthodoxie est présente dans de nombreux pays. Il existe une diaspora orthodoxe, y compris dans des pays qui ont autorisé le mariage entre personnes de même sexe. Quelle expérience en tirez-vous ? Quel est le regard du patriarche Bartholomé, sachant que l'autocéphalie orthodoxe ménage aussi des capacités de réponses nationales ?

M. le Métropolite Emmanuel . - Mon intention n'est pas d'utiliser la langue de bois ni d'être dur, mais d'exprimer la position de l'Eglise que je représente. Il y a des opinions différentes, il faut l'accepter.

Il est bon d'avoir la possibilité de dialoguer. Certes, la procréation n'est pas uniquement affaire de nature. Dieu nous a aussi donné un cerveau, à nous de l'utiliser.

Le patriarche Antonopoulos a un jour déclaré, à propos du préservatif : « l'Eglise n'entre pas dans la chambre à coucher des gens ». L'homme se distingue de l'animal par le fait qu'il n'est pas livré à ses désirs. Si un homme et une femme forment un couple dans le mariage, ils peuvent avoir des enfants. Un couple homosexuel ne peut avoir d'enfant de manière naturelle.

M. Charles Revet . - Bien sûr !

M. le Métropole Emmanuel . - Sur le mensonge à l'enfant, je le répète, je crains des effets psychologiques.

Nous ne nous sommes pas mis d'accord entre représentants des cultes, mais à part le bouddhisme qui ne s'est pas exprimé clairement, nous avons tous la même position. Nous ne formons pas un front commun, nous ne nous sommes pas concertés à l'avance, mais finalement nous sommes d'accord...

Nous vivons dans un pays dont nous devons respecter les lois. Nous vivons en France et acceptons donc de ne célébrer un mariage religieux qu'après un mariage civil. Soyons clairs, nous ne célébrerons pas de mariage homosexuel. Je ne puis même pas dire que nous acceptons le terme de mariage dans ce cas-là... La laïcité ne va pas imposer des règles aux cultes.

Dans les pays qui ont adopté ce genre de législation, l'Eglise orthodoxe a une position très ferme. L'approche pastorale, qui concerne les personnes elles-mêmes, est différente : l'église accueille tout le monde. Notre communauté comprend des homosexuels, il n'est pas question de les mettre à la porte. Pour autant, nous ne célébrerons pas ces unions, contraires à notre position biblique. Il est possible d'améliorer le Pacs ou de prévoir une autre forme d'union, mais le terme « mariage » ne peut être utilisé dans ces cas-là.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci.

M. le Métropolite Emmanuel . - Merci pour votre écoute.

mercredi 13 février 2013
M. Daniel Sibony, psychanalyste

_______

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

M. Jean-Pierre Sueur , président. - Nous recevons cet après-midi trois psychanalystes. Le Sénat a beaucoup aidé leur discipline qui avait été menacée à l'occasion de l'amendement Accoyer, dont l'objectif était clairement de définir les conditions d'exercice de la profession de psychothérapeute. D'autres campagnes ont eu lieu à propos de l'autisme. Pour ma part, je n'accepte pas qu'une autorité étatique, quelle qu'elle soit, s'érige en censeur d'une discipline scientifique.

M. Daniel Sibony, psychanalyste . - Merci de me recevoir. Ce qui pose question, c'est le nom, la façon de nommer les choses. Aussi commencerai-je par rappeler qu'ayant été d'abord chercheur en mathématiques et en philosophie, je ne parlerai pas seulement en tant que psychanalyste.

La division des psychanalystes est positive. Chacun investit différemment ce qu'il entend par symbolique, transmission, névrose. Je peux comprendre que certains confrères aient été affolés de ne pas retrouver dans le mariage pour tous des repères pour eux fondamentaux comme l'OEdipe, et je veux témoigner qu'il faut faire confiance à des groupes humains pour vivre, se reproduire, transmettre de l'amour ou du non-amour, sans avoir recours à des schémas préalables, fussent-ils ceux de la psychanalyse.

Plus que singulière, ma position est singulièrement universelle. Je n'ai rien contre le fait qu'un couple homosexuel puisse adopter un enfant ou en avoir un par procréation, qu'on célèbre son union avec solennité. En revanche, je m'inquiète que le changement de sens de certains mots entraîne des cascades de conséquences se traduisant par des réalités cliniques. On parle de couples homosexuels. Je lis, dans Le Monde , sous la plume de la sociologue Martine Gross, qu'il est bien qu'une femme puisse demander un don de sperme pour que sa compagne soit fécondée. C'est différent de ce qui existe dans des pays comme Israël, où des femmes seules peuvent être fécondées, adopter. En France, on a imposé des limites, comme pour le plaisir de les surmonter, comme si le mariage pour tous était la seule manière d'y parvenir ; présenter ainsi celui-ci comme la solution relève du sophisme.

Le mariage unit, sous le signe d'une légalité, deux jouissances radicalement hétérogènes et fait travailler cette différence. Redéfinir ce mariage par l'union du même n'enlèverait rien aux autres ? Voilà qui ne laisse pas de surprendre : on enlève que ce que l'on a, or nous sommes ici dans l'ordre de l'être. On dit : nous sommes mariés, pas j'ai un mariage, sauf si j'y vais tout à l'heure. Passer de l'être à l'avoir, c'est opérer un coup de force. Le projet de loi aura des répercussions sur des noms, des nominations, qui avaient le droit d'exister - je ne parle pas de sacralité.

Dans cette affaire, on a fait feu de tout bois dans un certain affolement. Le lien du mariage n'est sacré que chez ceux qui le sacralisent ! Il y a toute une graduation entre la transcendance et, au niveau élémentaire, le sens du mot. Voyez la définition qui figure dans les dictionnaires jusqu'à celles qui tentent d'anticiper un changement.

Que l'union d'une femme et d'un homme sous le signe d'une légalité n'ait plus de mot pour être nommée dans sa spécificité, pose problème. Le texte de la loi en témoigne. Il ne dit plus mari et femme, mais époux, père et mère mais parents. Dans mon cabinet psychanalytique, j'ai reçu une jeune épouse furieuse : elle réclamait le droit à la différence ! Pourquoi le fait d'honorer une différence pour une minorité impliquerait-il une perte pour la majorité ? Fallait-il, pour donner le droit d'hériter au conjoint d'un couple homosexuel, modifier la définition même du mot mariage, et faire disparaître de la loi des termes essentiels ? Me direz-vous comme le Conseil d'Etat qu'ils subsisteront dans la vie quotidienne ? Le texte de la loi est un papier qui appartient à tout le monde : ici, il y a un coup de force linguistique.

Que l'on s'apprête à transformer certains mots, à les vider, suscite une grande gêne chez un écrivain qui a écrit trente-six livres. Bien sûr, je m'en débrouillerai. Et les enfants d'un couple de femmes auront pour père effectif une femme. Dans un couple homosexuel, il y en a toujours un qui est plus féminin et l'autre plus masculin. Cela, c'est la réalité que l'on observe. Quand on voit des reportages à la télévision, l'un des deux considère toujours l'autre non comme son copain ni comme son ami mais comme son mari - j'attends toujours que l'autre se présente comme sa femme. Ou bien l'on aura un homme qui, sans être un transsexuel, dira qu'il est une femme, ou bien l'on aura deux maris.

Cette loi pour le mariage pour tous, ce « tous » mis à la place des homosexuels, comme si ceux-ci répondaient pour tous ou comme si le mariage avait été excluant, est la première étape d'une loi à venir sur la filiation ou la parentalité. Le mot mariage comporte une présomption de filiation. Cette loi mentionne déjà l'adoption, comme si elle traitait le cas le plus simple, ce qui d'ailleurs n'est pas le cas. J'aimerais assister aux réunions des commissions qui devront attribuer un enfant à un couple homosexuel ou à un couple hétérosexuel.

On peut donner tous les droits aux couples homosexuels sans bouleverser le sens normal, ordinaire, banal de certains mots qui gardent au fil des temps une étonnante vibration. Au fond, il s'agit de permettre à des personnes qui ne veulent pas recourir à l'autre sexe d'avoir quand même des enfants. Fallait-il pour autant procéder à ce chamboulement ? Je n'en suis pas sûr. Il se peut que toucher à l'autre sexe, ne serait-ce qu'une fois, soit le prix à payer, une preuve ou une épreuve d'amour pour obtenir l'enfant.

Il arrive (très rarement) que des couples hétérosexuels qui veulent recourir à la procréation médicalement assistée (PMA), affirment avoir de bonnes relations, mais pas de relations sexuelles. Le recours à la technique peut éviter d'affronter certains problèmes, qui se déplacent alors. Pour les homosexuels, le rejet de l'autre sexe s'exprimera évidemment par la suite. Quand j'entends une femme dire : « Je ne veux pas me coltiner un père pour élever mon enfant », je me pose des questions sur la transmission du rejet de l'autre sexe qui a structuré ce couple. Le refus de l'homosexualité n'est pas ce qui structure les couples hétérosexuels. Quand la loi entre dans cette intimité sexuelle, il devient difficile d'en sortir.

L'accusation d'homophobie, présente pendant tout le débat, a fait oublier cette réalité qu'est le rejet de l'autre sexe par ces couples. Au nom de la réalité des couples homosexuels, on a procédé à un autre déni de réalité, le mariage des hommes et des femmes, ou les relations père-mère.

Un couple hétérosexuel qui recourt à la procréation médicalement assistée (PMA) réduit le donneur à du sperme, alors que le couple homosexuel rendrait toute sa dignité à cette personne. Un tel argument apparaît particulièrement malhonnête : l'homme ne sera pas introduit en tant que père dans l'univers de ce couple homosexuel.

La levée de l'anonymat lors du don pour un couple féminin s'impose d'elle-même, alors que pour de tout autres raisons, ces femmes ne veulent pas de cet homme. La levée de l'anonymat entraînera le secret.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous n'avons pas tous lu vos trente-six ouvrages. Mais, je n'ignore ni Entre deux : l'origine en partage , ni Don de soi ou partage de soi ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Entre votre introduction et la suite de votre propos, il y a un fossé. Après avoir dit que vous n'aviez aucun problème, vous expliquez que des mots vous heurtent. La loi, ce n'est pas la psychologie mais des mots, qui ont un antécédent, une jurisprudence. Le mot « mariage » veut dire quelque chose au regard de la loi. Je prétends qu'il s'applique très bien à des personnes de même sexe, comme il s'applique à des personnes de sexe différent. Si cela ne vous pose aucun problème, quelles solutions préconiseriez-vous pour nommer ce couple, ces parents, leurs rapports ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales . - Vous avez souligné l'importance de nommer. Comment pouvez-vous, avec le législateur, contribuer à faire évoluer ces symboles ? Surtout qu'il s'agit d'injustice et d'exclusion.

Vos références biologiques ne vous empêchent-elles pas d'imaginer un modèle différent du sens banal des mots ? S'ils ignorent qui est leur géniteur, les enfants de tous les couples infertiles qui ont eu recours à des dons de sperme, savent pourtant qui sont le père et la mère.

M. Daniel Sibony. - Il ne faut pas pousser le malentendu trop loin. Dans les couples infertiles qui ont reçu des dons, les enfants savent qui sont leur père et leur mère. La filiation tient au mot, à l'engagement symbolique, non au fait qu'il y a eu un donneur. J'ai cité cet exemple comme cas particulier des effets sur les couples hétérosexuels de la levée de l'anonymat pour les dons aux couples homosexuels. Je ne dis pas que le mot « mariage » ne convient pas à un couple homosexuel pour des raisons biologiques. Ce n'est pas ce qui compte. La filiation humaine est avant tout symbolique.

Comment va-t-on nommer ces couples ? Je connais des couples homosexuels hommes qui élèvent des enfants qu'un des deux a conçus. Les enfants ont un père et un ami du père... et une mère. Si le père de cet enfant meurt, les liens avec le compagnon demeurent, et c'est très bien. Mais les choses ont été prises à l'envers : on a dit que les homosexuels étaient exclus, ce qui est faux : un tabouret n'est pas exclu du statut de chaise, chaque être a sa définition. On a voulu réparer cette exclusion. On l'a en fait doublée. Tout le monde m'a dit pourquoi pas le mariage homosexuel, sans rien enlever aux autres, il évitera des aberrations. Mais quelles aberrations ? On m'a opposé le cas d'une grand-mère refusant de reconnaître un enfant qui ne serait pas vraiment le fils de son enfant. Toutes ces objections renvoient à d'autres problématiques.

Un seul argument demeure : l'égalité. Or, il ne s'agit que de l'égalité de la quantité de droits. Nous ne serons jamais égaux, mais nous pouvons nous battre pour avoir les mêmes droits. On abuse du mot égalité en le confondant avec la notion d'identité. L'égalité, c'est que chacun dispose des mêmes cartes pour le jeu social.

Comment les nommer ? La compagne de la mère ne peut pas s'appeler la deuxième mère ou avoir un statut qui fasse de la première le père. La loi cautionne une mascarade qui a lieu dans l'intimité. Elle va déjà trop loin en définissant des gens par leur sexualité. Je n'ai pas vu d'exclusion, sinon en raison de l'injustice flagrante qu'on observe en France à l'encontre des homosexuels.

Je n'ai pas d'objection à ce qu'on donne tous les droits nécessaires à ces homofamilles, mais pas à ce qu'on les prenne comme références pour redéfinir l'immense majorité des autres. Cet effet de retour est stupéfiant. N'y a-t-il pas là du machiavélisme ? Ne voudrait-on pas que l'ancien modèle de famille soit déclaré caduc, lui qui a reproduit l'humanité ? Heureusement qu'un père et qu'une mère ne sont jamais ceux qu'on aurait rêvés. N'allons pas pour autant redéfinir la « vraie » pensée de ce que doit être la famille.

Mme Virginie Klès . - J'entends bien des problèmes de nomination. Les membres de certains couples homosexuels pacsés s'appellent « mon conjoint » - on pourrait aussi dire l'épousé. Cela ne résoudrait-il pas le problème ?

M. Jean-René Lecerf . - Le mariage homosexuel risque d'avoir des conséquences dommageables sur le mariage hétérosexuel, d'après vous, comme par un effet de pollution. Or, on nous dit toujours que ce mariage n'enlève rien aux couples hétérosexuels. En outre, vous estimez qu'il pourrait être plus opportun que le couple fasse parfois la concession de l'altérité. J'ai cru comprendre que le mariage homosexuel risque au contraire d'enfermer dans une hétérophobie. Est-ce bien cela ?

M. Daniel Sibony . - Vaste problème que celui du nom. Un couple homosexuel s'appelle « conjoint ». Très bien. Sur le plan de la filiation, comment l'enfant va-t-il appeler ces deux hommes ou ces deux femmes ? Il ne dira pas « conjoint ». L'enfant appellera l'un par son prénom et l'autre « papa ». La disparition du mot spécifique est essentielle, même s'il ne faut pas le charger symboliquement. Je ne parlerai pas de pollution. La langue n'est pas une pelouse où l'on se promène en cueillant des mots. Les langues nous traversent, nous en faisons partie. Avec cette loi, on casse le sens d'un mot, ce qui rejaillit sur les autres mots. N'est-ce pas trop cher payé pour réparer les injustices passées envers les homosexuels que de casser ou distordre certains mots ?

Le législateur est très clairvoyant : il a bien compris que les gens qui se marient le font avec leur coutume ; ils adhèrent à un mot qui a une longue histoire de transmission. Or, le législateur dit qu'il n'y a plus besoin de celle-ci. Ce coup de force fait trembler. Le Conseil d'Etat a parlé de « réforme majeure », peut-être est-ce une façon d'alerter sur le prix à payer.

Mme Virginie Klès . - Quand on est passé du mariage religieux au mariage civil, il y a eu un coup de force.

M. Daniel Sibony . - Le sens n'a pas changé : seule la bénédiction divine n'était plus nécessaire, mais le sens restait identique.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Vos propos sont à l'antipode de ceux de Mme Françoise Héritier, qui parlait de « combinatoires » en nous invitant à mettre à sa juste place ce que nous faisions. Hjelmslev définissait la structure linguistique comme une entité autonome de dépendances internes : chacun de ses éléments se définit par rapport aux autres. Un mot change de sens, certes, mais ce n'est pas la première fois. Le système va se redistribuer. C'est une loi générale. Faut-il s'arrêter de légiférer, de parler ? Mallarmé parlait, de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Je ne comprends pas cette sorte de terreur que vous manifestez devant le changement de la structure.

M. Daniel Sibony . - Le sculpteur Eduardo Chillida, qui a renouvelé la conception de l'espace, disait : « pour être vraiment libre, il faut avoir un point fixe ». Nous pouvons nous permettre des malentendus ou des équivoques parce que nous avons des points fixes. De même, je serais bien ennuyé pour vous dire dans quelle structure nous sommes. Je sais en revanche que certains liens, certaines transmissions sont structurants. Vous dites que la loi change le sens d'un mot, mais que cela réagira sur le reste et que l'on aboutira à un équilibre. Je vous demande de me donner un seul exemple d'un mot identifiant qui ait changé de sens, comme « je suis marié », « c'est un père », « c'est sa femme », etc. Cela ne peut se faire que par un coup de force. D'où l'idée de référendum pour cette loi, pas seulement pour contrer un argument politique discutable selon lequel la majorité des Français aurait voté pour ce point, mais pour recourir à une souveraineté publique présente.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je ne comprends rien à la différence entre un mot identifiant et un mot qui ne le serait pas.

M. Daniel Sibony .- Je pourrais expliquer.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il y a des milliers de contre-exemples. Le mot « rien » vient du latin « res » qui veut dire « quelque chose » ; il veut dire le contraire, même si l'on parle toujours d'un rien. « Marrant » a la même origine que « j'en ai marre », qui renvoie au côté sinistre des choses. « Sans doute » signifie qu'il y en a un... La considération dogmatique que vous venez de faire selon laquelle il y aurait des mots identifiants ne signifie rien.

M. Charles Revet . - On a le droit d'avoir un avis différent.

M. Daniel Sibony .- Le mot « ennui » a changé de sens ; cependant, on ne dit pas « je suis ennui », alors qu'on dit « je suis Français ». Il y a des mots identifiants. Les gens s'identifient avec des mots comme « mariage », « père »,  « mère ».

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Les mots ont un sens, je ne le conteste pas. Mais ce sens change.

M. Charles Revet . - Chacun peut avoir un avis. Je suis heureux d'entendre ce qui vient d'être dit. Votre formule est très importante. Il y a des mots qui se construisent au fil du temps, qui constatent la réalité depuis toujours, qui sont bien identifiants. Or, et du jour au lendemain, on n'en tient plus compte. Le législateur peut-il ainsi changer le sens des mots ?

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je comprends que vous soyez attaché au sens des mots. Je conteste néanmoins que l'on puisse distinguer entre deux sortes de mots, ceux qui seraient immuables et ceux qui ne le seraient pas. Cela serait contraire à tous les enseignements de toutes les sciences humaines.

M. Daniel Sibony . - Je pourrais vous donner un exemple de mot identifiant qui n'arrête pas de changer de sens, mais avec une certaine stabilité. Le mot juif, dont le sens est supposé précis, est tout sauf lisse, c'est une identité gondolée. Le coup de force linguistique pose de vrais problèmes.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous pourrions poursuivre longuement, mais nous devons tenir l'horaire.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous vous avons invité, nous ne pouvons le faire pour tous les psychanalystes de talent, parce que vous avez écrit un livre sur l'homoparentalité.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste . - Merci de me faire l'honneur de m'écouter sur ce sujet sur lequel je travaille depuis longtemps. L'ouvrage que vous citez est paru en 2010. Avec le débat parlementaire, certaines questions que je me posais sont dépassées. A l'époque, j'étais d'avis que l'adoption ne posait pas de problèmes aussi importants que la PMA et la GPA, qui se profilent à l'horizon, malgré ce que dit le Gouvernement. Aussi me concentrerai-je sur ces questions.

La complexité du problème a été masquée par sa politisation, les tenants du mariage pour tous ont défini les partisans de ce changement comme progressistes et classé ceux qui s'y opposent parmi les religieux, voire en réactionnaires, ou homophobes, si ce n'est pire. Or les choses ne se répartissent pas aussi facilement. Les religieux ne sont pas forcément du côté qu'on croit. L'académicien athée Michel Serres a expliqué dans un article paru dans La Croix puis dans Etudes , la revue des jésuites, que l'adoption répondait au modèle de la sainte famille, dite « saine famille ». Ce modèle, qui n'en est pas un pour les théologiens chrétiens, où le père n'est pas le père et où la mère est vierge, serait celui des tenants de l'homoparentalité. C'est dire si le problème est complexe.

Dans l'histoire de la République et des lettres, les choses sont encore plus compliquées. Ainsi, j'ai-je trouvé chez le marquis de Sade cette formule : « J'ose assurer en un mot que l'inceste devrait être la loi de tout Gouvernement dont la fraternité fait la base ». C'est dire que l'on ne sait pas très bien où l'on met les pieds : ce projet de loi mérite une discussion très approfondie.

Donnons-nous le temps de bien voir toutes les conséquences de ce que nous faisons. La précipitation n'augure rien de favorable pour l'avenir de l'enfant et de notre société.

La famille n'est pas un concept psychanalytique, mais un concept anthropologique. En tant que psychanalyste, elle ne constitue pas l'une de mes préoccupations majeures. Il n'est pas vrai, quoi qu'en disent certains de mes collègues, que Freud ait modifié de fond en comble ce qui aurait été la famille bourgeoise du XIX e siècle. Les occurrences du mot famille dans son oeuvre se comptent sur les doigts de la main. En revanche, la question de la filiation et la situation de l'enfant par rapport à l'histoire de ceux qui l'ont engendré intéressent le psychanalyste. Cela concerne ce que Freud appelait « l'inconscient parental ». On peut demander au législateur de tenir compte non de l'inconscient, mais de la découverte majeure faite par Freud à l'orée du XX e siècle et qui consiste à constater qu'il existe une réalité psychique.

Devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, j'ai dit que dans le contexte d'une société patriarcale et polygame, le cinquième commandement, « tu honoreras ton père et ta mère » signifie : prends conscience que tu as un père et une mère. Quel que soit le cadre familial, il faut porter l'accent sur cette question : comment un enfant repère-t-il qu'il a un père et une mère ?

Il y a des invariants. Levi-Strauss faisait remarquer qu' « il existe une infinie variété des formes de la parenté et de la répartition des rôles sexuels, mais ce qui n'existe jamais, c'est l'indifférenciation des sexes ». S'il existe un changement anthropologique majeur, c'est que l'on touche à la différence des sexes. C'est autre chose que le droit au divorce ou à l'avortement.

Plaçons-nous du point de vue de l'enfant et partons de ce que Freud lui-même considérait, dans son dernier livre, comme le point pivot de la doctrine psychanalytique. L'OEdipe a mauvaise presse, ça fait ringard, dogmatique aujourd'hui, mais, enfin, il y a une grande différence entre l'OEdipe tel que nous le concevons dans le langage commun et ce qu'il est du point de vue du psychanalyste.

L'OEdipe raconte l'histoire d'une loi qui s'adresse à un sujet qui n'est pas un sujet de droit. Avec son corollaire, l'interdit de l'inceste, il s'adresse à l'enfant, non pas à l'adulte, même si le législateur a cru bon de l'introduire récemment dans la loi, ce à quoi je m'étais opposé, puisque ce qu'une loi fait, une autre peut le défaire. Il s'agit de demander à l'enfant de renoncer à un désir par l'humanité partagé pour devenir un être désirant, c'est-à-dire tourné vers l'avenir. J'insiste sur ce paradoxe : l'interdit s'adresse à l'enfant, c'est-à-dire à chacun d'entre nous.

Certains psychanalystes sont brocardés parce qu'ils font appel à ce dogme pour s'interroger sur la situation de l'enfant confronté à deux hommes ou à deux femmes. La question est mal posée. La question oedipienne se pose à propos des gens qui imaginent faire un enfant en le privant soit de père, soit de mère. Je ne doute pas qu'ils soient capables de s'en occuper, ce qui m'interroge c'est ce fantasme d'enfant pré-oedipien, sans papa ou sans maman.

On me dit : « Vous fantasmez !, les homosexuels en couple diront la vérité : nous nous sommes rencontrés et nous voulions un enfant, aussi nous avons eu recours à un tiers ». Oui, sauf que nos exemples cliniques nous montrent que tout ne se passe pas comme cela. On nous rétorque que ce sont des anecdotes marginales. Mais où a-t-on vu qu'une loi s'instituait en tablant sur la bonne foi de qui que ce soit ?

Il y a des choses que chacun d'entre nous peut entendre dans les reportages. J'ai ainsi entendu, tout récemment, des femmes homosexuelles dire en toute bonne foi - mais, comme le disait Lacan, l'erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable - à un enfant de deux ans : « Tu n'as pas de papa, tu as deux mamans. C'est parce que nous nous aimons très fort que tu es né ». Autoriser de tels propos par la loi revient à accepter un mensonge d'Etat. Aucune loi ne peut imposer à qui que ce soit de dire la vérité, une vérité insaisissable. En revanche, cette vérité peut être écrite dans un document d'état civil qui fait foi et auquel l'enfant peut être confronté s'il le souhaite.

Sans reprendre le passéiste « né de père inconnu », une formule sur l'acte de naissance peut dire que l'enfant n'est pas né de l'union de deux femmes. La même formule peut figurer aussi sur le livret de famille, sans que celui-ci soit dédoublé, comme le proposent certains collègues, car cela stigmatiserait les couples homosexuels.

Puisque des couples de même sexe sont capables d'offrir à un enfant un amour au moins équivalent à celui qu'offre la famille hétérosexuelle, qui du coup devient un concept, ils sont capables de l'éduquer de manière tout à fait honorable. C'est versé au crédit de la psychanalyse. Freud le regrettait déjà, l'on accorde beaucoup trop d'importance à l'éducation dans le développement de l'enfant. Celle-ci peut jouer un rôle déterminant lorsqu'elle s'impose à contretemps des réalités physiologiques, sociales et psychologiques. L'apprentissage de la propreté, s'il intervient avant la maturation physiologique des sphincters, a des conséquences dommageables pour l'enfant. L'assimilation de la sexualité infantile à la sexualité adulte constitue un véritable viol. Au contraire, l'éducation bénéfique favorise le potentiel du sujet, « allant devenant dans le génie de son sexe », selon la formule de Françoise Dolto. Bien des parents attendent que l'enfant se développe dans le génie d'un sexe qui n'est pas son sexe anatomique.

Derrière toute cette affaire, la question de l'effacement de la différence des sexes est liée à celle du mariage homosexuel, de la PMA, de la gestation pour autrui (GPA). Il y a un déni du réel. Nous ne sommes pas les maîtres de la langue. Comme l'ont montré Aldous Huxley et George Orwell, partout où se sont imposés des maîtres de la langue, il s'en est ensuivi des catastrophes psychiques et politiques considérables.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Oui, aujourd'hui, des enfants naissent sans père, ou ne sont pas reconnus par celui-ci et sont élevés par une mère. Ces femmes-là disent-elles la vérité à leurs enfants ? Je n'en sais rien. Il y a des enfants adoptés par des célibataires. Que leur dit-on ? Cette réalité va un peu à l'encontre de ce que vous dites.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - En effet, « avant que cette histoire nous préoccupe », ces choses existaient, la réalité était là, homoparentalité, transsexuels... Comment définissez-vous la famille ? L'intérêt de l'enfant, dont il est beaucoup question, quel est-il ?

Mme Maryvonne Blondin . - Comment les enfants des couples homosexuels peuvent-ils réagir sans souffrir à tout ce qu'ils entendent actuellement sur leur situation ? La réalité est quotidienne : les couples, les femmes ou les pères seuls peuvent avoir des enfants, est-ce un mensonge d'Etat ? Quand j'étais toute petite, on disait que les filles naissaient dans les roses et les garçons dans les choux...

M. Dominique de Legge . - J'ai apprécié votre intervention centrée autour de l'enfant, c'est essentiel. Vous avez dit qu'une loi ne peut imposer de dire la vérité. Mais si l'on ne peut mentir à l'enfant sur le fait qu'il naît de la rencontre d'un homme et d'une femme, on revient à la question de l'accès aux origines, qu'on retrouve à propos de l'accouchement sous X ou du don anonyme de gamètes. Serait-il souhaitable que la loi autorise l'enfant à accéder à ses origines dans toutes les circonstances ?

Mme Catherine Tasca . - Le texte que nous examinons se borne au mariage et à l'adoption, ce qui n'emporte pas toutes les questions que vous soulevez. Vous avez néanmoins bien raison d'anticiper. Vous avez dit des choses très fortes sur l'abandon des premiers désirs. Comment interprétez-vous ce désir d'hommes et de femmes homosexuelles d'avoir des enfants ?

Je pense comme vous qu'il n'y a rien de pire pour un enfant que le mensonge et j'en parle en toute connaissance de cause. Une société moderne doit absolument bannir toute mascarade destructrice. J'ai trouvé intéressante votre suggestion de border la réponse, puisque le train est parti. Lorsqu'un couple homosexuel, homme ou femme, singe complètement le rituel du mariage, on est dans le fantasme. Votre suggestion liée à l'acte de naissance ou au livret de famille est très intéressante.

Je suis pour la levée de tous les secrets en ce qui concerne l'origine. L'accouchement sous X n'est plus justifiable, comme à l'époque où la jeune fille violée par son professeur de piano ou la servante engrossée par son maître n'avaient aucune issue sociale.

Mme Annie David , présidente de la commission des affaires sociales . - Votre intervention suscite beaucoup d'interrogations. Vous anticipez en effet un débat qui n'est pas posé dans ce texte. Oui, il faut se placer dans l'intérêt de l'enfant. La question du désir d'enfant se pose : faut-il y accéder pour les couples homosexuels ? Vous avez dit qu'il faut prendre le temps. A toujours prendre le temps, jamais on ne franchit le pas.

Dire la vérité, oui, mais que pensez-vous de l'adoption aujourd'hui pour les couples hétérosexuels : faut-il dire aux enfants la vérité dans toutes les circonstances ?

Quant au livret de famille et à l'acte de naissance, lorsque les parents ne sont pas mariés et que l'un des deux parents est étranger, le livret de famille est différent. J'ai récemment vu celui d'une jeune Algérienne dont le compagnon est Français : elle n'apparaît pas comme la mère de son enfant... Cela fait partie des choses à faire évoluer.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste . - Je me suis préoccupé de l'intérêt de l'enfant, je vais dire dans quelle perspective. Maurice Maeterlinck, en 1891, donc avant Freud, disait : « les enfants apportent les dernières nouvelles de l'éternité, ils ont le dernier mot d'ordre. En moins d'une demi-heure, tout homme devient grave aux côtés d'un enfant. Il arrive d'ailleurs des choses extraordinaires à tout être qui vit dans l'intimité des enfants ». Je vis dans l'intimité des enfants depuis plus de 35 ans, les miens, tous ceux dont je me suis occupé, dans le public, dans mon cabinet privé ou, indirectement, par la supervision de psychanalystes.

Il faut prendre la mesure de ce qu'ils disent sans essayer de leur faire dire autre chose. Quand un enfant de quatre ans dit qu'il appelle papa sa « mam », sa deuxième maman et que la « mam » explique qu'il dit cela par mimétisme avec les autres enfants de son école maternelle, cette interprétation fait fi de ce que veut dire l'enfant. Cela me pose question.

Quand des enfants en thérapie me demandent en fin de séance « Mais, monsieur Winter, il n'y a pas des façons plus simples pour faire des enfants ? », ils me confrontent à la limite de l'impensable, parce que la réalité et les mots employés ne coïncident pas. Quand je parle de l'intérêt de l'enfant, je pense à faire en sorte qu'il y ait coïncidence

Que les homosexuels aient envie d'enfant, ce n'est pas nouveau. La nouveauté, c'est que l'Etat prenne en charge cette envie, parce que des groupes se sont constitués pour s'en faire les porte-parole. Les homosexuels ont eu des enfants, mais à une place bien précise et qui ne dénie pas les nominations respectueuses de la généalogie et de l'engendrement : « c'est ton oncle, il s'intéresse à bien des choses dans la vie, mais il a un lien particulier avec toi ». Chacun d'entre nous a imaginé qu'il pouvait faire un enfant avec son papa et, dans sa réalité psychique, papa et maman, c'est pareil. Cependant, l'on pouvait mesurer ce à quoi l'on pouvait aspirer enfant et à quoi l'on a renoncé d'une part, et, de l'autre, la réalité socialement admise sous toutes les latitudes.

Le désir d'enfant chez les homosexuels existe, mais il existait bien antérieurement à la découverte par l'individu de son homosexualité. Quant aux cas particuliers, comme les familles monoparentales, les mères seules, etc., ma proposition pourrait s'appliquer à quantité d'autres situations. Ne pas dire la vérité est porteur de dommages.

Des psychanalystes ont dit les dangers de l'adoption. Le fait de dire qu'un enfant a un père et une mère ne signifie pas simplement qu'il a un papa et une maman. Le père comme la mère fait référence à toute une lignée de pères, de mères. Si les conditions de la transmission n'ont pas été valides, une femme peut décider de ne pas avoir d'enfant.

Le fait de dire qu'un enfant a un père ne procède pas d'une idéologie patriarcale. L'important n'est pas d'avoir un bon père, mais d'en avoir un. Après, on s'arrange avec celui que l'on a. Il peut être en prison, avoir déserté, être mort. Cependant, ces situations sont accidentelles. Or, tout à coup, on imagine que l'accidentel pourrait devenir légal. Bien sûr, toutes les généalogies sont bousculées, personne n'a pour autant eu l'idée d'en faire une loi. Cette évolution est, pour le moins, questionnable.

Confronté à ces situations complexes, le psychanalyste n'a pas, non plus, de jugement. Je reçois les enfants, je les écoute, je les amène à avoir un point de vue sur leur histoire. Mais j'ai le droit en tant qu'homme, d'avoir un jugement. Ce que j'ai appris de la névrose, c'est qu'elle consiste à être privé de son propre jugement. Il serait curieux que j'en sois privé ! Si dans mon métier, je m'abstiens de juger, sorti de là, j'apprends et je me forge mon avis sur ce qui est acceptable ou pathogène.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour vos réponses, M. Winter.

Mme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Mme Elisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII, enseignante à l'Ecole normale supérieure. Historienne de la psychanalyse, elle a écrit de nombreux ouvrages, dont une remarquable Histoire de la psychanalyse en France , et je vous recommande la réédition de La famille en désordre , qui comporte une postface inédite. Enfin, elle s'est battue pour défendre la psychanalyse qui a beaucoup été attaquée ces derniers temps.

Mme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII . - Merci de m'avoir invitée. Depuis que j'ai déjà témoigné à l'Assemblée nationale, le 12 novembre dernier, les débats ont pris une ampleur étonnante, une violence se déployant non tant contre les homosexuels que contre leur désir, exprimé de longue date, d'entrer dans l'ordre familial.

Si je suis depuis longtemps favorable à cette intégration, donc à la loi, je pense que le slogan « Mariage pour tous » ne convient pas. Il s'agit exclusivement de donner le droit de se marier aux couples homosexuels et non pas à toute personne le souhaitant. L'inceste est bien sûr banni, ainsi que, dans les sociétés démocratiques, la polygamie. Celle-ci, encore en vigueur dans des sociétés théocratiques ou tribales, ne convient plus dans les sociétés laïques. Le casse-tête de Mayotte témoigne de ces difficultés.

Deux personnes, même si elles sont volontaires, ne peuvent se marier que si elles ne le sont pas déjà, auquel cas, elles doivent divorcer préalablement. Une famille suppose toujours l'existence d'un couple. Pas de mariage pour tous, donc ! Au demeurant, le mariage n'est plus nécessaire pour concrétiser légalement l'existence d'une famille : les enfants nés hors mariage ont les mêmes droits que les autres.

Après avoir été exclus d'un ordre familial jugé d'ailleurs haïssable, les homosexuels ont manifesté un désir de normativité. Pourquoi ? Dès lors qu'une orientation sexuelle minoritaire est progressivement dépénalisée, elle se normalise. Les homosexuels ont voulu, comme tout le monde, lier orientation sexuelle, vie amoureuse, vie conjugale et procréation, « faire » famille. Ruse de l'histoire, la dépénalisation a débouché sur le contraire de ce qu'on avait imaginé, les homosexuels ne sont pas restés la « race maudite » de Proust ou de Wilde, la catégorie revendiquée des pervers. Au-delà du désir de transmettre des biens, ils veulent désormais transmettre la vie, sans doute suite à l'hécatombe du sida. On assiste à une volonté de normalisation qui choque d'ailleurs certains homosexuels.

Les opposants à la loi sont en retard : ils avaient refusé le Pacs. Aujourd'hui, ils vantent les homosexuels bien visibles, voire travestis, ils aiment La Cage aux folles pour mieux rejeter l'homosexuel tranquille. Mais de quoi ont-ils peur ? De la fin de la famille ? Terreur irrationnelle. Les homosexuels sont en constante minorité : moins de 10 % de la population mondiale.

L'humanité continuera pendant des siècles à se reproduire de façon classique. L'homosexualisation graduelle des sociétés n'aura pas lieu. L'avènement d'une société barbare ne passera pas par les homosexuels. Cela est déjà arrivé au XX e siècle : la pulsion de destruction est inscrite au coeur de l'humanité, et les minorités en sont les victimes.

La peur est irrationnelle. On a entendu parler de la zoophilie, de l'inceste. Depuis quand les bons parents se recrutent-ils exclusivement dans les familles normales ? Celles-ci ont engendré des crimes, des violences, tout comme l'amour, la bonté, la beauté. Depuis des siècles, le terreau familial a fécondé le pire, comme le meilleur : le théâtre grec, les tragédies de Shakespeare, les romans du XIX e siècle, Hugo, Tolstoï, Flaubert et tant d'autres l'ont montré.

Je comprends que pour des raisons politiques, la PMA ait été écartée du projet et que le Gouvernement attende l'avis du Comité consultatif national d'éthique pour légiférer sur les procréations médicales. Je suis frappée par l'intensité du débat. Les opposants sont sincèrement troublés comme si leur histoire était abolie. Mais cela n'empêche pas la science d'évoluer ni que l'on puisse en parler en attendant que la politique se saisisse à nouveau de la question. Cela ne saurait tarder.

La loi sur le Pacs ouvrait sur le mariage. Plus on accorde de droits aux homosexuels, plus il faudra se préoccuper de nouveaux modes de procréation, et pas seulement pour les homosexuels mais pour toutes les personnes qui ne peuvent pas avoir d'enfants par d'autres moyens, c'est-à-dire, pour une infime minorité de personnes. Les avancées de la biologie reproductive devront bien un jour être encadrées par la science. Le désir d'enfant est une pulsion à laquelle on ne renonce qu'en la sublimant. Si la science fournit de quoi la satisfaire, il faut en interdire, par la loi, les dérives.

Avec la GPA, on ne voit que le pire, des femmes venues d'un autre monde et traitées comme des esclaves. Il y a pourtant aussi des cas d'offrandes, de dons de soi, sans contrepartie. D'où la nécessité d'un rite, d'une règlementation, d'un choix organisé. En se plaçant du côté du don, pourquoi ne pas répondre aux demandes de couples homosexuels ? Pourquoi avoir peur ? C'est l'adoption par d'autres moyens, à ceci près que l'enfant n'est pas abandonné pour être recueilli par une autre famille mais qu'il est désiré...

Les psychanalystes, qui ont du mal à penser leur époque, se sont mis en position d'experts de la famille pour s'opposer à la loi. En s'emparant de l'OEdipe pour expliquer que l'enfant avait besoin de deux références, masculine et féminine, ils ont oublié la signification première, chez Freud, de cette référence à la tragédie : le sujet est conduit par un destin qui lui échappe : l'inconscient. En aucun cas, cela ne signifie qu'un enfant a absolument besoin de la différence des sexes dans le couple parental pour devenir un sujet à part entière. Certains affirment que l'homosexualité ne concerne pas la psychanalyse parce qu'elle traduirait la bisexualité commune à tous les êtres humains - en écoutant de tels discours, on se dit que les psychanalystes sont parfois les meilleurs ennemis de leur discipline.

Sur Lacan, j'ai entendu des paroles extravagantes. Les opposants et les partisans du mariage pour tous font référence à la trilogie lacanienne du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Il est ridicule de plaquer de la sorte les concepts sur la réalité pour leur faire dire n'importe quoi : je récuse l'idée qu'on puisse se servir d'une discipline comme d'une grille d'expertise. La meilleure façon d'hériter d'une doctrine est de lui être infidèle, de la faire travailler, de la penser, de la modifier, d'en retracer l'histoire.

Ni Freud, ni Lacan n'avaient songé à la configuration actuelle de la famille. Freud fut le théoricien d'une certaine époque de la famille occidentale : les femmes et les enfants accédaient au statut de sujet. Il théorisait la famille nucléaire moderne, d'où la référence à OEdipe, tragédie du destin, et à Hamlet, conscience coupable du héros incapable de venger son père.

La conception fondée de l'homosexualité était émancipatrice. Dès 1938, Lacan théorisait une famille marquée par l'hécatombe de la première guerre mondiale et le déclin de la figure du père : il théorisait l'avènement du fascisme et du communisme. Après Auschwitz, Lacan prit pour référence Antigone, figure de l'absolutisation du désir, celle qui refusant d'être mère et épouse, se sacrifiait au nom du passé afin de donner une sépulture à son frère mort. Cette conception était très différente de celle de Freud. Les hécatombes et les guerres ont profondément modifié la représentation de la famille.

Plus que Freud, Lacan voyait dans la famille le seul creuset possible de la société, mais aussi le lieu de toutes les turpitudes. Pour ma part, après avoir écrit un livre sur la famille, qui montre, entre autres, que les enfants d'homosexuels ne sont pas différents des autres familles, j'en ai conclu qu'on ne doit pas expertiser l'existence humaine comme on vérifie la solidité d'un pont.

Quant aux enfants nés de la PMA, seule la loi, c'est-à-dire la définition de ce qui est autorisé et de ce qui est interdit est une avancée de la civilisation sur la barbarie. On ne peut éternellement interdire ce qui relève de la science, car alors les dérives seraient plus terribles encore. Soyons humains, généreux. Sachons trouver des solutions rationnelles, sans croire que nous parviendrons à une solution miracle pour fabriquer des familles parfaites capables d'engendrer des êtres parfaits. Vous, législateurs, le savez mieux que moi.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - En 2008, j'avais entendu Mme Roudinesco sur la GPA. Elle concluait à la nécessité de l'introduire dans la législation parce que le législateur doit encadrer les progrès de la science. Je me souviens d'ailleurs que nous étions allés en Grande-Bretagne où elle est autorisée. Les dossiers sont centralisés au ministère de la santé, qui les examine, puis fixe le dédommagement des mères porteuses agréées, et cela se passe très bien.

Le législateur a le devoir de partir de la réalité et la faire passer dans la loi. Je vous remercie pour votre intervention. Vous nous avez élevé l'esprit.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Merci d'avoir recadré le débat.

Comment faire famille par l'adoption ? Nous avons entendu des choses redoutables, cet après-midi.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Beaucoup d'entre nous ont des doutes sur la PMA et la GPA. Certains, dont je suis, disent oui au mariage et à l'adoption, mais n'allons pas plus loin dans ce texte. Est-ce intellectuellement cohérent ?

Mme Elisabeth Roudinesco . - Politiquement, je ne puis répondre, je ne suis pas législateur. Il ne faut pas aller trop vite. La GPA viendra en son heure. Prenons en compte les oppositions qui se sont exprimées, les manifestations de rue. Le droit évolue en permanence. Tous les ans, le droit de la famille change.

L'Angleterre n'est pas la France, monsieur le Rapporteur. Les conflits s'expriment de façon très forte dans notre pays et c'est bien ainsi. Le spectacle que nous donnons, qui étonne parfois à l'étranger, ne me déplait pas.

L'adoption maintenant. Ma mère s'est occupée toute sa vie d'enfants adoptés ou abandonnés. Le traumatisme de l'abandon initial est réel. Les parents qui adoptent sont, de ce fait, plus éducateurs que parents.

Tous les cliniciens vous le diront, il est préférable que les enfants connaissent leurs origines, d'autant que la vérité finit souvent par se savoir ou refait surface par l'inconscient. Même chose d'ailleurs pour les enfants adultérins, comme si quelque chose était connu à l'intérieur de la subjectivité. Les enfants demandent à connaître l'origine biologique de leur naissance mais ils ne prétendent pas que cette origine biologique est un père. Il faudra légiférer, car le donneur ne veut pas être père. Des philosophes avaient considéré qu'il ne fallait pas troubler l'enfant avec une origine compliquée. Dire la vérité, c'est mieux.

Les homosexuels, contrairement à ce que disent certains psychanalystes, sont contraints de dire la vérité : les enfants savent très tôt qu'ils ne peuvent avoir deux parents du même sexe. Les homosexuels ont incité tout le monde à plus de transparence.

Les homosexuels ne font pas mieux que les autres : il y a les mêmes mensonges, les mêmes turpitudes que dans les autres familles. La communauté homosexuelle avait eu l'espoir de faire mieux, ils feront comme tout le monde. Le poids de la normalisation apportera des transformations Tous les homosexuels ne se marieront pas, et ceux qui l'auront fait pourront divorcer.

L'enfant pose des questions très tôt. Pour les couples homosexuels composés de deux femmes, les enfants font une différence entre maman et tata. Même s'il n'y a pas de différence sexuelle, anatomique, l'enfant perçoit cette séparation nécessaire. Certes, ce n'est pas la même chose d'être dans un couple où les parents sont de sexe différent, que dans un couple de parents de même sexe. C'est deux normalités. Je ne sais pas si c'est mieux, ou moins bien mais ce sera toujours minoritaire.

M. Yves Détraigne . - Merci pour cette intervention passionnante. Dès lors qu'une situation n'est plus contestée, elle doit être acceptée, avez-vous dit. Le mariage est contesté par les couples traditionnels...

M. Roland du Luart . - Le président de la République...

M. Yves Détraigne . - ...n'y a-t-il pas contradiction avec la volonté des homosexuels de se marier ? Sur la GPA, j'étais moi-même membre du groupe de travail sur la maternité pour autrui de 2008. Vous pensez que l'on y arrivera ?

Mme Elisabeth Roudinesco . - En l'encadrant !

M. Yves Détraigne . - Précisément. Si c'est le cas, quel est le rôle du législateur ? N'est-il que le greffier des évolutions de la société ? Ne doit-il pas les encadrer, sinon les orienter ?

Mme Esther Benbassa . - Je tiens à vous féliciter pour votre intervention et pour avoir rendu son honneur à la psychanalyse, que d'aucuns avaient instrumentalisée. Le fameux OEdipe était devenu une sorte d'alibi contre le mariage des personnes de même sexe !

Vous, qui avez écrit un livre remarquable sur l'antisémitisme, situez le débat dans la réflexion sur les minorités, que l'on préférerait bien visibles plutôt que cachées, en train de comploter.... J'apprécie votre ouverture d'esprit, concernant la GPA et la PMA. Ce qui m'inquiète, c'est la fureur, la haine pour une question déjà réglée dans des pays catholiques comme l'Espagne ou l'Argentine. Ce débat ne traduit-il pas autre chose ? Un curieux tsunami a traversé le pays.

M. Dominique de Legge . - Merci pour votre intervention intellectuellement brillante, quoique parfois militante. Pour vous, cette loi n'est qu'une étape vers d'autres évolutions : la PMA et la GPA. Je partage votre analyse et certains feraient bien de tenir compte de vos propos.

Vous avez dit que les enfants de couples homosexuels n'étaient pas plus heureux, ni plus malheureux que ceux des couples hétérosexuels. Je vous sais également gré de l'avoir précisé. Vous avez ensuite évoqué l'accès aux origines : le donneur de sperme est anonyme. Quid de la levée de l'anonymat ? Enfin, que pensez-vous de l'accouchement sous X et de l'accès aux origines pour les enfants adoptés ou issus de la GPA et comment traduire dans les actes de l'état civil la distinction entre maternité et paternité sociales et biologiques ?

M. Philippe Darniche . - Votre exposé est brillant, mais je ne partage pas les options que vous avez défendues. Je n'ai ni fureur, ni haine, ni moquerie sur le sujet. Dans ma famille, et mon entourage, j'ai parlé avec des homosexuels.

Je voudrais revenir avec tranquillité sur le dossier des origines : nous sommes souvent saisis par des personnes qui souffrent terriblement de ne pas connaître leurs origines. La loi qui arrive favorise le nombre de personnes confrontées à l'anonymat. Connaissant cette souffrance, l'Etat doit-il accéder au désir d'enfant des homosexuels, qui relève d'une pulsion humaine, légitime, comme vous l'avez rappelé ?

Vous venez de dire que ce n'est pas très grave si la GPA et la PMA ne font pas partie du texte, car cela va venir... C'est symptomatique. Ne faudrait-il pas penser d'abord à l'enfant ? On sait qu'il souffrira, même si j'entends bien que certains de ces enfants témoignent qu'ils sont très heureux. Faut-il pour autant en faire une généralité ?

M. Jean-René Lecerf . - Je ne partage pas l'opinion de Mme Benbassa : je n'ai vu aucun déchaînement d'homophobie. Elle était plus présente lors des débats sur le Pacs...

M. Philippe Darniche . - Absolument !

M. Jean-René Lecerf . - Les problèmes posés par ce projet de loi sont liés à l'homoparentalité et, surtout, à la banalisation de la PMA et de la GPA. Vous nous dites « n'ayez pas peur ! ». Mais les enfants de couples homosexuels sont exposés au risque d'être dépossédés de la moitié de leur filiation, nous a expliqué M. Winter. Quant à la GPA, votre conception est idyllique ; j'ai vu ce qui se passe aux Etats-Unis : une femme choisit sur catalogue le géniteur, en fonction de ses qualités supposées ; une femme loue son ventre pour 40 000 euros, comme s'il s'agissait d'un métier. Est-ce une avancée de civilisation ?

Mme Virginie Klès . - Je vous ai entendu expliquer que de toute façon l'adoption est problématique parce que l'abandon préalable est traumatisant. Restera-t-il suffisamment d'amour et de don pour expliquer à l'enfant qu'il n'a pas été abandonné, mais conçu pour être confié à une autre personne ?

Mme Cécile Cukierman . - Les passions se déchaînent sur les conséquences du mariage. Je reviens sur certains non-dits sur la filiation, la procréation, la transmission. Notre rôle n'est pas de transcrire dans la loi les attentes et les évolutions sociétales, mais de les prendre en compte parce qu'elles sont réelles, de les encadrer pour éviter les abus. La PMA et surtout la GPA m'interpellent. Y a-t-il ou non marchandisation du corps de la femme, du sperme de l'homme ?

Ce texte sur le mariage met intelligemment à l'écart ces questions, car elles nécessitent réflexion. Il faudra ensuite revoir notre législation pour accompagner ces évolutions et justement éviter les dérives observées ailleurs.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Lorsque dans quelques années, on donnera naissance à des enfants extra-utero , que fera le législateur ? Des expériences ont déjà lieu en laboratoire !

Mme Elisabeth Roudinesco . - Je suis autant que vous dans le doute, et c'est pour cette raison que je n'aime pas les experts. Je préfère le droit, la vie, les sciences humaines. C'est une ruse de l'histoire que le mariage soit désiré par ceux qui n'y ont pas droit, au moment même où ceux qui y ont droit le désertent. Je l'ai moi-même constaté et je me suis demandé : qu'est-ce qui leur prend ? Il y a eu un retournement, auquel nous n'avions pas pensé. Le jour où la possibilité de se marier se sera banalisée pour les homosexuels, vous verrez qu'ils se marieront moins. Au demeurant, le Pacs, voté pour les homosexuels, est en majorité utilisé par les hétérosexuels, parce que la famille est instable, même si on désire se marier pour la vie.

Le législateur n'est pas un greffier. Je n'ai jamais pensé une chose pareille. C'est pour empêcher les dérives qu'il faut les encadrer par la loi, monsieur Lecerf. Les catalogues de sperme de prix Nobel, dont on parlait il y a une dizaine d'années, font partie des délires qui circulent sur internet et qu'il faut précisément encadrer. N'avait-il pas été très sérieusement proposé qu'un père puisse donner sa semence à son fils stérile, comme si cela n'était pas une transgression de l'interdit de l'inceste ?

L'offre du corps est sur internet, avec la prostitution. A défaut de tout interdire, on peut encadrer et dénoncer les fantasmes. Quand j'avais débattu avec Jacques Derrida de la peur du clone, il avait demandé quelle serait la différence une fois que l'enfant aura sa propre vie. Quels que soient les progrès de la biologie, les enfants nés autrement que les autres n'entreront pas nécessairement dans une grande souffrance.

L'accès aux origines est important, il peut être favorisé au maximum. Dans une famille, dire la vérité aux enfants ne signifie pas forcément qu'ils aient accès à leurs origines biologiques, mais que la vérité est transmise par la parole des parents. Certains enfants à qui l'on a dit très tôt la vérité, ne cherchent pas nécessairement leur origine biologique. S'ils la recherchent, ce peut être qu'ils ne vont pas bien pour d'autres raisons.

M. Philippe Darniche . - Je ne suis pas convaincu.

Mme Elisabeth Roudinesco . - Cela existe déjà. Il faut séparer le droit à l'accès qui relève de la loi et la question du dire. Pas plus qu'en médecine, l'on ne doit asséner la vérité au malade n'importe quand, n'importe comment. Faites confiance à l'humanité sur la manière dont elle réglera ses problèmes.

Je suis partagée sur le problème du déchaînement ou non de l'homophobie. Comme pour l'antisémitisme et le racisme, la loi doit interdire pour refouler - elle ne peut éradiquer ces phénomènes, cette déferlante pulsionnelle, inconsciente. L'être humain sera toujours habité par une pulsion de mort et de destruction. C'est parce qu'il y a eu des lois comme le Pacs qu'il y a moins d'homophobie. Elle apparaît sous des formes différentes, et notamment sous la forme de la dénégation. Contrairement à ce qui se passait il y a une quinzaine d'années, on a besoin de se défendre et de dire qu'on n'est pas homophobe, que l'on a des amis homosexuels. C'est ainsi que passe une homophobie refoulée. Je ne suis pas pour poursuivre ces pulsions qui s'expriment par la dénégation.

Pourquoi en faire une affaire d'Etat ? Je n'y peux rien. En Espagne, il y a eu des manifestations, en Argentine un peu moins. Ce qui heurte, ce qui choque au départ, c'est l'idée d'instituer un mariage pour des personnes de même sexe. Les premières familles homoparentales étaient issues de femmes et d'hommes homosexuels qui faisaient des enfants ensemble. Il y avait de la souffrance car on faisait un enfant, mais pas avec celui qu'on aimait. Les homosexuels choisiront donc davantage d'utiliser la procréation assistée. A terme, il y aura autant de névroses et de problèmes psychiques chez ces familles que dans les autres, pas plus, pas moins. Cela ne se voit pas avec la première génération car se seront des enfants de familles aisées. Mais, on brandira ensuite les mêmes exemples d'enfants battus etc. A tort : on ne peut brandir la pathologie pour condamner la norme.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour votre exposé et pour vos réponses aux questions. Nous continuons demain à entendre des personnes qui représentent des points de vue divers, sous la présidence de M. Jean-Pierre Michel, puisque je dois me rendre à la conférence de consensus convoquée par Mme Taubira, garde des sceaux, sur la récidive et le code pénal.

Jeudi 14 février 2013
Représentants de la Fédération française des organismes autorisés pour l'adoption (FFOAA), du Mouvement pour l'adoption sans frontières (MASF), d'Enfance et Familles d'adoption et de La Voix des adoptés

_______

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous allons commencer nos auditions de ce jour en entendant les représentants de la Fédération française des organismes autorisés pour l'adoption (FFOAA), du Mouvement pour l'adoption sans frontières (MASF), d'Enfance et familles d'adoption ainsi que de La voix des adoptés. Je vous prie d'excuser l'absence de M. Sueur qui assiste ce matin à la conférence de consensus réunie par Mme la garde des sceaux sur la récidive.

Mme Marie-Claude Riot, présidente de la Fédération française des organismes autorisés pour l'adoption (FFOAA) . - Merci de nous recevoir. La FFOAA regroupe vingt-six organismes autorisés pour l'adoption (OAA), soit plus de la moitié des organismes d'adoption, qui sont des opérateurs privés, assumant une mission de service public comme intermédiaires. La FFOAA est membre du Conseil supérieur de l'adoption (CSA) et de l'Agence française pour l'adoption (AFO), l'opérateur public. Notre expertise est réelle et reconnue. Les plus jeunes de nos OAA ont vingt ans d'existence. Tous ont accompagné des familles très diverses dans leur démarche et 53% des adoptés l'ont été via des OAA de la fédération.

Les membres des organismes autorisés s'accordent sur la liberté des personnes de même sexe d'aimer et de se marier ; ils ne prennent pas position pour ou contre le mariage. L'adoption est, en revanche, source de questionnements.

Nous avons beaucoup réfléchi à l'homoparentalité, d'autant qu'aujourd'hui déjà, certains célibataires adoptants vivent avec un conjoint de même sexe mais celui-ci n'apparaît pas dans la procédure. Nous ne remettons pas en cause la capacité des couples homoparentaux à aimer et éduquer des enfants. Cependant, si l'enfant adopté est un enfant comme les autres, il est aussi porteur d'un passé et de différences.

Le mariage pour tous entraînera demain de nouvelles demandes d'adoption. Les organismes autorisés auront l'obligation légale d'examiner sans discrimination les dossiers présentés par des conjoints de même sexe. Nous connaissons la douleur de tous les couples, quels qu'ils soient, qui désirent un enfant mais sont infertiles. Pourtant, il faut préciser que l'aboutissement de tout projet d'adoption est incertain. En 2012, 1 569 adoptions internationales ont abouti, pour 24 000 candidats en attente. Les couples homosexuels auront-ils de réelles possibilités d'adoption ? La question reste posée. L'OAA se doit de respecter le souhait des mères biologiques. Combien d'entre elles souhaiteront confier leur enfant à des couples de même sexe ?

Le désir de fonder une famille est légitime, comme celui d'adopter un enfant jeune et sans handicap. Or, aujourd'hui, ces enfants-là trouvent de plus en plus souvent une famille dans leur pays d'origine, selon un principe de subsidiarité. Les propositions d'adoption internationale porteront sur des fratries de trois enfants et plus, des enfants déjà âgés ou handicapés. Dans la convention de La Haye, le consentement de l'enfant est requis. Il donnera son accord pour être adopté par un couple de personnes de même sexe et avoir une famille mais sans avoir vraiment conceptualisé la situation. Or, aucune mesure n'est prévue pour encadrer ces adoptions à risques. Il est important que chaque adoption se fasse en adéquation avec le projet et les possibilités de la famille adoptante. Un milieu harmonieux est une condition de réussite.

Les organismes autorisés sont en relation permanente avec les pays d'origine. L'Afrique du Sud, certains Etats du Brésil, les Etats-Unis et le district fédéral de Mexico acceptent des adoptions par des couples de même sexe. Mais il y a eu 9 adoptions en 2012 en Afrique du sud, 13 au Brésil (des enfants grands ou des fratries) et les Etats-Unis ont suffisamment de candidats nationaux. Au Mexique, aucune adoption n'a eu lieu depuis deux ans. La ville de Mexico est extrêmement sélective dans l'examen des dossiers et les enfants proposés ont des pathologies lourdes. Les chiffres sont sans ambiguïté : peu de candidatures présentées par des couples de même sexe seront considérées comme recevables.

Certains pays risquent de fermer leur porte aux adoptions par crainte que la monoparentalité ne cache des couples homosexuels. Cela n'est pas à négliger, malgré le contre-exemple de l'Espagne, qui a légalisé le mariage pour tous en 2005 et n'en est pas moins le troisième pays d'accueil d'enfants adoptés. Enfin, la mère biologique confiera difficilement son enfant à un couple qui ne correspond pas au schéma traditionnel qu'elle-même connaît.

Notre réflexion est centrée sur les enfants, qui sont les premiers concernés. Ils ne peuvent être au coeur d'un débat sur l'égalité des couples. L'adoption n'est pas un droit à l'enfant, c'est une mesure de protection de l'enfance. Cela vaut pour toutes les familles.

Dans l'adoption, le travail ne s'arrête pas le jour de l'arrivée de l'enfant. Celui-ci a besoin de s'identifier, pour mieux assumer les différences qu'il a déjà en lui, la rupture, la séparation, la violence. Il veut être un enfant comme les autres, or l'adoption par une famille de personnes de même sexe sera une différence de plus, alors même qu'il sera déjà interpellé sur ses « vrais » et ses « faux » parents. La discrimination ethnique existe dans la cour de récréation. La construction identitaire est souvent difficile à réaliser et des parents homosexuels constituent un obstacle de plus à l'acquisition de repères stables. L'enfant fragilisé par son histoire personnelle exige un accompagnement adéquat. On a bien sûr entendu des témoignages d'enfants élevés par des couples homosexuels et qui ont un bel équilibre : mais ceux-là n'ont pas été, comme des enfants adoptés grands et venant d'un autre pays, blessés par une histoire antérieure et une rupture difficiles. C'est une différence majeure !

Les organismes autorisés, les pays d'origine divergent dans leur approche de la famille idéale. Mais un consensus existe sur le droit de l'enfant de vivre dans une famille adoptée et de bénéficier de l'encadrement nécessaire à son épanouissement.

La réflexion sur l'adoption par des couples de même sexe dépasse l'objet de ce projet de loi et la consultation des acteurs de l'adoption a été trop tardive. Il faut connaître l'adoption pour éviter les amalgames. En outre, l'avancée ne saurait être parcellaire : toutes les relations familiales méritent d'être sécurisées.

Ce projet de loi, aussi polémique soit-il, a le mérite de rappeler qu'une vraie réforme de l'adoption est aujourd'hui nécessaire.

M. Marc Lasserre, président du Mouvement pour l'adoption sans frontières (Masf) . - Le Mouvement pour l'adoption sans frontières regroupe neuf associations de parents adoptifs, mais représente plus de 3 000 familles ayant adopté, principalement à l'international.

La France va adopter sans doute ce projet de loi, donc autoriser l'adoption par des couples de même sexe. Il existe des divergences à l'intérieur du Masf comme au sein de la société française. Notre mouvement ne se positionne pas sur la question du mariage pour tous, son intérêt se concentre sur la partie du texte qui concerne l'adoption, cette institution qui vise à donner une famille à l'enfant qui est privé de la sienne, à la naissance ou plus tard.

Aujourd'hui, l'immense majorité des adoptés ne sont pas des orphelins comme c'était le cas après la Grande guerre. Quant aux familles, elles n'ont aucun droit à l'enfant, mais elles peuvent demander un agrément, en vue de se voir confier un enfant. « Mariage pour tous, adoption pour personne », titrait fort justement L'Express sur son site internet. Car depuis plusieurs années, l'adoption internationale traverse une grave crise, les Français ont de plus en plus de mal à adopter à l'étranger. Cela ne va pas s'arranger.

Au plan national, en 2011, 61 enfants ont été proposés à l'adoption et ce chiffre est stable d'année en année. Comment seront appréciées demain les qualités des familles homoparentales, monoparentales et hétéroparentales ? Le Masf espère qu'il n'y aura pas de classement, public ou occulte, de ces familles. Dans les pays qui ont autorisé le mariage pour les couples gays et lesbiens, comme la Belgique, il n'y a eu que neuf adoptions. Aussi convient-il de relativiser la portée de la loi en discussion.

On nous dit qu'il n'y a plus d'enfants à adopter à l'international. C'est une contre-vérité : il y en a 104 000 aux Etats-Unis, afro-américains et hispaniques pour la plupart. Cependant, dans les pays où les Français adoptent en plus grand nombre, l'ouverture d'esprit n'est pas garantie. En Russie, 235 enfants ont été adoptés par des Français en 2012, mais ce pays vient de demander la révision du traité bilatéral qu'il a signé tout récemment avec notre pays. Nul doute que la Russie réduise les possibilités d'adoption par des couples français et britanniques. Ne nous cachons pas la vérité.

Le Masf souhaite néanmoins que les rapports sociaux rédigés en vue de l'agrément décrivent les familles de façon transparente qu'elles soient homosexuelles ou hérérosexuelles, car « l'adoption ne se construit pas sur un mensonge », comme l'a déclaré le plus ancien des membres du Conseil supérieur de l'adoption.

La véritable portée de ce texte concerne l'adoption des enfants par le conjoint du parent, sous la forme simple ou plénière. C'est une réelle avancée pour les 50 000 enfants de familles homoparentales qui vivaient dans un certain vide juridique.

Il sera indispensable, à l'occasion du projet de loi sur la famille, de repenser et professionnaliser entièrement notre modèle d'adoption, y compris internationale. Seuls quatre organismes réalisent plus de cinquante adoptions par an et même pour eux, les moyens manquent.

Nous privilégions l'adoption plénière, dans l'intérêt des enfants, afin d'instaurer une réelle égalité entre les modes de filiation. N'oublions pas la proposition de loi de Michèle Tabarot sur l'enfance délaissée : les enfants doivent plus facilement devenir pupilles de l'Etat et adoptables.

Contrairement à l'Italie, la France a vu le nombre d'adoptions internationales baisser considérablement, de 4 000 il y a quelques années, à 1 569 en 2012. Certes, les adoptions internationales ont mondialement reculé, de 30 000 à 22 000, mais nous sommes en décroissance plus forte que les autres pays. Cette loi ne va pas changer la donne. Le nombre des enfants venant de Russie continuera à décroître.

L'adoption plénière est la seule en vigueur dans la majorité des pays de l'Union européenne (sauf en Belgique où les deux formes sont possibles). La convention de La Haye exige une adoption plénière dans le pays d'adoption si le jugement rendu dans le pays d'origine entraîne une rupture avec la filiation biologique. L'adoption plénière n'implique pas de secret : aucun secret n'est maintenu, sauf dans l'extrait d'acte de naissance, parce qu'il est communiqué aux tiers, qui n'ont pas à en être informés. Nous avons cosigné avec diverses associations une tribune, le 24 janvier dernier, dans laquelle nous rappelons notre attachement à l'adoption plénière.

Le Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP) pourrait être davantage mis à contribution. Dans la plupart des pays du monde, l'adopté pourra rechercher ses origines. Mais dans certains autres, ils ne trouveront aucun document, aucune trace, comme au Kazakhstan par exemple, où les femmes qui abandonnent leur enfant sont passibles de la peine de mort.

Mme Nathalie Parent, représentante d'Enfance et familles d'adoption . - Notre mouvement regroupe 93 associations départementales, représentant 9 000 familles adhérentes et 200 000 enfants adoptés, depuis soixante ans. Enfance et familles d'adoption est membre des grandes instances nationales, comme le conseil supérieur de l'adoption (CSA) et le conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP). Nous regroupons tous les types de familles, monoparentales, recomposées, multirecomposées, hétérosexuelles, homosexuelles, pacsés, entre concubinage, sans religion ou de quelque religion que ce soit. Certains s'inquiètent du bouleversement à venir, d'autres l'attendent, d'autres encore n'ont pas d'opinion, mais tous refusent l'instrumentalisation des enfants. Or ces derniers sont les victimes du débat actuel !

Il faut en revenir à la protection des enfants. Il n'y a pas de droit à l'enfant, seulement le droit de l'enfant à une famille au sein de laquelle il pourra s'épanouir. Nous devons garantir les droits de l'enfant privé de famille.

Ce débat a diabolisé les familles adoptives, qualifiées de fictives, de fausses. Quelques-uns ont proposé de supprimer l'adoption plénière, au motif que l'adoption simple conserve les liens du sang, ajoute une filiation sans effacer la première. L'adoption simple pour les couples de personnes de même sexe serait plus acceptable : un moindre mal. Les enfants n'attendent pas une solution idéologiquement acceptable mais une filiation juridiquement sécurisée. On oublie trop souvent que l'adoption plénière ne fait pas obstacle à la recherche des origines. Lorsque les recherches tournent court, c'est parce que les parents biologiques n'ont pas laissé de trace. L'adoption plénière n'efface rien de ce qui a été écrit, les informations sont conservées dans les dossiers. Elle rompt les liens juridiques, elle ne plonge pas le passé dans l'oubli. Les conditions juridiques de l'adoptabilité, hormis l'âge, sont les mêmes dans les deux types d'adoption. Chacune répond à un objet spécifique. Certains souhaitent aménager l'adoption en fonction de la vraisemblance biologique, en fonction des familles qui font la demande. Mais l'adoption n'est pas une filiation à géométrie variable, inventée pour combler un manque des adultes. Elle se fait, plénière ou simple, dans l'intérêt de l'enfant, au cas par cas.

Les règles d'attribution du nom de famille sont heureusement identiques pour tous les enfants, quel que soit le mode de filiation. Des questions restent à régler pour l'état civil. Toutes les filiations étant égales, et puisqu'il n'est pas question de faire apparaître sur des documents publics mention de l'adoption, tous les enfants, symboliquement, sont sur les actes de naissance « nés de » leurs parents. Pourquoi ne seraient-ils pas tous « fils de » ou « fille de » ? Nous en avons déjà formulé la demande lors de la réforme de l'adoption en 1996. Si, comme l'ont laissé entendre le Conseil d'Etat et certains magistrats, l'établissement des actes d'état civil dans le cas d'une adoption plénière par un couple homosexuel serait inconstitutionnel, il en résulterait un amenuisement des droits de certains enfants adoptés sous la forme plénière, ce serait une discrimination elle aussi anticonstitutionnelle.

Si le Sénat vote cette loi dans les mêmes termes que l'Assemblée nationale, les couples hétérosexuels ou homosexuels pourront dans les mêmes conditions faire une demande d'agrément. C'est une bonne chose : aujourd'hui les personnes non mariées cachent une partie de leur vie pour pouvoir adopter. Or la transparence du projet parental est indispensable. Les pouvoirs publics doivent s'assurer que les candidatures de personnes de même sexe seront traitées sans discrimination. Ce risque ne peut être ignoré.

Les propos entendus récemment sont choquants pour les enfants adoptés et pour ceux élevés par un couple de même sexe. Ne pas connaître son patrimoine biologique n'est pas une tare. Et il est parfois difficile de grandir dans une famille hétérosexuelle ou dans sa famille biologique, en témoigne le nombre d'enfants placés. Les familles du XXIè siècle sont multiples, les enfants tous légitimes.

Les familles adoptives ne sont pas des artefacts. Elus de la République, rendez leurs droits à tous les enfants.

Mme Cécile Février, présidente de La voix des adoptés . - Merci de m'avoir invitée. La Voix des adoptés, créée en 2005, compte des antennes à Paris, Rouen, Lyon, Toulouse. L'association, apolitique et laïque, regroupe 215 adhérents de toutes origines, nés sous X, pupilles de la nation, adoptés en France ou à l'étranger, sous forme simple ou plénière. Aucun n'a été adopté par une famille homoparentale, je le précise.

La Voix des adoptés ne se prononce pas sur la question du mariage des personnes de même sexe. Sur l'adoption, en revanche, nous avons des choses à dire, car le droit de l'enfant devrait primer, or il n'existe pas. Nous aussi demandons de remplacer, dans les actes d'état civil, les termes « né de » par « fils de », « fille de », puisque s'agissant d'un couple de même sexe, il y a impossibilité physiologique.

La réussite de l'adoption ne dépend pas du sexe des parents. L'adoption par un couple hétérosexuel ne signifie pas toujours stabilité et bonheur, nous le savons tous. D'autant que les parents se séparent, se remarient, de nouveaux enfants apparaissent... Quant à l'adoption pour des parents de même sexe, elle existe déjà mais de façon cachée, l'un des deux adoptant en célibataire.

La Voix des adoptés ne peut approuver totalement ce projet de loi car il faut prendre en compte les conditions de l'adoption. L'adopté n'arrive pas vierge de tout vécu, il n'est pas une page blanche. Il a des attentes spécifiques. Parfois il a déjà appris à dire « maman » et il fait bien la différence entre les sexes. La figure maternelle est importante. C'est la mère que les adoptés veulent retrouver. « La femme qui m'a mise au monde » est placée bien au-delà d'une génitrice, elle est l'objet d'un amour infini ou de haine. Comment l'enfant adopté s'inscrira-t-il dans son passé en cas d'adoption par un couple de même sexe ? Il faudrait prévoir un tuteur de résilience de l'autre sexe.

L'Etat pourra-t-il accompagner les familles après l'adoption, ou en donnera-t-il les moyens à des organismes ? Rien n'existe aujourd'hui. Les parents adoptants ne sont pas accompagnés sur le long terme.

Pour l'adoption internationale, les institutions telles que l'Aide sociale à l'enfance, les organismes autorisés pour l'adoption (OAA), sont-ils prêts à traiter avec impartialité les dossiers ? Nous n'en sommes pas sûrs.

L'adoption simple est source d'insécurité juridique, surtout en cas d'adoption internationale. Les adoptés ont besoin de sécurité juridique, c'est pourquoi nous préférons l'adoption plénière. En revanche, la forme simple peut être envisagée pour l'adoption par le conjoint du parent.

L'adoption plénière ne change en rien le problème d'accès aux données d'origine qui doit faire l'objet de toute notre attention. L'histoire de l'enfant est importante -plus que l'identité biologique sans doute- il faut la recueillir, la conserver. L'adoption est une transition entre deux histoires. Or, ces renseignements dépendent d'une démarche personnelle du parent biologique. A l'étranger, l'existence de condamnations pour abandon d'enfant dissuadent souvent ces démarches. Il serait donc intéressant que le centre national d'accès aux origines personnelles (CNAOP), centralise ces renseignements pour l'adoption internationale également.

Adopter, c'est pour la vie. Quel accompagnement durant la post-adoption ? Il faut tenir compte de la différence des genres, qui ne préjuge pas de l'orientation sexuelle future de l'enfant. Quels services pourraient en être chargés ? Nous proposons la création d'un service post-adoption réservé aux adoptés. Un espace à eux...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nul doute qu'une réforme de l'adoption soit absolument nécessaire. Dans le présent texte, je ne pense pas que le Sénat ajoute des dispositions sur ce sujet. Par exemple, à titre personnel, je suis favorable à l'ouverture de l'adoption aux couples pacsés, mais je ne souhaite pas que l'on surcharge ce projet de loi.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales . - Merci d'avoir parlé de l'adoption en ces termes, loin des contrevérités et idées reçues entendues à l'Assemblée nationale et ailleurs.

Merci de nous redire que l'adoption est une mesure de protection de l'enfance. Les dénigrements de l'adoption ont dû faire réagir nos associations. Je reviens sur l'accès aux origines : est-il indispensable pour la construction de l'enfant et de l'adulte ? Parfois les recherches sont douloureuses, voire impossibles.

Nous avons entendu votre appel, sur la réforme de l'adoption.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je remarque que vous parlez d'accès de l'enfant à son histoire antérieure, plutôt qu'à ses origines. C'est intéressant, cela semble plus vrai, plus important.

Mme Catherine Génisson . - Vos témoignages nous obligent à revoir les conditions de l'adoption, globalement et non selon la nature du couple candidat. A juste titre, vous n'avez porté aucun jugement sur le mariage des couples homosexuels. Hormis les difficultés que vous avez soulignées, vous ne jugez pas, et vous insistez sur l'importance de l'environnement affectif. Je vous en remercie.

Mme Nicole Bonnefoy . - Merci pour vos interventions particulièrement riches. Nous sommes conscients des difficultés liées à l'adoption, et si nous ne voulons pas alourdir ce projet de loi, cela ne nous empêchera pas d'insister sur la nécessité d'un travail de fond sur l'adoption.

Mme Cécile Février. - Je suis surprise que l'on parle autant de l'accès aux origines à l'occasion de ce projet de loi. Cela prouve l'importance de l'enjeu. Mais cela me gêne que l'on exploite ce thème pour s'opposer à ce texte. L'accès aux origines est-il nécessaire à la construction de l'adulte ? Oui et non. Il est difficile de se construire en se disant que l'on est né de rien ni de personne. C'est à l'adopté et à personne d'autre de choisir le moment de sa démarche de recherche. Nous n'en effectuons pas pour des mineurs, parce que nous estimons qu'ils ne sont pas prêts.

Mme Nathalie Parent. - L'accompagnement et la préparation des futurs parents adoptifs comme des enfants sont essentiels. De plus en plus d'enfants ont des besoins spécifiques, des histoires parfois très dures, en France comme à l'étranger. On ne peut laisser les familles se débrouiller seules après l'adoption. Des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), des hôpitaux l'assument, parce qu'ils estiment cet accompagnement indispensable, mais tout repose sur la bonne volonté de chacun. Or les familles ont un droit à être aidées.

Nous avons organisé deux colloques sur le sujet. L'accès aux origines appartient à l'adopté et à lui seul. Il relève de l'intime. Certains en ont besoin tôt, d'autres plus tard. Certains ont besoin d'aller humer leur pays de naissance, sa langue, son climat, sans forcément rechercher leur famille biologique. Nous ne sommes plus il y a 50 ans : l'adoption est devenue visible. Nos enfants ne nous ressemblent pas, mais ce sont nos enfants et nous sommes leurs parents. Aujourd'hui, l'adoption est dite. Nous, parents, sommes dépositaires des données des enfants. Le CNAOP devrait être étendu à l'ensemble des enfants adoptés, y compris à l'étranger, d'autant que les documents existent, conservés par les services de l'Etat et les organismes autorisés pour l'adoption (OAA). Un lieu unique d'archivage et de ressources serait bienvenu. Il n'est d'ailleurs pas besoin de l'inscrire dans une réforme de l'adoption.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci, Madame. Vous avez raison, cette question relève du domaine réglementaire. La rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales pourrait le demander au Gouvernement ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Certes.

M. Marc Lasserre . - Au nom d'un prétendu maintien du lien biologique, on aboutit à des situations absurdes, ubuesques : le tribunal de grande instance de Grenoble a prononcé sur ce fondement une adoption simple et non plénière, pour un enfant venu d'Haïti, alors qu'aucune filiation n'était connue dans le pays d'origine ! Quel lien avait-on peur de rompre ? L'idéologie conduit au non sens.

Mme Marie-Claude Riot . - L'objet de cette audition est l'adoption par les couples de même sexe et non d'autres aspects. Une réforme de l'adoption s'impose. L'adoption ne doit pas être réduite à une cerise sur le gâteau du mariage pour tous.

Nous accompagnons les jeunes dans leurs recherches. Certains ont besoin d'accéder à leurs origines, d'autres non. Les OAA ont là un rôle à tenir.

Mme Maisonneuve-Snyder, membre du conseil d'administration du Masf. - Plusieurs centaines de familles sont directement concernées par ce jugement de Grenoble : toutes peuvent se voir pareillement imposer une adoption simple par les tribunaux. Or les enfants ont besoin de sécurité juridique. Ils savent qu'ils sont originaires d'Haïti.

Du reste, le séisme de 2010 nous rappelle les aléas de tous ordres qui menacent les documents dans les pays d'origine. Il faut un lieu pour les conserver à l'abri.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Merci. La ministre de la famille sera présente au banc du Gouvernement, nous saurons demander des mesures réglementaires.

M. Thibaud Collin, philosophe

_______

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Monsieur Collin, vous êtes philosophe et avez publié plusieurs ouvrages sur la question du genre et l'homosexualité. Nous écoutons votre point de vue sur le sujet qui nous occupe.

M. Thibaud Collin, philosophe . - Le projet de loi est porté par le Gouvernement au nom de l'égalité, valeur essentielle de notre République. Il apparaît donc légitime de l'approuver au nom de la justice. Mme Taubira s'est employée à retracer l'histoire du mariage civil pour souligner à quel point il a évolué, non de façon aléatoire mais selon une logique : il y aurait bien un sens de l'histoire du mariage. En rompant avec les règles du mariage canonique, la République, en 1792, ouvrait le droit au mariage à des personnes qui en étaient auparavant exclues. Le projet de loi est présenté comme l'accomplissement de cette logique d'intégration, le mariage devenant « une institution véritablement universelle », réalisant les promesses d'émancipation contenues dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Est-il possible de critiquer une telle argumentation ? Selon quels critères ? Toute critique sera soupçonnée de transiger sur les principes républicains. Seul celui qui conserverait une vision sacrale du mariage pourrait en interdire l'accès à certains. Le sacré est compris ici comme ce qui est soustrait à la délibération politique. Comme le dit Eric Fassin, « l'enjeu des controverses actuelles, c'est le statut des normes dans les sociétés démocratiques. Sont-elles, aujourd'hui, toujours immanentes à l'histoire, définies par la délibération démocratique ? ». Les normes peuvent-elles appréhendées autrement que comme des normes sociales ?

La loi démocratique objective l'état social et mental à un moment de l'histoire. Ici même Irène Théry vous a exposé cette logique historique de fond. Ce qui était impensable il y a quelques années le devient aujourd'hui. Elle considère donc comme synonymes les normes démocratiques et les normes construites. Mais une norme construite est-elle immédiatement démocratique ? Sur quoi le législateur s'appuie-t-il pour établir une norme ? Si l'on s'en tient au reflet d'un état social, si l'on se fonde sur le degré d'acceptation du corps social, ne réduit-on pas le travail du législateur à celui d'enregistrer des revendications ayant obtenu une audience suffisante ?

Mme Taubira, loin de suivre une voie sociologique et immanentiste, privilégie des principes de justice. Examinons l'usage qui est fait du principe d'égalité. Elle fait une analogie avec l'histoire des protestants ou des juifs face au mariage canonique d'antan. Cette analogie est-elle recevable ? La création du mariage civil a remédié à ces exclusions et donné au mariage une autre dimension que sacramentelle. Le contrat relève de la liberté individuelle. Le mariage civil s'inscrit dans un ordre humain, universel, fondé sur le partage d'une commune nature humaine. C'est ce que rappelle dans son texte liminaire, la Déclaration des droits de l'homme de 1789, qui expose « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ».

Or, la religion et le métier ne sont pas des critères pertinents au regard de l'essence du mariage. Les homosexuels sont-ils aujourd'hui exclus du mariage civil, de la même manière que les comédiens, les protestants et les juifs avant la Révolution ? L'hétérosexualité est-elle une règle constitutive du mariage ? Si tel est le cas, les révolutionnaires auraient ouvert le mariage « à tous » mais en appliquant le principe d'égalité de manière biaisée. Un impensé, un point aveugle serait demeuré -comme le suffrage « universel », appliqué longtemps seulement pour moitié (masculine).

Sous quel rapport se marie-t-on ? En tant qu'homme, femme, hétérosexuel, homosexuel, demain ? Certains militants LGBT voient une continuité entre la lutte contre le racisme et le combat contre ce qu'ils appellent « l'hétérosexisme ». Le mariage pour tous entre en résonnance avec l'abolition de l'esclavage, la conquête des droits civiques américains ou la libération des femmes. Face à une telle lecture de l'histoire, je repose la question : sous quel rapport se marie-t-on ?

Comme l'a déclaré Irène Théry à propos du Pacs, « le mariage est l'institution qui articule différence des sexes et différence des générations », conjugalité et filiation. Sur quoi le législateur a-t-il étayé le mariage civil ? Le référent choisi a été la transmission de la vie humaine par l'union sexuelle d'un homme et d'une femme, assumant par avance l'éducation de cette personne. Idéal situé historiquement, répondent certains, et discriminant pour les homosexuels. Une telle construction peut-elle être réformée pour accueillir de nouvelles possibilités ? Quelle serait la logique de ce nouvel agencement ? Serait-ce comme hétérosexuel que l'on pourrait prétendre être parent ? Un homosexuel pourrait-il prétendre être parent non pas malgré son homosexualité mais en tant qu'homosexuel ? La réponse évidente, jugée « hétérosexiste » par certains, est que c'est impossible. Mais il y a alors, dénonce la sociologue Virginie Descoutures, « un interdit de paternité pour les gays ou de maternité pour les lesbiennes ».

Faire l'enfant, ce serait en formuler explicitement la volonté et trouver les moyens de le réaliser, éventuellement par la PMA. Qu'est-ce qui remplace le référent naturel ? La volonté contractuelle des individus, quelle que soit leur orientation sexuelle. Si la volonté devient le principe premier de l'articulation entre conjugalité et filiation, pourquoi conserver les autres conditions, par exemple, la monogamie ? Les polygames ont été discriminés. Si la volonté devient à elle-même sa propre boussole, n'est-ce pas le rôle du législateur que de limiter les prétentions des volontés ? Certes, mais selon quels critères ? Si tout référent non construit par les hommes est congédié comme non démocratique, que reste-t-il à la raison pour déterminer ce qui est juste ? Rien. Est juste ce que la volonté du législateur décide de déclarer juste. Dès lors l'idée même de délibération législative devient vaine. Levons la séance !

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Difficile de prendre la parole après votre exposé ! Merci d'avoir élevé le débat. Vous avez cité Eric Fassin...

M. Thibaud Collin . - Peut-être allez-vous l'auditionner ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Non, mais il était présent dans vos propos. Nous avons le devoir de délibérer sur ce projet de loi puisque des problèmes concrets se posent. Ce qui guide le législateur, c'est le principe de réalité.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Vous ne concluez pas, tout en donnant des arguments contre...

Ce qui est juste, c'est ce que dit la loi. Et celle-ci ne se réfère pas à un ordre naturel, mais à un rapport de force à un moment donné.

M. Thibaud Collin . - La justice, c'est donc le rapport de force ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - C'est le point de vue marxiste. Je provoque un peu.

M. Thibaud Collin . - Cela a le mérite de la clarté !

M. Jean-Jacques Hyest . - Ce n'est pas mon point de vue. La loi est l'expression de la volonté générale et non pas de quelques-uns ou d'un rapport de force. En France, la PMA et la GPA sont interdites. Puisqu'il y a des demandes et que cela existe ailleurs, il faudrait l'accepter ? Ce n'est pas le rôle du législateur ! Tout n'est pas permis. La discussion est ici compliquée par le fait que des enfants existent, issus de ces pratiques interdites par la loi. Faut-il pour autant accepter le moins disant éthique ?

Je suis frappé par l'invasion de la théorie du genre qui nous vient des Etats-Unis. Les propos de certains parlementaires en sont remplis. C'est une théorie dangereuse. Vous n'en avez pas parlé. Pouvez-vous nous éclairer sur l'influence de cette théorie sur le projet tel qu'il est ou tel qu'il viendra ?

M. Thibaud Collin . - La théorie du genre est un sujet très complexe. D'ailleurs, il n'y a pas « la » théorie du genre, mais des approches issues des sciences sociales, sur la manière de vivre sa féminité ou sa masculinité dans l'histoire et dans la géographie humaines. On peut en avoir une lecture radicale, comme certains philosophes, qui se fondent sur Michel Foucault, en considérant qu'il y a un donné biologique -mais Judith Butler le conteste- et que tout le reste serait pure construction sociale.

Je voulais soulever des enjeux plutôt que d'arriver avec une organisation ficelée. Ce qui se trouve derrière mes propos, c'est cette question de constructivisme. Si le législateur doit répondre à certaines souffrances ou demandes sociales, est-il nécessaire pour autant de modifier aussi fondamentalement les règles du jeu ? Ainsi le fait d'être père et mère serait une construction sociale. Certains proposent même de supprimer ces termes du code civil et de les remplacer par parent 1 et parent 2. Ce qui serait important, c'est qu'un enfant soit élevé par deux adultes. Voyez la tribune de François de Singly, dans Le Monde ... On considère que le biologique est infra-humain. Or, mon corps n'est pas une valise que je promène. Je suis mon corps. Mon corps est sexué. Il y a là une correspondance profonde entre votre sujet et l'approche radicale du genre, où le fameux « donné naturel » est considéré comme infra-humain et non comme un élément de l'unité de la personne. Mme Taubira a affirmé que l'on était enfin passé au-delà de la nature.

Au nom d'une recherche de sécurisation des liens familiaux, on élabore un tout autre modèle qui va aboutir à d'autres situations précaires. La logique, c'est de parvenir à la PMA pour les femmes seules. L'argument avancé en faveur de ce texte, c'est que si la mère ou le père légal meurt, l'enfant est à la rue -ce qui est faux.

Il y a d'autres façons de prendre en compte ces situations. Le rôle de la justice est de statuer sur l'intérêt de l'enfant et il se prononce au cas par cas.

Le législateur instaure de nouvelles règles du jeu : cela mérite d'en mesurer les prolongements logiques, jusqu'au bout. Soyons lucides sur les conséquences ultimes. « On ne quitte pas la révolution comme on saute d'un tramway ». Là, c'est la même chose : vous pouvez fixer la limite à mi-course, mais vous serez obligés d'aller jusqu'au bout.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Votre présentation est très intéressante. Vous avez exposé des arguments.

M. Jean-Jacques Hyest . - Cela méritait d'être entendu !

Mme Catherine Génisson . - Le législateur doit prendre ses responsabilités, dites-vous. La question est de savoir s'il doit être suiviste ou précurseur. Ou les deux... Voyez la loi Badinter sur la peine de mort ou la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse. Quels sont les critères limitatifs de la norme ?

M. Thibaud Collin . - Ce qui se joue, c'est le sens des mots, qui renvoie à un usage courant, mais pas seulement.

Le rôle du législateur, c'est de rechercher la justice, d'anticiper, d'aller éventuellement contre la pensée majoritaire.

Si l'on affirme que tout est construit, que le sacré est nécessairement lié à une vision religieuse, il n'en reste pas moins que l'ordre humain n'est pas totalement réductible à l'artifice humain. J'ai cité tout à l'heure la Déclaration des droits de l'homme qui mentionne bien des « droits sacrés ». Ceux-ci appartiennent à un ordre humain, qui n'est pourtant pas malléable à l'artifice humain.

Une législation qui abolirait la propriété s'attaquerait à un droit primordial, non pas religieux, mais « sacré ». Le législateur doit, à partir de là, inventer des normes concrètes.

La revendication des homosexuels part du présupposé que le mariage a été pensé de façon discriminatoire. Mais on ne se marie pas en tant qu'hétérosexuel mais en tant qu'homme ou en tant que femme. Certes, on procrée en dehors du mariage, certes, le divorce existe, mais est-il juste de priver l'enfant de sa double origine -même s'il est très bien éduqué par les adultes qui s'occupent de lui ? Le problème est celui de l'homofiliation. La filiation devient fondée sur la volonté des adultes et non plus sur le référent naturel. Où met-on les limites alors ? C'est le législateur qui les fixe, de façon arbitraire. Philosophiquement, cela me pose un vrai problème.

Mme Catherine Génisson . - Quelle différence entre le couple hétérosexuel qui se tourne vers la PMA et le couple homosexuel qui y recourt également ? Pourquoi une telle différence entre ces deux couples, sauf à dire que l'origine ne se pose pas de la même façon pour les deux ? L'amour des parents n'est-il pas l'essentiel ?

M. Thibaud Collin . - La PMA est prévue comme le traitement d'une stérilité.

La PMA avec donneur anonyme place entraîne une situation dramatique. L'enfant va devoir porter cette origine complexe. Dans le cas de la PMA pour un couple de femmes, nous ne sommes plus dans un modèle analogique, il ne s'agit plus de médecine car on ne peut plus parler de stérilité. Certes, M. Borrillo a inventé le concept de « stérilité sociale » ...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous l'entendrons cet après-midi.

M. Thibaud Collin . - Vous entendrez un autre son de cloche !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous en entendons beaucoup !

Mme Catherine Génisson . - Sur le don anonyme, nous nous sommes interrogés lors de la révision de la loi bioéthique, sans finalement changer les règles. Pour un couple hétérosexuel, il y a stérilité médicale. Pour les couples homosexuels, il s'agit d'une autre forme de stérilité. Je ne comprends pas que l'on dise, « tant qu'il y a l'amour, ce n'est pas un problème ». L'absence d'altérité sexuelle est un vrai problème pour l'enfant.

M. Thibaud Collin . - Si l'on considère que l'homme et la femme sont interchangeables, c'est la quantité que l'on retient. Il faut être deux. Mais pourquoi garder ce chiffre ? Que fera-t-on quand quatre ou cinq adultes participeront à un projet parental ? L'enfant devient principe d'unité d'une convergence de volontés d'adultes. La conception d'un enfant devient un montage d'ingénierie.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Que dites-vous sur les mots, en tant que philosophe ? Y a-t-il des invariants, comme « père », « mariage », « mère » ?

M. Thibaud Collin . - Il existe des mots essentiels.

Le sens peut être changé, manipulé, mais certains mots renvoient à ce que notre raison découvre. Cet arrangement de liens humains peut être vécu différemment dans différentes sociétés, mais ces relations humaines renvoient toutes à une réalité antérieure à la raison. Si l'on privilégie le devenir historique, on aura un autre point de vue, mais la résistance interne du réel existe. Quand on veut passer outre, cela engendre de l'injustice.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Que pensez-vous du discours anthropologique ? Mme Héritier nous a dit que les sociétés passent des compromis, les uns après les autres, et c'est ce que nous allons faire.

M. Thibaud Collin . - Je m'en remets à sa science mais je pose à nouveau la question : tous les compromis sont-ils justes ? Certains sont déterminés par les rapports de force et ne sont pas justes. L'histoire l'a montré.

Mme Sylviane Agacinski, philosophe

_______

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je remercie M. Michel d'avoir présidé nos auditions ce matin, tout en étant rapporteur. Je participais à la conférence du consensus présidée par Mme Taubira, garde des sceaux, et qui procède d'une méthodologie toute nouvelle et intéressante.

Nous avons le grand honneur de recevoir Mme Sylviane Agacinski, philosophe, qui a écrit beaucoup de livres et qui a beaucoup pensé ces questions et d'autres.

Mme Sylviane Agacinski, philosophe . - Merci d'avoir souhaité m'entendre. C'est moi qui en suis honorée.

Je n'ai pas voulu me dérober à cette invitation, même si les dés sont jetés. Il est trop tard pour remettre en cause ce projet gouvernemental. Je vais m'en tenir à quelques aspects de ce texte. L'humilité est de mise sur un tel sujet.

La fonction traditionnelle du mariage est de construire la filiation sur la procréation ; cette institution n'est donc pas adaptée aux couples de même sexe. Le principe du mariage de personnes de même sexe s'est pourtant imposé, sans doute pour de bonnes raisons. En particulier, c'est une pleine reconnaissance par la société de l'homosexualité, une réponse à l'exigence d'engagement affectif et institutionnel entre deux personnes, y compris de même sexe. Cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux règles d'établissement de la filiation et à l'homoparentalité.

L'ancienne institution va être profondément transformée. Le mariage débouchait jusqu'à présent sur une présomption de paternité. Le principe, qui n'a pas d'équivalent pour la mère, n'aurait pas de sens dans le cadre d'un mariage de personnes de même sexe. Il paraît difficile de le supprimer, il faudra donc préciser qu'elle ne s'applique qu'aux couples de sexes différents. Dès lors que les effets varieront, il y aura deux types de mariage.

Ou alors, on applique l'idée peu sensée d'une présomption de parenté à l'épouse d'une femme et à l'époux d'un homme -comme si le lien matrimonial fondait la filiation, alors que celle-ci ne dépend plus du mariage, dans la pratique. La moitié des jeunes couples ont des enfants sans être mariés et l'on n'opère plus de distinction entre des enfants « légitimes » et « naturels ».

Les droits d'un enfant tiennent donc à l'établissement d'une filiation civile -que les parents aient conçu, reconnu ou adopté cet enfant. La valeur fondatrice véritable de la famille est donc la filiation, le mariage est accessoire. Le couple peut toujours se défaire, mais les relations filiales sont irrévocables. La sécurité des enfants ne dépend heureusement pas de l'amour ou de la sexualité des parents, mais de la filiation établie.

Un beau-parent peut apparaître au sein des familles recomposées. Il y a la délégation partielle de l'autorité parentale. Faut-il aller au-delà ? Les couples aujourd'hui ne sont pas forcément stables, chacun le constate autour de lui. Est-il de l'intérêt des enfants que l'on assimile par l'adoption les beaux-parents aux parents ? Il n'est pas certain qu'un beau-parent, en cas de séparation, garde avec l'enfant le même lien que le parent.

Sur quoi repose la filiation ? Celle-ci n'est pas une forme vide. Elle se réfère à la réalité du rapport entre générations, qui repose sur la procréation bisexuée, laquelle représente l'interdépendance des sexes. Etablir la filiation, c'est aussi poser la responsabilité des auteurs -sauf, jadis, pour les enfants dits illégitimes. La filiation s'établit, pour les mères par l'accouchement, pour les pères par le mariage ou par la reconnaissance. La paternité n'est pas l'équivalent masculin de la maternité.

Cette dissymétrie est conservée dans l'adoption, sauf dans le cas des célibataires. Jusqu'à présent, ce modèle est resté en vigueur. L'acte de naissance en témoigne. L'enfant est né de ses parents. La filiation civile prend appui sur la procréation réelle. Le principe de responsabilité des parents est reconnu. Le philosophe Hans Jonas, dans Le principe responsabilité , voit en la responsabilité des parents l'archétype de la responsabilité.

Or, avec la PMA, on a créé de toutes pièces une irresponsabilité du géniteur, donneur anonyme non d'une substance comme le sang, mais de la vie même : quel paradoxe dans nos sociétés modernes !

L'adoption est une procédure seconde, qui dépend d'un jugement ; et les parents adoptifs suppléent les parents manquants, s'ajoutent à eux. La distinction entre adoption plénière et adoption simple est très importante.

L'adoption conjointe ou l'adoption des enfants du conjoint reproduit la structure traditionnelle de la parenté, asymétrique et sexuée. Ce modèle n'est ni logique, ni mathématique : ce n'est pas 1+1. C'est un modèle biologique et donc qualitatif : un homme et une femme, qui ne sont pas interchangeables. C'est pourquoi les parents sont deux et forment un couple, non pas hétérosexuel, mais mixte. Ce schéma serait remis en cause par l'adoption par des conjoints de même sexe.

Il n'est en rien question ici, est-il besoin de le préciser, de compétence ou de capacité des parents à aimer et élever les enfants : cela serait déplacé et injurieux. Je ne parle pas non plus de la psychologie de l'enfant, uniquement de structures de filiation.

Pour revenir à l'adoption de l'enfant du conjoint, elle vise à donner un père à un enfant qui n'en a pas -ou une mère, mais cela est beaucoup plus rare. Mais jamais le père et la mère ne se remplacent l'un l'autre. Or, dans l'adoption par un couple homosexuel, la structure change : un père est ajouté à un père, une mère à une mère. Autrement dit, un père remplace une mère, une mère remplace un père.

Les homosexuels sont loin de vouloir tous instituer un nouveau modèle. Le livre d'Eric Dubreuil, Deux parents du même sexe , en témoigne : plus de la moitié des personnes qui témoignent ne défendent pas cette logique. Marc déclare : « Je n'ai pas pensé une seconde que j'aurais pu avoir un enfant sans mère », Camille refuse de « faire l'impasse sur le père », etc.

Le cas d'adoption par les célibataires, qui a été admis après la guerre de 14-18 en raison du grand nombre d'orphelins, ne modifie en rien ce schéma. Le parent célibataire est père ou mère, pas neutre ni indifférent. La monoparentalité adoptive résulte d'une situation de fait, orphelins, père inconnu... Soit dit en passant, on n'ignore jamais qui est la mère, ce qui est une dissymétrie de plus.

Il n'y a pas là abandon du schéma classique père-mère. L'adoption plénière par un conjoint de même sexe, en revanche, institue un schéma complètement nouveau et crée un double régime de filiation, l'un reposant sur la procréation, l'autre sur la volonté de deux personnes de même sexe de construire un couple parental et qui ne comprenne pas le parent de l'autre sexe -même s'il faut de ce fait recourir à des suppléants anonymes, via la PMA. Un tel projet d'homoparentalité posera la question du rôle de la médecine procréative : jusqu'à présent, elle traitait les cas d'infertilité ; elle aurait désormais un nouveau statut.

Sur ce nouveau principe de filiation, Mme Bertinotti parle de filiation homosexuelle et hétérosexuelle -et non de filiation maternelle ou paternelle. On parle aussi de parents lesbiens et de parents gays. Le couple père-mère disparaît. Ce n'est plus le sexe qui fait le parent, mais la sexualité. Cette conception conduit à définir le couple parental comme homosexuel ou hétérosexuel (et non pas mixte). Ce ne seraient plus les hommes et les femmes, mais des hétérosexuels ou des homosexuels, qui seraient parents. Or bien des pères ou mères homosexuels ne se sont jamais vécus comme des « homoparents » ! Il me semble que l'orientation sexuelle n'abolit pas la distinction des sexes, sauf à épouser la théorie queer du genre.

La construction de la parenté sur la volonté s'inspire de deux modèles : la paternité traditionnelle, volontaire (la « reconnaissance ») et la notion de « parent d'intention » construite par une cour de Californie à l'occasion d'un conflit dans un cas de maternité pour autrui. La Cour a qualifié de « parents intentionnels » les parents qui ont eu recours à une mère porteuse. Ce nouveau concept juridique est une conséquence de la GPA : nous voilà déjà pris dans une construction biotechnologique...

La paternité est un titre, la maternité renvoie à un état. Une femme ne peut pas reconnaître en droit l'enfant porté et mis au monde par une autre, mais seulement l'adopter.

L'adoption plénière par une femme de l'enfant de sa conjointe, telle que le projet de loi l'autorise, ferait coexister deux maternités, en détachant la maternité de l'accouchement, ce qui aurait des conséquences importantes par rapport au droit actuel. C'est du reste une demande explicite et ancienne des partisans de l'homoparentalité. L'inquiétant dans ce détachement, c'est qu'il mène tout droit aux mères porteuses, pour les couples mixtes ou gays.

Il me paraît qu'il faut conserver pour la filiation de tous les enfants un père et une mère, qui ne sont pas interchangeables, auxquels s'ajoutent des parents (adoptifs) et beaux-parents, avec une délégation de l'autorité parentale, en limitant l'adoption par le conjoint à une adoption simple.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour votre exposé qui est d'une grande clarté. Il est très agréable de suivre votre pensée.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - En effet. Laquelle pensée a évolué, depuis une quinzaine d'années.

La maternité est aujourd'hui déjà détachée de l'accouchement, puisque la GPA existe, même si elle est interdite en France. Elle est autorisée dans des pays non exotiques, comme la Belgique ou la Grande-Bretagne...

Les grossesses ex utero ne seront plus demain une fiction...

Mme Sylviane Agacinski . - Que voulez-vous dire ? Dans un utérus artificiel ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Oui, dans une poche, une couveuse...

Mme Esther Benbassa . - Ce n'est pas possible.

Mme Sylviane Agacinski . - Peut-être le souhaitez-vous, mais c'est impossible, selon les scientifiques eux-mêmes. L'utérus artificiel n'existe pas, et n'existera pas avant longtemps. L'échange entre l'embryon et tous les organes de la mère, à commencer par le cerveau, est infiniment complexe. Un embryon de mammifère ne survit pas au-delà de quelques jours en milieu artificiel.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Cela nous éloigne d'un monde inquiétant à la Huxley.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Il n'y en a pas moins des réalités qui existent aujourd'hui. Si le législateur ne fait rien, elles seront encore plus extravagantes et illégales. Une mère portera un enfant pour sa fille qui n'a pas d'utérus, par exemple...

Mme Sylviane Agacinski . - Un très bon documentaire a été réalisé dans les années quatre-vingt sur le cas de deux soeurs, dont l'une avait porté et « donné » un enfant à sa soeur, d'un commun accord. Certes, il y a là une garantie absolue de non marchandisation. La loi devrait-elle cadrer cela ? Qu'une soeur puisse faire un enfant pour sa soeur placerait celle qui peut procréer en situation d'autoriser sa soeur à être mère ou de le lui interdire. C'est énorme. C'est une sorte d'inceste du second type, dirait Françoise Héritier. Que cela arrive est une chose, que cela soit légitimé par la loi en est une autre !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - On entend beaucoup l'argument selon lequel une réalité et une législation existent ailleurs, ce qui nous imposerait de suivre. On ne peut recevoir cet argument, sauf à envisager de fermer cette maison ! Il nous revient de faire la loi française selon nos principes.

M. Dominique de Legge . - Sages paroles, Monsieur le président.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Il y a tant de familles recomposées, monoparentales, adoptives, homoparentales. Nous connaissons des enfants qui grandissent et vivent avec deux hommes ou deux femmes.

Mme Sylviane Agacinski . - C'est de la recomposition et pas de l'homoparentalité.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Des enfants ont deux parents de même sexe et qui s'aiment. Pour que ces enfants soient juridiquement à l'abri, à égalité avec les autres, quel cadre législatif établir, si ce n'est par le mariage et l'adoption ?

M. Dominique de Legge . - Argument qui revient souvent : « ils s'aiment ». Je célèbre des mariages dans ma commune, je n'ai vu nulle part dans le code civil une référence à l'amour. Si l'argument est l'amour, déposons un amendement pour prévoir que l'officier d'état civil devra vérifier la matérialité de l'amour.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il faudrait, pour respecter l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi, que vous proposiez une définition de l'amour...

Mme Sylviane Agacinski . - La question de la GPA est la plus grave. Qu'elle soit ou non pratiquée ailleurs, elle me paraît intolérable et incompatible avec le droit français et ses principes.

Ces familles que vous évoquez existent, mais on ne peut les assimiler à des familles homoparentales, comme si elles étaient instituées comme telles. Des familles de fait font vivre ensemble des parents et des enfants nés hors de cette union. Le conjoint a un rôle important auprès de l'enfant de l'autre. Il serait bon de créer un statut pour lui, comparable à celui de beau-parent, afin qu'il puisse accomplir des actes : la délégation d'autorité parentale existe, elle pourrait être renforcée, sans aller trop loin.

Dans les générations actuelles, l'instabilité des couples est flagrante. Peut-on supposer qu'un couple de même sexe serait moins instable qu'un autre ? Je ne le pense pas. N'allons pas créer un système d'empilement de beaux-parents successifs, tous dotés des mêmes droits !

Effectivement, l'amour n'a jamais eu de conséquence juridique. On appelait autrefois « enfants de l'amour » ceux nés hors mariage. Malgré tout, la réalité des couples repose aussi sur l'amour. Le mariage dit pour tous implique la reconnaissance de cet amour, en cela j'y étais favorable.

Je m'étonne que la PMA revienne toujours dans le débat, comme un serpent de mer, depuis les années quatre-vingt, alors qu'ont été votées les lois bioéthique successives. La réflexion a été ouverte plusieurs fois, chaque fois elle a trouvé une même conclusion, sous quelque majorité politique que ce soit. Au sein du parti socialiste, 99 % des personnalités ont signé des textes contre la marchandisation du corps, considérant que le ventre d'une femme, la vie d'une femme, ne sont pas à louer -car, qu'on le veuille ou non, il y a salaire, qu'il se nomme « indemnité raisonnable » ou « dédommagement ». Le parti socialiste, y compris MM. Hollande et Ayrault, a voté une motion contre, le comité directeur s'est prononcé sans ambiguïté. Il y a eu des rapports du Comité consultatif national d'éthique, des prises de position par les académies. Et à chaque fois, on a conclu au refus de porter atteinte à la dignité des personnes et de leur corps. Comment se fait-il alors que cette question ressurgisse toujours ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Si on ouvre la PMA aux couples de femmes, que fera-t-on pour les couples d'hommes ?

Mme Sylviane Agacinski . - On est dans une confusion intellectuelle entre l'égalité et l'identité ou la similitude. Il y a des cas où la distinction est pertinente : pour la procréation, mais aussi pour le sport, par exemple. Le traitement en droit diffère aussi selon l'âge, je pense aux droits à la retraite, qu'un jeune ne peut libérer. Je suis très réservée sur l'accès à l'insémination pour les couples de femmes, comme sur l'anonymat des dons de gamètes. Aujourd'hui, on peut acheter du sperme sur Internet. On n'empêchera probablement pas des femmes célibataires, qui prendraient de grands risques d'ailleurs, de recourir à du sperme anonyme. Qu'une femme ait un enfant sans compagnon n'est cependant pas identique à l'usage d'une mère porteuse par un couple masculin ! On invoquera l'égalité, bien sûr, mais ce sera un argument infondé. Je fais la distinction entre le don de sperme (indépendamment des conséquences psychologiques pour l'enfant) et le recours à la mère porteuse qui implique de se servir de la personne humaine comme d'un moyen. On ne peut pas, au nom d'une égalité fictive qui ne repose sur rien, abolir des principes fondamentaux du droit.

Mme Gisèle Printz . - Je suis entièrement d'accord avec ce que Mme Agacinski vient de dire.

M. Dominique de Legge . - Vous n'êtes pas la seule !

Mme Dominique Gillot . - Il est très important d'aller plus loin dans la définition de la PMA, qui recouvre une gradation complexe de situations très différentes.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il me reste à vous remercier très sincèrement au nom de notre commission des lois.

Mme Claire Neirinck, professeur à l'Université de Toulouse I Capitole

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi quatre professeurs de droit : il était indispensable d'aborder le mariage pour tous sous l'angle juridique.

Toulouse 1 Capitole est une très belle université...

Mme Claire Neirinck, professeur à l'Université de Toulouse I Capitole . - La plus grande de province et la plus ancienne !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - ... où ont étudié d'innombrables gens célèbres, comme Etienne Dolet...

Mme Claire Neirinck . - Et Cujas !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - ...brûlé place Maubert avec tous ses livres.

Mme Neirinck est spécialiste du droit de la famille ; elle a écrit de nombreux livres, dont « La famille que je veux, quand je veux ? ». Le point d'interrogation n'est pas neutre !

Vous avez également participé aux Etats généraux du mariage organisé à l'Université de Toulouse en 2007.

Mme Claire Neirinck . - Merci de votre invitation. J'ai beaucoup hésité à venir ; j'ai été auditionnée par l'Assemblée nationale, mais je n'ai pas eu le sentiment d'être écoutée ! Mais je suis venue, car le sujet est grave : de tous les liens du droit, les liens familiaux sont les plus importants. Il faut que la famille soit forte !

Le droit de la famille est fondé sur l'alliance et la filiation. Le mariage, étymologiquement, c'est l'accord de la femme d'être la mère des enfants de l'époux. On sait toujours qui est la mère, y compris avec la gestation pour autrui (GPA), mais jamais qui est le père parce que la mère peut entretenir des relations sexuelles avec plusieurs hommes : filiation et mariage sont indétachables. Aujourd'hui, encore, pour le père, on se contente du vraisemblable : c'est la présomption de paternité. Le mariage a beaucoup évolué, il est même en déclin : il naît plus d'enfants hors du mariage que dans le mariage. Aujourd'hui, tous les enfants sont traités de la même manière ; si l'amant reconnaît l'enfant avant le mari, ce sera lui le père.

En 2009, vous aviez donné la primauté à la filiation sur le mariage ; en 2013, vous faites l'inverse. Il faut être cohérent. Dans la famille biologique, l'enfant a deux lignes d'ascendants ; là, vous aurez une seule ligne d'ascendants. Si on ouvre uniquement le mariage aux homosexuels, il n'y a pas grand-chose à changer, puisque la présomption de paternité ne concerne pas les homosexuels. En accordant le mariage et la filiation, vous changez la donne ; ce faisant, vous bouleversez toutes les règles de la filiation, de la procréation médicalement assistée (PMA), de l'état civil et de la parenté, bref tout le droit de la famille. Une telle réforme ne peut être votée dans la précipitation !

D'abord, vous changez la règle de la filiation. Premier problème : il n'y a plus d'enfants à adopter : en octobre 2012, Le Monde indiquait que le nombre d'adoptions internationales avait chuté de 4 000 en 2005 à 1 500 en 2012 ; de plus, de nombreux pays refuseront de donner des enfants à des couples homosexuels. Deuxième problème : dans l'adoption plénière, l'acte de naissance d'origine de l'enfant est annulé ; le jugement d'adoption est retranscrit et devient l'état civil ; dès lors, à terme, vous devrez repenser l'adoption, car vous supprimez la différence entre adoptions plénière et simple. L'adoption de l'enfant du conjoint semble plus facile mais elle pose de nombreux problèmes. D'abord, aux termes de l'article 345-1 du code civil, l'adoption est interdite si l'enfant a déjà deux parents. Si l'enfant n'a qu'un parent, l'adoption de l'enfant du conjoint est possible, mais vous créez une discrimination... Vous accordez l'adoption de l'enfant du conjoint, mais comment le premier parent l'est-il devenu ? Par la fraude à la loi...

La PMA est un palliatif à l'infertilité ; elle est donc réservée aux couples hétérosexuels. Si vous admettez qu'une femme accède à un don de sperme anonyme, vous changez le fondement de la PMA : soit c'est de convenance pour tout le monde, soit pour personne ! Et quid des donneurs ? Actuellement, ce sont des militants : c'est une solidarité entre hommes. Croyez-vous que beaucoup de donneurs vont donner à des couples de femmes ? Allez-vous faire payer le sperme ? Voulez-vous créer deux filières ? C'est pour cela que les CECOS sont contre la réforme...

La filiation, dans la PMA actuelle, résulte de la présomption mais laisse jouer l'apparence de la procréation. Comment allez-vous gérer la conséquence de la réforme ? Désormais, toutes les femmes seules vont pouvoir y avoir accès... La GPA est la plus inacceptable : si vous accordez le don de sperme aux femmes seules, vous serez obligés d'accepter la GPA ! L'Espagne était opposée à la GPA ; elle a accepté le don de sperme aux femmes seules, puis le mariage homosexuel : les homosexuels demandent maintenant, au nom de l'égalité, l'accès à la GPA... L'Espagne n'est pas hypocrite : elle ne sait pas sortir d'un guêpier dans lequel nous ne devrions pas nous fourrer. La GPA n'est pas de la générosité, mais la pire exploitation, un nouvel esclavage ! Sylviane Agacinski a raison, c'est la main-mise de l'homme sur le ventre de la femme. La GPA ne peut être un don, lequel implique le détachement. Là, vous ne pouvez détacher la gestation de la mère ; il n'y a que l'enfant qui est donné. Juridiquement, c'est un contrat d'entreprise : deux personnes s'engagent, l'une à fournir un service, l'autre à le payer. La GPA, c'est l'exploitation des plus pauvres ; voilà pourquoi les tribunaux ont toujours condamné des paternités frauduleuses. C'est d'ailleurs sur ce fondement que le ministère public a refusé des reconnaissances qui correspondaient à la vérité biologique d'hommes qui étaient allés à l'étranger payer une mère porteuse en leur disant : « Vous avez acheté l'enfant, c'est donc une paternité frauduleuse, bien que vous en soyez le géniteur. »

Vous bouleversez le droit de la famille au profit d'une minorité. C'est extrêmement grave ; si vous le faites, prenez au moins le temps de la réflexion !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Vous êtes parfaitement claire. Le Sénat n'a pas encore examiné ce projet qui ne deviendra loi qu'au terme du processus prévu par la Constitution... Le vote du Sénat ne sera sans doute pas conforme à celui de l'Assemblée nationale ; il y aura donc une nouvelle lecture, puis une commission mixte paritaire : il est donc utile de venir s'exprimer devant nous.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci pour la clarté de votre exposé. La question du mariage homosexuel me paraît politiquement réglée. Vous posez le problème différemment : faut-il faire autre chose ? A l'évidence, une réforme de l'adoption est nécessaire. Selon le Gouvernement, le texte est justifié par l'égalité ; or celle-ci, semble-t-il, implique la GPA.

Que faire pour répondre à la demande des homosexuels d'être mariés ? Que faire pour les filiations qui existent déjà ?

On peut être hostiles à l'extension de la PMA, mais faut-il laisser la fraude s'installer ?

Mme Claire Neirinck . -La circulaire de Mme Taubira, qui fait toujours référence à l'article 47 du code civil, ne règle aucun problème... Si vous faites droit à la GPA en disant que la mère porteuse n'est pas la mère, sur quoi allez-vous fonder la maternité ?

Le seul point d'ancrage de la filiation, c'est la maternité. Le père, c'est celui qui a eu des relations sexuelles avec la mère ; la mère, c'est celle qui accouche. Si la femme qui accouche n'est rien, sur quoi sera fondée la maternité ? Sur la présomption, sur une fiction. Ou bien sur un désir qui va et vient ? On ne peut pas dire que la filiation devient de l'autorité parentale. Ou alors, et c'est ce qu'a dénoncé Mme Mirkovic, tout est possible, comme aux Etats-Unis, où un enfant peut avoir quatre parents... Pour l'enfant, la filiation doit faire sens, même si elle n'est pas vraie biologiquement.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous en avons beaucoup parlé avec les psychiatres.

Mme Claire Neirinck . - La GPA n'est admise que dans les pays « marchands », dans lesquels les contrats dominent la vie. Mais peut-on établir une filiation par contrat ? Moi, cela me choque ; si la filiation résulte du contrat, vous faites entrer l'enfant dans la société marchande. C'est peut être la modernité de faire de l'enfant un bien de consommation comme un autre, mais ça me révulse en tant que mère et grand-mère !

Que faire des enfants qui sont déjà là ? L'adoption simple est possible lorsqu'un enfant est devenu majeur, puisqu'elle n'est subordonnée qu'à son consentement. Un enfant élevé par sa mère et une autre femme, à sa majorité, aura plaisir à être adopté par cette femme : ce sera la reconnaissance de l'affection qu'il lui porte. Mais c'est lui qui le demandera, cela ne lui sera pas imposé.

Tous les instruments existent pour gérer les situations existantes : délégation d'autorité parentale, tutelle testamentaire par exemple... Mais on ne veut pas les utiliser car on demande autre chose.

M. Jean-René Lecerf . - J'étais favorable au remplacement du mariage par l'union civile, mais il est trop tard... Demain, le mariage sera ouvert à tous. Où s'arrêter, pour éviter des bouleversements catastrophiques ? La jurisprudence donne une certaine souplesse : les homosexuels pourraient en bénéficier.

Les parlementaires connaissent mal les instruments permettant de gérer les enfants de couples de parents de même sexe. Ces enfants existent déjà, et il y en aura toujours !

Comment protéger le conjoint ?

M. Philippe Darniche . - Vous avez dit ce que vous pensiez sur la GPA et la PMA. Les représentants des associations d'homosexuels ne doutent pas que le mariage pour tous soit voté, mais affirment qu'il s'agit d'une étape et qu'il faut aller au-delà : le mariage homosexuel devient-il alors acceptable ? Mme Agacinski nous a dit ce matin qu'il y a des limites à l'application systématique du principe d'égalité ; où est l'égalité ?

Mme Catherine Tasca . - Vous avez souligné que le recours à la GPA est autorisé dans des pays où le contrat domine. Les GPA actuelles entreront dans la logique de tels contrats. Jusqu'où le contrat peut aller quand il s'agit du vivant ? Je ne suis favorable ni à la PMA hors nécessité médicale, ni à la GPA. Mais comme le train est parti, jusqu'où peut aller le contrat ?

Mme Claire Neirinck . - Monsieur Lecerf, les couples qui ont déjà des enfants ont fraudé ; ils l'ont fait en connaissance de cause. Il est malhonnête de leur part de dire que comme ces enfants sont là, il faut les aider. Ils ont pris le risque en connaissance de cause ; pourquoi légaliser la fraude ? J'y suis totalement opposée.

Le droit ne doit pas suivre le désir des gens mais en limiter la folie. Il pose des limites.

Si vous autorisez la GPA, il devient inutile de réformer l'adoption car plus personne n'adoptera. Pourquoi s'embêter à demander un agrément et à attendre cinq ans  pour avoir un enfant avec six doigts ou un bec de lièvre, alors qu'avec la GPA, vous avez l'enfant qui vous convient ? Et s'il a une anomalie, il suffira de faire avorter la mère porteuse...Est-ce le monde que vous voulez ?

Le problème, c'est la limite.

Il y a le piège de l'égalité. Lors de la loi bioéthique, on a parlé du don de sperme et très vite du don de gamètes. Or, ce n'est pas la même chose : il n'y a pas égalité entre le sperme et les ovocytes : ainsi, que je sache, la récolte des ovocytes est faite de façon chirurgicale, pas celui de sperme. Maintenant, Mme André écrit dans son rapport que la GPA, c'est un peu plus que le don d'ovocyte...Non : l'égalité, c'est de traiter de façon identique des choses identiques.

Un couple qui se reproduit n'est pas identique à un couple qui ne peut pas se reproduire. L'égalité consiste à traiter également des situations identiques. Ce n'est pas le cas ici.

Le code civil, dans son article 1128, dit que seules les choses qui sont dans le commerce peuvent faire l'objet de conventions. Que je sache, en France, la maternité ne peut ni se vendre ni s'acheter. Mais si vous autorisez la GPA, la filiation peut rentrer dans le contrat. Dans les pays où cela est pratiqué, comme c'est l'accouchement qui fait la mère, la mère figure sur l'acte de naissance, mais elle renonce à ses droits parentaux par contrat et le juge qui a validé ce contrat ordonne à l'officier d'état civil d'inscrire le nom du bénéficiaire.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Ce matin, nous avons entendu les représentants des familles adoptantes. Quasiment toutes ont connu un passage médical, souvent douloureusement vécu, ce qui ne les a pas empêchées d'adopter. Cela relativise vos prédictions sur l'avenir de l'adoption.

Mme Claire Neirinck . - Oui, mais dans la législation actuelle. Le jour où la GPA sera permise, la question se posera dans des termes différents. Je connais la situation actuelle pour avoir été longtemps membre du conseil de famille des pupilles de la Haute-Garonne ; le premier choix des couples n'est pas d'adopter ; mais quand tous les couples pourront faire leurs propres enfants, il n'y aura plus d'adoption : on achètera l'enfant.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour votre contribution très claire et très engagée.

Mme Claire Neirinck . - Quand on est citoyen, il faut s'engager.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Ce n'était pas un reproche.

M. Daniel Borrillo, maître de conférences en droit privé à l'Université Paris Ouest et membre du centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous recevons M. Borrillo, maître de conférences en droit privé à l'Université de Paris Ouest. M. Borrillo est engagé depuis longtemps dans la lutte contre l'homophobie. Avec Didier Eribon, il a été à l'initiative du Manifeste pour l'égalité des droits et publié de nombreux ouvrages sur l'homosexualité, dont Homosexualité et discrimination en droit privé et Le droit des sexualités .

M. Daniel Borrillo , maître de conférences en droit privé à l'Université Paris Ouest et membre du centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux . - Merci de m'accueillir. Je suis également chercheur associé au CNRS et j'ai travaillé en Espagne où le mariage a été ouvert aux couples de même sexe en 2005 ainsi qu'en Argentine, mon pays d'origine, où il a été adopté en 2010.

Après l'abolition de l'esclavage, l'ouverture du droit de vote aux femmes, l'égalité des droits des enfants nés hors mariage, l'abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l'homosexualité, on assiste à une nouvelle étape pour une société plus juste et plus égalitaire.

En 1791, le crime de sodomie fut supprimé. La France devient terre d'accueil de nombreux homosexuels illustres : Oscar Wilde, Klaus Mann, Romaine Brooks.... Ce projet de loi permettra de se réconcilier avec le droit révolutionnaire, notamment avec l'article 7 de la Constitution de 1791 selon lequel la loi ne considère le mariage que comme un contrat civil.

Je suis favorable à cette future loi, qui améliore la liberté et l'égalité des conjoints tout en renforçant la protection des enfants.

D'abord, une mise en perspective historique : cette loi apparaît dans le contexte de l'épidémie de VIH. Contrairement à d'autres pays, les hautes instances judiciaires françaises ont été réticentes à élargir les droits familiaux aux couples de même sexe. Le Pacs avait réglé en partie la question. Après le mariage de Bègles, la Cour de cassation a jugé le 13 mars 2007 que le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, et le Conseil constitutionnel a estimé le 28 janvier 2011 dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) que le refus de mariage pour un couple de même sexe n'était pas discriminatoire.

Contrairement au Pacs, issu d'une proposition de loi, le « mariage pour tous » résulte d'un projet de loi qui montre l'intérêt que le Président de la République porte à la question. Ce texte modifie essentiellement le code civil mais aussi des lois relatives au conjoint et à la filiation.

Le procureur général Baudoin, dans un arrêt de la Cour de cassation du 6 avril 1903, fait du mariage « l'union des âmes et des volontés » : cette conception asexuée du mariage est enfin entérinée.

Faut-il maintenir la notion de père et mère ? Je n'y suis pas favorable. Ce qui est intéressant juridiquement, c'est la fonction parentale, et non la dimension sexuée des sujets de droit : je ne vois pas de différence juridique entre les hommes et les femmes vis-à-vis des engagements familiaux ; le combat des femmes a permis de montrer que la parenté est une fonction. Le mariage est une égalité de droits, mais aussi d'obligations : devoir de fidélité, devoir de communauté de vie, contribution de charge, éducation des enfants...

Ce projet de loi va régler des problèmes de droit international privé : les mariages conclus à l'étranger seront considérés comme valables.

Sur le plan vertical, l'égalité suppose l'accès à toutes les formes de filiation pour tous les couples, ce qui comporte l'accès à la PMA, à la filiation adoptive.

Si la logique égalitaire s'impose pour le couple, le projet de loi ne prévoit l'accès à la parenté qu'à travers l'adoption. Ainsi, deux lesbiennes mariées ne pourront pas bénéficier de la PMA. Cette limitation est problématique, car elle instaure une discrimination entre les couples mariés. La France est le seul pays à considérer la PMA non comme un droit subjectif, mais comme un acte médical, palliatif à la stérilité du couple ou moyen d'éviter la transmission d'une maladie grave. Il s'agit d'une fiction juridique car un couple est rarement stérile : la plupart du temps, seul l'un des deux conjoints l'est.

La PMA constitue une démission du politique en faveur de ce que Dominique Memmi appelle le magistère biomédical. La loi bioéthique de 1994 promeut un agencement familial particulier : le couple parental hétérosexuel en âge de procréer, l'intérêt du futur enfant étant d'avoir un père et une mère et des liens biologiques avec les personnes remplissant ces tâches sociales. Ces valeurs décrites comme naturelles sont à l'origine de l'inclusion de la PMA parmi les services fournis par le système de santé publique ; elles sont à la base de la règle selon laquelle seuls un homme et une femme stériles en âge de procréer peuvent recourir à ces méthodes, contrairement à l'adoption dont peut bénéficier une seule personne.

La PMA relève d'une question de santé publique : elle permet en effet de pallier la stérilité mais aussi d'éviter la transmission d'une grave maladie à l'enfant ou au conjoint ; cette réforme aurait pu être l'occasion de mettre un terme aux procréations artificielles artisanales pratiquées par les personnes qui ne peuvent accéder légalement à cette technique.

Mais au-delà de l'égalité, sur le plan horizontal, cette réforme aurait pu être l'occasion de revenir sur la conception du mariage comme alliance entre deux familles et non pas entre deux personnes. Pourquoi ne pas réfléchir, comme en Espagne à une réforme globale du mariage, en repensant la présomption de paternité ou l'obligation de fidélité, contrepartie de la présomption de paternité ? Le droit canonique prône la fidélité, pas le droit civil...Pourquoi ne pas déjudiciariser les divorces, comme cela avait été proposé par Mme Guigou ou Mme Taubira ?

La séparation de corps aurait également mérité qu'on y revienne. Sur le plan vertical, on aurait pu donner une assise juridique aux liens unissant l'enfant au tiers qui l'élève en créant par exemple un statut du co-parent ayant des effets juridiques, comme par exemple un droit de visite en cas de séparation.

Il aurait aussi fallu ouvrir l'adoption aux couples pacsés, assumer une conception de la filiation fondée sur la volonté, faciliter les démarches administratives en matière d'adoption, mettre fin à la présomption de paternité ; depuis la réforme de 1972, l'appréciation de paternité a été affaiblie. Pourquoi la ressusciter aujourd'hui ?

En cas de décès du conjoint, la femme peut donner l'embryon à la science, le donner à un autre couple ou le faire détruire, mais en aucun cas se le faire implanter. Là encore, il aurait fallu revenir sur ces problématiques.

Je suis également favorable à l'accès à la GPA pour tous les couples, comme l'avait proposé un rapport du Sénat en 2008 pour les couples hétérosexuels... Une réflexion doit être engagée sur la liberté de procréer, pour sortir de l'idéologie qui prétend que toute GPA constitue une marchandisation du corps de la femme. Voyez l'exemple anglais.

Pour les couples binationaux, il faut aussi améliorer la situation en mettant fin à l'inquisition juridique visant à vérifier la communauté de vie effective des époux.

Beaucoup de ces questions devraient être abordées dans la loi famille, à moins que vous n'en décidiez autrement.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci de votre exposé, qui était, comme le précédent, engagé.

M. Daniel Borrillo . - Je le prends comme un compliment.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Comme l'a dit M. Darniche à Mme Neirinck, je vous remercie de votre exposé, qui correspond à ce que je pense.

Ce matin, nous avons entendu les associations concernées par l'adoption qui nous ont fait part de leur expérience, n'ont porté aucun jugement de valeur et qui ont souligné les difficultés pratiques qui peuvent se poser. Nous en avons conclu que le Parlement devra réviser très rapidement sa législation relative à l'adoption nationale et internationale.

Comme vous êtes parfaitement bilingue et spécialiste des droits français et hispanique, pouvez-vous nous dire comment cela se passe en Espagne et en Argentine ? Ces pays sont-ils entraînés dans une spirale mortifère ? Comment ont-ils réglé la question de la filiation ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - J'avais le même type de questions. J'ai apprécié votre jugement sur la PMA différent de ce que l'on a pu entendre jusqu'à présent.

La PMA n'a jamais guéri la stérilité des couples : elle règle simplement les problèmes d'infertilité. Doit-elle faire partie d'un projet de loi sur la famille ou sur la santé publique? Vous avez ouvert de nombreuses portes ; le chantier parait immense : mieux vaut régler les questions une par une.

Je travaille sur la question de la trans-identité et la loi argentine est montrée comme un modèle. Où sont les clivages ?

M. Daniel Borrillo . - L'Espagne et l'Argentine n'ont pas dissocié mariage et filiation. En Espagne, une loi de 1987 a permis la PMA pour les femmes seules. La situation est donc moins crispée. En Argentine, il n'existait pas d'interdiction des contrats de mère porteuse. La tolérance était la règle et une loi libérale a ensuite été votée.

Les deux pays ont traité de la filiation à partir du projet parental et du droit des parents. Comme il y a un droit à la non-procréation, avec la contraception et l'IVG, il y a un droit à la procréation, avec la PMA dans un projet parental responsable. Il s'agit d'encadrer des pratiques existantes, sans faire intervenir les médecins : le choix du type de famille relève de choix privés. Ne sont restés que les arguments moraux et religieux et les débats ont été vifs entre l'Etat et les religions.

M. Jean-René Lecerf . - Vous semblez appréhender le mariage comme un acte contractuel quasi banal.

Mais le mariage est aussi une institution : les contrats se passent chez le notaire portes fermées, mais le mariage en mairie à portes ouvertes, car il entraîne des conséquences sur la famille des uns et des autres, sur les enfants nés et à naître, sur la société. La banalisation contractuelle du mariage entraîne une banalisation des PMA, que vous semblez souhaiter. Le droit français interdit le saucissonnage des marchés publics mais pas de la loi. Un futur texte sur la famille paraîtra sans doute sur la PMA. Sa banalisation entraînera-t-elle inéluctablement la banalisation de la GPA ?

Mme Catherine Tasca . - Vous estimez que la filiation fondée sur la volonté doit se substituer à la filiation biologique.

D'après vous, la présomption de paternité n'a plus grand sens. Quid du droit des femmes ? Beaucoup de femmes cherchent à faire reconnaître la paternité de leurs enfants quand le géniteur se dérobe à ses responsabilités. Qu'en pensez-vous ?

M. Daniel Borrillo . - La question de la volonté est très compliquée. J'écris en ce moment un ouvrage sur ce sujet. J'ai le sentiment que prévaut aujourd'hui une conception plus biologiste que volontariste de la filiation. Selon moi, il n'y a pas de liens plus forts, plus stables, plus sûrs, que les liens qui résultent de la volonté.

En matière de procréation, la femme peut imposer une paternité mais la mère a droit à l'interruption volontaire de grossesse, à l'abandon d'enfant par l'accouchement sous X. Il y a donc une dissymétrie des droits entre hommes et femmes. Il faudrait donc revenir sur ces questions. Il ne faut pas nous engager dans le biologique pour créer un lien de filiation : on peut complètement dissocier procréation et filiation. Si l'enfant n'est pas souhaité, il n'aura pas des parents aimants.

En 1972, la notion de présomption de paternité a été affaiblie. Mon directeur de thèse, Daniel Huet-Weiller a d'ailleurs écrit un article remarquable à ce propos : Requiem pour une présomption moribonde . Banalisation du mariage, dites-vous ? Il faut en revenir à la conception contractuelle et civiliste du mariage, comme sous la Révolution. C'est le consentement qui fait le mariage mais pas la consommation, la copula carnalis du droit canonique. Ce n'est pas le corps qui importe mais la dimension spirituelle et psychologique. Pour moi, le mariage est un contrat intuitu personae par excellence, ce qui implique une responsabilité plus grande.

Le projet de loi ne va pas banaliser le mariage. En 1975, le divorce par consentement mutuel a été voté. La possibilité de rompre le lien matrimonial du seul fait de sa volonté existe donc depuis bien longtemps : on peut dire aujourd'hui que le mariage est plus un acte du droit civil commun qu'une institution.

Une partie de l'opposition semble remettre en cause  la PMA ; elle existe depuis 1994, et la seule question est de savoir si on peut l'ouvrir aux couples de femmes. On ne peut revenir sur des lois, que ce soit la PMA ou le divorce, ni rendre le mariage pour tous responsable de problèmes qui n'ont pas été réglés il y a 20, 30 ou 40 ans.

M. Jean-René Lecerf . - Sur ce dernier point, si on ouvre la PMA aux femmes, cette ouverture sera globale et ne sera pas liée à des problèmes médicaux. Il faudra donc l'ouvrir aussi aux couples hétérosexuels. Cette généralisation de la PMA conduira-t-elle inéluctablement à la GPA ?

M. Daniel Borrillo . - La discrimination actuelle est fondée sur l'argent : les femmes seules ou les couples homosexuels qui ont de l'argent peuvent aller en Belgique ou aux Etats-Unis : en Californie, une GPA revient à 40 000 dollars. Ceux qui ne les ont pas restent dans le cadre strict de la loi française. A mon sens, le seul moyen de limiter les abus, la marchandisation et l'exploitation, c'est d'édicter des règles claires.

Nous sommes là dans l'intimité des corps : l'Etat doit donc se montrer très vigilant pour protéger les plus faibles. La procédure contractuelle permet de garantir les droits des adultes comme des futurs enfants.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Quelle que soit l'opinion que l'on a sur la PMA ou la GPA, je n'accepte pas l'argument de fait. Ce n'est pas parce qu'il existe telle chose ou parce qu'une loi étrangère a légalisé telle autre, que le législateur français doit s'aligner. Nous devons légiférer en toute indépendance, sinon notre travail perd de son sens.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous ne sommes pas tous d'accord sur la filiation médicale, mais la loi est là pour protéger. Aujourd'hui, la mondialisation s'étend, la marchandisation se généralise, l'argent règne.

L'autorisation de l'IVG a protégé les femmes. Rappelez-vous ce qui se passait avant ! Combien de jeunes femmes sont mortes dans des conditions déplorables ! Si nous sommes favorables à l'extension de la filiation, c'est pour protéger.

Selon vous, le mariage civil est fondé sur le consentement, sur la volonté, et le mariage religieux sur la consommation. Que pensez-vous alors des lois de la République qui font rentrer la consommation dans le mariage, avec le mariage blanc et le mariage gris ? Le droit républicain s'est introduit ainsi au sein du couple pour présumer que certains mariages ne seraient pas consommés.

M. Daniel Borrillo . - Excusez-moi si j'ai donné l'impression de recourir à l'argument de la justification factuelle : le droit, c'est l'art du bon et du juste. Il me paraît juste et bon de donner les mêmes droits à tous les couples et de mettre à leur disposition toutes les techniques de PMA lorsqu'il s'agit d'un projet parental responsable.

En ce qui concerne le résidu canonique du droit civil, un homme a été condamné à payer 10 000 euros de dommages et intérêts pour n'avoir pas eu suffisamment de relations sexuelles avec sa femme : cela semble contraire au principe de volonté et de respect de la vie privée.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour ces réponses très intéressantes et très utiles pour notre débat.

M. Jean Hauser, professeur émérite de droit privé à l'Université Montesquieu Bordeaux IV

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Vous êtes spécialiste du droit de la famille et vous avez écrit de nombreux ouvrages notamment sur la filiation qui est au coeur de notre débat sur ce projet de loi.

M. Jean Hauser, professeur émérite de droit privé à l'Université Montesquieu Bordeaux IV . - Je n'ai aucune vocation à intervenir sur le principe qui commande le projet de loi dont vous êtes saisis et qui fait l'objet de tant d'interventions, que j'en viens à me demander s'il s'agit de faire une loi, ou de mettre en scène un psychodrame. On ne peut insérer des choses étrangères au système de droit. On s'apercevra très rapidement qu'il y a des contradictions qu'on ne pourra assumer. Ce projet de loi porte un titre réducteur : il ne s'agit pas vraiment de mariage pour tous, mais bien de filiation.

Cette réforme porte sur l'une des plus vieilles institutions de l'humanité, mais juridiquement, le problème n'est pas celui du mariage pour tous. Au cours du temps, à travers le cheval de Troie de la parité, on a rayé progressivement du code civil les mots homme et femme pour des raisons que les sociologues étudieront...Paradoxalement, la parité homme-femme conduit à rendre un code asexué !

L'argument qui consisterait à dire que le mariage pour tous est un début et qu'on continuera après permet de faire passer par étapes les choses. Les lois par étapes sont légions, surtout dans le droit de la famille : on pourrait faire référence au Pacs, modifié presque tous les ans pour être finalement intégralement refait en 2006. Ce n'est pas un reproche ; ce peut être utile de procéder ainsi pour certains sujets très passionnels.

Ici il en va autrement. Les Pacsés n'étaient jamais que deux personnes majeures choisissant un nouveau statut, et la nouveauté juridique ne garantit pas toujours la sécurité...Mais ici, il y a des enfants, ce qui me rend particulièrement inquiet. Le projet de loi vise clairement l'adoption, conséquence du mariage pour tous. Les enfants ont droit à la sécurité, à la cohérence juridique. En légiférant par tranche, il y aura des enfants transitoires, voire des enfants oubliés. J'ai peur, non de la réforme, j'en ai vu d'autres, mais de ses conséquences, auxquelles on aurait pu réfléchir un peu plus profondément.

Le renvoi à l'adoption pour les couples de même sexe est léger et à peu près sans conséquence. L'adoption à la française mériterait une réforme très profonde avant qu'on lui amène de nouveaux clients. L'adoption plénière à la française est contradictoire avec le droit de l'enfant à connaître ses origines. Je ne crois pas que la CEDH supportera longtemps ce type de dispositif qui demande la rupture complète des liens des enfants avec leurs origines.

Les travaux parlementaires sont étonnants : on a l'air d'ignorer que l'adoption moderne n'est plus l'adoption plénière. Il y a deux fois plus d'adoptions simples, selon les statistiques de la Chancellerie, d'une part, parce qu'elle ne rompt pas les liens avec la famille d'origine, d'autre part, parce que sa souplesse permet de répondre à toutes sortes de demandes de filiations volontaires. Il y a trente ans, les couples homosexuels s'adoptaient entre eux ; la jurisprudence a fini par s'y opposer. Cela montre bien que l'adoption simple servait à tout ! J'avais d'ailleurs commis un article intitulé L'adoption à tout faire .

Aujourd'hui, l'adoption simple sert essentiellement à rattacher l'enfant du conjoint, pour des raisons successorales et fiscales : c'est l'article 786 du code général des impôts. Avant de se précipiter en offrant l'adoption, on aurait pu réfléchir à l'état du droit de l'adoption.

Fallait-il ensuite statuer ainsi sur le nom ? Le texte va beaucoup trop loin sur cette question.

Cela dit, le marché de l'adoption est à peu près asséché. Ça ne changera pas grand-chose de permettre aux couples de même sexe d'adopter ; il y a très peu d'enfants adoptables en France, car les Français font juste les enfants qui leur conviennent et que les enfants naturels sont presque tous reconnus. De surcroit, le vivier de l'adoption internationale est en train de se vider peu à peu : les pays d'Amérique du Sud sont aussi concernés par les progrès de la contraception. On se replie alors, ce qui est triste, sur les enfants haïtiens et de certains pays d'Afrique. Ajoutez à cela que le projet est très léger en matière de droit international privé. Il faudra y remédier tout de suite après. Cela risque de compliquer un peu plus les questions de l'adoption.

Où en est-on ? Si ces couples nouveaux qui veulent adopter veulent obtenir des enfants, inévitablement ils vont chercher à les faire eux-mêmes en recourant à la procréation médicalement assistée. Je ne suis pas un fanatique de la modification de la loi sur la PMA, mais elle sera inéluctable, sinon on aboutira à des contradictions extrêmement difficiles à assumer. On l'a vu avec le débat à l'Assemblée nationale concernant la circulaire sur les enfants conçus à l'étranger par la gestation pour autrui, si l'on admet, ce qui n'est pas sûr, que c'est une forme de PMA. Il me semble qu'on aurait dû avant de légiférer, mesurer toutes les conséquences de ce projet de loi sur l'adoption et la PMA.

Plusieurs couples, 40 paraît-il, hétérosexuels, ont fait fabriquer un enfant en Californie. On va leur dire qu'ils pourront avoir la nationalité pour leur enfant : c'est l'objet de la fameuse circulaire. Ces enfants seront français mais n'obtiendront pas la filiation avec leurs parents. Les couples homosexuels, eux, pourront adopter les enfants qu'ils auront trouvé sur le marché de l'adoption. Il sera très difficile d'expliquer aux couples hétérosexuels qu'ils ne peuvent pas faire établir la filiation de leur enfant et que le couple homosexuel le pourra en vertu du mariage pour tous. Cette position ne sera pas tenable très longtemps...

Autre exemple : l'insémination artificielle avec donneur serait autorisée dans les couples de femmes. Soit, mais on sort alors du cadre de la stérilité pathologique. On entre pour ce type de couples dans la PMA de convenance. Comment la refuser aux autres ? « Passé les bornes, il n'y a plus de limites », disait Chamfort, sinon Alphonse Allais. Comment expliquer que nous sortons de la PMA pour raison médicale pour les uns et pas pour les autres ? Comment rédiger l'article du code de la santé publique qui fait référence à la stérilité pathologique ? Pourquoi ne pas ouvrir, comme dans certains Etats américains, la PMA de convenance pour tout le monde ?

Avec une légèreté regrettable, on s'est précipité dans un projet de loi sans considération de ses conséquences ni de son insertion dans un système global qui a sa logique. Je ne dis pas que l'on ne peut pas modifier cette logique, mais je reste très inquiet.

La Cour de cassation a essayé, il y a quelques mois, de diviser les difficultés de ces couples qui ramènent un enfant conçu par mère porteuse à l'étranger : elle a décidé que même si le couple n'est pas marié, il pourra partager l'autorité parentale ; en revanche, on ne pourra pas inscrire les deux filiations de l'enfant à l'état civil, car il est impossible pour un enfant d'avoir deux pères ou deux mères. Le raisonnement qu'a retenu la Cour de cassation pour couper la poire en deux va tomber de lui-même. Va-t-on tenir longtemps ?

Pour conclure, je suis étonné qu'on parte d'un système de filiation qui a sa logique, biologique ou imitée de la biologie, pour en sortir par de tous petits morceaux, en pensant que tous les autres vont tenir, au mépris de la logique globale.

On eût pu créer, à côté du système biologique traditionnel, un nouveau système de filiation uniquement volontaire, conçu de façon autonome par rapport à l'adoption ou en réformant profondément celle-ci : l'adoption devenait un système instrumentalisé de créations de filiations par la seule volonté de l'individu... conformément aux évolutions de la jurisprudence depuis une quinzaine d'années. Jusque là, il n'était pas inconcevable de faire cohabiter deux systèmes, celui des enfants d'alcôve et des enfants d'éprouvette, selon l'expression de Jean Carbonnier. Il faudra désormais aller plus loin. Il eût été préférable d'y réfléchir avant. Mais beaucoup de lois sont faites ainsi, ce que je regrette ici publiquement : certains articles sont abrogés avant même que la loi s'applique !

Je n'ai pas l'illusion qu'on va tout recommencer. Ce que je souhaiterais, dans le domaine du possible, c'est que la loi soit agrémentée d'une date d'application qui laisse le temps de réfléchir à ses conséquences. Il n'y a là rien d'extraordinaire : toutes les lois relatives à la famille ont une date d'application décalée. La loi sur les tutelles et les curatelles, à laquelle j'ai participé, promulguée le 5 mars 2007, a été appliquée à partir du 1 er janvier 2009.

J'ai reçu un avant-projet de loi sur le droit de la famille, qui reprend l'histoire du droit des tiers qu'on a connue sous un précédent gouvernement avec une secrétaire d'Etat à la famille. Pourquoi procéder ainsi par confettis ? Pourquoi ne pas dire : la loi s'appliquera dans un an ? D'ailleurs, pour la loi PMA, c'est ce qu'on a fait avec l'argument -j'allais dire le prétexte- du Conseil national d'éthique, qu'on aurait d'ailleurs pu consulter plus tôt. Avec cet avis, on pourrait voir comment cette réforme prendra place dans un système qui, quoi qu'on en dise, subit une véritable révolution copernicienne. On peut peut-être en raccommoder les morceaux.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour cet exposé brillant et clair.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Ce projet de loi n'est pas le mariage pour tous mais ouvre le mariage aux personnes de même sexe.

L'article premier et le chapitre premier concernent le mariage. Que pensez-vous de ce qui a été voté à l'Assemblée nationale sur le conflit de lois qui peut exister ? Et que pensez-vous des deux articles balais votés par l'Assemblée nationale, l'un pour le code civil et l'autre pour tous les autres codes ? Ce dernier pose des problèmes de rédaction juridique mais répond à une nécessité : sans lui, il aurait fallu revoir tous les textes mentionnant les couples hétérosexuels. Si vous ne pouvez pas nous répondre aujourd'hui, nous avons du temps, puisque le débat ne s'ouvre que le 2 avril et que la commission des lois dispose d'un grand mois pour rédiger son rapport.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Je dispose de peu d'espace pour vous interroger : le mariage, pour vous, ce n'est pas grand-chose ; l'essentiel, c'est la filiation biologique. Un seul système vaut à vos yeux, le lien biologique, le lien du sang. Mais comme moi, vous connaissez d'autres formes de familles, monoparentales, recomposées ... Que proposez-vous pour sécuriser les enfants et assurer l'égalité des droits aux adultes qui les élèvent ?

M. Jean Hauser . - Très franchement, je ne suis pas spécialiste de droit international privé, mais la disposition me semble extrêmement mauvaise et peu réfléchie.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Amicalement à l'Assemblée nationale ( sourires ).

M. Jean Hauser . - Dans la loi de 1972, Jean Carbonnier avait très bien fait les choses. Cela mérite beaucoup d'attention. Je demanderai son avis à mon excellent collègue Hugues Fulchiron.

Quand on touche au couple, qui est une structure de référence, on vise tous les codes, y compris le code rural ! On a essayé de s'en tirer avec des articles balais. Il eût fallu peigner les différents codes avant. On découvrira très rapidement que les articles balais sont insuffisants, et certains citoyens ne comprendront pas qu'on les ait oubliés. Il y a un manque réel de préparation auquel nous ne pouvons rien.

Je n'ai pas dit que je me fichais du mariage, Madame Meunier ! C'est une question de suffrage universel. La loi votée, mon opinion ne comptera pas. Ma position est claire : il faut créer une deuxième page du droit de la filiation, en dehors de la filiation biologique. On a cru pouvoir utiliser l'adoption, mais elle n'est pas faite pour ça. On ne court pas une course automobile avec une 4 L !

Le droit de l'adoption en France a été modifié tous les deux ans. Les relations entre adoptions simple et plénière sont désastreuses. Ce n'est pas l'adoption qu'il fallait utiliser, sauf à la reprendre entièrement au préalable. Il faut dire : nous sommes dans une autre logique de filiation fondée sur la volonté. Ne singeons pas la filiation biologique ou adoptive. Mettons l'imagination au pouvoir, comme on disait en 68 !

Il faut cinq ou six ans pour obtenir un arrêt de la Cour de cassation ; il arrive que cette Cour revienne sur sa jurisprudence, ce qui est naturel. Mais peut-on s'en remettre à la jurisprudence pour une législation de cette importance ? J'en doute... Bref, il faut avoir le courage de ses opinions.

Le droit vit sur beaucoup de fictions. La présomption de paternité, c'est un pourcentage de fiction probable. Jean Giraudoux a écrit dans La guerre de Troie n'aura pas lieu : « Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité ». Ayons le courage d'inventer un nouveau système de filiation !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Voilà une réponse argumentée.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Et ouverte.

M. Christian Cointat . - Je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt et je partage beaucoup de vos arguments mais pas vos conclusions. Vous englobez dans votre raisonnement le texte sur la famille qui n'est pas celui dont nous débattons aujourd'hui.

L'adoption est plus un symbole en la matière qu'un résultat. En Belgique, les adoptions par les couples homosexuels sont quasiment inexistantes. La France n'est pas seule dans le monde. Je représente les Français établis hors de France ; je sais qu'on ne peut légiférer comme si nous étions seuls. J'ai salué la circulaire Taubira qui corrige une injustice et une aberration, bien que membre du groupe UMP.

Vous n'avez pas parlé suffisamment du point de vue pragmatique. Si on veut légiférer de façon globale, on ne fera jamais rien. Il faut procéder par étapes. Rien ne dit qu'il faille autoriser un couple homosexuel à recourir à la GPA. Si on ne fait rien, tout se fera dans notre dos, sans contrôle ni précaution.

Ne peut-on avancer pas à pas de manière cohérente et raisonnable ? Un haut magistrat avait dit ici : « les meilleures lois sont celles qui entérinent l'évolution des moeurs ». Il est bon que la loi prenne cette évolution en compte de manière pragmatique et sans attendre. Pensez à tous ceux qui attendent la loi ! Quand on vote la loi, on doit savoir ce que l'on fait. Attendre 2017 -j'ai pris la date au hasard- pour l'appliquer, ne serait pas convenable.

M. Jean-René Lecerf . - Comme vous, Monsieur le professeur, je pense que ce projet de loi est un corps étranger introduit dans notre corpus juridique, au risque de provoquer une réaction de rejet.

Vous nous fournissez des ébauches de solutions, comme le fait de différer l'application de la loi. Cela ne me choque pas : combien de lois attendent encore leurs décrets d' application ?

M. Christian Cointat . - Ce n'est pas bien !

M. Jean-René Lecerf . - Une autre solution, peu brillante et pas très courageuse, consiste à laisser les juges se débrouiller. Nous transférons alors la charge aux juges...ce qui nous prive du droit de nous plaindre de leur interprétation !

M. Jean Hauser . - Je ne suis pas convaincu qu'il faille tout bouleverser dans la loi PMA. Faire cela par morceaux ? Soit. Mais que se passera-t-il entre deux morceaux ? Le droit peut-il se soucier seulement de certains enfants ?

Je suis très rétif envers l'argument selon lequel si cela se fait ailleurs, c'est forcément bien !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Très bien !

M. Jean Hauser . - A quoi servent alors l'Assemblée nationale et le Sénat ? Je ne dis pas qu'il faille ignorer ce qui se fait ailleurs...

La GPA, en Californie, revient à 41.000 euros, ce qui n'est pas rien ; en Russie ou en Inde, c'est moins cher. Refuser toute conséquence en France, c'est suicidaire : on laisse proliférer n'importe quoi. En droit international, il y a belle lurette qu'on trouve des solutions intermédiaires, qui consiste à dire que le droit français ne recevra les conséquences de ce type de contrat qu'après une vérification soigneuse des conditions des contrats qui sont très différentes selon les pays : aux Etats-Unis, les contrats de surrogate mothers varient selon les Etats. Ce n'est pas oui-oui ou non-non. Les mariages polygamiques ont toujours posé des problèmes. On n'a jamais dit qu'on ne recevait pas certaines conséquences. Pour autant, l'enfant n'est pas le cheval de Troie des fraudes à la loi.

Je pense comme vous : en assouplissant la réglementation, on peut effectuer un certain contrôle. Si vous faites votre contrat de mère porteuse n'importe comment, c'est non ! Quant à la gratuité, c'est une plaisanterie. Il y aura bien quelques grands-mères, quelques soeurs, puis très vite, il y aura une rémunération ; mais on peut contrôler le montant, les clauses...

Il n'est pas acceptable dans notre société de parler « droit à l'enfant ». Or nous discutons bien d'une certaine forme de droit à l'enfant. Ne fermons pas les yeux sur cette réalité. Certains couples estiment qu'ils ont droit à un enfant ; il est beaucoup plus rentable d'admettre ce type de raisonnement en principe, mais pas à n'importe quel prix.

Il y a une infraction pénale pour le contrat de mère porteuse : elle n'est jamais appliquée ! N'agitons pas de sabre de bois dans le code pénal. Et ne faites pas semblant de voter des dispositions qui ne sont pas applicables.

La voie moyenne, c'est de reconnaître que les moeurs ayant évolué, la loi doit changer, mais pas à n'importe quel prix ; le prix, il faut le calculer avant. Cela n'a pas été le cas.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je suis assez d'accord avec M. Cointat : il ne s'agit pas de reconnaître le fait accompli, de copier l'étranger, mais de montrer que la loi est là pour protéger. Combien de femmes sont mortes avant que la loi sur l'IVG soit adoptée ? La loi a été votée grâce au courage du Président de la République, du Gouvernement, des parlementaires de l'époque, mais tout n'est pas permis pour autant.

M. Jean Hauser. - C'est exact. L'ordre public de direction a beaucoup reculé en matière familiale car la société n'est pas capable de dire ce qu'elle souhaite véritablement. Mais ce n'est pas parce que l'ordre public de direction a reculé que l'ordre public de protection doit reculer, bien au contraire ! Quand on ne pouvait choisir, la loi abstraite protégeait. Maintenant qu'on peut choisir, il faut protéger les individus ; ce n'est plus un débat d'idée, mais un débat concret. En 1993, on a modifié l'accouchement sous X qui vivotait dans le code de la santé publique : on ne pouvait pas rechercher la mère. Les ennuis ont commencé ! Comme on ne peut pas rechercher la mère, on ne peut pas rechercher le père, ni les grands-parents... On a fini par garder l'anonymat et on a supprimé l'interdiction de la fin de non-recevoir, solution parfaitement hypocrite : elle consiste à dire que juridiquement, il est possible de chercher la mère, mais qu'il est quasiment impossible de la retrouver. En cas de fuite, il n'y aura plus d'obstacle civil pour chercher la mère... Depuis 1993, on est allé de Charybde en Scylla ! C'est la théorie des dominos, chère à mon maître Pierre Raynaud, ou de la clé de voûte : quand on la retire, la voûte s'effondre. C'est bien ce qui explique mes craintes.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour votre exposé très intéressant.

Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous entamons la dernière audition d'une semaine très riche. Nous recevons Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise. Elle a soutenu une brillante thèse sur la notion de risque. Nous pourrions vous écouter là-dessus, tant le principe de précaution inscrit dans notre Constitution crée d'innombrables conséquences pour le législateur que nous sommes. Elle a également beaucoup travaillé sur le droit de la famille et tout particulièrement sur l'homoparentalité.

Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise . - Merci de m'avoir invitée. Je travaille en effet depuis dix ans sur l'homoparentalité, sujet complexe, passionnant et important.

L'ouverture du mariage aux personnes de même sexe emporte une consécration juridique de l'homoparentalité. L'adoption de l'enfant du conjoint autorisera un lien de filiation entre l'enfant et celui ou celle qui ne sera pas son parent biologique à la seule condition que l'enfant ne soit doté que d'un lien de filiation à l'égard du conjoint de l'adoptant. L'adoption pourra être plénière, produisant les effets d'une adoption par les deux époux car, dans cette hypothèse, elle laisse subsister le lien de filiation d'origine. Sera donc susceptible de faire l'objet d'une adoption plénière l'enfant de deux femmes, issu d'une PMA, conçu par insémination artificielle à l'étranger ou naturelle. Pourra également faire l'objet d'une adoption plénière, l'enfant né avant la formation du couple. La mère biologique épousera sa compagne laquelle deviendra dans un premier temps la belle-mère et, le cas échéant, la mère adoptive.

Mais quid de l'autre branche parentale ? L'inscription des deux liens de parenté n'est pas tranchée et la même question se posera pour la GPA si elle est légalisée. L'indifférenciation du sexe des époux implique-t-elle la désexualisation des branches de la filiation, la disparition de la notion des filiations paternelle ou maternelle ? Faut-il limiter les liens de filiation à deux par enfant, par analogie avec les contraintes de la reproduction biologique ? On ignore les intentions des auteurs du projet ou de ceux qui les ont inspirés sur ce point.

Le régime de la filiation, inchangé par ce texte, laisse place à l'interprétation. Le code civil, dans son article 320, fait obstacle à l'établissement d'une filiation qui contredirait une filiation légalement établie. Le seul critère prévu par le texte : un lien qui contredit un lien préalable. Le projet de loi ne fait pas référence aux branches de filiation. On ne sait s'il sera possible d'inscrire une troisième filiation dans la branche parentale opposée à celle du couple des personnes de même sexe. En ne s'emparant pas de la question, le législateur place les familles et les personnes dans une situation d'insécurité juridique. Le juge devra se prononcer au cas par cas, jusqu'à ce que la Cour de cassation tranche. A moins qu'une loi sur la famille soit votée très vite... Cette question est pourtant loin d'être théorique.

Dans le cas où l'enfant serait issu d'un donneur anonyme par le biais d'une insémination artificielle à l'étranger, les liens pourraient être limités aux deux femmes pour des raisons concrètes plutôt que juridiques puisque le donneur est inconnu. Cependant, rien n'interdirait à un homme de faire une reconnaissance de complaisance. Si celle-ci n'est pas contestée, l'enfant pourrait avoir deux mères et un père en droit.

En cas de donneur identifié, il arrive qu'un homme apporte son concours au projet de deux femmes sans vouloir faire partie de la vie de cet enfant. Mais le projet peut comprendre trois personnes, voire deux couples. Dans la première hypothèse, le donneur qui s'était engagé à ne pas reconnaître l'enfant pourrait changer d'avis en vertu du principe d'indisponibilité de l'état des personnes ; le lien serait alors incontestable parce que conforme à la vérité biologique. L'enfant pourrait également diriger, contre le donneur qui ne l'a pas reconnu, une action aux fins d'établissement de la filiation. Enfin, l'homme ayant prêté son concours à ce projet pourrait faire une reconnaissance prénatale de cet enfant et le projet des deux mères serait déjoué. L'enfant ne pourrait plus faire l'objet d'une adoption plénière, mais seulement d'une adoption simple, avec l'accord des deux titulaires du lien de filiation.

Dans la deuxième hypothèse, les protagonistes pourraient convenir de doter l'enfant d'un lien dans la branche maternelle et d'un lien dans la branche paternelle. L'enfant ne pourrait alors faire l'objet que d'une adoption simple au profit de l'un des conjoints, avec le consentement du père et de la mère, et une possible attribution de l'autorité parentale. Il y aurait alors trois titulaires de l'autorité parentale. On se retrouverait confrontés à des inégalités : quel conjoint choisir pour l'adoption simple, le mari du père ou l'épouse de la mère ? En admettant qu'un enfant puisse avoir trois, voire quatre parents, il risque de se retrouver au coeur de conflits en cas de séparation -ce n'est déjà pas simple à deux. Enfin, cette situation multiplierait les cas d'inégalité entre les enfants susceptibles d'avoir un, deux, trois ou quatre parents et autant de vocations successorales.

L'enjeu fondamental de ce projet de loi est d'opérer ce choix entre la possibilité d'avoir trois ou quatre parents ou d'en limiter le nombre à deux, au prix de l'abolition des notions de branche paternelle et maternelle de la filiation. Alors, la réforme du seul mariage aurait accouché de la réforme la plus fondamentale du droit de la famille, en privant légalement un enfant de père ou de mère.

En laissant de telles évolutions se produire par voie de conséquence, l'on manque la formidable occasion de concevoir une réforme d'ensemble découlant d'une réflexion sur l'établissement de liens de filiation délibérément détachés du critère biologique.

Un tel projet aurait permis de traiter toutes les hypothèses en présence, qu'elles concernent les couples homosexuels ou hétérosexuels, en offrant une plus grande sécurité juridique à leurs projets parentaux et un cadre cohérent aux enfants qui en sont issus. Une voix médiane existe : repenser la filiation et concevoir, à côté du lien classique, deux autres sortes de lien. Le premier reposerait sur le seul élément sociologique et produirait tous les effets attachés à la filiation. Le deuxième ne reposerait que sur l'élément biologique. Il faudrait en admettre, d'une manière ou d'une autre, la traduction juridique, de façon à permettre l'accès de l'enfant à ses origines et la garantie de l'interdit de l'inceste. Il serait préférable de ne pas établir le lien de type sociologique par la voie de l'adoption qui est incontestable. Ce qui n'est le cas d'aucun autre mode d'établissement de la filiation.

Enfin, il n'est pas souhaitable de traiter juridiquement de la même façon les projets parentaux communs et les recompositions familiales, les deux situations n'étant comparables ni pour les couples homosexuels ni pour les hétérosexuels.

Si l'élaboration de la loi doit demeurer séquentielle, il faudrait au minimum restreindre l'adoption de l'enfant du conjoint à la forme simple. Autrement, ce texte pourrait, sans le dire, enclencher la première étape de la chronique de la mort annoncée de la paternité et, peut-être, de la maternité.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour cet exposé extrêmement clair et démontrant les problèmes qui subsistent à la suite de l'adoption du texte par l'Assemblée nationale. Ils sont devant nous.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Vous nous dites, un peu comme M. Hauser, « le mariage des personnes de même sexe étant pratiquement voté, ayez le courage de mettre dans la loi la réforme de la filiation qui en découle ». Si nous faisions cela, il faudrait limiter aux couples de même sexe l'adoption simple. Ensuite, un autre texte devrait examiner les autres types de filiation pour tous les couples. Ai-je bien compris ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Merci pour cette analyse. Les recompositions familiales existent déjà : je pensais à ces enfants qui aux fêtes des pères ou des mères n'auront pas à offrir de cadeaux, et à ceux qui devront en faire deux... L'adoption est-elle simple ou plénière pour les familles hétérosexuelles recomposées ?

Mme Florence Millet . - Pourquoi limiter l'adoption à la forme simple ? Il n'est pas envisageable de réserver cette limite aux seuls couples homosexuels, mais c'est le seul moyen de ne pas être acculé trop vite. Il faudrait réformer l'adoption de l'enfant du conjoint dans tous les cas. L'idée est de garder un peu de temps pour réfléchir et régler tous les cas. Loin de définir un régime spécial, cette loi aurait été l'occasion de remettre à plat ce qui ne convient pas aujourd'hui, pour parvenir à un régime commun à tous les couples. La distinction entre adoptions simple et plénière n'a plus véritablement de justification. On limiterait ainsi les conséquences possibles de cette loi en se donnant le temps de réfléchir à une réforme de la filiation. Il faut aller aussi au bout de la logique et revenir sur la PMA - on jette un voile pudique sur les conditions de conception des enfants. La difficulté, c'est aussi de passer de la PMA à la GPA, dont les enjeux sont différents.

Pour les recompositions familiales, si une femme élève seule un enfant et que le père avait reconnu l'enfant, l'adoption plénière par le conjoint est impossible. En revanche, si le père n'est pas connu, l'adoption par le conjoint est possible, dans la forme simple ou plénière. L'adoption simple laisse ouverte l'autre branche de la filiation. Il faudrait concevoir un régime commun à tous les couples et ne pas passer par l'adoption. Dans un couple hétérosexuel, en cas d'insémination artificielle, le conjoint reconnaît l'enfant, il ne l'adopte pas, mais le lien reste contestable : l'enfant est issu d'un donneur. Cela ne tient pas debout.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - C'est un « mensonge d'Etat » !

Mme Florence Millet . - Sans aller jusqu'à employer des grands mots, le caractère irrévocable de l'adoption plénière, lorsque la filiation est sociologique, n'est pas souhaitable, car lorsque tout ne se passe pas bien, faut-il laisser perdurer ce lien à tout jamais quand tous les autres sont contestables ? Ne dénaturons pas une institution, l'adoption, qui conserve un intérêt dans d'autres hypothèses.

M. Christian Cointat . - J'ai beaucoup apprécié votre exposé liminaire. Il m'a impressionné. Dans les couples hétérosexuels, les difficultés sont nombreuses, complexes. Le projet de loi nous éclaire sur les difficultés du mariage hétérosexuel ! Ne pensez-vous pas que votre raisonnement est biaisé dans la mesure où il faut que le père ne soit pas connu et qu'il y ait eu une insémination artificielle, interdite chez nous ? N'allez-vous pas trop loin en affirmant que les conséquences de tout cela risquent de remettre en cause la paternité et la maternité ? Que pensez-vous de ce qui se passe en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Espagne, pour ne citer que des pays de l'Union européenne, où nous avons une libre circulation et la liberté d'établissement ? Les familles y sont-elles remises en cause ? Ce n'est pas mon sentiment.

Mme Florence Millet . - Mon cri d'alarme n'est pas exagéré. Il vise à protéger les projets parentaux. Il y a des cas de reconnaissance prénatale, c'est très concret. Parfois, je propose des sujets à mes étudiants et j'ai l'impression d'y aller un peu fort ... sauf quand j'entends mes amis avocats évoquer des affaires : la réalité dépasse la fiction.

La portée symbolique du texte n'est pas négligeable. La question de l'accès aux origines débouche sur la prohibition de l'inceste. Certes, les cas évoqués sont marginaux mais la loi doit maintenir la trace de l'origine et pas seulement sur le plan des symboles. Des difficultés concrètes peuvent se poser. En cas de recomposition familiale, établir un lien de filiation entre l'enfant et le nouveau compagnon ou la nouvelle compagne est un sacré pari sur l'avenir. C'est faire dépendre la filiation de l'enfant de rapports de couples que l'on sait précaires.

M. Christian Cointat . - Pour qu'il y ait disparition de lien biologique, il faut que le père soit inconnu. Comment la loi peut-elle protéger contre l'inceste dans pareil cas ? Le problème est à tel point complexe que j'estime que le législateur ne doit pas y toucher ... sauf d'une main tremblante, comme le préconisait Montesquieu. L'on ne verra pas tous les aspects en ce domaine. L'adoption simple, oui, mais pour le reste, prudence ! Un enfant est le fruit d'un homme et d'une femme, c'est la loi immuable de la nature.

N'oublions pas cet aspect. « Il faut être rigoureux quand on établit la loi et bienveillant quand on l'applique », dit un sage proverbe que je fais mien. Faisons confiance au juge pour s'en inspirer.

Mme Florence Millet . - Les projets parentaux concernés ne sont pas limités. Pour l'heure, les donneurs sont anonymes et la prohibition de l'inceste ne peut être garantie. La PMA doit aller de pair avec la connaissance du géniteur, pour établir un lien que l'on peut appeler autrement que de filiation. L'enfant doit savoir de qui il est issu. Mais le consentement de ce père biologique ne serait alors pas requis pour permettre l'adoption de l'enfant par le conjoint.

M. Christian Cointat . - Vous êtes déjà dans la prochaine loi dont nous ne sommes pas encore saisis !

Mme Florence Millet . - Vous n'avez pas le choix : les juges de première instance vont être saisis très vite, et ils apporteront des réponses différentes. Qu'un enfant soit privé légalement de la possibilité d'avoir un père ou une mère, ce n'est pas rien ! C'est pourquoi je suggère de bien y réfléchir pour protéger les projets parentaux et offrir un cadre cohérent à l'enfant afin qu'il sache de qui il est issu, sans que tous les effets classique de la filiation soient attachés à ce démembrement de la filiation. La filiation sociologique produirait tous les effets de la filiation classique ; le lien biologique ne servirait qu'à savoir de qui on est issu et à garantir la prohibition de l'inceste. Offrons au moins ce cadre-là à ceux qui veulent bien faire les choses.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il nous reste à vous remercier : vous nous avez apporté beaucoup. Vous avez souligné des questions dont nous n'avions peut-être pas encore mesuré toute l'ampleur.

Mardi 19 février 2013
M. Jacques Pélissard, président de l'Association des maires de France (AMF)

_______

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous entamons cette troisième semaine d'auditions sur le texte sur le mariage pour tous, preuve que le Sénat se donne le temps d'examiner les sujets de haute importance. Cela a d'ailleurs été remarqué.

Pour commencer, je suis très heureux d'accueillir M. Jacques Pélissard, président de l'Association des maires de France (AMF). Bien que député - ne prenez pas négativement cette proposition circonstancielle de concession -, il n'ignore pas que la Haute Assemblée représente les collectivités territoriales de la République. Si nous n'avons jamais eu une vision restrictive de cela, le président d'une association qui réunit 36 700 maires de France est ici chez lui.

Par parenthèse, on évoque parfois des textes rejetés par le Sénat, faute de majorité. On oublie trop souvent de dire qu'il a voté à l'unanimité la proposition de loi que Mme Gourault et moi-même avons déposée sur les conditions d'exercice des mandats locaux, ou celle portant création d'une Haute autorité chargée du contrôle et de la régulation des normes applicables aux collectivités locales. Puissent ces textes prospérer à l'Assemblée nationale.

M. Jacques Pélissard, président de l'Association des maires de France (AMF) . - Merci pour votre accueil. Nous travaillons en commun sur des textes. Nous avons accolé nos noms à une loi sur les Commissions départementales de coopération intercommunale (CDCI), votée quand la majorité de nos deux assemblées ne coïncidait pas. Je m'efforcerai de favoriser le cheminement des deux propositions que vous avez citées.

L'Association des maires de France (AMF) que je préside représente tous les maires de France avec leurs sensibilités. Je l'ai dit à François Hollande lors de notre congrès en novembre 2012, nous n'avons pas vocation à prendre une position sur le fond du texte. Les maires marient au nom de la loi - « au nom de la loi je vous déclare unis par le mariage »... Ils respecteront la loi. Je l'ai également dit à Mme Taubira, le rôle de l'AMF est de faire respecter la loi, mais aussi de tenir compte de la conscience des maires. D'où les trois amendements que nous avons déposés à l'Assemblée nationale. Le seul adopté, d'ailleurs à l'unanimité, concerne le lieu du mariage : il élargit la faculté de choisir la commune du mariage au lieu où l'un des parents d'un membre du couple réside. Il met ainsi fin à une hypocrisie. Je souhaite que le Sénat le maintienne, avec la précision ajoutée par le rapporteur : le choix de la commune intervient « à la demande des époux ».

Le deuxième concernait la clause de conscience - un terme que je n'ai jamais utilisé. Le président de la République, lui, l'a fait, avant de se rétracter. Pour respecter la conscience des maires, il faut assouplir les règles des délégations octroyées par le maire à un conseiller municipal pour la célébration d'un mariage. A l'heure actuelle, cette délégation n'est possible qu'en cas d'absence ou d'empêchement du maire et des adjoints. On assiste à des situations un peu hypocrites : quand je délègue ma compétence à un conseiller municipal pour qu'il marie son enfant, je ne peux être présent, même quand il s'agit d'amis ; de même, il y a des délégations permanentes dans les grandes villes avec un tour de rôle des conseillers municipaux, alors que cette délégation ne peut qu'être spécifique. Donc, il convient de dire la vérité et d'évacuer la condition de maladie ou d'empêchement, car à quoi bon mentir ? Il faudrait écrire : « le maire peut déléguer à un conseiller municipal le soin de procéder à la célébration de mariages », point à la ligne.

Troisième amendement, que faire si tous les délégués municipaux et le maire refusent de procéder au mariage ? Une telle hypothèse ne peut être exclue, puisque 29 % des maires se déclarent très défavorables au mariage pour tous et que 23% y sont défavorables. Or, force doit rester à la loi. Nous devons prévoir un taquet : l'on sollicitera le procureur de la République. Celui-ci donnera instruction aux maires de procéder à la cérémonie. Le procureur de la République intervient déjà aujourd'hui quand le maire se trouve confronté au mariage d'un étranger en situation irrégulière ou lorsqu'il soupçonne un mariage arrangé, par exemple.

Les maires sont respectueux de la loi, il importe que celle-ci autorise le respect de leur conscience.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Votre deuxième amendement vise simplement à faire correspondre la loi à la réalité, il est tout à fait acceptable.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Votre premier amendement sera maintenu.

Quant à vos deux autres amendements, il y a une clause de conscience pour les médecins sur l'avortement, mais ceux-ci sont des professionnels libéraux. Tel n'est pas le cas des officiers d'état civil que sont les maires. La saisine du procureur de la République est déjà possible lorsque se présentent des difficultés. Sous réserve d'un examen plus approfondi, vos amendements ne me posent pas de problème. Sur un plan politique, rassurer des collègues maires, si nous pouvons le faire, ira dans le bon sens.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales . - Je vous donnerai un témoignage : en tant qu'adjointe au maire à Nantes pendant vingt-deux ans, j'ai été appelée à assurer des permanences lorsque quinze ou vingt mariages étaient programmés le même samedi...

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Procéder à un mariage est un moment privilégié dans la vie des élus : les gens arrivent contents à la mairie et en ressortent heureux. Ce n'est pas toujours aussi gratifiant !

M. Jacques Pélissard . - Le rapporteur est en phase avec mes amendements et son analyse correspond à la mienne. J'ai effectivement entendu parler des permanences à Nantes. Ce n'est pas très légal.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - C'est la pratique ; de nombreux collègues, je n'en doute pas, soutiendront un amendement de bon sens.

Mme Cécile Cukierman . - Effectivement, il est important que les maires, adjoints et conseillers municipaux se retrouvent dans cette loi qui, je l'espère, sera votée. En revanche, je m'interroge sur le troisième amendement : s'il n'y a pas de suspicion sur la légitimité du mariage, le maire devra y procéder. Etre maire, c'est aussi assumer ses responsabilités, être tenu à des obligations. On n'a pas pris autant de précautions lorsqu'il s'est agi de demander aux maires d'appliquer le service minimum dans l'éducation nationale. Le débat peut-être tumultueux, mais une fois la bataille politique passée, la loi doit être appliquée Nous en reparlerons d'ici avril, mais j'ai quelques doutes concernant de votre troisième proposition.

M. Jean-Pierre Leleux . - Je partage totalement les deux premiers amendements ; Quant au troisième, la comparaison avec le service minimum ou avec les futurs rythmes scolaires ne tient pas, à mon sens. Une divergence politique ne relève pas de la conscience. Le mariage pour tous touche-t-il, quant à lui, à la liberté de conscience, ce projet est-il du ressort de la conscience ? Oui. Le président de la République ne pense pas autrement. Il a cité ce terme par deux fois lors du congrès des maires, ce qui lui a valu des applaudissements. Il a également évoqué des délégations extensibles - ce n'est pas anodin. Votre proposition marque un pas dans la reconnaissance de la liberté de conscience que je souhaite voir inscrite dans la loi. Depuis la Révolution, le maire, quand il marie, recueille les naissances et enregistre les décès, est un agent de l'Etat, un officier d'état civil. A l'étranger, c'est l'ambassadeur qui joue ce rôle de délégué de l'Etat.

Dans mon département, des conseils municipaux unanimes ont demandé la clause de conscience. Pour ces cas-là, pourquoi ne pas rendre cette mission à l'Etat ? Le préfet ou le sous-préfet organiserait alors le mariage.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je donnerai des précisions au sénateur-maire de Grasse : donner au préfet ou au sous-préfet le soin de marier dévaloriserait la fonction du maire. Un mot de droit comparé : la clause de conscience pour les maires n'est pas admise, même en Espagne, où le tribunal suprême a invoqué un devoir inconditionnel d'obéissance au droit de la part des maires. Elle ne l'est pas non plus en Belgique. Une possibilité de délégation est prévue dans les pays européens protestants, mais pour les pasteurs ! Et dans ce cas, les futurs époux sont orientés vers un autre pasteur qui accepte de les marier. La question a donc été résolue par la négative pour le mariage civil, et de manière oblique lorsque le mariage religieux peut en tenir lieu. Le troisième amendement de M. Pélissard dessine une voie médiane. Nous allons donc l'étudier de plus près.

Mme Cécile Cukierman . - J'entends que de telles unions peuvent heurter la conscience de certains, mais il en va de même dans bien d'autres situations. J'ai évoqué tout à l'heure l'atteinte au droit de grève, qui heurte tout autant la conscience de certains. Surtout, lorsque le maire officie, il n'est plus question de la personne, mais de la fonction que l'on exerce. De deux choses l'une, soit on entre en résistance pour aller au bout de sa logique, soit on applique le droit. Il me paraît paradoxal d'entreprendre de faire évoluer la règle de droit tout en prévoyant les exceptions qu'elle pourrait souffrir, même si souvent, en France, les exceptions confirment la règle...

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La loi est notre charte commune, elle fonde le vivre ensemble dans notre République. Aussi devons-nous distinguer ce qui relève de nos convictions politiques et ce qui ressortit à la loi : je présenterai demain un rapport sur le projet de loi organique relatif à l'article 11 de la Constitution, un article contre lequel j'ai pourtant voté.

Le respect de la loi scelle notre pacte républicain. J'étais présent lorsque le président de la République a répondu à M. Pélissard et j'ai entendu ce qu'il a dit ensuite. Les amendements de M. Pélissard sont tout à fait acceptables en ce qu'en dernière instance, le procureur de la République veillera à l'application de la loi.

M. Jacques Pélissard . - M. le président de la commission des lois a tout dit : il convient de conjuguer les délégations ouvertes avec in fine la réalisation du mariage par un élu qui aura reçu instruction du procureur de la République, déjà en charge d'assurer le respect de la loi.

Madame Cukierman, après le vote un peu précipité de la loi sur le service minimum, on a assisté à une vague de déférés préfectoraux devant les tribunaux administratifs. Ensuite, la jurisprudence a distingué entre volonté de ne pas appliquer la loi et impossibilité de la mettre en oeuvre. Après quoi tout est rentré dans l'ordre.

Je remercie également le Sénat d'avoir entrepris de toiletter, dans le texte en navette sur les normes applicables aux collectivités territoriales, l'article 75 du code civil, en supprimant des articles lus aux futurs mariés par l'officier d'état civil, l'article 220 sur la solidarité des dettes entre époux. Autant il est normal de porter les emprunts à la connaissance des époux, autant il était maladroit de le dire dans un moment festif.

J'attire votre attention sur un point : la loi implique l'adoption d'un nouveau logiciel. Il faudra donc prévoir un délai d'un mois entre sa promulgation et son entrée en vigueur.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Il revient au procureur de la République de contrôler l'état civil et de donner éventuellement des instructions. En revanche, je verrais d'un mauvais oeil que le préfet intervienne dans les affaires des mairies.

Mme Nathalie Goulet . - Les maires s'inquiètent. Cela dit, a-t-on une idée du nombre de demandes de mariages de personnes de même sexe ? Je n'ai pas le sentiment que le Perche ornais sera submergé de demandes.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous ne disposons pas de statistiques précises. Il y a tout lieu de croire que les demandes, comme pour le Pacs, seront plus nombreuses la première année et déclineront ensuite.

Les gens ne rechercheront pas une confrontation : ils se renseigneront avant, pour savoir où aller se marier, y compris dans les communes de résidence de leurs parents... J'aborderai ces sujets en séance de façon minimale pour ne pas déchaîner les passions de part et d'autre.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Les amendements de M. Pélissard sont raisonnables et, malgré les réserves de Mme Cukierman, il y a un assez large assentiment sur le troisième.

M. Jacques Pélissard . -  Raisonnables et responsables. Ils concourront au respect de la loi et des consciences.

M. Jérôme Guedj, représentant de l'Assemblée des départements de France (ADF)

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous accueillons à présent M. Jérôme Guedj, président du conseil général de l'Essonne et qui a été mandaté par l'Assemblée des départements de France. La pratique antique du cumul des mandats...

Mme Nathalie Goulet . - Féodale !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - ... ayant toujours cours, il est aussi député. Il a fait le sacrifice des questions d'actualité pour venir devant nous.

M. Yann Gaillard . - Quel sacrifice !

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le Sénat représente les collectivités territoriales de la République, ce qui ne signifie pas que l'Assemblée nationale ne joue pas aussi un rôle éminent en ce domaine. Nous entamerons le dialogue après votre exposé liminaire.

M. Jérôme Guedj, député, président du conseil général de l'Essonne, représentant de l'Assemblée des départements de France . - J'ai grand plaisir à être ici, au Sénat, où j'ai été, jadis, l'assistant parlementaire d'un sénateur devenu illustre. Je suis ici en qualité de vice-président de la commission des affaires sociales de l'Assemblée des départements de France et à la demande de Claudy Lebreton. Par honnêteté, disons d'emblée que celle-ci n'a pas pris position sur le projet de loi ; cela découle de son fonctionnement consensuel. Quel est l'impact de ce texte sur les conseils généraux ? Il concerne principalement le volet « adoption », celui du mariage relevant plutôt des maires.

Les conseils généraux sont chargés de la délivrance de l'agrément, en vue d'une adoption, suivant un processus que nous connaissons. Avec la future loi, les personnes de même sexe pourront formuler une demande dans les mêmes conditions que les couples hétérosexuels. Pas de dispositif spécifique donc, puisque le fil rouge de ce texte est l'égalité. Les critères de droit commun fixés par le code de l'action sociale et des familles s'appliqueront. Une seule question : les conditions d'accueil, familiales, éducatives, psychologiques, correspondent-elles aux besoins et à l'intérêt de l'enfant ? C'est sur ces seuls critères que pourra se faire l'appréciation.

L'enjeu n'est pas nouveau puisque la réforme de 1966 a ouvert la faculté d'adopter aux personnes seules. Des personnes homosexuelles en usent, sans mettre en avant le fait qu'elles vivent en couple, même si les services le devinent parfois.

Dans un arrêt du 22 janvier 2008, qui mettait en cause le conseil général du Jura, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé au nom du principe de non-discrimination, qu'il ne pouvait y avoir refus d'agrément en raison de l'orientation sexuelle du couple. Depuis, beaucoup de conseils généraux se sont emparés du sujet pour s'assurer qu'il n'y a pas discrimination, franche ou insidieuse, arguant de l'« environnement familial ».

Il faut néanmoins sortir de cette situation hypocrite et bancale, où les demandeurs homosexuels sont incités, dans un grand moment de vérité, au déni de leur vie de couple. J'ai voulu, comme président du conseil général, inverser résolument la tendance, pour que l'évaluation de la capacité des requérants ne soit pas déconnectée de leur environnement. Je l'ai clairement revendiqué en juillet 2011 dans un dossier où la requérante avait fait état de sa vie en couple homosexuel, avec une femme qui avait elle-même un enfant. En reconnaissant le mariage de ces couples, on met fin à l'hypocrisie.

Après être intervenu dans le débat de manière tonitruante, j'ai proposé à l'ADF une charte de l'adoption sans discrimination, qui a débouché à Evry, en avril 2012 sur un colloque « Adoption et homoparentalité », dont les actes sont accessibles sur Internet. Nombre des intervenants sont ceux que vous allez entendre sur ce texte.

Le cumul, temporaire dans mon cas, puisque je siège à l'Assemblée nationale comme suppléant, m'a donné l'occasion d'assister à 109 heures de débat. Toutes ces questions n'y ont que peu été abordées, si ce n'est pour s'interroger sur une éventuelle augmentation des demandes d'agrément. Il faut ici raison garder. La loi, qui va légaliser des situations de fait, se traduira surtout par des adoptions intrafamiliales. Quant aux adoptions internationales, les couples de même sexe sont lucides sur les risques de se voir opposer une fin de non recevoir par bien des pays comme l'Ukraine, la Russie, la Chine ou Haïti. Il n'y aura pas d'appel d'air : ce n'est pas cela qui menacera l'équilibre financier de nos conseils généraux.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La question est loin d'être marginale. Merci de ces éclairages.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - J'ai, huit années durant, été vice-présidente du conseil général de Loire-Atlantique ; en charge de la protection de l'enfance, je présidais le conseil de famille et signais les agréments. Il y avait pas mal d'hypocrisie : quand nous donnions un agrément à un célibataire, nous pressentions des souffrances et devinions qu'un aspect de la personne était masqué. Reste que l'agrément ne donne pas un enfant. Or on constate déjà en Russie une certaine suspicion sur les demandes de célibataires ou de couples homosexuels. Ce texte présente surtout un intérêt parce qu'il autorise l'adoption de l'enfant du conjoint.

Il importe d'avoir un débat sain et complet sur la question, tant on entend d'approximations voire de contrevérités, notamment sur l'adoption plénière. Quand une femme accouche sous secret en France, elle peut donner son identité sous un pli fermé, que l'enfant pourra ouvrir à sa majorité ou avant, s'il est accompagné de ses parents. L'adoption plénière ne fait pas obstacle à l'accès aux origines.

Mme Esther Benbassa . - Durant cet exposé très complet, vous avez évoqué l'adoption internationale, sur laquelle nous n'avons pas prise. Puisque très peu d'enfants français sont adoptables, l'agrément n'a plus de signification. Ne pourrait-on y remédier en passant des avenants à nos accords internationaux ?

M. Jean-René Lecerf . - Ouvrir l'adoption aux couples homosexuels ne doit pas entraîner des conséquences dommageables sur les projets des personnes célibataires. Il arrive qu'après qu'un couple s'est effiloché, l'un des deux conserve un projet d'adoption. Des célibataires souhaitent adopter. Pourquoi le nombre d'adoptions par des hommes célibataires est-il encore plus dérisoire que par des femmes célibataires ?

Mme Nathalie Goulet . - Lorsque vous présumez que l'adoption est demandée par un couple homosexuel, le portez-vous au dossier ? Je m'inquiète toujours des fichiers.

M. Jérôme Guedj . - Cette loi a une vertu messianique : elle nous invite à nous interroger tant sur l'adoption dans notre pays que sur la procréation médicalement assistée (PMA), le statut des tiers....

Le dispositif actuel de l'adoption n'est pas satisfaisant. Je souhaite que la loi à venir sur la famille soit l'occasion d'y revenir. Pour l'adoption internationale, on est à moins de 1 500 à 1 700  enfants adoptés, contre 4 000 il y a quelques années : c'est extrêmement préoccupant. Peut-on passer des conventions avec des Etats ?

Des inquiétudes se sont manifestées dans le débat à l'Assemblée nationale : ne va-t-on pas assécher le vivier de l'adoption pour les autres couples ? On a tout entendu, d'aucuns sont allés jusqu'à demander que des parents mourants puissent interdire explicitement l'adoption de leurs enfants par des homosexuels. Je ne crois pas à la concurrence : pour l'essentiel, l'adoption sera celle du conjoint ; ce sera, en quelque sorte, une adoption intrafamiliale de régularisation.

En France, nous avons un problème avec l'adoption plénière : moins de 2 500 enfants ont le statut de pupilles de l'Etat, et très peu sont proposés à l'adoption. La tradition du maintien du lien avec le parent biologique reste très forte. Le délaissement parental n'est pas pris en compte comme dans le droit anglo-saxon.

L'adoption passe par un processus itératif : un colloque singulier, de confiance, s'établit entre le demandeur et les services du conseil général. C'est pourquoi, en juillet 2011, j'ai tenu à faire figurer dans la motivation de l'agrément délivré dans l'Essonne, l'existence d'un vrai lien d'amour entre deux personnes de même sexe. Tout en ayant franchi une étape importante, elles savaient qu'avoir affiché leur sincérité, compliquerait leur parcours du combattant. Pour les personnes seules, il n'y a pas de mention, sauf à leur demande expresse. Il faut presque faire abstraction de l'orientation sexuelle de la personne seule ; en même temps, l'on doit éviter une discrimination positive.

Les chiffres ? Quelque 10 % de demandes sont formulées par des personnes seules, très peu d'hommes, et moins de 1 % par des personnes homosexuelles.

Il y a des pays, madame Benbassa, qui ne posent pas de veto à l'adoption par des couples homosexuels. C'est le cas de l'Afrique du Sud.

Mme Cécile Cukierman . - Il faudra nous interroger collectivement, après le vote de ce texte. Quand l'Espagne a autorisé le mariage pour les couples de même sexe, l'adoption internationale dans un certain nombre de pays est devenue plus compliquée pour tous les couples. Sur la question de l'agrément, vous avez dit que l'absence de femme pouvait compliquer les choses. L'on sait trop combien la procédure d'agrément est humainement difficile. Comment rendre les enquêtes plus objectives ? Avez-vous pensé à des actions de nature à éviter que les espoirs suscités par la loi s'effacent devant de telles réalités ?

Mme Virginie Klès . - Certains parents ne donnent signe de vie à leurs enfants placés qu'en envoyant une carte postale par an : est-ce véritablement suffisant pour considérer qu'un lien est maintenu et qu'il empêche l'adoption ?

M. Alain Gournac . - J'ai été vice-président en charge des affaires sociales de mon département des Yvelines, et j'ai été frappé par la façon dont sont instruits les dossiers : il faudra vraiment la faire évoluer pour que les gens n'en sortent pas blessés.

Mme Nathalie Goulet . - C'et vrai.

M. Alain Gournac . - J'ai dû porter à bout de bras un couple cassé par la procédure.

M. Jérôme Guedj . - On compte 25 000 personnes détentrices d'un agrément et un flux de 6 000 demandes nouvelles par an. Comment agissent les équipes des conseils généraux ? Tout est question de bonnes pratiques. Il y a des traditions propres à certains endroits. Le conseil général des Yvelines est bien connu : s'agit-il d'une directive politique ou d'une pratique professionnelle ? On y privilégie, semble-t-il, les personnes mariées. L'enjeu peut être d'éviter de trop grandes disparités. Il est vrai que des personnes sortent cassées de l'épreuve tant on les interroge, tant on fouille leur vie. Pour diffuser les bonnes pratiques, j'ai dit quelle a été ma démarche. Depuis le colloque, nous nous efforçons de construire un réseau afin de pouvoir échanger. Pourquoi se cramponner sur le lien biologique ? N'oublions pas l'adoption simple, qui autorise un enfant à avoir jusqu'à quatre parents. Sachons aussi faire évoluer l'adoption plénière en constatant le délaissement parental plus rapidement.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Plus le politique s'en mêlera, mieux cela vaudra. Non pas que je ne fasse pas confiance aux équipes, mais la question n'est pas technique, et cela rassurera.

M. Jérôme Guedj . - Le rôle des équipes des conseils généraux est très important et celui de l'aide sociale à l'enfance est fondamental. On est toujours sur la crête, on frôle l'intime. Les professionnels ont besoin d'un cadre clair. Les schémas départementaux de l'enfance intègrent de plus en plus ces interrogations sur l'adoption - nous avions assimilé dès 2009 la non-discrimination en raison de l'orientation sexuelle. En tout état de cause, une politique se définit avec les services, avec leurs équipes stables. Surtout quand des familles suivent des stratégies de localisation en fonction de ce qu'elles savent des pratiques des uns et des autres, l'on a besoin que les dépositaires du suffrage universel définissent des règles transparentes sur lesquelles se fonde le professionnel qui prend la décision.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je vous remercie de cet éclairage sur la position de l'ADF.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, et Mme Dominique Bertinotti, ministre déléguée auprès de la ministre des affaires sociales et de la santé, chargée de la famille

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Mes chers collègues, je vous remercie d'être venus si nombreux de toutes les commissions à cette audition. C'est le signe de votre intérêt pour le texte relatif au mariage pour tous, mais aussi pour les deux ministres ici présentes, Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, et Mme Dominique Bertinotti, ministre chargée de la famille, à qui je souhaite la bienvenue en votre nom à tous.

Avec le rapporteur de la commission des lois, Jean-Pierre Michel, et la rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales, Michelle Meunier, nous avons d'ores et déjà mené une trentaine d'heures d'auditions, et notre programme n'est pas fini. C'est le signe que le Sénat tient à se donner le temps nécessaire pour mener à bien ses travaux. Dans cette perspective, l'examen du texte en séance publique a été reporté.

J'ajoute que nous avons mesuré l'engagement que vous avez toutes deux exprimé lors des débats à l'Assemblée nationale.

Sans plus tarder, je donne la parole à Mme la garde des sceaux, pour un exposé liminaire d'une dizaine de minutes.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice . - Monsieur le président de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens avant tout à vous remercier de votre présence et de l'intérêt que vous portez au projet de loi. Au demeurant, cet intérêt n'est pas récent puisque je sais que de nombreux membres de la Haute Assemblée ont déjà travaillé sur le sujet ou sur des questions voisines.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je présume, connaissant les habitudes du Sénat, que vous avez suivi les travaux de l'Assemblée nationale et pris connaissance de la version du texte adoptée par les députés.

Je rappelle que le projet de loi est marqué du sceau de l'égalité, comme l'ont très clairement souligné le président de la République et le Premier ministre. Les dispositions qu'il renferme ne suppriment rien de l'institution du mariage telle qu'elle existe dans notre pays, et qui a été récemment modifiée par plusieurs textes de loi, améliorant l'égalité au sein du mariage et l'égalité de traitement des enfants. Au contraire, certaines dispositions introduites dans ce texte bénéficieront aux couples hétérosexuels.

Les travaux de l'Assemblée nationale ont débuté par les interventions en discussion générale, qui ont permis aux uns et aux autres d'exprimer leur appréciation globale concernant le projet de loi. Par la suite, la discussion des articles s'est poursuivie durant presque deux semaines, avec l'examen de 4 999 amendements. Seuls 17 d'entre eux ont été adoptés. En effet, la plupart des amendements n'étaient que de simples supports à la discussion, dans la mesure où ils ne tendaient qu'à supprimer tout ou partie d'un article ou d'une application de dispositions interprétatives sur des articles du code civil.

J'apporte cette précision non pour dévaloriser les amendements déposés, mais simplement pour expliquer le ratio entre le nombre des amendements défendus et celui des amendements adoptés : plus de 90 % des amendements n'avaient pas vocation à être adoptés, pas même pour leurs propres auteurs.

Les dispositions retenues au titre de ce texte s'inscrivent dans le périmètre que le projet de loi gouvernemental avait déjà déterminé, à savoir l'ouverture du mariage et de l'adoption à droit constant aux couples de même sexe, c'est-à-dire dans les mêmes conditions de consentement et d'âge, et avec les mêmes prohibitions.

Ces interdictions concernaient l'inceste et les mariages consanguins. Elles ont été étendues aux couples de même sexe. Ainsi, la prohibition du mariage entre oncle et nièce se double désormais d'une interdiction du mariage entre oncle et neveu.

Les conditions de sécurité juridique et de protection sont les mêmes pour les conjoints, particulièrement pour le conjoint ou la conjointe le ou la plus vulnérable, ainsi que pour les enfants.

La disposition essentielle, l'épine dorsale de ce texte, c'est l'ouverture du mariage et de l'adoption aux couples de même sexe. La commission des lois de l'Assemblée nationale a apporté des modifications, et je vais indiquer en substance lesquelles.

Le texte prévoit une disposition de droit international privé qui permet de déroger à la loi personnelle. Le projet de loi précisait « sous réserve des engagements internationaux de la France », mais la commission des lois de l'Assemblée nationale a souhaité supprimer ce membre de phrase. Cela ne change rien dans la mesure où, de toute façon, les conventions internationales s'imposent à nous et sont supérieures, dans la hiérarchie des normes, à notre droit interne. Il revient donc absolument au même de les mentionner ou pas.

La dérogation à la loi personnelle permet que le mariage entre un Français et un étranger ou une Française et une étrangère puisse être célébré même si le pays d'origine de l'étranger ou de l'étrangère ne prévoit pas la possibilité du mariage pour des couples de même sexe.

En ce qui concerne le nom patronymique, le projet de loi initial ne visait que les couples homosexuels, mais la commission des lois de l'Assemblée nationale a préféré instaurer une disposition à caractère général. Vous le savez, ce sujet a été discuté en séance publique, et il est probable que le Sénat souhaitera approfondir cette discussion lorsqu'il abordera les conditions d'attribution du nom patronymique en cas d'absence de déclaration par les parents.

Par ailleurs, quelques dispositions symboliques mais fortes ont été introduites. L'une rappelle le rôle de contrôle, et de surveillance en général, du procureur de la République ; une autre rappelle que l'institution du mariage est une cérémonie républicaine et que c'est en cette qualité que les officiers d'état civil la célèbrent en mairie.

Des dispositions ont également été introduites concernant l'autorité parentale et l'adoption.

Le texte vise à protéger les enfants qui vivent déjà au sein de familles homoparentales, à leur apporter une véritable sécurité juridique. Il permet, par l'adoption, l'exercice conjoint de l'autorité parentale. Jusqu'à présent, seule était possible la délégation de l'autorité parentale, dite délégation partage. En cas de décès, le conjoint survivant pourra donc continuer à exercer l'autorité parentale. Jusqu'alors, cette possibilité dépendait d'une décision du conseil de famille et le conjoint survivant pouvait éventuellement être désigné en qualité de tuteur. Le texte permet également à l'enfant, ou aux enfants, d'hériter des deux parents. Enfin, il permet au juge d'intervenir en cas de divorce et de prendre des décisions qui protègent l'intérêt des enfants.

La petite loi introduit également la possibilité pour le juge de décider du maintien des liens d'un enfant, ou des enfants, avec des parents, en cas de séparation intervenue avant l'entrée en vigueur de la loi. Alertés, notamment par des parlementaires, nous avons souhaité couvrir la situation d'une séparation ayant déjà eu lieu. Compte tenu du fait que la sécurité juridique que je viens d'évoquer n'était pas assurée à ces couples, le juge pourra décider le maintien des relations, s'il l'estime nécessaire à l'intérêt de l'enfant ou des enfants.

Des dispositions concernant la reconnaissance d'un mariage célébré dans un pays qui reconnaît déjà le mariage pour les couples de même sexe ont également été introduites. Les effets de ce mariage sont reconnus d'emblée à partir de la promulgation de la loi, si le Parlement l'adopte. Les effets vis-à-vis des époux, des enfants et des tiers ne seront reconnus qu'après transcription de ce mariage dans le registre d'état civil français. Il est entendu qu'aussi bien la validation du mariage - les conditions d'âge, de consentement, de prohibition - que sa transcription sont soumises aux dispositions du code civil.

Par ailleurs, les dispositions du texte sont étendues aux collectivités d'outre-mer. Celles qui relèvent de l'identité législative savent que la loi s'appliquera directement ; pour les collectivités qui relèvent de la spécialité législative, il était nécessaire de préciser que la loi sera également applicable.

D'une façon générale, ce qui a le plus longuement fait débat, vous le savez, c'est la disposition interprétative que la commission des lois a introduite dans le texte et qui inscrit au début du livre Ier que, lorsqu'il s'agit de couples de même sexe, toutes les occurrences des mots père et mère, grand-père et grand-mère doivent être interprétées comme époux, conjoint ou parents.

Le Gouvernement avait fait un autre choix d'écriture, celui de relever de façon exhaustive les modifications nécessaires au sein du code civil et les dispositions de coordination indispensables dans les autres codes, lois et ordonnances. Cela avait abouti à introduire des modifications dans le titre IX, qui contenait déjà d'ailleurs la notion de parents et les notions d'époux et de conjoints, par les dispositions de coordination que le Gouvernement avait décidé de recenser. Le titre VII, qui concerne la filiation légalement établie, celle des familles hétéroparentales, restait donc inchangé.

Ces modifications ont été envisagées dans un souci d'efficacité : il faut que toutes les mesures relatives au mariage et à l'adoption puissent être appliquées à partir du moment où cette institution sera ouverte aux couples de même sexe. Le Gouvernement a eu le souci de recenser de façon exhaustive les modifications nécessaires pour que la loi soit applicable et ne devienne pas une source de complication pour les citoyens.

La commission des lois de l'Assemblée nationale a choisi une autre forme d'écriture, qui a été assez longuement discutée par les députés. Il vous reviendra de livrer votre appréciation.

Voilà, en substance, ce que contient la petite loi : le périmètre du projet de loi du Gouvernement a été maintenu et des dispositions ont été introduites pour enrichir le texte et régler un certain nombre d'inconvénients. Certaines dispositions auraient pu attendre le projet de loi sur la famille, mais, comme elles ne posaient pas de problème particulier, elles ont reçu l'approbation du Gouvernement, c'est-à-dire de nos deux ministères.

Cela étant, un certain nombre de sujets restent sur la table. Il appartiendra à la ministre déléguée chargée de la famille d'introduire dans le texte qu'elle vous soumettra en fin d'année - elle vous en précisera le calendrier - les dispositions nécessitant davantage d'approfondissement et éventuellement de discussions. Ces points ont d'ailleurs été évoqués pendant près des deux tiers du débat, alors qu'ils n'étaient pas dans le périmètre du présent projet de loi. Je ne pense pas que nous serons confrontés à cela ici, non seulement parce que les sénatrices et les sénateurs sont généralement plus patients et attendront plus volontiers l'examen du texte sur la famille, mais aussi - j'ai suffisamment l'habitude de cette assemblée pour le savoir - parce que le Sénat se préoccupe davantage des questions juridiques que des présupposés autour d'intentions putatives d'un Gouvernement qui ignorerait lui-même ses arrière-pensées.

Voilà l'essentiel en ce qui concerne ce texte. Nous nous tenons évidemment à votre complète disposition pour répondre à vos questions.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je salue Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales, qui nous a rejoints.

La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Dominique Bertinotti, ministre déléguée auprès de la ministre des affaires sociales et de la santé, chargée de la famille . - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, après l'examen du projet de loi par l'Assemblée nationale - Christiane Taubira le soulignait en conclusion de son intervention -, nombre de questions allant au-delà même du contenu du texte qui vous est soumis ont été évoquées.

Je prends cette interpellation comme le signe du très vif intérêt que les parlementaires portent à l'évolution des familles dans la société française. En effet, il s'est opéré, depuis les années soixante-dix, une révolution silencieuse qui fait que, aujourd'hui, il n'y a plus un modèle familial unique mais des modèles familiaux que les statistiques, dans leur brutalité, révèlent : un enfant sur deux naît hors mariage ; un enfant sur quatre ne vit plus avec ses deux parents ; un enfant sur cinq vit dans une famille monoparentale et un enfant sur neuf vit dans une famille recomposée.

Si je vous dis cela, c'est parce que le projet de loi, contrairement à ce qu'il a pu être dit, est aussi l'expression d'une revendication de la capacité à fonder une famille quelle que soit sa sexualité. A ce titre, comme le disait Mme la garde des sceaux, il est marqué par le sceau de l'égalité. En ce sens, il suppose non seulement une égalité des droits, mais aussi des devoirs. Cette aspiration à entrer dans une norme, en l'occurrence une norme juridique, a conduit cette revendication à se traduire aujourd'hui dans le cadre du projet de loi.

Je tiens aussi à dire que le projet de loi s'inscrit à la fois dans la lignée des réformes qui ont marqué le droit de la famille et dans la lignée des réformes qui ont concerné l'homosexualité. De la suppression d'un délit en 1981, on est passé à la création du PACS. D'ailleurs, n'oublions jamais que 96 % des PACS sont aujourd'hui conclus par des couples hétérosexuels. On voit donc bien que toute loi d'égalité est une avancée pour l'ensemble de la société.

Un autre point que je voudrais aborder, et qui l'a également été par Christiane Taubira, c'est le fait que le projet de loi est un texte de sécurisation juridique et de protection. Ce qui est réclamé, c'est aussi la volonté d'être protégé.

Nous n'avons aucun jugement de valeur à porter : le fait est qu'il y a, peu importent les chiffres, entre 40 000 et 300 000 enfants qui vivent dans des familles homoparentales dont on sait, en fait, qu'un seul des deux parents est aujourd'hui reconnu. On place donc ces enfants dans une situation d'insécurité et de précarisation en cas d'accident ou de décès de son parent biologique.

Il s'agit donc d'une loi d'égalité et de protection juridique. Le projet de loi ne crée pas de situation nouvelle ; il ne fait, au fond, que conforter et entériner des situations déjà existantes. Il est certes ouvert aux couples de même sexe, mais, d'une façon générale, il fait avancer l'ensemble de la société.

Les questions liées à la filiation qu'a soulevé le débat - qu'il s'agisse de la filiation biologique ou de la filiation sociale - ou celles liées au statut de parent social témoignent qu'il existe une véritable appétence pour que soit prise en compte, avec lucidité, l'évolution de nos familles dans leur très grande diversité.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Le Sénat aborde l'examen de ce texte avec sagesse et avec l'objectif de le travailler. C'est la raison pour laquelle nous avons commencé voilà trois semaines environ les auditions publiques, qui ont été suivies par un grand nombre de sénateurs. Chacune et chacun d'entre nous a donc pu se faire une idée des questions qui vont être débattues.

Bien sûr, certaines auditions n'ont pas suscité de surprise, la position de la personne ou de l'association entendue ayant déjà été largement exposée ailleurs. Cependant, concernant trois points au moins, nous avons entendu des idées nouvelles très intéressantes, dont certaines entrent dans le cadre du projet de loi, tandis que d'autres ont trait au projet de loi que Mme la ministre chargée de la famille est en train d'élaborer.

Nous examinerons, avec Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis, le texte tel qu'il est issu des travaux de l'Assemblée nationale. Nous ne voulons pas alourdir ce projet de loi en prenant en compte d'autres considérations, qui ont été largement évoquées à l'Assemblée nationale et ailleurs. Elles ne figurent pas dans le texte qui nous est soumis et n'y seront pas davantage à l'issue des travaux du Sénat.

Nous ne voulons pas non plus couper ce texte, ni amoindrir sa portée. Nous le prenons tel qu'il est, mais examinerons très attentivement, dans le cadre de la discussion des articles adoptés, les points qui peuvent appeler quelques corrections techniques et juridiques, et nous engagerons une réflexion plus approfondie sur certains points que celle qui a eu lieu à l'Assemblée nationale, les débats ayant été, il faut bien le dire, agités - j'en ai connu d'autres à une certaine époque.

Certains des amendements du Gouvernement et des députés méritent donc peut-être d'être quelque peu ajustés. Nous nous y employons en collaboration avec le rapporteur de l'Assemblée nationale. Même si le Sénat amende ce texte, il suivra plus ou moins, me semble-t-il, les lignes directrices qui ont été retenues par l'Assemblée nationale.

Vous les avez vous-même évoqués, madame la garde des sceaux, trois points nécessiteront une réflexion plus approfondie et exigeront que nous y apportions des corrections : la filiation adoptive et le maintien des liens avec l'enfant - je n'entrerai pas dans le détail, mais vous comprenez à quoi je fais allusion -, les dispositions relatives au nom et, enfin, les dispositions de coordination, à propos desquelles nous essayons de trouver la meilleure des solutions possibles.

J'ai tendance à penser que l'article-balai sur le code civil est juridiquement assez fort ; par contre, l'autre me paraît plus faible. En tout cas, je le dis en tant qu'ancien magistrat, il laisse une liberté d'appréciation au juge que, personnellement, je ne peux pas admettre. Les juges ne doivent pas avoir une liberté d'appréciation totale. Or, au vu des dispositions adoptées, ce serait souvent le cas. Aussi, nous pensons peut-être introduire un système à l'espagnole, sous réserve que le Conseil constitutionnel ne vienne pas bousculer notre architecture.

M. Jean-Pierre Sueur président . - Peut-être pourriez-vous préciser, monsieur le rapporteur, ce qu'est un système à l'espagnole ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Il s'agit d'un système proche de celui appliqué en Espagne, qui ferait « masse » des deux articles de coordination et les érigerait en un principe général du droit inscrit en tête du code civil. Cela éviterait les discriminations dans la mesure où il faudrait se référer à cet article pour appliquer les textes, mais je n'en dirai pas plus aujourd'hui.

Je veux dire à Mme Bertinotti, ainsi qu'à Mme Taubira, que nous avons eu trois séries d'interventions intéressantes. Les premières, qui se poursuivront demain, concernent l'adoption.

Aujourd'hui, le statut de l'adoption n'est pas satisfaisant. Aussi doit-il être totalement revu pour tous les couples, quels qu'ils soient. Cela vaut tant en matière législative que, en pratique, pour ce qui concerne les décrets d'application. Lors de l'audition précédente a été évoquée la façon dont les agréments sont délivrés, celle dont les données sont prises en compte, etc. Cette question, qui a été longuement développée, devra, à mon avis, faire l'objet d'un débat. Les dispositions qui figurent dans le projet de loi seront maintenues, sous réserve de quelques modifications, mais l'ensemble devra être revu dans une réforme future. Tel est, en tout cas, le souhait de toutes les associations de parents adoptifs et de parents adoptants que nous avons auditionnées.

Par ailleurs, des auditions de professeurs de droit m'ont paru très intéressantes. Je ne parle pas de ceux qui sont favorables au texte ; je parle de ceux qui sont arrivés de façon neutre. A cet égard, je citerai Jean Hauser, professeur émérite de droit privé à l'université Montesquieu Bordeaux IV, et Florence Millet, maître de conférences à l'université de Cergy-Pontoise, qui sont des civilistes.

Selon eux, le Gouvernement a fait le choix du mariage. Certes, il aurait pu en faire un autre, mais c'est celui qu'il a fait. Personnellement, je suis d'accord avec le choix opéré par le président de la République lorsqu'il était candidat. Dès lors, il faut, nous ont-ils dit, que nous ayons le courage d'aller jusqu'au bout et que nous admettions dans le futur texte sur la filiation, qui intégrera, je pense, le projet de loi sur la famille et peut-être les modifications des lois de bioéthique, qu'il existe deux lignes de filiation pour tous les couples et même pour les familles monoparentales : une filiation naturelle, biologique, et une filiation volontaire.

Il faudra mettre toutes ces questions à plat, y compris celle des filiations issues de la procréation médicalement assistée, car nous sommes dans un monde où le sexe - mais pas seulement ! - et la procréation sont mondialisés : on le sait bien, il est possible d'aller à l'étranger pour bénéficier d'une procréation médicalement assistée - on choisit le pays en fonction de la somme d'argent dont on dispose - et on peut même choisir sur internet les méthodes de procréation médicalement assistée. Dès lors, veut-on laisser aller ce libéralisme mondialisé jusqu'au bout ? En d'autres termes, veut-on que les abus se poursuivent ? Veut-on que la loi ne puisse pas s'appliquer en France ?

Plus grave, même si certains parents y sont hostiles, au motif que ces familles savent qu'elles enfreignent la loi et qu'elles ne peuvent, à ce titre, bénéficier d'aucune rémission, que fait-on des enfants ?

Les enfants qui naissent de cette façon à l'étranger, « illégalement », n'y peuvent rien et sont aujourd'hui des victimes : ils n'ont pas d'état civil complet et n'avaient pas non plus de nationalité jusqu'à la parution de votre circulaire, madame la garde des sceaux. C'est pourquoi il faut encadrer ces pratiques. Pour ma part, c'est ce que j'ai toujours pensé - mais peu importe mon opinion personnelle -, mais c'est, en tout cas, ce que nous ont dit ces professeurs de droit. D'ailleurs, mes chers collègues, un certain nombre d'entre vous étaient présents à ces auditions très intéressantes.

Bien sûr, des débats devront avoir lieu. Je pense notamment au Comité consultatif national d'éthique. Chacun pourra s'exprimer et, ensuite, le Gouvernement et le Parlement prendront leurs responsabilités, comme ce fut le cas - je fais toujours ce parallèle, qui est un peu osé - lors de la légalisation de l'avortement. Même si les débats ont été très vifs sur ce sujet, on a finalement légalisé une pratique qui existait auparavant. Si tel n'avait pas été le cas, un nombre considérable de femmes auraient continué de mourir.

Enfin, l'Association des maires de France a proposé tout à l'heure un certain nombre d'amendements - j'en ai parlé avec les membres de votre cabinet, madame la garde des sceaux - auxquels je ne suis pas défavorable, sous réserve d'un examen plus approfondi. Nous devrons en discuter, mais l'un d'entre eux a été adopté à l'unanimité, me semble-t-il, par l'Assemblée nationale, tandis que les deux autres ont été rejetés. Ils visent à résoudre, sans le dire vraiment, le nombre infime de cas où il existerait une opposition frontale - ce n'est jamais souhaitable ! - entre les couples qui veulent se marier et l'officier d'état civil. Toutefois, ne pensons pas que, demain, dans tous les villages de France les plus reculés, des couples homosexuels vont se présenter à la mairie pour se marier.

Tels sont les points qui font l'objet de notre réflexion. Ma collègue Michelle Meunier va vous apporter des précisions complémentaires.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des Affaires sociales . - En trois semaines d'auditions, nous avons entendu beaucoup de choses et, comme vous l'avez dit, madame la garde des sceaux, ce projet de loi ne supprime rien ; il permet de réparer une injustice. Toutefois, il a soulevé, madame la ministre chargée de la famille, bon nombre de questions liées aux situations diverses que vivent aujourd'hui les familles. Aussi convient-il peut-être de faire évoluer le droit en la matière.

Il a été question d'adoption, ainsi que l'a souligné M. le rapporteur. Nous avons parfois entendu des idées reçues ou des propos erronés sur l'adoption plénière et l'adoption simple.

La question de la procréation médicalement assistée a également été abordée. Certes, nous n'en sommes pas pour l'instant à ce qui s'est passé à l'Assemblée nationale
- vous avez dit que les deux tiers des discussions avaient eu lieu en dehors du cadre du projet de loi ! La question de la reconnaissance du statut de beaux-parents, de coparent, de l'ami du conjoint a également été évoquée.

La question de l'adoption a appelé celle de la protection de l'enfance, dont l'adoption est l'une des formes. Nous avons entendu parler de délaissement et de protection, moins d'une manière technique que d'une manière politique au sens noble du mot. Sur ces sujets, je suis d'accord avec Mme la ministre chargée de la famille : un texte de loi est aujourd'hui nécessaire.

Ce projet de loi que vous allez présenter sur les modèles familiaux et sur les autres questions que je viens de soulever, pouvez-vous, madame Bertinotti, nous donner quelques indications à son sujet ?

M. Patrice Gélard. Madame le garde des sceaux, je n'adhère pas complètement à votre argumentation, même si je vous remercie pour la modération avec laquelle vous l'avez présentée. Au cours des débats en commission et en séance publique, nous aurons donc des positions différentes.

Vous avez salué la mesure et la sagesse du Sénat. Les sénateurs de l'opposition s'efforceront de conserver cette mesure et cette sagesse dans le débat. Vous comprendrez que je ne divulgue pas aujourd'hui les propositions que nous allons formuler ; mais je puis vous dire qu'elles n'ont pas encore été présentées, ni à l'Assemblée nationale ni pendant nos travaux, qu'elles sont nombreuses et qu'elles portent sur différents aspects du projet de loi.

Je suis parfaitement d'accord avec Jean-Pierre Michel pour reconnaître la nécessité absolue de revoir complètement le système de l'adoption, devenu inadéquat. Ce système ne correspond plus du tout à l'intention originelle du législateur, à cause notamment de l'intervention grandissante de Bercy sur le montant des droits de succession en matière d'adoption simple. Mesdames les ministres, ne pourriez-vous pas faire pression sur le ministère de l'économie et des finances pour que l'adoption simple retrouve le caractère qui était le sien, par exemple, dans l'entre-deux-guerres, ce qui n'est pas si loin ?

Cette parenthèse refermée, je souhaite poser à Mmes les ministres deux questions.

Madame le garde des sceaux, madame le ministre chargé de la famille, puisque vous avez soutenu que les couples hétérosexuels allaient retirer un avantage de la loi, pouvez-vous préciser en quoi consistera cette amélioration ?

Quant à ma seconde question, M. le rapporteur y a déjà répondu mais je la pose malgré tout : dans quelle mesure le Gouvernement est-il prêt à accepter un certain nombre d'amendements qui ne vont pas tout à fait dans le sens du texte adopté par l'Assemblée nationale ?

M. Jean-Yves Leconte . - Au cours de la discussion du projet de loi à l'Assemblée nationale, un amendement présenté par Corinne Narassiguin a introduit la possibilité pour de futurs époux vivant à l'étranger de venir se marier en France si le mariage des personnes de même sexe n'est pas autorisé dans le pays où ils résident. Cette disposition soulève le problème de l'obtention de visas pour venir en France ; d'ailleurs, cette question ne se pose pas seulement pour les couples de même sexe, mais, d'une manière générale, pour tous les futurs époux.

Ce droit étant créé, une disposition spécifique sera-t-elle prévue pour améliorer la situation de ce point de vue ? Le « mariage pour tous », ce doit être aussi le mariage pour les Français et les étrangers !

Le certificat de capacité à mariage, qui existe depuis 2006, pose de nombreux problèmes dans un certain nombre de pays, compte tenu de la qualité des états civils. Aujourd'hui, des familles sont séparées, soit que les couples n'aient pas pu se marier faute d'avoir obtenu le certificat, soit qu'après leur mariage la transcription ait pris des années.

Le projet de loi ne serait-il pas l'occasion de supprimer le certificat de capacité à mariage, de manière à permettre aux couples potentiels et aux couples mariés de vraiment vivre ensemble dans tous les cas ?

M. Christian Cointat . - Mesdames les ministres, vous avez reconnu tout à l'heure que les débats de société étaient passionnants, mais délicats. Je puis vous assurer que, dans ce domaine, si je me laisse inspirer par mes convictions personnelles, je ne me laisserai pas guider par elles, dans la mesure où je ne vois pas au nom de quoi le législateur que je suis pourrait imposer ses vues aux autres. C'est donc dans un esprit de tolérance et d'ouverture que j'aborde ce débat.

Comme mon collègue Jean-Yves Leconte, je représente les Français établis hors de France ; ma question, d'ordre technique, fait suite à celle qu'il vient de poser.

Le prétendu mariage dont on parle très souvent à propos de certains Etats est, en réalité, une simple union civile. Comment fera-t-on pour transcrire en droit français un acte établi dans un pays où il n'existe pas un véritable mariage, mais une union civile ?

Le projet de loi prévoit seulement, outre l'union libre et le PACS qui existent déjà, le mariage qui doit être étendu. L'union civile, régime intermédiaire en vigueur dans certains pays, n'existe pas dans le droit français. Dans ces conditions, que se passera-t-il en cas, non pas de conflit, mais d'inadaptation entre la loi française et la loi du pays où le mariage est célébré ?

Mme Cécile Cukierman . - Je vous remercie, mesdames les ministres, des propos que vous avez tenus. Comme nous avons déjà eu l'occasion de l'indiquer, notamment au cours de ces nombreuses auditions, nous sommes heureux que ce projet de loi existe. Il était attendu et il avait été annoncé lors de la campagne électorale du futur président de la République. Sans doute certains auraient-ils préféré qu'il soit présenté plus tôt ; toujours est-il qu'il est aujourd'hui en cours d'examen.

Ce projet de loi a fait naître un véritable débat, à l'Assemblée nationale mais aussi, plus largement, dans le pays. Parfois même, ce débat a quelque peu occulté d'autres faits d'actualité. Aussi est-il temps que nous aboutissions et que le texte soit voté, afin que nous retrouvions de la sérénité et que les homosexuels puissent avoir accès à ce droit qu'est le mariage.

Ce débat a permis de mettre en lumière les réalités vécues aujourd'hui par des femmes et des hommes qui, certes, ne constituent pas la majorité de la population, mais dont le nombre n'est malgré tout pas négligeable. Je pense également aux situations vécues par certaines filles et certains garçons. A ce propos, Jean-Pierre Michel a tenu des propos très justes. Nous devons avoir des principes et garantir des droits, mais il nous faut aussi prendre en compte les réalités qui existent et les encadrer afin de protéger celles et ceux qui doivent l'être. C'est, je crois, l'objectif que nous nous sommes fixé, du moins la plupart d'entre nous.

Ce débat traverse les générations et appelle d'autres discussions. Je souhaite, pour les débats suivants, que l'on prenne le temps nécessaire, mais aussi que l'on aboutisse. Nous avons besoin d'un projet de loi sur la famille qui traite des questions de la filiation, de l'adoption et de la procréation, de manière sereine, mais avec le souci d'aboutir le plus rapidement possible - dans la limite du raisonnable, bien sûr, car précipitation n'est pas raison.

Je ne ferai pas durer le suspense sur le positionnement de notre groupe : les sénateurs du groupe CRC seront nombreux à porter ce débat lors des deux semaines que nous y consacrerons au Sénat. Par leurs amendements, ils soulèveront un certain nombre de questions et feront des actes forts en vue des textes à venir. Solidaires de la logique que Mmes les ministres ont présentée, ils soutiendront le projet de loi.

Je dois dire que j'ai parfois été surprise de la violence de certains propos tenus dans les médias, notamment à la suite de rassemblements publics. En effet, le projet de loi n'impose rien, mais crée des droits nouveaux et de nouvelles protections. Nous le soutiendrons au nom des valeurs progressistes d'égalité que nous défendons pour toutes et pour tous.

M. Philippe Darniche . - Avant de formuler deux remarques à l'intention de Mmes les ministres, je tiens à souligner, pour répondre à Mme Cukierman, que les auditions se sont déroulées dans un climat de respect et qu'aucun propos n'a jamais été empreint d'homophobie. La sérénité n'est peut-être pas toujours la même dans les rassemblements publics, mais, pour ce qui concerne les travaux du Sénat, je suis confiant dans leur caractère sérieux et responsable.

Je suis extrêmement favorable à l'idée d'un nouveau texte sur l'adoption, simple ou plénière, car un véritable problème se pose dans ce domaine ; M. le rapporteur et M. Gélard ont eu raison de rappeler qu'il est essentiel.

Madame la garde des sceaux, le troisième mot que vous avez prononcé est « égalité ». Je me demande si cette notion, à propos de laquelle vous avez exprimé beaucoup de certitudes, n'est pas en réalité un piège. En effet, l'égalité ne consiste-t-elle pas à traiter de façon identique des objets identiques ? Un couple qui peut procréer et un couple qui ne le peut pas, est-ce la même chose ? L'égalité commande-t-elle de traiter également des situations différentes ? Mesdames les ministres, j'aimerais connaître votre sentiment à ce sujet.

Ma seconde observation concerne le problème des origines. Dans nos fonctions locales, nous sommes très fréquemment saisis de cette question essentielle par des personnes qui souffrent toute leur vie de ne pas connaître leurs origines. A cet égard, Mme Elisabeth Roudinesco, même si son audition a été belle sur le plan intellectuel, a formulé des avis que je ne partage pas tous.

Je le répète, le problème de l'égalité d'accès aux origines est fondamental. Le texte proposé par le Gouvernement risque d'augmenter considérablement le nombre de personnes - enfants, adolescents puis adultes - qui devront chercher leurs origines. Aggraver une situation déjà très douloureuse, est-ce bien le rôle de l'Etat ? Mesdames les ministres, quelle est votre position sur cette question ?

Mme Esther Benbassa . - Madame la ministre chargée de la famille, pourriez-vous nous dire quand le Gouvernement compte mettre en place la concertation sur la famille et élaborer la loi qui en découlera ? Il était prévu que ce texte soit prêt au printemps prochain, mais il me semble que tel ne sera pas le cas. Quand pourrons-nous discuter de la PMA et de la GPA ? J'attends des dates.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - A défaut du printemps, sera-ce à l'été, à l'automne, à l'hiver ?...

M. Jean-René Lecerf. Ma question n'a rien d'original. Elle porte également sur la PMA et la GPA, qui sont un peu ce qu'était l'Alsace-Lorraine entre 1871 et 1914 : « Y penser toujours, n'en parler jamais. »

A l'instar de M. le rapporteur, j'évoquerai les auditions des professeurs de droit que nous avons réalisées. Mes chers collègues, comme nous étions alors bien moins nombreux qu'aujourd'hui, je n'aurai pas trop de scrupules à vous lire une partie du compte rendu de leurs propos, qu'il s'agisse de M. Daniel Borrillo, lequel s'est clairement déclaré favorable à cette réforme, ou de M. Jean Hauser, plus réservé en la matière.

Selon M. Borrillo, « l'égalité suppose l'accès à toutes les formes de filiation pour tous les couples, ce qui comporte l'accès à la PMA ». Et il ajoutait : « Je suis également favorable à l'accès à la GPA pour tous les couples, comme l'avait proposé un rapport du Sénat en 2008 pour les couples hétérosexuels. »

Il poursuivait : « La discrimination actuelle est fondée sur l'argent : les femmes seules ou les couples homosexuels qui ont de l'argent peuvent aller en Belgique ou aux Etats-Unis : en Californie, une GPA revient à 40 000 dollars. Ceux qui ne les ont pas restent dans le cadre strict de la loi française. »

Que dit M. Hauser ? Il constate que « le marché de l'adoption est à peu près asséché » et en conclut que « si ces couples nouveaux qui veulent adopter veulent obtenir des enfants, inévitablement ils vont chercher à les faire eux-mêmes en recourant à la procréation médicalement assistée. Je ne suis pas un fanatique de la modification de la loi sur la PMA, mais elle sera inéluctable [...] ».

« Autre exemple : l'insémination artificielle avec donneur serait autorisée dans les couples de femmes. Soit, mais on sort alors du cadre de la stérilité pathologique. On entre pour ce type de couples dans la PMA de convenance. [...] Comment la refuser aux autres ? Comment expliquer que nous sortons de la PMA pour raison médicale pour les uns et pas pour les autres ? Pourquoi ne pas ouvrir, comme dans certains Etats américains, la PMA de convenance pour tout le monde ? »

S'agissant de la GPA, il nous dit que « l'enfant n'est pas le cheval de Troie des fraudes à la loi. » Il ajoute : « Quant à la gratuité, c'est une plaisanterie. Il y aura bien quelques grands-mères, quelques soeurs, puis, très vite, il y aura une rémunération [...] ».

Pour ma part, je suis de ceux qui n'ont vraiment aucune hostilité, bien au contraire, au mariage entre personnes du même sexe. A mes yeux, c'est une liberté supplémentaire, un droit de plus, que l'on accorde aux uns sans retirer quoi que ce soit aux autres. Cependant, si j'accepte à la fois le mariage pour tous et l'adoption pour tous, je serai inéluctablement amené, selon des autorités juridiques de tendance différente, à accepter la PMA et la GPA par simple convenance, à savoir une certaine forme de marchandisation des corps, ce que je refuse.

Comment peut-on faire, mesdames les ministres, pour éviter un tel engrenage ?

M. Yves Daudigny . - Je vous remercie, mesdames les ministres, de nous avoir présenté ce texte. Je soutiendrai sans réserve le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale.

Ma question est toute simple. Avant la France, d'autres pays ont autorisé le mariage de couples de même sexe. C'est le cas, depuis huit ans, de la Belgique et, depuis six ans, de l'Espagne. Des enseignements peuvent-ils être tirés des pratiques observées dans ces deux pays voisins géographiquement et dont les modes de vie ne sont pas si éloignés des nôtres ?

Mme Catherine Tasca. Mesdames les ministres, vous avez été très sages de distinguer ce texte de celui qui sera présenté plus tard et dont nous n'avons pour le moment débattu que très partiellement.

En effet, même en l'état, le texte sur lequel nous allons avoir à prendre nos responsabilités ouvre des perspectives qui demandent réflexion. Je pense, notamment, à la question de l'adoption.

A mes yeux, comme à ceux de nombreuses personnes, le mariage d'un couple de même sexe ne pose aucun problème. Il s'agit en effet d'un contrat entre deux adultes. L'autoriser, c'est une question non seulement d'égalité, mais aussi de liberté.

Quant à la question de l'adoption, qui est traitée dès ce projet de loi, elle pose problème. Nous nous devons d'apporter des réponses en la matière. On l'a dit, dans la majorité des cas l'adoption sera intrafamiliale, chacun pouvant adopter l'enfant de son conjoint, ce qui est éminemment souhaitable. Cette disposition apporte à l'enfant élevé dans un tel cadre une sécurité réelle.

En revanche, dans la mesure où le droit de l'adoption n'est pas modifié en profondeur, la distinction entre adoption simple et adoption plénière est conservée, ce qui pose véritablement problème.

En effet, l'adoption plénière s'inscrit dans l'histoire du droit de la propriété. Lorsque l'on a la chance de pouvoir adopter un enfant, celui-ci devient pleine propriété de ses nouveaux parents. Dans notre monde moderne, une telle conception me paraît choquante. Selon moi, il est donc important d'évoquer ce sujet.

Ma seconde observation concerne la nécessaire protection des enfants, une préoccupation qui devrait guider nos travaux sur le second texte en préparation. Depuis le début de la discussion sur le projet de loi visant à autoriser le mariage aux couples de même sexe, on a un peu l'impression d'être au pays des Bisounours !

Les couples homosexuels ne seront ni pires ni meilleurs que les couples hétérosexuels. Ce qui est difficile à vivre, c'est le couple, la famille, quelle que soit l'orientation sexuelle. Quand on commencera à repenser la famille, il faudra peut-être sortir de la vision quelque peu angélique qui, jusqu'ici, a guidé nos débats, pour s'attacher à travailler sur la protection de l'enfant. Aujourd'hui, c'est le désir des adultes qui fait la loi, qui crée le droit. A partir du moment où nous ouvrons des horizons, comme beaucoup semblent le souhaiter, il nous faut traiter très sérieusement cette question.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La parole est à Mme la garde des sceaux, pour répondre à l'ensemble de ces questions.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Monsieur le rapporteur, madame la rapporteure pour avis, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de vos exposés. Vos questions ont porté sur le fond non seulement du texte, mais aussi de l'ensemble des sujets abordés.

J'ai surtout pris note des observations et intentions énoncées par M. le rapporteur et des indications complémentaires fournies par Mme la rapporteure pour avis.

Si j'ai bien compris, les amendements ne sont pas encore disponibles. Pourtant, il semble que vous ayez connaissance de ceux qui émanent de l'Association des maires de France...

M. Jean-Pierre Sueur , Président . - M. Pélissard nous a présenté tout à l'heure trois amendements, dont nous avons pu discuter.

Le premier a été adopté à l'Assemblée nationale.

Le deuxième vise à légaliser une pratique : il s'agit de confier à l'avance aux adjoints et conseillers municipaux délégués le soin de procéder au mariage.

Le troisième tend à donner au procureur de la République la possibilité d'enjoindre à un officier de l'état civil de procéder au mariage.

Tous les autres amendements seront examinés par la commission des lois le 20 mars prochain, ce qui signifie qu'ils auront été déposés avant le lundi précédent ; je ne connais pas encore la date à laquelle la commission des affaires sociales se réunira.

Nous disposons donc encore de trois semaines pour déposer des amendements et y réfléchir. Votre audition intervient en amont, madame la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions, mesdames, messieurs les sénateurs.

Monsieur Gélard, vous avez éveillé notre curiosité, peut-être même notre gourmandise, en nous promettant que l'UMP ferait des propositions. Nous les attendons bien sûr avec la plus grande impatience.

Vous avez exprimé la conviction selon laquelle il convient de revoir le système de l'adoption. Votre avis est manifestement partagé. Notre droit de l'adoption, il est vrai, a été construit par paliers, en tenant compte de ce que les juristes appellent la vérité sociologique, qui me paraît extrêmement importante. A une certaine époque, par exemple, l'adoption a été ouverte aux personnes célibataires, la réalité sociologique du pays justifiant que l'on permette à des femmes seules, notamment, d'adopter des enfants, en respectant certaines conditions.

La loi relative à l'adoption a été modifiée, enrichie, notamment en 1966, afin de bien définir l'adoption plénière et d'en déduire l'adoption simple. Je partage très volontiers l'idée qu'il faudrait peut-être repenser dans sa cohérence et son intégralité notre droit de l'adoption. C'est un chantier que nous aurons l'audace d'ouvrir prochainement.

Vous avez évoqué, en égratignant le ministère des finances, qui a le malheur d'être toujours à la recherche de recettes supplémentaires, un régime différencié entre les héritiers ayant bénéficié d'une adoption plénière et ceux qui ont fait l'objet d'une adoption simple. Dans le premier cas, l'exonération des droits de succession peut atteindre 650 000 euros, alors que ces droits sont majorés pour l'héritier par adoption simple. Il faut également savoir que la sécurité juridique de l'adoption simple est moindre, puisqu'elle peut notamment être résiliée. Tout cela plaide en faveur de la révision en profondeur du droit de l'adoption.

Reprenant mon propos introductif, vous m'avez également demandé, monsieur Gélard, quelles dispositions de ce texte seraient favorables aux couples hétérosexuels. Je peux vous en citer deux.

Il s'agit, tout d'abord, de la mesure visant à élargir à la résidence des parents des futurs conjoints ou conjointes les lieux de célébration du mariage. C'est une disposition qui, adoptée voilà deux ans dans un texte sur le contentieux, avait été censurée par le Conseil constitutionnel.

Pour dire les choses très clairement, le Gouvernement était réticent à une telle extension, parce qu'il craignait qu'elle ne soit considérée comme un assouplissement permettant aux maires de refuser de célébrer les mariages des couples de même sexe. Le Gouvernement s'étant très clairement engagé à ouvrir l'institution du mariage en tant que telle, avec ses obligations, ses droits, ses sécurités et ses protections, mais aussi avec sa charge symbolique, aux couples de même sexe, il ne voulait pas envoyer un signal contradictoire.

Cette disposition a donné lieu à de longs débats. C'est d'ailleurs un amendement de l'opposition, sous-amendé, qui a été adopté. Il est précisé que seuls les futurs époux peuvent demander à faire célébrer leur mariage dans le lieu de résidence de leurs parents. Le maire ne peut donc refuser de célébrer un mariage en s'appuyant sur cette disposition. Un tel aménagement profitera aux couples hétérosexuels.

Il s'agit, ensuite, d'une disposition relative à l'adoption : nous avons souhaité permettre l'adoption plénière d'un enfant déjà adopté par adoption simple. De même, nous permettons l'adoption simple d'un enfant qui a déjà fait l'objet d'une adoption plénière.

Ces dispositions, que nous avons introduites dans ce texte, serviront aussi aux couples hétéroparentaux qui adoptent des enfants. Ce ne sont là que des exemples, mais, je le répète, nous ne retirons rien aux couples hétérosexuels. Une réflexion est possible sur la disposition générale concernant le nom patronymique, mais ce n'est ni un retrait ni une soustraction. En revanche, incontestablement, ces deux dispositions serviront également aux couples hétérosexuels.

Monsieur Leconte, vous avez fait référence à la dérogation à la loi personnelle. Il ne s'agit pas pour des étrangers de venir se marier en France par convenance, dans la mesure où la condition de résidence est réaffirmée dans le texte de loi. Un étranger pourrait épouser un Français dès lors qu'il aurait sa résidence régulière en France. Lors des débats, des interrogations se sont effectivement fait jour sur les risques de « tourisme nuptial », mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure, parce que la condition de résidence est maintenue ; ce texte de loi la réaffirme même.

S'agissant du certificat, j'entends votre interrogation. Sans doute la question se pose-t-elle dans certains cas précis. Je rappelle tout de même que, pour un mariage entre une Française et une étrangère ou un Français et un étranger, comme pour les couples hétérosexuels, le code civil pose un certain nombre de conditions, notamment de consentement et d'âge. Quand ces conditions ne sont pas remplies, même si le constat en est fait après le mariage, il s'agit d'une cause de nullité de celui-ci.

M. Jean-Yves Leconte . - Même dans le cas de mariages parfaitement valables au regard du droit français, un certain nombre de consulats mettent énormément de temps à les transcrire à l'état civil français. J'ai rencontré de nombreux couples qui, un ou deux ans après leur mariage, n'ont toujours pas obtenu sa transcription et qui, de fait, ne peuvent pas vivre en France ou demeurent séparés.

Les délais de délivrance du certificat de mariage ou d'obtention de la transcription sont très problématiques dans un certain nombre de consulats.

Mme Christiane Taubira , garde des sceaux. - Monsieur Leconte, vous avez parfaitement raison de signaler ces situations, mais celles-ci n'appellent pas, me semble-t-il, de dispositions législatives particulières, sauf à ce qu'on me démontre le contraire. Il faut voir ce qu'il en est des procédures et des pratiques suivies et identifier les pays éventuellement concernés.

M. Jean-Yves Leconte . -C'est vrai.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Monsieur Cointat, j'admets qu'il s'agit là d'un débat de société passionnel. Pour tout vous dire, ce débat est non seulement passionnel, mais aussi passionnant. (Sourires.)

M. Christian Cointat . - Tout à fait !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Chacun rentre en lui-même et s'interroge profondément.

J'ai apprécié votre entrée en matière. Vous nous avez en effet indiqué que ce n'était pas sur la base de nos seules convictions personnelles que nous écrivions le droit. C'est effectivement un point essentiel. La grande vertu des législateurs, femmes et hommes, c'est justement de s'élever au-dessus de leurs propres élans et de légiférer selon l'intérêt général, selon l'intérêt commun. C'est ce qui honore le plus le législateur.

S'agissant de la transcription des actes passés dans d'autres pays, notamment des actes d'union civile, le registre d'état civil transcrit les actes de mariage. L'union civile n'étant pas un acte d'état civil, il ne fait l'objet d'aucune transcription. Par conséquent, nous ne serons pas confrontés à ce problème. Même si, dans d'autres pays, un type d'union civile différente de notre pacte civil de solidarité existait, il n'y aurait pas lieu de se préoccuper de sa transcription à l'état civil.

En tout état de cause, je le rappelle, les articles 171-5 à 171-8 du code civil définissent bien les conditions dans lesquelles peut être transcrit un mariage célébré à l'étranger.

En revanche, dans certains pays, notamment dans les pays nordiques, le mariage est religieux.

M. Patrice Gélard . -Voilà !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux . - Vous m'attendiez, monsieur Gélard ! (Sourires.)

Dans ces pays, c'est l'Etat qui a délégué à l'autorité religieuse la compétence, l'autorité pour célébrer les mariages, qui produisent des conséquences à caractère civil. C'est déjà le cas pour des mariages hétérosexuels ; ce sera le cas pour les mariages homosexuels.

Comme vous, législateurs sérieux, nous pensons que deux précautions valent mieux qu'une. C'est pourquoi nous avons procédé à des vérifications, dont nous attendons les retours. Les premières vérifications que nous avions faites m'ont permis de tenir les propos que je vous ai adressés à l'instant, mais, avant l'examen du projet de loi en séance publique par le Sénat, nous aurons confirmation ou infirmation de ces éléments. Dans le second cas, nous vous le ferons savoir, parce qu'il est hors de question que nous introduisions dans notre code civil des dispositions qui seraient sujettes à caution et qui ne respecteraient pas strictement le droit en vigueur.

Monsieur Darniche, l'égalité est-elle un piège ? Non, parce que la définition que vous avez donnée tout à l'heure est celle de la discrimination ou de la non-discrimination. L'égalité consiste à considérer que tout citoyen, quels que soient son apparence, ses origines, ses croyances, son sexe - on y pense de moins en moins - et son orientation sexuelle reste un citoyen. C'est cela, l'égalité. Elle consiste à ne pas créer des zones de non-accès à des droits sur la base de l'une de ces particularités, qu'il s'agisse de l'apparence, de la croyance ou, dans le cas présent, de l'orientation sexuelle.

Telle est en tout cas notre conviction. Et c'est sur le fondement de cette idée, selon laquelle l'ouverture du mariage et de l'adoption aux couples de même sexe est un acte d'égalité, que nous avons rédigé ce projet de loi. Toutefois, j'entends qu'il puisse y avoir d'autres appréciations.

Madame Benbassa, puisque vous vous êtes adressée directement à Mme la ministre déléguée chargée de la famille, c'est elle qui vous répondra.

Monsieur Lecerf, vous avez cité les professeurs Daniel Borrillo et Jean Hauser, en précisant bien que le premier était très clairement favorable à la PMA et à la GPA, dans lesquelles il voit un enchaînement logique, et que le second, s'il y est plus réticent, y voit néanmoins le même enchaînement logique.

Surtout, vous nous demandez quelles dispositions nous pourrions envisager de prendre pour éviter cet engrenage. S'agissant de l'assistance médicale à la procréation, Mme la ministre déléguée chargée de la famille vous répondra sur la façon dont le projet de loi consacré à la famille abordera ce sujet, mais il est indéniable que ce dernier sera traité, parce qu'il est lié effectivement à une forme de filiation sur laquelle on peut s'interroger.

L'assistance médicale à la procréation est aujourd'hui réservée aux couples hétérosexuels stables, mariés ou non, sous deux conditions médicales non cumulatives : l'infertilité médicalement constatée ou le risque de transmission d'une maladie héréditaire grave. Il faut s'interroger effectivement sur l'extension éventuelle de cette assistance médicale à la procréation à des couples homosexuels et, éventuellement, aux femmes célibataires, puisque tous les pays qui ont ouvert l'AMP aux couples de femmes homosexuelles l'ont autorisée également aux femmes célibataires. Ce sujet fera débat et sera traité par le Comité consultatif national d'éthique, qui s'est autosaisi et qui a annoncé son rapport pour le mois d'octobre prochain. Mme la ministre déléguée chargée de la famille en dira plus.

Pour ce qui concerne la gestation pour autrui, vous savez que notre droit pose le principe de l'indisponibilité du corps humain : c'est l'article 16-1 du code civil. C'est un principe d'ordre public, ce qui signifie qu'il est absolu et ne souffre aucune exception.

Pour répondre à votre question sur l'engrenage, l'assistance médicale à la procréation et la gestation pour autrui sont traitées de manière différenciée. A partir du moment où la gestation pour autrui - c'est la position très claire et très ferme du Gouvernement - est soumise à ce principe d'ordre public d'indisponibilité du corps humain, tout engrenage est impossible.

Je me permets simplement de rappeler que, dans cette honorable maison, deux propositions de loi, dont une qui émane du groupe UMP - je pense donc que ses membres ont commencé à débattre du sujet -, ont été déposées en faveur de la gestation pour autrui.

Selon moi, de toute façon, les sujets de société doivent faire l'objet de débats, même s'ils suscitent beaucoup de passions. Nous devons avoir le courage de les affronter. Il n'existe pas de sujets de société qui doivent être considérés comme absolument inaccessibles à notre intelligence collective. Notre droit pose des principes, qui doivent être respectés, mais cela n'interdit pas les discussions.

Pour ce qui concerne la position du Gouvernement sur la GPA, je vous le dis très clairement, l'indisponibilité du corps humain est un principe absolu d'ordre public et le Gouvernement n'envisage pas du tout d'ouvrir l'accès à cette pratique.

Monsieur Daudigny, nous avons effectivement observé ce qui s'est passé en Belgique et en Espagne depuis, respectivement, dix ans et sept ans, me semble-t-il. Les mariages entre personnes de même sexe représentent entre 2 % et 2,5 % de la totalité des mariages. Nos sociétés étant culturellement et sociologiquement proches, nous estimons que nous devrions nous situer dans cette fourchette. Le Gouvernement s'interdit néanmoins toute projection ; c'est juste un repère, un ordre de grandeur.

En Belgique, des couples de même sexe ont pu recourir à des adoptions, y compris à des adoptions internationales, mais leur nombre n'est pas très élevé. Je n'ai pas le chiffre en tête, mais je pourrai vous le communiquer.

Madame Tasca, l'adoption, et cela se conçoit aisément, suscite des interrogations. Toutefois, je rappelle que notre droit civil est conçu de telle façon que le mariage emporte l'adoption.

Conformément à l'engagement, qu'il a tenu à ne pas réduire, pris par le président de la République, le Gouvernement n'a pas voulu concevoir un régime matrimonial réservé aux couples de même sexe. Il a souhaité ouvrir le mariage avec toutes ses conséquences, dont l'adoption. Cela suscite des interrogations, nous l'entendons bien, mais nous disons simplement qu'il existe déjà des familles homoparentales, parce que l'un des partenaires du couple est le parent biologique d'un enfant ou parce qu'il a adopté un enfant en qualité de célibataire.

Ces enfants existent, ces familles existent, et ce qui nous importe en priorité, c'est de leur apporter la sécurité juridique qui est due à tous les enfants de France. Le mariage apporte cette sécurité juridique, y compris en cas de divorce.

Je partage en effet votre avis : aucun élément statistique, scientifique ou empirique ne nous permet de penser que les couples homosexuels seront plus raisonnables, notamment en cas de séparation et de divorce, que les couples hétérosexuels, qui ont une propension assez forte à se déchirer à ce moment-là. L'intervention du juge protégera les enfants qui sont déjà issus de ces familles, lesquels bénéficieront d'un régime préservant leurs intérêts affectifs et matériels, aussi bien par le maintien éventuel des relations avec le parent qui n'aurait pas la garde que par le partage des responsabilités.

Je rappelle par ailleurs que l'adoption est ouverte aux couples de même sexe dans les mêmes conditions que pour les couples hétérosexuels. Aussi bien notre droit que nos procédures sont extrêmement rigoureux, voire restrictifs et contraignants - cela vaut d'ailleurs plus encore pour la procédure. Je rappelle que l'article 353 du code civil indique très clairement que l'adoption doit être prononcée selon l'intérêt de l'enfant.

Non seulement les dispositions de la convention internationale des droits de l'enfant s'imposent à nous, mais encore notre droit civil lui-même précise bien que c'est le juge qui prononce l'adoption après avoir vérifié qu'elle a lieu dans l'intérêt de l'enfant - la procédure d'adoption débute par la délivrance d'un agrément par le conseil général, après une enquête que certains considèrent comme étant particulièrement intrusive.

C'est dans ces conditions que des enfants sont adoptés par des couples homosexuels et mariés ; en la matière, il existe des sécurités, même si, bien entendu, cela n'assèche pas complètement les interrogations, qui sont d'un autre ordre.

J'ai entendu les observations qui ont été formulées sur le droit de propriété. Je ne sais pas s'il y a une trace ou une empreinte quelconque du droit de propriété sur l'adoption plénière, mais je considère que cette dernière présente une certaine sécurité. Certes, et c'est un point sur lequel on peut s'interroger, elle efface la filiation d'origine pour la remplacer par la filiation adoptive, mais, dans la mesure où elle est irrévocable, elle protège les enfants.

La démarche de l'adoption, de par sa nature même et compte tenu des difficultés qui lui sont inhérentes, ne relève ni de l'égoïsme ni du caprice : elle est nourrie par un projet parental.

Je ne suis pas en train d'idéaliser la situation, mais je considère que la demande d'adoption relève d'une démarche volontariste, qu'elle émane de couples hétérosexuels - ils constituent la majorité des couples adoptants - ou homosexuels. Pour adopter un enfant, il faut faire preuve de patience, se soumettre à des investigations, accepter toutes les procédures. Dans ces conditions, une telle démarche est l'expression d'un projet parental.

Certes, on ne peut exclure l'égoïsme ou le caprice, mais on ne peut soutenir pour autant que l'adoption réponde, d'une façon générale, à une démarche d'appropriation, de propriété, presque de confiscation, du moins je veux l'espérer. Elever un enfant au quotidien, c'est donner de l'amour, mais aussi affronter les difficultés, se contraindre, réorganiser sa vie. Si l'on tient la distance, c'est qu'il doit y avoir quelques belles raisons, et pas seulement un souhait de propriété. En tout cas, je veux le croire.

Telles sont, monsieur le président, les précisions que je souhaitais apporter, en vous priant de m'excuser d'avoir répondu un peu longuement.

M. Jean-Pierre Sueur , Président . - Pas du tout, madame la garde des sceaux. Je vous remercie de vos réponses.

La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Dominique Bertinotti, ministre déléguée . - Certaines des questions qui ont été posées ne relèvent pas du présent projet de loi, mais j'y répondrai malgré tout bien volontiers, car elles sont fondamentales.

Comme je l'ai indiqué dans mon propos introductif, ce projet de loi nous offre une formidable occasion, celle de soulever, dans la sérénité, de nombreuses questions fondamentales, qu'il s'agisse de l'adoption, de la filiation, de la PMA ou de la recherche des origines. En qualité de ministre chargée de la famille, je ne peux que m'en féliciter, même si je me dois de vous mettre en garde sur le fait que certaines de ces questions sont indépendantes de l'orientation sexuelle du couple.

Il faut être très clair : on ne peut pas tenir un discours pour les couples homosexuels et un autre pour les couples hétérosexuels. Je souhaitais y insister.

Le projet de loi du Gouvernement vise à ouvrir le droit au mariage et à l'adoption aux couples de même sexe . Certaines questions qui ont été posées ne relèvent donc pas du présent projet de loi, mais elles auront leur place dans le futur projet de loi « famille », comme on le désigne aujourd'hui. Ce texte portera notamment sur les nouvelles filiations, donc sur les nouvelles parentalités.

J'en viens maintenant aux questions que vous avez soulevées, mesdames, messieurs les sénateurs.

En ce qui concerne la filiation, force est de constater que la filiation sociale est déjà une réalité. Comme je l'ai indiqué, un enfant sur neuf vit dans une famille recomposée. Il en résulte que certains enfants, dès leur plus jeune âge, sont élevés par un couple comprenant un seul de ses parents biologiques.

Or, aujourd'hui, l'autre parent n'a aucun statut. On demande que la société ait des repères, mais le droit reconnaît insuffisamment ou très mal ce parent dit « social ». Ce dernier est pourtant confronté à des difficultés de vie quotidienne très ordinaires. Ainsi, un parent social ne peut pas être responsable dans une fédération de parents d'élèves au titre de l'enfant qu'il contribue à élever avec sa compagne ou son compagnon.

Il faudra donc réfléchir à des mesures visant à apporter une sécurisation juridique et une protection tant à l'enfant qu'à l'adulte.

En ce qui concerne l'adoption, on l'envisage - enfin, serais-je tentée de dire - telle qu'elle se pratique aujourd'hui. Nous sommes ainsi amenés à réfléchir sur l'adoption internationale, qui est marquée par une restriction substantielle du nombre des enfants adoptés. Cette restriction est liée à des facteurs inhérents aux pays d'origine des enfants. Ces pays, qui sont aujourd'hui sur la voie du développement, souhaitent garder leurs enfants, y compris ceux qui sont adoptables.

L'adoption pose également la question de la protection de l'enfance, que vous avez aussi abordée. Il y a, en France, de nombreux enfants qui peuvent être adoptés. Pour autant, de par notre tradition de ne pas rompre les liens biologiques, beaucoup d'enfants - je le dis clairement - errent de famille d'accueil en famille d'accueil, ou de famille d'accueil en foyer.

Le système actuel d'adoption simple ou d'adoption plénière n'est peut-être pas la réponse la plus adaptée pour ces enfants. Sans doute faut-il travailler à une réforme de l'adoption, afin de trouver une voie entre notre volonté de maintenir les liens biologiques et le désir de certaines familles d'apporter à des enfants qui sont dans des situations difficiles une véritable relation affective et éducative. Il faut chercher des éléments nouveaux nous permettant d'aider nombre de nos enfants qui se trouvent aujourd'hui dans des situations d'errance éducative et affective, même si la protection de l'enfance essaie de parer au mieux.

J'en viens à la recherche des origines. Cette question, très intéressante, sera traitée dans le projet de loi « famille ». Elle concerne aussi bien les enfants nés sous X que les enfants nés par procréation médicalement assistée.

Le Conseil national d'accès aux origines personnelles travaille sur la recherche ou la potentialité pour les enfants d'accéder à un certain nombre d'informations. Pour l'heure, rien n'existe pour les enfants nés par procréation médicalement assistée. Or, contrairement à la gestation pour autrui, la PMA est autorisée en France, même si c'est pour des raisons médicales, comme le rappelait Christiane Taubira.

Le droit de l'enfant à connaître son histoire originelle est un véritable enjeu et un vrai beau débat. Dans une société qui réclame toujours plus de transparence, et sur tous les sujets, nous ne pourrons pas faire l'économie d'une réflexion sur ce thème.

Jusqu'où faut-il aller ? Pour répondre à cette question, il faudra prendre le temps de la réflexion et procéder à de nombreuses auditions. C'est un travail passionnant, qui mérite que l'on y consacre de longues heures de travail.

Enfin, en ce qui concerne le calendrier, comme nous l'avons indiqué à l'Assemblée nationale, le projet de loi sur la famille sera présenté à la fin de l'année 2013. En tout état de cause, le Gouvernement souhaite attendre que le Comité consultatif national d'éthique rende son avis, en septembre ou en octobre prochain. Nous avons donc le temps de procéder à des consultations et d'organiser des concertations, afin de dessiner avec précision les contours de ce projet de loi.

Le temps que nous avons devant nous est une chance, car nous pourrons, en tenant compte des progrès de la médecine, rechercher les moyens d'apporter, là où c'est nécessaire, une meilleure protection juridique aux enfants, qui doivent être au coeur des débats, mais aussi aux adultes, qui concourent à l'éducation des enfants et dont les droits méritent d'être reconnus, ce qui n'est pas aujourd'hui le cas.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Madame la garde des sceaux, madame la ministre, au nom de tous mes collègues, je vous remercie d'avoir participé à nos travaux. Ici, vous avez pu le constater, les débats sont approfondis, chacun étant attentif et à l'écoute de l'autre. Nous espérons pouvoir apporter une contribution utile.

mercredi 20 février 2013
représentants de l'Agence française de l'adoption

_______

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - M. Sueur, président de la commission, nous rejoindra plus tard, je vous prie d'excuser son absence. L'audition des représentants de l'Agence française de l'adoption (AFA), un organisme public créé en 2005, prolongera l'intéressante audition des associations de parents d'enfants adoptés.

Mme Isabelle Vasseur, présidente de l'Agence française de l'adoption . -J'espère que cette audition vous apportera des éléments nouveaux. L'AFA, créée par la loi du 4 juillet 2005, a commencé à aider les parents candidats à l'adoption internationale en 2006, dans 35 pays signataires de la convention de La Haye. Depuis sa création, elle a accompagné 6 000 familles pour 3 000 adoptions. Contrairement aux organismes agréés pour l'adoption (OAA), organismes privés, elle a l'obligation de traiter toutes les candidatures.

L'adoption internationale, qui avait pris un rapide essor dans les années 1980, diminue depuis 2005, avec une baisse de 35 % dans les cinq premiers pays d'accueil. Pourquoi cette diminution ? D'abord, et c'est une cause heureuse, les pays d'origine, souvent émergents, se sont développés. Moins d'enfants sont donc abandonnés pour des raisons économiques et, logiquement, les pays appliquent un critère de préférence nationale. Ensuite, les pays d'origine multiplient les critères, ajoutant aux exigences en termes de niveau d'éducation, de revenu ou de santé, des critères culturels, sociaux et religieux. Tout cela modifie la donne de l'adoption internationale.

Pour l'heure, l'Agence ne peut satisfaire à la demande d'adoption par des couples homosexuels puisque celle-ci est interdite. Quelles seront les conséquences de cette loi sur l'adoption internationale ? La situation évolue au fil de la discussion du projet. A notre connaissance, soixante pays refusent l'adoption internationale par des couples homosexuels. Distinguons bien l'adoption homoparentale de l'adoption monoparentale. Il n'y a pas de discrimination sur la sexualité pour une adoption monoparentale, potentiellement homosexuelle. Seule l'adoption homoparentale, en couple, est impossible. Certains pays, qui sanctionnent lourdement l'homosexualité par l'emprisonnement, voire la peine de mort, renforcent déjà leurs critères de refus.

La situation est donc complexe : d'un côté, l'AFA, financée à 100 % par des fonds publics, ne peut pas refuser de demandes ; de l'autre, les pays, qui ont signé la convention de La Haye, sont souverains dans la fixation de leurs critères. En Russie, la Douma a d'ores et déjà prévenu qu'elle ne souhaitait pas que les enfants russes puissent être adoptés par des couples homosexuels. D'autres pourront suivre. Il faudra l'expliquer aux candidats à l'adoption.

Pour finir, parmi les enfants à adopter, on trouve de moins en moins d'enfants en bas âge. Ce sont plus souvent des enfants de six ou sept ans, des fratries, des enfants à besoins spécifiques, atteints de maladies parfois bénignes, qui peuvent être soignées en France, par exemple l'opération d'un bec de lièvre de forme palatine, ou d'affections parfois plus lourdes comme certaines cardiopathies. Comme nous l'avons vu au Vietnam et au Cambodge, l'on adopte désormais des enfants porteurs du VIH.

M. Arnaud Del Moral, chef du service international, chargé de la stratégie et des procédures d'adoption de l'Agence française de l'adoption . - La France n'est pas le premier pays à ouvrir sur l'adoption aux couples homosexuels : dix-sept pays l'acceptent déjà. Ce sont les Etats les plus avancés économiquement, ceux où l'on propose peu d'enfants à l'adoption. Quatre pays pourraient cependant être ciblés : les Etats-Unis, où plusieurs Etats se sont dotés d'une législation favorable, le Brésil pour deux Etats, l'Afrique du Sud, où la loi est nationale, et, éventuellement, l'Etat de Mexico, au Mexique. Cela dit, on y préfèrera une adoption par des nationaux. Aucune adoption internationale par un couple homosexuel n'a eu lieu en Belgique depuis que ce pays s'est ouvert à l'adoption homoparentale en 2006.

Mme Béatrice Biondi, directrice générale de l'Agence française de l'adoption . - Les candidatures risquent de se concentrer sur les pays ouverts à l'adoption homoparentale. Ceux-ci pourraient être conduits à adopter des politiques restrictives, des quotas. En pratique, le nombre d'enfants adoptables sera très limité. En conséquence, l'Agence pourrait être contrainte de procéder à des appels à dossier dans lesquels les candidatures homosexuelles seraient peu représentées, sauf à adopter une discrimination positive.

Face à cela, les candidats pourront être tentés d'adopter une stratégie dans laquelle à l'adoption par un célibataire succéderait une adoption par le conjoint homosexuel dans le pays d'accueil. Il faudra prendre garde aux conséquences de telles pratiques, car les pays d'origine sont extrêmement attentifs aux rapports de suivi.

L'AFA, parce qu'elle ne peut opérer de discrimination entre les familles, contrairement aux organismes privés, sera sollicitée par les couples homosexuels. Il pourrait en résulter une dégradation de son image à l'étranger, d'autant que les opérateurs privés refuseront vraisemblablement les homosexuels. Je l'ai constaté lors de ma dernière mission en Colombie. Bien que les discours ne soient pas directs, les questions-réflexions montrent bien que les autorités ne souhaitent pas que les enfants soient préparés à une adoption par un couple homosexuel. Autre exemple, la Chine et le Vietnam ont demandé aux parents de joindre à leur dossier une attestation de non-homosexualité. Autrement dit, cette loi suscitera, pour nous, des difficultés supplémentaires.

L'AFA est en lien avec 6 000 familles. Je ne suis pas sûre que le nombre de candidatures de couples homosexuels sera extrêmement important. Il n'en appartiendra pas moins à l'Agence de les accueillir comme nous le faisons pour les autres, les familles hétérosexuelles et les célibataires. En tout état de cause, le danger est qu'une levée de boucliers dans les pays d'origine conduise à une interdiction de l'adoption internationale aux célibataires également. En effet, j'ai déjà été interrogée sur les moyens d'identifier leur orientation sexuelle ; comme nous ne saurions le faire, le défaut de réponse sur ce point nous confrontera à un risque dans les mois qui viennent.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Le problème sera européen. Même si le mariage n'est pas ouvert aux homosexuels partout en Europe, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt contre l'Autriche, celle de Karlsruhe a constaté qu'on ne peut interdire à un parent d'adopter l'enfant de l'autre. Un barrage justifierait que les autorités européennes entreprennent de renégocier la convention de La Haye

Une question : existe-t-il beaucoup de candidatures émanant de vrais célibataires ? S'agit-il surtout de femmes ?

Mme Isabelle Vasseur . - Oui !

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales . - Membre de l'Agence au titre de mon département, je connais bien ses activités. Quelle est la part des demandes d'adoptions de célibataires et qu'en est-t-il de l'adoption internationale en Belgique et en Espagne où le mariage est ouvert aux homosexuels ? Avez-vous des remontées des parents depuis les débats sur cette loi ? Pour finir, je veux redire ma conviction que la capacité éducative des personnes doit l'emporter sur l'orientation sexuelle.

Mme Isabelle Vasseur . - Depuis qu'elle a légiféré en 2006, la Belgique n'a réalisé aucune adoption internationale pour des couples homosexuels. Mais il ne semble pas que l'ouverture de l'adoption aux homosexuels ait eu une incidence sur les autres demandes.

Quant au nombre de demandes émanant de célibataires, nous n'avons pas de chiffre précis : nous n'allons pas vérifier chez les gens comment ils vivent. L'AFA a été récemment confrontée à une difficulté vis-à-vis d'un pays d'origine : un homme, une fois l'adoption accomplie, a révélé son homosexualité. Le risque est grand de voir des pays renforcer leurs critères pour se prémunir contre de telles éventualités. Ainsi, la Colombie nous a demandé davantage de rapports de suivi à la fin de l'année dernière.

Mme Béatrice Biondi . - Sur l'ensemble des dossiers, 16 % proviennent de femmes célibataires, 1 % d'hommes seuls.

L'AFA, organisme public, tenu d'accueillir toutes les demandes, constitue une curiosité au niveau international. Il existe une seule petite agence publique, en Italie, pour le Piémont. Les organismes privés sont la règle, et ils sont très attentifs à ne présenter que des candidats répondant aux critères posés par les pays d'origine.

M. Philippe Darniche . - Qui vérifie l'attestation de non-homosexualité ? C'est l'adoptant qui s'engage.

Mme Béatrice Biondi . - Le parent candidat signe une attestation sur l'honneur.

M. Philippe Darniche . - Vous avez évoqué la Chine et le Vietnam. Y a-t-il d'autres pays en Asie qui proposent des enfants à l'adoption, mais où l'on ne montre pas de défiance envers l'adoption homoparentale ?

Mme Catherine Tasca . - Avez-vous une évaluation et un suivi dans le temps de la relation familiale créée par l'adoption ? Si vous en avez les moyens, quelles sont vos appréciations ?

Mme Isabelle Vasseur . - L'attestation consiste en une déclaration sur l'honneur. Elle est invérifiable, même si elle engage le candidat. La Colombie demande un suivi durant dix-huit mois après l'adoption, une obligation parfois vécue difficilement par des familles qui ont attendu sept ans avant d'accueillir un enfant. Ce suivi implique un surcroît de travail pour l'AFA. Il nous incombera, tout en restant neutres et en accompagnant toutes les familles, de faire face à un renforcement des critères de la part des pays d'origine et à des demandes de suivi.

Mme Béatrice Biondi . - Une évaluation menée par le ministère en charge de la famille et portant sur les années 2005 à 2010, sera bientôt disponible. L'AFA travaille également avec un chercheur du CNRS sur une évaluation de la réussite de l'adoption d'enfants à problèmes spécifiques, en particulier des enfants venant de Lettonie et souffrant du syndrome de l'alcoolisation foetale.

Mme Catherine Tasca . - J'évoquais bien les études dans la durée. Qu'il y en ait une en cours est une bonne chose

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Contrairement à ce qu'ont dit certains, l'adoption, qui se substituait totalement à la filiation biologique, a changé de visage depuis la guerre : on adopte des enfants plus âgés, des enfants malades que l'on soignera en France. Se posera le problème de leurs origines : comment leur donner accès à leur histoire ?

M. Arnaud Del Moral . - Peu de pays asiatiques sont ouverts à l'adoption par des célibataires. C'était le cas de la Chine jusqu'en 2008. L'Afrique est désormais le premier continent d'où viennent les enfants adoptables. Nous sommes ainsi confrontés à d'autres conceptions de la filiation. Les pays musulmans, qui privilégient la filiation biologique, refusent, par exemple, l'adoption plénière au profit de la Kafala. Quant à l'Espagne, l'adoption étant gérée par les communautés autonomes, nous ne disposons pas de données centralisées.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Les restrictions de certains pays pour présenter des enfants à l'adoption ne tiennent-elles pas aussi à un réflexe nationaliste ?

Mme Isabelle Vasseur . - Le vivier se réduit surtout en raison de l'élévation du niveau de vie, et c'est heureux. Quant à la préférence nationale, nous l'appliquons aussi. Parmi les pays ouverts à l'adoption homoparentale, nous ne travaillons pas avec le Brésil, qui ne traite qu'avec les organismes privés. Nous avons réalisé quatre ou cinq adoptions en Afrique du Sud. Quant aux États-Unis, certains Etats, notamment démocrates, pratiquent une forme ouverte d'adoption, avec maintien d'un lien avec la mère biologique. Cela implique des échanges de courrier, des rencontres, il faut en tenir compte. Ces dernières années, l'adoption internationale a beaucoup évolué, à nous de nous adapter à cet état de fait.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - L'adoption est de plus en plus difficile pour les futurs parents. Ils doivent suivre de multiples formations... Qu'en pensez-vous ?

Mme Isabelle Vasseur . - Plus globalement, je m'interroge sur les missions de l'AFA depuis mon arrivée il y a un an. Ses missions évolueront forcément. Par exemple, les enfants à adopter sont de plus en plus des enfants à besoins spécifiques. Nous devons faire évoluer les choses, avec nos autorités de tutelle.

Mme Béatrice Biondi . - J'ai été contrainte d'organiser les services de manière à prendre en charge les préparations des familles que nous imposent la Russie, la Chine, le Burkina Faso et la Thaïlande. Nous assistons à un phénomène de contagion, la Russie imposant même 80 heures de préparation. Heureusement, cette formation est dispensée en lien avec les conseils généraux. Il nous revient ensuite de comptabiliser et d'attester le nombre d'heures effectuées par les parents, que ce soit par notre intermédiaire ou celui des départements. Si tous les pays d'origine adoptent cette exigence, l'AFA avec ses 29 salariés, dont 6 personnes affectés à des tâches administratives, ne pourra pas faire face. Nous devrons renforcer notre coopération avec les départements et les organismes privés, les OAA.

A nous de réfléchir aux évolutions à prévoir, y compris en tenant compte des pays qui n'ont pas signé la convention de la Haye. Des familles qui partent dans ces pays lointains ont besoin d'être préparées.

M. Jean-Pierre Michel , r apporteur . - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Je rappelle que ces auditions sont publiques, donnent lieu à compte rendu et sont retransmises sur le site du Sénat - elles sont d'ailleurs très regardées.

M. Dominique Baudis, Défenseur des droits

_______

- Présidence M. Jean-Pierre Sueur , président -

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Monsieur le Défenseur des droits, voilà la quatrième ou la cinquième fois que notre commission vous reçoit, et elle le fait toujours avec plaisir. L'institution du Défenseur des droits a donné lieu à bien des débats, n'est-ce pas M. Hyest ?, mais depuis que vous avez pris vos fonctions, vous les assurez avec détermination et attention. Il nous paraissait essentiel de vous entendre. Nous sommes déterminés, dans les auditions que nous conduisons, non à prendre notre temps mais à prendre tout le temps nécessaire pour traiter au fond d'un sujet important.

M. Dominique Baudis, Défenseur des droits . - Merci à vous de m'avoir convié. Je me suis exprimé en novembre devant la commission des lois de l'Assemblée nationale. Je vais présenter les interrogations et l'analyse de l'institution du Défenseur des droits. Celle-ci, qui est inscrite dans la Constitution, a quatre missions : les relations entre citoyens et services publics, la défense des enfants, la déontologie de la sécurité et la lutte contre les discriminations. C'est cette dernière et l'intérêt supérieur de l'enfant, qui nous occupent dans l'examen du projet de loi ouvrant le mariage aux couples homosexuels. J'ai consulté, comme l'exigent nos statuts, les quatorze personnalités qualifiées qui siègent dans le collège chargé de la lutte contre les discriminations et dans celui chargé de la promotion et de la défense des droits de l'enfants, ainsi que différentes institutions ou associations concernées .

Le Défenseur des droits, comme la Halde auparavant, a constaté que l'impossibilité pour les couples de même sexe de se marier créait des inégalités. Pour autant, les plus hautes juridictions, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l'homme, n'avaient pas jugé que cette impossibilité constituait une discrimination. Dans l'affaire dite du mariage de Bègles, la Cour de cassation a jugé en 2007 que « La situation présente ne constitue pas une discrimination ». Le Conseil constitutionnel ajoutait : « seule l'adoption d'une loi nouvelle pourrait faire changer l'état du droit en vigueur. » La Cour européenne des droits de l'homme, considérant que la convention européenne ne fait pas obligation d'autoriser le mariage homosexuel, renvoie toute décision au législateur national. Enfin, la charte des droits fondamentaux, entrée en vigueur en 2009, dispose : « Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l'exercice » : ce texte renvoie également la décision au législateur.

Si cette interdiction n'a pas été jugée discriminatoire, la Halde, puis le Défenseur des droits, ont considéré qu'elle créait des discriminations indirectes, puisque les couples de même sexe n'ont d'autre choix pour organiser leur vie commune que le Pacs. Or celui-ci n'ouvre pas, par exemple, droit à pension de réversion. Pour mettre fin à une discrimination en raison de l'orientation sexuelle des personnes, j'ai proposé, en octobre 2011, une réforme pour y remédier. Le Gouvernement d'alors ne l'avait pas retenue, en raison de considérations budgétaires. L'étude d'impact n'a pas examiné son incidence financière.

Autre problème, la solidarité du bail ou le maintien dans les lieux : en cas de séparation, le partenaire non signataire du bail, s'il reste solidaire des dépenses, ne dispose d'aucun droit. Nous avions proposé la co-titularité du bail. Le projet de loi met fin à cette inégalité.

Troisième problème : l'octroi de congés pour événements familiaux liés à la parentalité, non accessibles aux partenaires d'un Pacs. Un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2013 a accordé onze jours de congés parentaux pour les personnes vivant maritalement avec la mère. Sur ce point, l'alignement des droits est désormais acquis.

Sur toutes ces questions dont nous sommes fréquemment saisis, le texte, en ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, met fin à des discriminations. C'est aussi le choix qu'ont fait sept pays de l'Union européenne sur vingt-sept.

L'article 4 de la loi organique charge le Défenseur des droits de défendre l'intérêt supérieur de l'enfant tel que consacré par la loi et nos engagements internationaux régulièrement ratifiés ou approuvés. La France est signataire de la convention internationale des droits de l'enfant, ratifiée en 1990. Le comité des droits de l'enfant de l'ONU nous demande de veiller à ce que l'intérêt supérieur de l'enfant soit soigneusement pris en considération dans l'élaboration comme dans la mise en oeuvre des lois. Ce n'est pas une clause de style. L'intérêt supérieur de l'enfant constitue une notion juridique précise, elle doit être une considération primordiale dans toute décision qui concerne les enfants.

Alors que la question du mariage relève de la seule décision nationale, tel n'est pas le cas de l'intérêt supérieur de l'enfant. Or, sérieuse lacune, pas un seul paragraphe de l'étude d'impact n'y fait référence. J'ai écrit le 14 novembre à Mme la garde des sceaux pour attirer son attention sur ce point, et recommander une étude d'impact complémentaire.

Une telle réserve ne suggère nullement une incompatibilité avec la convention. Au demeurant, des Etats signataires ont ouvert le mariage aux personnes de même sexe. Mon observation est de méthode. Dès lors que l'intérêt et les droits de l'enfant sont en cause, il faut partir de l'analyse de ces droits. Or, on procède ici à l'inverse, l'adoption n'étant conçue que « par voie de conséquence », ainsi que le dit clairement l'exposé des motifs.

Entre 14 000 et 40 000 enfants selon l'INED, de 200 000 à 300 000 selon les associations, seraient accueillis par un couple homoparental. Des dizaines de milliers d'enfants grandissent aujourd'hui dans une situation familiale juridiquement précaire : autoriser le mariage du couple qui les élève est conforme à leur intérêt car cela leur assure une plus grande sécurité juridique.

Le 23 octobre dernier, le Conseil supérieur de l'adoption a « fait état de son inquiétude devant la difficulté de concilier un objectif d'égalité des droits au bénéfice de personnes du même sexe et le caractère prioritaire de l'intérêt de l'enfant dans le cas d'adoption ». Le président du conseil général, chargé de délivrer l'agrément, doit, pour vérifier les conditions d'accueil, procéder à des investigations, sociales et psychologiques, souvent décrites comme intrusives par les adoptants. Sur quelle base les services d'aide sociale à l'enfance, le juge, vont-ils fonder leur appréciation ? Car les pratiques des conseils de famille des conseils généraux sont extrêmement disparates. Peut-être serait-il utile que votre commission entende Mme Chapdelaine : le Conseil supérieur de l'adoption a rendu le 9 janvier dernier un deuxième avis.

Le droit à l'adoption, enfin, pourrait rester virtuel, compte tenu du petit nombre d'enfants adoptables.

Quid , enfin, de la filiation ? La présomption de paternité ne pouvant s'appliquer aux couples de même sexe, quelle place faut-il réserver aux parents biologiques, qu'est-il prévu en matière d'état civil, les documents seront-ils identiques ? Quelle incidence, en cas d'adoption plénière, pour les enfants désireux plus tard d'accéder à leurs origines ? Qu'en sera-t-il des enfants issus de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la gestation pour autrui (GPA) - aujourd'hui interdites en France ? Il s'agit de situations réelles et qui vont se multiplier. La rareté des enfants adoptables incitera les couples à recourir à ces méthodes de procréation, voire à la voie de l'accouchement sous X, lequel pourrait donner lieu à une GPA qui ne dirait pas son nom.

Quels seront les droits des enfants, comment les déclarations de naissance seront-elles traitées ? Les questions d'état civil pour ces enfants ne sont pas résolues par la circulaire du 25 janvier, puisqu'elle ne porte que sur la nationalité.

L'Assemblée nationale a apporté des clarifications, et d'abord en maintenant les termes de père et de mère au titre VII du code civil. Devant les députés, j'avais souligné que plus d'une centaine d'articles de douze codes différents substitueraient le mot parents à ceux de père et de mère, d'où des incertitudes en matière successorale et sur l'obligation alimentaire. La réécriture de l'article 4 du texte y a remédié.

Autre clarification, en cas d'adoption simple de l'enfant du conjoint, le texte facilite le partage de l'autorité parentale. Enfin un amendement autorise le juge, si tel est l'intérêt supérieur de l'enfant, à prendre des mesures garantissant le maintien de relations avec le tiers ayant résidé de manière stable avec lui, et qui a noué avec lui des liens affectifs durables - nous sommes saisis de nombreuses réclamations sur ces situations qui concernent tous les couples.

Peut-être faut-il aller plus loin dans les mesures susceptibles d'être prises par le juge aux affaires familiales, le tiers se voyant reconnaître des droits (de visite) et des devoirs (pension alimentaire) équilibrés avec ceux de l'ancien conjoint. L'actualité récente nous a montré les difficultés qui subsistent dans le cadre d'un divorce. Et les situations sont plus dramatiques encore quand la relation s'est nouée hors du cadre légal. Le juge devrait être doté d'une grande latitude d'action.

Puisse le Sénat oeuvrer utilement pour que la future loi ait toute la clarté nécessaire dans l'intérêt des familles, des enfants.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour votre précieux exposé. Sachez que nous avons le souci d'améliorer le texte.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Le mariage, avez-vous dit, met fin à des discriminations indirectes. La question est réglée. Restent celles de l'adoption et de la filiation, sur quoi nous travaillons déjà principalement, en relation avec le rapporteur de l'Assemblée nationale. Car bien des interrogations demeurent, auxquelles il convient de répondre dans le sens de l'intérêt supérieur de l'enfant, de tous les enfants.

Nous attendons que la Chancellerie nous communique les projets de documents d'état civil. Nous nous assurerons qu'ils ne soient pas discriminatoires. Il nous reste un mois entier. Sur ces documents réglementaires, je suis certain que le Défenseur des droits sera consulté.

Nous n'avons pas entendu, pour l'instant, Mme Chapdelaine, mais nous avons eu les deux avis du Conseil supérieur de l'adoption, dont Mme Meunier est membre.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - J'ai mal compris votre rapprochement entre accouchement sous secret et GPA. Quand une femme accouche sous secret, l'enfant n'est jamais confié directement à une famille.

Lorsque vous avez évoqué la question du maintien du lien affectif, formiez-vous un souhait ? Les services sociaux à l'enfance y sont attentifs - on le leur reproche parfois. Comment traitez-vous les nombreuses récriminations dont vous parlez ? Vos délégués territoriaux constatent-ils une augmentation des doléances ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - C'est volontairement que je n'ai pas abordé les questions qui ne sont pas traitées dans la loi et qui ne seront pas ajoutées par le Sénat. Mais il est des enfants qui naissent, et qui ne sont pas responsables de la façon dont ils ont été conçus, fût-elle illégale. Sans ouvrir le débat là-dessus, je suis heureux que vous ayez évoqué l'intérêt supérieur de l'enfant.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - En stylistique, on connaît bien cette figure où l'on parle toujours d'un sujet dont on ne parle jamais... Sauf à fermer le Parlement, il ne suffit pas qu'une loi existe dans un autre pays pour que nous l'adoptions. Autre chose est le fait que les êtres humains ont des droits, vous me permettrez d'y insister après M. le rapporteur.

Mme Catherine Tasca . - Merci de votre exposé, très rassurant sur l'institution que vous incarnez, si nous en avions besoin. Vous le savez, nous n'étions pas tous favorables à la disparition du Défenseur des enfants. L'intérêt supérieur de l'enfant, qui reste au coeur de vos préoccupations, appelle une définition plus précise. Vous avez évoqué le maintien des liens affectifs en cas de séparation. On ne saurait s'en tenir à cette situation. Quelle est votre réflexion sur l'enfant au sein de la famille ?

Mme Nicole Bonnefoy . - Quelles propositions voudriez-vous voir prises en compte pour ce qui concerne les droits et les devoirs des tiers qui élèvent l'enfant ? Y aurait-il pension alimentaire du père biologique et du père adoptif ?

M. Jean-René Lecerf . - Beaucoup de questions restent dans l'ombre, avez-vous dit, et l'étude d'impact ignore la convention sur les droits de l'enfant. Même si vous ne nous avez pas dit qu'une précipitation avait présidé à son élaboration, nous avons compris que toutes ses virtualités n'avaient pas été suffisamment explorées. Il nous a été conseillé de différer l'application de la loi, à un ou deux ans. Qu'en pensez-vous ?

Le droit à l'adoption risque de rester un leurre, avez-vous rappelé, si bien que ces couples vont être amenés à se tourner vers les techniques d'aide à la procréation. Imaginez-vous possible de laisser coexister une double législation en matière de PMA, l'une pour les couples hétérosexuels, l'autre pour les femmes homosexuelles, ou serons-nous obligés de reconnaître une PMA par convenance ?

M. Philippe Darniche . - Les conseils généraux, sont en première ligne pour l'adoption. Mais qui fixe les critères qu'ils appliquent en la matière ? Sans critères précis, nous ne pourrons pas considérer que les enfants sont traités de manière égale d'un département à l'autre. Merci d'avoir rappelé que l'intérêt supérieur de l'enfant devrait être notre guide.

Pourquoi, enfin, monsieur le rapporteur, ne pas entendre Mme Chapdelaine, comme le suggère M. Baudis ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous sommes limités pour nos temps d'audition car l'usage est de ne pas conduire d'auditions lorsque notre commission a un texte en séance. Nous envisageons cependant d'autres auditions publiques après la reprise des travaux.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je salue l'intervention du Défenseur des droits, qui a éclairé nos débats. Son analyse confirme le besoin de lever des discriminations existantes : cette loi est nécessaire. En revanche, il émet des réserves sur l'intérêt supérieur de l'enfant. Là encore, elles témoignent, à mes yeux, de la nécessité de légiférer. La lecture devant l'Assemblée nationale en a déjà levé plusieurs, a-t-il dit. Le Sénat entend en lever d'autres.

M. Dominique Baudis . - Il est vrai, monsieur le rapporteur, que certaines des interrogations que j'ai formulées relèvent du domaine réglementaire. Cela n'empêche pas le Parlement d'interroger le Gouvernement sur ses intentions, car ses éclaircissements peuvent contribuer à apaiser le débat.

Les délégués départementaux, Madame Meunier, font remonter les dossiers sur ce type de difficultés pour donner des réponses équanimes. Nous sommes une instance d'appel d'accès au droit.

La procédure d'accouchement sous X, si elle brise définitivement toute relation entre la mère et l'enfant, n'interdit pas la reconnaissance en paternité d'un homme. Il faut rester vigilant, car cela peut ouvrir la voie à des GPA qui ne disent pas leur nom.

Nous sommes confrontés à des situations douloureuses. Ce sont souvent des femmes qui nous saisissent. Le jour où survient une rupture conflictuelle, le parent social n'a strictement aucun droit, même s'il a accompagné et éduqué l'enfant pendant dix ans. Avec l'amendement introduit par l'Assemblée nationale, qui mériterait d'être précisé, le juge aux affaires familiales pourra tenir compte de ce lien affectif. Il y va aussi de l'intérêt supérieur de l'enfant, pris en otage quand la séparation se passe mal.

Pour les enfants qui grandissent aujourd'hui élevés par des parents de même sexe, ce texte marque un vrai progrès. Finalement, nous évoquons là des situations qui n'avaient pas pu être prises en compte par le passé. J'ajoute que la disposition a le grand mérite de viser toutes les familles : le juge pourra organiser le maintien du lien affectif.

M. Jean-Jacques Hyest . - Le code civil autorise déjà le juge aux affaires familiales à apprécier le lien affectif. C'est ainsi, entre autres, qu'est réglée la situation des grands-parents.

Mme Catherine Génisson . - Cela ne règle pas grand chose.

M. Dominique Baudis. - La disposition ouvre ce droit aux personnes homosexuelles.

M. Jean-Jacques Hyest . - Elle est redondante. Pourquoi inventer ce qui existe déjà ? Nous avons le tort de ne pas lire le code civil...

M. Dominique Baudis. - Il est bon que le juge voie que le législateur a pris la question en compte. Quant au calendrier, il ne me revient pas d'apprécier si la mise en oeuvre de cette loi doit être différée.

Si le texte ne prend pas en compte les exigences de la convention internationale sur les droits de l'enfant dans l'étude d'impact, ce n'est pas par manque de temps, mais parce que l'adoption a été considérée comme une simple conséquence du droit au mariage. Or la convention internationale oblige à soumettre prioritairement toute élaboration de loi à cette grille.

Le droit à l'adoption est-il un leurre ? Certes, ouvrir le droit à l'adoption aux couples homosexuels est une affaire d'équité. Reste que le nombre d'enfants à adopter se réduit. Si ce droit reste virtuel, la question de la GPA et de la PMA se posera inévitablement... Un couple hétérosexuel pacsé n'a pas accès à la PMA, non plus qu'une femme célibataire, qui a pourtant le droit d'adopter. Ces sujets ne sont pas abordés dans le texte, mieux vaut ne pas s'avancer. En toute hypothèse, sur ces questions, il faudra conduire une étude d'impact au regard de la convention internationale des droits de l'enfant et consulter le Comité national consultatif d'éthique.

Le Conseil supérieur de l'adoption a rendu un deuxième avis le 9 janvier dernier, qui n'est pas publié. C'est pourquoi je vous suggérais d'entendre sa présidente.

Pour finir, je suis très sensible à la question des enfants à Mayotte. J'assisterai d'ailleurs à votre débat en séance publique tout à l'heure.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il me reste à remercier M. Dominique Baudis. Ses avis et réflexions nous seront très précieux.

Mme Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme

_______

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous avons l'honneur d'entendre Mme Christine Lazerges, ancienne députée, ancienne vice-présidente de l'Assemblée nationale, et désormais présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). Parce qu'elle est une éminente juriste, nous faisons toujours le plus grand cas de ses avis.

Mme Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme . - Je vous remercie d'entendre notre Commission. Je me félicite que les sénateurs soient à son écoute.

J'ai rendu un avis très argumenté le 24 janvier dernier sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples homosexuels, que j'ai communiqué au président de la commission des lois ainsi qu'au président du Sénat. Nous avons regretté de ne pas être saisis directement par le Gouvernement sur ce texte, qui touche à de nombreux droits fondamentaux : non-discrimination, égalité, droit de l'enfant, droit à une vie privée et familiale.

Il n'est pas intellectuellement honnête d'aller chercher une réponse claire et précise sur le mariage homosexuel dans la jurisprudence internationale ou européenne. La charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, en son article 9, renvoie au législateur national. Dans cette situation, la France peut offrir de nouveaux droits.

Le texte marque clairement une avancée tant sur le mariage que sur la filiation adoptive. Voilà la conclusion de notre avis qui, je dois le dire par honnêteté, est assortie d'une opinion séparée de dix de nos membres.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - C'est très bien.

Mme Christine Lazerges. - Le mariage garantit la stabilité et la sécurité du couple, partant c'est bien une question d'égalité pour les couples homosexuels. Le Pacs, qui n'a été qu'une étape, ne garantit pas les mêmes droits, ainsi que l'a souligné le Défenseur des droits. Le texte met donc fin à des discriminations indirectes en matière de succession ou encore de devoir entre les époux. Une union civile, telle que certains ont pu l'imaginer n'aurait été qu'un mariage bis pour une catégorie de citoyens, reportant la question de l'égalité.

Le mariage est plus qu'un contrat, il institue une union dont il est le symbole, un symbole fort. Pour la première fois, ce n'est plus la procréation qui est mise en avant, mais bien l'union de deux personnes, en une institution plus forte qu'un simple contrat. Désormais détaché de la procréation, dont les religions faisaient le coeur, le mariage restera une institution publique, quand bien même il sera ouvert aux personnes de même sexe. Et ce d'autant plus qu'une loi de 2005 a aboli l'expression de « filiation naturelle » par opposition à la filiation légitime.

Il n'en demeure pas moins que ce texte impose une redéfinition du mariage. Nous avons tout à gagner à cette avancée des droits de l'homme. Nous garantissons plus de protection aux couples, aux familles et aux enfants. Ne les oublions pas.

Ce texte ouvre l'adoption simple et l'adoption plénière aux couples homosexuels. La première ne pose aucune difficulté, contrairement à la seconde. Cela dit, ces problèmes sont tout à fait surmontables. La question essentielle est celle de la remontée généalogique : peut-on prétendre que l'enfant est issu de deux parents du même sexe ? D'après nous, ce texte est l'occasion de revenir sur le mensonge légal institué, en 1966, par l'adoption plénière : faire des parents adoptifs les parents biologiques en droit. Les temps ont changé : adoptés et adoptants demandent la vérité biologique, ce qui n'enlève rien aux parents sociaux. Au vrai, une filiation sociale irait de pair avec l'accès à certains éléments des origines, déjà un peu ouvert par la loi de 2002 pour les enfants nés sous X. Il y a toute raison de revenir sur ce mensonge institutionnalisé lié à un modèle pseudo-procréatif du mariage qui ne peut plus continuer très longtemps. C'est une chance que le projet de mariage pour tous nous invite à revisiter les règles de l'adoption plénière. En résumé, la CNCDH recommande de ne pas occulter le fait biologique de l'engendrement.

Au-delà, la CNCDH distingue ce qui relève du droit civil et ce qui ressortit à l'éthique. L'élargissement de la PMA à des situations autres que médicales constituerait une aventure dans laquelle on ne saurait se lancer sans consulter le Comité national consultatif d'éthique. L'Assemblée nationale a eu la sagesse de ne pas ouvrir ce débat, non plus que celui de la GPA qui, parce qu'elle instrumentalise le ventre des femmes porte indubitablement atteinte aux droits fondamentaux : il y a des questions sous-jacentes d'esclavage.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je vous remercie de cet avis juridiquement très motivé. Nous travaillons les articles pour mieux préciser la filiation. Oui, l'adoption plénière doit être totalement revue. J'inviterai le gouvernement à s'y atteler indépendamment de la nébuleuse encore incertaine qu'est la loi famille. Il est temps de tenir compte des changements intervenus : les enfants à adopter sont parfois plus âgés, ils ont des frères et des soeurs ; certains ont des maladies remédiables en France - c'est ainsi que la présidente de l'Agence française de l'adoption nous a dit tout à l'heure, ce qui est encourageant, avoir réussi l'adoption d'enfants vietnamiens porteurs du VIH, pour lesquels des traitements adéquats devaient être possibles. Quand le droit ne correspond plus à la réalité, il faut le revoir. De même, le texte ne parlera pas de PMA, quelle qu'elle soit. Pour autant, il y a une réalité et je m'étonne que les adorateurs de la mondialisation, du libéralisme, du marché et de la société de consommation s'émeuvent de leurs conséquences. Bien sûr, il est affreux de choisir un donneur de sperme sur catalogue, affreux d'aller à l'étranger trouver, à coup de dollars, une mère porteuse. Tout cela existe pourtant, maintenant que ce modèle s'est imposé, et les enfants ne sont pas responsables de la façon dont ils ont été conçus. Je milite pour que nous abordions ces questions de manière pragmatique.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Votre avis se fonde sur les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité. Le texte présente l'intérêt, c'est vrai, d'ouvrir le débat sur l'adoption. Tant de choses fausses circulent. Vous avez parlé de parents sociaux, mais les parents adoptifs se vivent comme des parents, ils établissent des liens pour la vie. Mensonge d'Etat, mensonge légal ? Désormais, les parents, quand 90 % des adoptions sont internationales, ne peuvent plus, ne veulent plus mentir. L'accès aux origines est divers et singulier. Il peut concerner un nom, ou un pays d'origine.

Bien sûr, ce texte évite des discriminations pour les adultes qui se marieront et offre plus de protection aux enfants, étant entendu que, dans la plupart des cas, on en passera par une adoption de l'enfant par le conjoint.

Mme Virginie Klès . - Malgré une couleur de peau différente, le mensonge peut perdurer... Il faut que l'enfant ait atteint une certaine maturité pour comprendre que cette différence interdit une filiation biologique.

M. Charles Revet . - Pour justifier l'ouverture du mariage aux couples homosexuels, vous avez beaucoup parlé d'égalité. Or, deux hommes ensemble ou deux femmes ensemble, ce n'est pas comme un homme et une femme ensemble. On ne peut pas fouler aux pieds la nature au nom de l'égalité : les homosexuels ne peuvent pas procréer. D'ailleurs, vous avez reconnu que ce texte obligeait à une redéfinition du mariage...

Ces auditions sont passionnantes. Des gays et des lesbiennes, que j'ai reçus, m'ont expliqué qu'ils voulaient surtout quelque chose de plus que le Pacs, qui n'était pas allé assez loin. Mme la ministre nous l'a affirmé, seuls 4 % de couples homosexuels ont eu recours au Pacs.

Mme Christine Lazerges. - C'est logique puisqu'il n'y a pas plus de 4 % de couples homosexuels en France.

M. Charles Revet . - Il avait d'abord été conçu pour eux. Pourquoi pas une union civile qui répondrait aux attentes légitimes des personnes concernées au premier chef ? Il y a des mots signifiants, nous a dit un psychanalyste : le mariage en fait partie. Ne pourrait-on éviter de remettre en cause une civilisation ?

M. Jean-René Lecerf . - Ce qui me gêne dans ces débats qui vont ouvrir sur d'autres, c'est le sentiment de l'inéluctable. Il faudrait légiférer pour tenir compte des situations existantes, s'aligner sur la position des autres pays. Parce que le texte rendra la PMA possible pour les couples de femmes, il sera difficile de ne pas légaliser la GPA pour les couples d'hommes. La garde des sceaux nous assurait hier qu'un tel développement serait contraire à l'ordre public français. Pouvez-vous nous rassurer ?

M. Jean-Pierre Leleux . - Pour promouvoir ce projet de loi, on évoque les valeurs de la République, l'égalité, la sécurité, la protection, la lutte contre les discriminations. Or, au nom de ces mêmes valeurs, on peut militer contre ce texte. Un enfant dans une famille homosexuelle ne souffrira-t-il pas de discrimination par rapport aux autres enfants ? Mon collègue Revet l'a rappelé, un enfant naît d'un homme et d'une femme. Cela me gênerait que l'on aille contre la nature. Le mensonge, c'est de tricher contre la filiation en laissant entendre que les parents homosexuels seraient les créateurs de l'enfant. Depuis des millénaires, le mariage se définit comme l'union d'un homme et d'une femme en vue de créer un foyer et d'élever des enfants. Dans le métabolisme intellectuel de nos concitoyens, ce mot a un sens fort qui transcende les générations. Vous avez renoncé à l'union civile parce que vous souhaitez changer le sens du mot.

La filiation est l'essentiel du projet. Que ces couples s'aiment, et parfois plus que des couples hétérosexuels, je le reconnais. Qu'ils puissent élever un enfant avec amour, je le reconnais. S'il y avait un mensonge légal quand on laissait croire à l'enfant qu'il avait été engendré par ses parents adoptifs, du moins avait-il été conçu par un homme et une femme. Lui laisser croire qu'il est le fruit d'un couple homosexuel est plus grave. Mieux aurait valu réformer la filiation avant d'en venir à ce projet de loi. Enfin, j'eusse aimé que vous nous fissiez connaître l'avis divergent des dix membres de votre commission.

Mme Christiane Kammermann . - J'applaudis des deux mains.

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

Mme Christine Lazerges . -  J'en conviens volontiers, la couleur de la peau n'est pas une information suffisante sur les origines. Nous pouvions très bien prévoir l'accès à d'autres informations en lien avec les pays d'origine des enfants adoptés.

Le texte ne fait pas tomber le symbole du mariage. Il y a toutes sortes de familles : monoparentales, recomposées, homoparentales... Le modèle unique du mariage a disparu et plus de 50 % des enfants naissent hors mariage, il faut en prendre acte. Il ne se borne plus à autoriser la procréation. Le texte enrichit le mariage en l'offrant à des personnes qui en étaient exclues. Au demeurant, la CNCDH, qui lutte depuis la fin de la deuxième guerre mondiale contre les discriminations, estime que nous devons aux personnes homosexuelles la reconnaissance sociale et la justice. Savez-vous combien il reste difficile de dire à ses parents son homosexualité ? Dans l'Hérault, beaucoup d'enfants sont issus de parents français et maghrébins. Quand ils découvrent leur homosexualité, ils sont souvent jetés à la rue. L'association « Le Refuge » s'efforce de les prendre en charge.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . -  Nous les entendrons bientôt.

Mme Christine Lazerges . -  Il s'agit ici d'égalité recherchée dans la reconnaissance sociale. Le code civil dit que le mariage unit l'homme et la femme, l'on est bien obligé de le redéfinir. Il n'en demeure pas moins l'engagement public dans lequel on se déclare des droits et devoirs réciproques, dans la maison commune, porte ouverte.

Que n'avons-nous pas entendu sur les bancs adverses  lorsque le Pacs a été voté! J'étais alors députée. Si le combat d'opposition avait été autre, nous serions allés plus loin, peut-être jusqu'à une union civile. Jamais, monsieur Revet, il n'a été question d'isoler le droit des couples homosexuels. Le Pacs est ouvert à tous. S'il y a 4% de couples homosexuels, cela donne juste une indication sur la proportion de couples homosexuels dans notre pays.

On ne met pas à bas l'institution du mariage, Monsieur Leleux, on ouvre une possibilité nouvelle d'accéder à cette institution de la République. Mme Meunier a raison d'invoquer égalité et fraternité.

Les discriminations dont seraient victimes les enfants de couples homosexuels dans les cours d'école ? Elles ne seront pas différentes de celles que d'autres subissent. Savez-vous qu'un enfant s'est suicidé récemment parce qu'il était roux ? C'est un scandale. Les enfants élevés dans des familles homosexuelles seront moqués, comme l'étaient hier les enfants de divorcés. Tout est question d'éducation. A nous de lutter contre les discriminations.

Mes collègues de l'opinion séparée se sont félicités, tout d'abord, de la tenue des débats à la CNCDH. Regrettant de ne pouvoir adopter le texte final, ils reprochent au projet de bouleverser la nature du mariage et les règles classiques de la filiation. Ils se fondent sur les textes internationaux, qui, sauf la charte européenne des droits fondamentaux, plus récente, et sans doute mieux adaptée aux réalités du présent, parlent encore d'un homme et d'une femme. N'ayant pas les mêmes réserves que la majorité sur ce risque de créer un mariage bis , mes collègues préconisent une union civile pour l'égalité des droits. Ils s'interrogent sur la filiation, rejetant la PMA pour des motifs autres que thérapeutiques - sur laquelle l'avis de la Commission est très prudent - et la GPA. Il y a certes, à côté des 99% de cas de GPA marchande, une GPA d'affection, entre soeurs, mais alors, il doit y avoir adoption simple. Enfin, il y a des exemples de GPA bibliques.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je vous invite à consulter le rapport de notre groupe sénatorial sur la GPA et la PMA. Il concluait à une GPA encadrée. Lors des auditons, tout le monde s'est déclaré opposé à une GPA d'affection parce qu'elle bouscule les lignées.

M. Charles Revet . - L'union civile que nous proposons n'est pas plus discriminatoire que le Pacs, ouvert à tous. Le mariage est autre chose.

M. Jean-René Lecerf . - Le mariage ne deviendra pas un simple contrat, avez-vous dit. Ce n'est pas l'opinion de partisans du texte que nous avons entendus. Enfin, la banalisation de la PMA au nom du principe d'égalité ne peut-elle emporter une libéralisation aussi large de la GPA ?

Mme Christine Lazerges . - Il y a une grande différence entre PMA et GPA, laquelle porte atteinte aux droits fondamentaux.

M. Jean-René Lecerf . - Et le principe d'égalité ?

Mme Christine Lazerges . - Il n'exige pas un traitement absolument identique a expliqué la Cour européenne des droits de l'homme. La CNCDH est pour l'instant réservée sur un élargissement de la PMA. Et pour recourir à une PMA, on n'a pas besoin d'être marié.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Le critère est la stabilité de vie commune.

Mme Christine Lazerges . - C'est une faculté ouverte à tous les couples qui ont une vie commune avérée.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci d'avoir répondu à nos questions.

jeudi 21 février 2013
Représentants du Conseil supérieur du notariat

_______

- Présidence M. Jean-Pierre Sueur , président -

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Notre matinée sera longue mais passionnante. Nous avons déjà procédé à une quarantaine d'heures d'auditions, je l'ai dit hier en conférence des Présidents, et toujours en prenant le temps, de manière à ce qu'elles fussent instructives et se déroulassent, ce qui est précieux, dans un climat serein.

Nous recevons M. Jean Tarrade, président du Conseil supérieur du notariat, M. Jacques Combret, président de la section famille de l'Institut d'études juridiques, et Mme Christine Mandelli, administrateur, chargée des relations avec les institutions.

M. Jean Tarrade, président du conseil supérieur du notariat . - Merci de votre accueil. Les notaires, étant au service de leurs clients, établissent déjà un certain nombre d'actes pour les couples homosexuels dans le cadre des Pacs ou bien encore d'un mariage contracté dans un pays étranger qui l'autorise.

Cependant, les notaires sont quotidiennement confrontés à des situations que la loi ne règle pas.

L'ouverture du mariage aux personnes de même sexe ne se résume pas à la cérémonie ou au vocabulaire : elle affecte le droit de la filiation et de la famille en général. Il importe d'aborder ces débats sans précipitation et en privilégiant la concertation. La loi sur le Pacs de 1999 avait conservé les stigmates des vifs clivages qui avaient marqué les débats : il a fallu la reprendre en 2006 pour le mettre en cohérence.

Le mariage homosexuel représente 1,9 % des unions au Pays-Bas et 5,1 % en Belgique. La France a dénombré 251 654 mariages et 205 558 Pacs, dont 9 143 conclus par des couples homosexuels, soit 2 % des unions au total. Il convient de prendre en compte ces statistiques, car les modifications que va introduire la loi, concerneront tous les citoyens.

M. Jacques Combret, président de la section famille de l'Institut d'études juridiques . - Le nombre de mariages civils diminue et ceux qui le choisissent ignorent les règles, confondent effets et causes, droits et devoirs. Pourquoi ceux qui ont le droit de se marier sont-ils si peu nombreux à le faire ? Il convient peut-être de mener une réflexion sur la revalorisation du mariage civil.

Quelle différence y a-t-il aujourd'hui entre des couples mariés, pacsés ou des concubins dans la vie courante ? A table, on ne la voit pas. Pour parler de la mère de sa copine, mon fils utilise le terme de belle-mère. Nos concitoyens, qui ne sont pas des juristes avertis, découvrent les effets de ces différentes formes de vie en couple en cas de catastrophe. Ainsi, le partenaire d'un Pacs ne peut bénéficier de droits de succession ou d'une pension de reversion.

En votant le mariage entre personnes de même sexe, il faut anticiper certaines situations. Imaginons le cas d'un homme ayant eu trois enfants avec une femme à laquelle il a été marié quinze ans ; le mariage qu'il contracte ensuite avec un homme dure quinze ans. A qui reviendra la pension de réversion ? Le conjoint qui aura élevé trois enfants aura la même qu'un autre conjoint qui n'en aura pas élevé. Ce texte nous invite donc à une réflexion d'ensemble sur la conjugalité.

M. Jean Tarrade . - Passons à la terminologie.

M. Jacques Combret . - Le texte a beaucoup évolué à cet égard durant son passage à l'Assemblée nationale, et dans le bon sens. La profession notariale est favorable à ce qu'on ne perturbe pas trop l'architecture classique et qu'on conserve les termes de père et mère. Nous aurons 98 % de couples hétérosexuels. En gardant l'architecture actuelle, on concilie la majorité des situations tout en tenant compte des couples homosexuels. Nous avons bien travaillé pour cela avec la commission des lois de l'Assemblée nationale.

L'exclusion du champ d'application de l'article 6-1 des dispositions du titre VII relatives à la filiation nous convient. Toutefois, l'on peut se demander s'il ne vaudrait pas mieux insérer cet article à la fin des articles préliminaires, entre les articles 7 et 15, ou après l'article 15, car son positionnement actuel, après l'article 6 sur l'ordre public et avant l'article 7 sur l'exercice des droits civils est délicat.

L'article 4 bis fait mention de « l'ensemble des dispositions législatives en vigueur » s'appliquant aux conjoints de même sexe. Même si on comprend bien l'exposé des motifs de l'amendement, on pourrait gagner en lisibilité : exclure explicitement la procréation médicalement assistée (PMA) éviterait d'avoir à raisonner a contrario .

M. Jean Tarrade . - Les conséquences sur le droit de l'adoption sont plus importantes.

M. Jacques Combret . - Jusqu'à présent, l'adoption plénière était rendue invisible, cela ne pourra plus être le cas - c'est un constat. Ensuite, appelons un chat un chat : une homosexuelle pourra recourir à la PMA à l'étranger et faire adopter l'enfant par sa conjointe. Nous l'avons bien compris, la réflexion se poursuivra à l'occasion d'un autre texte, mais, qu'on le veuille ou non, nous validerons indirectement une pratique interdite en France.

Il faut absolument réfléchir à une réforme complète de l'adoption. Notre système est incohérent : pourquoi un couple homosexuel pourrait-il adopter mais non recourir à la PMA, laquelle est ouverte à un couple pacsé, privé d'adoption ? L'architecture est complètement déséquilibrée. Nous rappelons en outre des incohérences s'agissant de la fiscalité applicable entre adoptés et adoptants. Par souci d'égalité, il faudra accepter de traiter tout le monde de la même manière et mettre fin aux discriminations fiscales qui existent entre adoption simple et plénière.

Revenir sur l'article 346 du code civil pourrait poser le problème d'adoptions en chaîne. Mme Ducroire adopte plénièrement la petite Maude, puis elle se marie avec M. Léon, lequel adopte simplement Maude. M. Léon et Mme Ducroire, qui exerçaient conjointement l'autorité parentale, divorcent. Maude a 8 ans, l'adoption simple n'est pas révoquée et M. Léon continue à exercer l'autorité parentale. Puis M. Léon se remarie avec Mme Leroux. Avec l'article 360, alinéa 3, modifié, sous réserve du consentement de Mme Ducroire et de M. Léon, Mme Leroux peut à son tour adopter simplement l'enfant. Il faut réfléchir aux conséquences sur le nom, sur l'autorité parentale, sur l'obligation alimentaire, sur les droits successoraux en cas de décès de l'enfant ou de décès des adoptants de l'enfant. Il faut donc s'attacher de près à la coordination entre les alinéas 2 et 3 de cet article.

M. Jean Tarrade . - Venons-en aux conséquences sur le droit au nom.

M. Jacques Combret . - De nouveau, l'on constate que l'on touche à la totalité de la législation sur le nom. Avec l'article 311-21 et le nouvel article 363, alinéa 3, en cas de désaccord, on retiendra les deux noms des parents dans l'ordre alphabétique. Est-ce à dire que dans la majorité des cas, l'enfant portera le nom des deux parents ? Actuellement, depuis 2002, les Français en restent classiquement au nom unique. Cette règle de l'ordre alphabétique, qui figurait dans les travaux préparatoires de la réforme de 2002 et avait été abandonnée, s'appliquera à tout le monde. Est-ce nécessaire ?

M. Jean Tarrade . - L'obligation alimentaire, maintenant.

M. Jacques Combret . - Les dispositions sur l'obligation alimentaire prévues aux articles 204, 205 et 206 sont obsolètes, nous avons déjà eu l'occasion de le dire. Je pense notamment au cas des beaux-parents et des gendres ou belles-filles. N'oublions pas que cette obligation est réciproque. Avec la multiplication des liens, nous pourrions assister à une multiplication des obligations ; il faudra y prendre garde dans une réflexion d'ensemble. Le dossier que nous avons présenté donne des exemples. La situation est parfois compliquée pour les familles, d'autant que sur le terrain, les demandes d'aliments de la part des enfants, vis-à-vis des parents ou grands-parents, sont de plus en plus fréquentes.

M. Jean Tarrade . - Enfin, nous souhaiterions attirer l'attention du Sénat sur les conséquences en droit international privé.

M. Jacques Combret . - Le nouvel article 202-1 serait mieux rédigé si l'on remplaçait « loi personnelle » par « loi nationale ». De plus, le critère du domicile n'emporte aucune condition de durée ou d'habitation effective; l'instruction générale sur l'état civil invite l'officier d'état-civil à adopter une attitude libérale : une résidence secondaire suffira pour la célébration valable du mariage, y compris lorsque la loi du pays d'un des conjoints prohibe une telle union. Si deux Suisses de même sexe se marient en France parce qu'ils y possèdent une résidence secondaire, ils auront deux statuts juridiques : mariés en France, ils verront leur mariage requalifié en partenariat en Suisse. Mieux vaudrait retenir deux critères alternatifs, la nationalité et la « résidence habituelle », notion bien connue dans notre droit (article 311-15 du code civil) et que le règlement européen du 4 juillet 2012 sur les successions définit comme « le lien étroit et stable avec l'Etat concerné ». Au demeurant, en Belgique, un rattachement territorial par la résidence habituelle justifie l'éviction d'une loi personnelle prohibitive au titre de l'ordre public.

Ensuite, le nouvel article 167 écarte l'application d'une éventuelle convention consulaire ou de la loi nationale, ce qui peut être source de danger pour les intéressés. Prenons le cas de la Russie qui réprime l'union homosexuelle. Si celle-ci est enregistrée en France, qu'adviendra-t-il au couple lorsqu'il reviendra en Russie ? Cette disposition s'abstrait du principe de coordination des systèmes juridiques. Peut-être faudra-t-il y revenir pour mieux protéger les couples, de la même manière que l'article 16 bis du projet de loi dispose qu'un salarié peut refuser sa mutation dans un pays qui incrimine l'homosexualité.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je vous remercie de cet exposé très rigoureux qui pointe très précisément de nombreuses interrogations laissées sans réponse -un éclairage précieux pour les législateurs que nous sommes.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . -  Effectivement, votre éclairage nous avait déjà été précieux durant les débats sur le PACS. L'atmosphère était alors survoltée, car c'était la première fois que le Parlement établissait une union en dehors du mariage. S'y ajoutait une petite difficulté sur le contrat.

Je suis satisfait que les notaires soulignent que son ouverture aux personnes du même sexe revalorise le mariage à un moment où il en a bien besoin. Grâce aux homosexuels, le mariage civile sera revalorisé, c'est excellent, n'est-ce pas, monsieur Revet ?

Oui, nous ferons attention à interdire explicitement la PMA. Quand nous avons reçu les ministres, nous leur avons dit qu'il fallait totalement réformer l'adoption - il aurait été encore mieux de le faire avant l'ouverture du mariage. Cette réforme est en cours, et je rencontrerai Mme Bertinotti très rapidement. L'adoption plénière n'est plus la même ; l'idée, qui est encore dans la tête de certains psychanalystes, qu'il faut faire disparaître totalement l'histoire antérieure, n'est plus de mise. Cela sera l'objet d'un autre texte. En revanche, nous avons préparé un amendement restreignant le nombre des filiations adoptives possibles.

La question du nom est bien compliquée. Si j'avais le temps, je me transporterais dans quelques maternités. D'après ce qu'on me dit, les parents se disputent sur le prénom jusqu'au dernier moment. Dans l'euphorie de la naissance, ils en donnent un à l'infirmière. Puis la maternité se charge des démarches, si bien que la question du nom est laissée à l'officier d'état civil : l'on bricole. Si cela est vrai, c'est inadmissible. Il faudrait distribuer dans toutes les maternités un imprimé pour le prénom et un pour le nom, et informer les gens sur leurs droits. Je sais que mon homologue de l'Assemblée nationale est très attaché à sa solution.

Enfin, si les documents et informations nous y poussent, nous toucherons avec des pincettes aux articles touchant au droit international privé. La consultation que nous avons demandée à des professeurs de droit n'est pas encore arrivée ; la chancellerie m'assure que la question a été longuement étudiée. Je n'en dis pas plus.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis pour la commission des Affaires sociales . - Vous avez une pratique, avez-vous dit. Quelles sont les raisons pour lesquelles les couples homosexuels vous consultent le plus souvent ? Comment les choses se règlent-elles pour les enfants ?

- Présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président -

M. Charles Revet . - Merci de cette présentation. A chaque fois, vous avez attiré notre attention sur les conséquences pratiques de l'application de la loi. Cela s'applique d'abord au législateur, qui doit voter en conscience. Or je n'apprécie pas tous les effets du projet : un tableau comparatif nous éclairerait.

Quand François Hollande a lancé cette promesse de campagne, je ne suis pas sûr qu'il en ait mesuré tous les effets. D'après vos chiffres, le nombre de Pacs serait équivalent à celui de mariages civils. Pourquoi les gens préfèrent-ils le Pacs ? Un jour, une administrée m'a répondu : « Je suis pacsée, cela n'a rien à voir avec le mariage. Le mariage engage, le Pacs est un formulaire administratif. ». L'on dissocie du mariage tout ce qui pose problème, j'ai même compris que le rapporteur trouve préférable de légiférer d'abord sur l'adoption...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Il aurait été préférable...

M. Charles Revet . - Peut-être en tirerez-vous les conclusions. Pour répondre vraiment aux attentes légitimes des couples homosexuels, ne faut-il pas renforcer le Pacs ? Qu'en pensez-vous en tant que notaires ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Monsieur Revet, vous trouverez des éléments de comparaison dans le rapport.

M. Charles Revet . - Merci.

Mme Catherine Tasca . - Votre exposé était très objectif, nous ferons le meilleur usage de vos suggestions. Ce texte, vous l'avez bien montré, affectera l'ensemble des couples alors qu'il a été pensé pour réparer une injustice et répondre aux demandes légitimes d'une minorité. On ne peut pas toucher au mariage sans conséquences sur l'ensemble de l'édifice. Il faudra en tenir compte dans nos débats.

Une question sur les pacsés : combien viennent dans vos études notariales pour établir un acte ?

M. Thani Mohamed Soilihi . - Cette réforme intervient dans une période de désaffection pour le mariage civil. M. Jean-Pierre Michel en conclut, à juste titre, qu'elle revalorisera cette institution. Avez-vous des pistes de réflexion pour aller en ce sens ?

M. Jean Tarrade . - Madame Meunier, pour les actes concernant des couples de même sexe mariés à l'étranger, nous ne rencontrons pas spécialement de problèmes pratiques : nous appliquons le statut personnel. Le droit international privé reconnaissant les situations acquises à l'étranger, nous traitons les couples homosexuels mariés comme les autres en matière de partage des biens et de droits successoraux.

Je ne peux pas promettre que nous avons mesuré toutes les conséquences, c'est bien pourquoi nous souhaitons qu'on prenne tout le temps de la réflexion. Oui, monsieur Revet, nous touchons à un pilier du code civil : le mariage. «  Si vous devez en faire une, faites-nous une belle loi », ai-je dit à Mme Taubira. Peut-être nous manque-t-il encore un Portalis. A vos plumes !

Beaucoup de couples ne sont pas suffisamment informés de la loi. C'est ainsi que la loi « Famille » devra traiter du statut du beau-parent dans la famille recomposée, car de plus en plus de personnes vivent avec des personnes qui ne sont pas leurs parents.

M. Jacques Combret . - Le rapporteur l'a rappelé, la rédaction du Pacs par les notaires avait posé problème, non dans la loi, mais dans les textes d'application. Bien que je n'aie pas les statistiques, je constate une montée en puissance. Un Pacs est gratuit si on va au greffe, le notaire demande 190 euros d'honoraires mais, curieusement, perçoit pour l'Etat un droit d'enregistrement, qui majore le coût de plus de 150 euros. Dans beaucoup de greffes, il y a un délai d'attente : ce n'est pas le cas chez nous et nous effectuons les formalités. En outre, nous offrons des conseils. Enfin, le contenu des conventions que l'on peut mettre dans le Pacs est important, et le notaire, quand l'acte est passé chez lui, en assure la garde et peut remettre des copies authentiques.

Les associations familiales ont demandé pourquoi on n'avait pas choisi un partenariat enregistré pour les couples homosexuels. Mais l'on ne pouvait guère revenir en arrière pour établir un Pacs à géométrie variable selon l'orientation sexuelle des contractants ; si le Pacs reçoit les mêmes avantages que le mariage, à quoi bon conserver deux institutions ? Aujourd'hui, un certain nombre de Pacs se convertissent en mariages. C'est l'évolution naturelle. Enfin, il serait compliqué de juxtaposer mariage entre personnes de sexe opposé, contrat pour les personnes de même sexe, Pacs et concubinage.

C'est vous, élus de la Nation, qui avez la responsabilité de la loi : nous exécuterons. En revanche, merci d'avoir compris notre message sur le mariage. En 1999, je m'étonnais devant Mme Guigou qu'il soit plus facile de se marier que d'obtenir le permis de chasse ou le permis de conduire ! Nos concitoyens sont mal informés. A l'époque, nous avions proposé, c'était un peu iconoclaste, de réorienter ou d'élargir la journée qu'on a substitué au service militaire (appelée aujourd'hui « journée de défense et de citoyenneté »). Il serait intéressant que toutes les classes d'âge puissent bénéficier d'une journée d'information sur les conséquences juridiques des modes de conjugalité. Il y a là un effort à fournir tous ensemble pour la revalorisation du mariage.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - ll me reste à vous remercier de votre objectivité et de vos éclairages, qui, sans nous comparer à Portalis, nous aideront à écrire un texte répondant à l'exigence constitutionnelle de lisibilité. J'espère que, grâce à vous, M. Revet sera au moins partiellement satisfait...

Représentants du Conseil national des barreaux

_______

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous poursuivons notre série d'auditions : après les notaires, les avocats. Le conseil national du barreau, auquel nous avons fait appel, réunit l'ensemble des avocats de France, même s'il existe des associations particulières, pour les bâtonniers, par exemple. Me Paule Aboudaram nous prie d'excuser son absence.

Mme Carine Denoit-Benteux, avocate, membre du conseil de l'ordre de Paris . - Ce texte touche à des problématiques essentielles, à analyser avec la plus grande prudence. Les auditions auxquelles j'ai assisté m'ont fait comprendre que vos préoccupations allaient moins au mariage qu'à l'adoption dont les dispositions devront être totalement refondues. La ministre de la famille n'a pas donné de calendrier précis pour la réforme qui est le point le plus important pour nous, praticiens du droit.

Quelles que soient les prises de position individuelles, tous les juristes, lors des auditions auxquelles j'ai assisté, ont insisté sur la nécessité d'une vision d'ensemble et d'une refonte du droit de la filiation. Il y va du statut de l'enfant et de sa place dans la société civile.

L'enfant ne choisit ni sa famille, ni la séparation de ses parents. Dans le divorce, le juge statue sur des éléments matériels. L'absence de lien juridique avec le second parent, dans les couples homosexuels, pose, pour nous, problème : toute mesure visant à garantir ce lien sera bienvenue. Reste qu'il faut songer à toutes les conséquences. C'est l'occasion de s'interroger sur ce que l'on attend de la famille, demain. Le droit de la filiation ne correspond plus aux réalités, on s'en rend compte dans nos cabinets ; mais la réflexion doit être plus vaste et concerner non seulement l'adoption, mais aussi la PMA, la GPA, l'accès aux origines, voire la présomption de paternité.

L'adoption n'est aujourd'hui ouverte qu'aux couples mariés depuis deux ans ou aux célibataires de plus de 28 ans. Maintenir cette restriction a-t-il un sens ? Les homosexuels seront-ils les seuls à devoir se marier pour faire reconnaître le statut de parent adoptif ?

Il convient aussi de s'interroger sur les conditions dans lesquelles se déroule l'adoption. Les auditions des associations de familles adoptives ont montré qu'il n'y a pas de politique commune : chaque conseil général définit ses orientations ; à demi-mots, certaines associations parlent de forum shopping de l'adoption. Comment, dès lors, s'assurer qu'aucune discrimination n'existera à l'encontre des couples homosexuels ? On peut s'interroger sur la création d'un droit qui n'entraîne pas d'effets juridiques uniformes sur l'ensemble du territoire national.

Parlons maintenant des circonstances de la naissance de l'enfant dont on permet l'adoption par le conjoint.

Première hypothèse : il peut s'agir d'un enfant élevé au sein d'un couple homosexuel mais né d'une précédente union hétérosexuelle. Cette situation est tout à fait résiduelle.

Deuxième hypothèse : il s'agit d'un enfant né du rapprochement d'un couple d'hommes et d'un couple de femmes : quatre parents, quatre modes d'éducation, huit grands parents susceptibles d'agir pour obtenir un droit de visite...et un contentieux catastrophique en cas de séparation avec un enfant qui perdra des repères très difficilement construits. Dans cette hypothèse, indiscutablement, permettre l'adoption au sein de couples de même sexe simplifie considérablement les choses.

Troisième hypothèse, très courante: l'enfant né d'une PMA ou d'une GPA. Ces deux points ne sont pas abordés par le projet de loi ; il me paraît difficile de conférer le droit d'adopter l'enfant du conjoint dans un couple de même sexe sans se positionner sur les circonstances de sa naissance. Un sénateur a demandé à la garde des sceaux si autoriser l'adoption n'entraînait pas de facto l'ouverture très rapide à la PMA et à la GPA. Mme Taubira a rappelé que le Gouvernement n'envisageait pas de rendre possible la GPA : c'est en effet difficile, face aux risques d'exploitation et de marchandisation du corps de la gestatrice. Toutefois, en France, de nombreux enfants sont issus de la GPA : la circulaire du 25 janvier donne à ces enfants la possibilité de voir reconnaître leur nationalité française ; c'est une avancée notable.

Actuellement, la PMA est ouverte à tout couple, marié ou non. Ne nous mentons pas : un grand nombre d'adoptions portera sur des enfants issus de la PMA. Ne pas permettre aux femmes de concevoir dans un cadre légal reviendrait à encourager le contournement de la loi française.

Il faut garder à l'esprit que l'adoption, en tant que filiation choisie, est un acte fort : dès lors, maintenir la révocabilité de l'adoption simple fait-il encore sens aujourd'hui ?

J'en termine par la question du droit d'accès aux origines. Différentes conventions précisent que l'enfant a, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents. Ce droit disparaît dans certains cas, comme l'accouchement sous X. Le droit est attaché à la vérité biologique, même si quelques évolutions sont perceptibles, comme avec les aménagements apportées à l'accouchement sous le secret ou la création du Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP). Mais quid de la revendication des enfants nés dans une famille homoparentale, issus d'une PMA ou d'une GPA, quid de l'anonymat du don des gamètes, quid de la conciliation de cette recherche avec l'adoption ?

Enfin, l'action en recherche de paternité a-t-elle encore sa place dans un monde qui fait primer la filiation affective sur la filiation biologique ? Lors d'une précédente audition, Mme Tasca s'est interrogée sur la recherche de paternité et le droit des femmes. C'est une question très intéressante ; à mon sens, le lien biologique relève davantage du droit des hommes, pas de celui des femmes, car ce sont souvent les hommes qui refusent d'être de simples géniteurs et revendiquent leur autorité parentale. Mais comment engager une recherche en paternité quand l'homme n'a eu aucun rapport de quelque nature que ce soit avec la mère de l'enfant ? Aujourd'hui, le droit des femmes réside plus dans la possibilité de choisir d'être mère.

En conclusion, la plus grande prudence s'impose. Nous ne ferons pas l'économie d'une réforme totale du droit de la filiation à très court terme.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci de votre contribution. Si nous nous interrogeons peu sur l'ouverture du mariage, c'est qu'il ne pose pas problème : nous le voterons. Nous proposerons, en revanche, des amendements sur la question du nom, comme sur celle de la filiation. Le Gouvernement renvoie nombre de problèmes à une future loi sur la famille. Pour moi, il faut un texte sur l'adoption sans tarder. Pour le reste, le Gouvernement envisage de modifier l'accès à la PMA, mais se refuse à envisager la GPA.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Vous avez rappelé l'ensemble des problématiques, en présentant des incohérences auxquelles il nous faudra répondre.

Un mot sur la recherche en paternité : aujourd'hui, 8 % des naissances se font sans père déclaré. Chacun, hommes et femmes, doit être responsable ; se pose aussi la question de la prévention, qui relève des politiques publiques.

M. Charles Revet . - La question de l'adoption doit être examinée dans sa globalité. Elle est complexe, comme le sont celles de la PMA et de la GPA.

Nous voterons le mariage, a dit le rapporteur. Pas tous les membres de la commission...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je parlais en tant que rapporteur.

M. Charles Revet . - Notre précédente audition a souligné la nécessité de mesurer les conséquences liées à la modification du droit du mariage. Il faudrait pouvoir analyser toutes les conséquences de notre vote.

Comme avocate, vous être amenée à plaider pour des divorces ou des ruptures de Pacs. Avez-vous identifié des aspects mal pris en compte dans les Pacs ? J'ai reçu des homosexuels, qui vivent ensemble, avec des enfants, et qui se plaignent d'être traités différemment alors qu'ils mènent une vie normale. Le législateur doit traiter ces situations, en mesurant toutes les conséquences de ses choix.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - M. Revet aura entendu la dernière remarque de maître Combret, qui a souligné que la création d'une union civile compliquerait encore la situation...

Mme Virginie Klès . - Vous avez dit que ne pas légaliser certaines pratiques de PMA reviendrait à encourager le détournement de la loi. Il faut retrouver un équilibre entre les droits : celui des femmes, mais aussi celui des hommes. Il est des hommes qui font des dons de sperme pour aider un couple stérile à avoir des enfants, pas pour permettre des PMA de convenance. La moindre des choses serait d'informer le donneur, car ce sont des dons très particuliers, qui exigent la plus grande transparence.

A l'inverse, des pères ont été spoliés de leur paternité : on a vu des reportages à la télévision récemment sur des femmes allant accoucher seule à la maternité. Le droit des enfants à connaître leurs origines est, en ce sens, important.

En tout cas, dire qu'il y a une nécessité à légaliser la PMA me choque un peu.

Mme Hélène Poivey-Leclercq . - Nous ne devrions pas avoir à légiférer sur la PMA : elle devrait être d'emblée ouverte à tous les couples mariés ; si elle est réservée aux couples hétérosexuels, la CEDH considérera qu'il y a discrimination. Voyez l'arrêt Gas et Dubois du 15 mars 2012. Ouvrir la PMA est une conséquence nécessaire du mariage pour tous, pour prévenir toute discrimination.

Si la PMA ne s'accompagne pas d'une loi sur la GPA, on va assister, comme au Canada, à une féminisation de la filiation, puisqu'aucune filiation ne sera permise aux hommes qui vivent ensemble.

N'oublions pas, surtout, l'intérêt de l'enfant, objet de toutes les convoitises, de tous les désirs, mais dont on se préoccupe peu. La stérilité n'est plus admise, c'est une forme de cécité reproductive. On fait souvent de l'intérêt supérieur de l'enfant un fourre-tout en oubliant sa spécificité. N'oublions pas que le père est père quand la mère le décide : la contraception est, par nature, occulte ; pour l'avortement, nul besoin du père. L'enfant naît du désir unilatéral d'une femme. En recherche de paternité, je me bats depuis trente ans pour la reconnaissance d'un principe de responsabilité quasi délictuelle : depuis longtemps, on ne peut tomber enceinte ni le demeurer malgré soi. Au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant, je suis régulièrement déboutée de mes demandes de dommages et intérêts, parce qu'on me dit que l'enfant a besoin d'avoir un père, une filiation.

Comment soutenir en droit à la fois, d'une main, la recherche de paternité, de l'autre, l'adoption plénière, mensonge juridique, déni de la filiation biologique et éradication légale de tout accès aux origines ? Maintenant, il va y avoir des mariages homosexuels, avec forcément un mensonge, ou un silence ; dans trente ans, qui peut connaître le trouble de ceux qui seront nés dans ces conditions ? N'allons pas construire un monstre juridique. Nous vivons dans une société de transparence qui ne permet plus le mensonge grâce aux tests génétiques ; dès lors, il faut bouleverser la filiation et faire coexister pacifiquement une filiation biologique, avec ou sans conséquence selon le voeu du géniteur, et une filiation élective, celle de l'adoption simple. J'espère la disparition de l'adoption plénière : dans ma clientèle - je suis avocat depuis 32 ans après avoir été 8 ans clerc de notaire -, j'ai vu des adultes en désespérance faute d'avoir accès à leurs origines. Comme avocat, je ne peux même pas obtenir la copie intégrale de l'acte de naissance d'un enfant adopté, parce qu'il porte leur véritable histoire. Ce mensonge juridique n'est plus possible en 2013. Il faut enfin prendre en considération les besoins des enfants et repenser la filiation.

Je reviens sur le mariage. Je vois, dans ma clientèle, des concubins de vingt ans qui ne comprennent pas, au moment de la séparation, ce qui leur arrive : ils ne s'étaient pas avisés qu'ils n'avaient aucun droit. Mêmes ignorances sur les conséquences du Pacs : ils choisissent ce mode de conjugalité parce qu'il est facile d'en sortir, mais quand il faut supporter les conséquences de la rupture, tout le monde regrette la protection du mariage... En fait, on veut les droits, mais sans obligation. Puisqu'on veut ouvrir le mariage à tous, ouvrons aussi l'information à tous ! Et l'information passe par l'éducation : on ne prépare pas les gens au mariage en leur lisant les articles 212 et 215 du code civil le jour de la célébration ! Les homosexuels doivent mesurer les conséquences du mariage. Un de mes jeunes clients voulait se marier en Espagne avec son compagnon. Lorsque je lui ai expliqué qu'en cas de séparation, il devrait peut-être payer une pension alimentaire, il a pris son chapeau et la fuite.

Mme Virginie Klès . - La loi devra définir très précisément le droit aux origines. Un spermatozoïde ou un ovocyte, ce n'est pas l'histoire d'un enfant ; un revanche, qu'il soit né par PMA, c'est son histoire. Un spermatozoïde ou un ovocyte, ce n'est qu'un bout de matériel génétique. Mais toute personne doit avoir accès aux caractéristiques de ses deux parents, des deux côtés de sa filiation : c'est un droit inaliénable. En tant que scientifique, je veux dénoncer les manipulations de gamètes, en amont de la fécondation in-vitro, qui sont extrêmement dangereuses.

Mme Hélène Poivey-Leclercq . - Le spermatozoïde n'est pas un simple matériel génétique. Si tel était le cas, on ne verrait pas des êtres souffrir autant d'ignorer qui est le donneur du spermatozoïde qui les a engendrés.

Mme Virginie Klès . - Les psychanalystes soulignent que ces demandes, quand elles deviennent pathologiques, sont plus souvent liées à des souffrances présentes.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Quel que soit le mode d'engendrement d'un enfant, cet enfant doit pouvoir connaître son histoire.

M. Charles Revet . - Tout à fait.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous avons entendu des professeurs de droit. Le témoignage du professeur Hauser m'a impressionné : le législateur doit avoir le courage de reconnaître les deux lignes de filiation, une filiation biologique et une filiation volontaire ou sociale,...

Mme Hélène Poivey-Leclercq . -  ...élective !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Cela implique des conséquences en chaîne, dont il faudra tenir compte.

Mme Carine Denoit-Benteux . - Nous sommes tous très demandeurs d'une réforme de la filiation. En particulier, la révocabilité de l'adoption simple n'a plus de sens.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - L'adoption plénière était faite pour les orphelins d'après-guerre. Il faut y revenir aussi. Un enfant qui vient du Vietnam, du Mali ou du Brésil, sait bien qu'il est différent de ses parents adoptifs. Je ne crois pas, comme l'a dit un psychanalyste que nous avons entendu, que l'adoption plénière soit une nouvelle naissance pour l'enfant.

Merci pour vos témoignages concrets.

M. André Nutte, président, et M. Raymond Chabrol, secrétaire général du Conseil national d'accès aux origines personnelles

_______

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Mes chers collègues, nous accueillons maintenant, pour notre troisième série d'auditions depuis ce matin, M. André Nutte, président du Conseil national d'accès aux origines personnelles, et M. Raymond Chabrol, qui en est le secrétaire général.

Nous évoquions, voilà quelques instants encore, le problème des origines, dont il sera encore plus question lors de l'examen du futur projet de loi sur la famille, mais qui est aussi soulevé au travers du projet de loi relatif au mariage des personnes de même sexe, notamment en ce qui concerne les adoptions plénières.

M. André Nutte , président du Conseil national d'accès aux origines personnelles. - Dans un premier temps, je rappellerai brièvement les termes de la loi du 22 janvier 2002 relative à l'accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l'État. Je présenterai ensuite les activités du Conseil national d'accès aux origines personnelles, le CNAOP. Enfin, j'évoquerai un certain nombre de points particuliers.

La loi du 22 janvier 2002 qui a remis en cohérence un certain nombre de dispositifs épars, représente manifestement un progrès. Je rappelle qu'il avait été voté à l'unanimité par les deux chambres et, après dix ans d'application, il commence à se stabiliser. Ce texte doit certainement évoluer, mais, en tout cas, son application commence aujourd'hui à être bien établie, avec des jurisprudences nécessaires, comme il sied d'ailleurs à toute loi.

On rappellera aussi utilement que le Sénat, en 2007, avait introduit une disposition selon laquelle l'accès aux origines était ouvert dès l'instant où l'enfant atteignait l'âge de dix-huit ans, mais qu'il était également possible de descendre en dessous de ce seuil lorsque l'enfant avait le discernement nécessaire. Si cette disposition n'est certes pas encore opérationnelle, elle a tout de même constitué, à mon avis, un signal, que nous retrouverons certainement lors du débat sur la recherche des origines.

Schématiquement, la loi du 22 janvier 2002 se compose de deux parties : la première a trait au droit à accoucher dans le secret, appelé plus communément « accouchement sous X » ; la seconde concerne l'accès à ses origines, c'est-à-dire la possibilité pour les personnes nées sous X de pouvoir, un jour, à partir de dix-huit ans, accéder à leurs origines.

Le CNAOP a notamment pour objet, comme le précise la loi du 22 janvier 2002 par laquelle il a été créé, de faciliter l'accès aux origines personnelles.

Environ 600 enfants naissent chaque année sous le secret, dans notre pays. Ce chiffre est constant. Il a très sensiblement diminué, pour d'évidentes raisons, notamment après le vote de la loi Veil, puisque l'avortement a permis de régler un certain nombre de situations.

Depuis sa création, le CNAOP a été saisi de 7 000 demandes utiles d'accès aux origines, c'est-à-dire relevant expressément de sa compétence.

Je reviens sur le premier volet de la loi du 22 janvier 2002, l'accouchement sous le secret.

C'est d'abord une décision qui appartient à la mère de naissance, qu'elle n'a pas à justifier. La personne se présente à la maternité, elle n'a pas à décliner son identité, elle n'a pas à évoquer les conditions qui l'ont amenée à prendre cette décision, et l'administration n'a pas à mener d'investigations.

On est donc sur un régime déclaratif strict, compréhensible s'agissant d'une situation de secret. Afin que ce secret soit bien gardé, la prise en charge des frais d'accouchement, des frais d'hospitalisation, par exemple, est assurée par l'État. En tout cas, le CNAOP n'a pas eu connaissance de cas de violation de secret.

La loi ne prévoit pas qu'il puisse être demandé à la personne qui vient pour accoucher s'il y a procréation médicalement assistée ou gestation pour autrui.

Il appartient aux personnels hospitaliers, aux personnels des conseils généraux, qui font d'ailleurs un travail remarquable, de rencontrer la personne, de lui expliquer dans quel contexte juridique elle se situe, de bien lui faire comprendre que, si elle persiste dans sa décision, un processus d'adoption s'engagera, avec tout ce que cela comporte, c'est-à-dire que l'adoption, au bout de deux mois, est irréversible.

Ils doivent également expliquer à la femme qui veut accoucher sous X que la loi a prévu des possibilités qui, tout en maintenant le secret, permettront peut-être un jour à l'enfant d'obtenir des informations sur ses origines au moyen du système du pli fermé. Dans ce pli fermé, la femme peut laisser son identité, des renseignements sur sa santé et sur celle du père, sur l'identité de ce dernier et d'autres indications qu'elles souhaitent apporter.

Il s'agit non pas de faire pression sur la personne mais de l'éclairer. Les études dont nous disposons montrent que, d'une manière générale, les femmes qui accouchent sous X sont en difficulté sociale. Selon la répartition géographique ou socioprofessionnelle de ces personnes, il apparaît que, dans leur très grande majorité, elles rencontrent d'importants problèmes ; c'est une donnée qu'il faut prendre en compte.

Pourquoi ces personnes prennent-elles la décision d'accoucher dans le secret ? Que disent-elles ? Quelles sont leurs motivations ? Avoir été victime d'un abus sexuel est l'un des motifs le plus fréquemment invoqué à l'appui de cette décision. Il y a aussi des situations de déni. La personne a nié son état de grossesse et, le temps passant, elle n'a pas d'autre solution dès lors qu'elle ne souhaite pas garder l'enfant. Il y a aussi le cas de femmes abandonnées par leur compagnon qui, ayant appris leur grossesse et voyant que celle-ci se poursuit, décident de le quitter. Il y a aussi des couples qui, de manière très rare, décident que l'accouchement se fera sous X. Mais tout cela relève du déclaratif, et le CNAOP n'a d'ailleurs pas à en savoir davantage.

J'ajouterai que, sur les 600 femmes qui accouchent chaque année dans le secret, un peu moins d'un tiers ont eu l'idée de contacter des associations ou l'assistante sociale de la ville avant l'accouchement. Dans ces cas-là, je n'ose pas dire « un travail préparatoire », mais en tout cas un cheminement social a abouti à cette décision.

De ce qui remonte des conseils généraux nous avons le sentiment que les personnes concernées sont le plus souvent en souffrance. La situation n'est pas simple : elles doivent prendre dans un délai très court une décision difficile, celle de garder ou non l'enfant, donc une décision lourde de conséquences. En effet, il faut bien en avoir conscience, au bout de deux mois, il n'est plus possible de faire marche arrière.

J'en viens au second volet, celui de l'accès aux origines, autrement dit la possibilité pour la personne qui le souhaite de retrouver les coordonnées de sa mère de naissance. Nous employons cette expression de « mère de naissance » pour la distinguer de la mère qui a adopté l'enfant. Pour nous, les deux situations sont très différentes. Le vocabulaire n'est pas neutre.

Je l'ai rappelé, cette faculté est ouverte aux personnes de plus de dix-huit ans et aux enfants de moins de dix-huit ans s'ils ont le discernement nécessaire.

Ne croyez pas pour autant que les personnes concernées se précipitent pour présenter une demande d'accès aux origines dès qu'elles atteignent l'âge de dix-huit ans ; cela ne nous simplifie d'ailleurs pas les choses. Et encore faudrait-il qu'elles sachent qu'elles sont nées sous X. Certaines apprennent qu'elles ont été adoptées beaucoup plus tard.

Un dossier sur deux date de plus de trente ans, ce qui n'est pas simple pour l'administration. À cette époque, l'informatique n'existait pas, les dossiers étaient constitués manuellement, selon des pratiques diverses et variées. L'âge moyen auquel une personne recherche ses origines est largement supérieur à trente ans.

En outre, et en partie pour les mêmes raisons, nous ne retrouvons la mère de naissance que dans un peu plus d'un cas sur deux, ce qui est normal, car, en l'espace de trente ou quarante années, la personne a pu déménager. Cette situation est très frustrante pour la personne qui cherche ses origines. Elle fait un procès d'incompétence à l'administration en général, en l'accusant de ne pas agir avec suffisamment de bonne volonté ; quant aux associations, il arrive qu'elles soient persuadées que, si elles avaient été chargées du dossier, elles auraient retrouvé la mère de naissance.

Moins d'un dossier sur deux trouve donc une issue heureuse. Une fois la mère de naissance retrouvée, nous parvenons à « satisfaire » 30 % des demandes d'accès aux origines. Pour les autres, nous n'y arrivons pas, soit parce que la mère, bien qu'identifiée et contactée, maintient son refus, ce qui est son droit ; soit parce que la personne que nous contactons prétend qu'elle n'a jamais été la mère de naissance de qui que ce soit.

Par ailleurs, les demandes des personnes en recherche de leur mère de naissance ne sont pas uniformes. Certains se contentent d'obtenir le nom de leur mère de naissance et leur lieu de naissance ; d'autres souhaitent aller plus loin, et rencontrer la mère de naissance, sans pour autant envisager de renouer des relations pérennes.

À ce sujet, nous avons été confrontés récemment à une situation assez rude. Le contact avec la mère de naissance s'est mal passé, du fait d'une incompréhension née de la trop grande différence dans les niveaux de vie respectifs de la personne et de sa génitrice...

Nous pensons - et les associations qui composent le Conseil national en sont également convaincues - qu'il serait nécessaire de prévoir un accompagnement très professionnel pour aider le demandeur dans son cheminement personnel.

Je relève que le croisement des fichiers informatiques permet d'augmenter nos performances ; pour autant, nous serons toujours confrontés à certaines limites.

Je souhaiterais maintenant aborder le problème de la reconnaissance de la parentalité par les pères.

Lorsqu'une femme accouche sous X, rien n'interdit à un homme de faire une demande de parentalité ou de se déclarer en parentalité. Une circulaire du 28 octobre 2011 du ministère de la justice traite d'ailleurs expressément des accouchements sous X. Les pères peuvent accéder à la parentalité par une formalité assez simple : une déclaration de parentalité devant le maire et, le cas échéant, devant le procureur.

Il est clair que l'évocation de cette possibilité juridique nous ramène à la gestation pour autrui. Je resterai prudent : en l'état actuel de nos connaissances, nous n'avons pas identifié de situation de ce type. Il y a une demande de reconnaissance de parentalité seulement dans une petite dizaine de cas étalés sur les dernières années.

Certaines situations nous semblent particulièrement nettes et n'ont rien à voir avec la gestation pour autrui. Je prendrai l'exemple, sans porter de jugement, d'un couple marié avec deux enfants dont la femme souhaitait accoucher sous X. Son mari voulait reconnaître sa parentalité par avance et son épouse souhaitait ne pas accoucher dans son département de résidence, qui est de taille modeste. Comprenne qui pourra, mais il me semble que ce cas est très loin de la GPA !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Le mari n'est pas clair !

M. André Nutte. - Nous ne sommes pas allés si loin, mais, effectivement, c'est sûrement cela...

Un autre élément nous rassure. Rapporté au nombre de naissances constatées au cours des dernières années, le nombre annuel d'accouchements sous le secret - 600, je le rappelle - est en baisse, certes légère, mais incontestable. On ne peut donc pas parler pour l'instant de déviation de la procédure ; on peut simplement dire que c'est une possibilité juridique qui existe. Il faudra voir comment les choses évoluent et s'il y a une rupture de courbe dans les déclarations d'accouchement sous X après l'adoption de la loi.

Je voulais, pour terminer, évoquer la situation des enfants élevés par des familles du même sexe. Je n'ai pas trouvé de statistiques bien établies sur ce point, l'INED évoque une fourchette comprise entre un maximum de 40 000 enfants et un minimum de 10 000. Certaines associations avancent plutôt les chiffres de 100 000 ou 200 000 enfants. En tout cas, il me semble clair qu'il faut se soucier de leur donner un cadre juridique familial plus établi.

On ne peut pas non plus se désintéresser de l'accès aux origines, qu'ils demanderont certainement un jour. À la différence de ceux qui vivent dans une famille dont le père et la mère sont de sexe différents, ces enfants vont se préoccuper très tôt, dès aujourd'hui, de savoir qui ils sont et d'où ils viennent.

À mes yeux, il s'agit d'un sujet important. Je suis convaincu que l'évolution de notre société est telle que le droit de savoir devient toujours plus important. Aujourd'hui, il est normal de savoir, et ce dans tous les domaines. Nous ne pouvons pas être en décalage avec un phénomène de société aussi fort et il nous faut en tenir compte.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Monsieur Nutte, je vous remercie beaucoup pour ce témoignage plein d'humanité et de pragmatisme.

Pouvez-vous me confirmer qu'une femme qui vient d'accoucher sous X n'est pas obligée de laisser un pli fermé ?

M. André Nutte. - En effet.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Dans ces conditions, toute recherche est pratiquement vouée à l'échec.

Ensuite, comme vous l'avez dit - du reste, cela a été répété tout au long des auditions -, le droit de savoir, la transparence sont autant de questions qui se posent aujourd'hui pour les enfants à la recherche de leur histoire - plus que de leurs origines, d'ailleurs.

Mais le problème se pose avec encore plus d'acuité pour les enfants qui sont d'ores et déjà élevés par des couples homosexuels. Et ce sera encore plus vrai quand ces couples pourront se marier !

Si j'ai bien compris, il existe toute une série de cas, dont ceux-ci, pour lesquels vous n'avez pas compétence. Dans ces conditions, pensez-vous qu'il faille, d'une façon ou d'une autre, augmenter le champ de compétences du CNAOP ?

Si je vous ai bien entendu, le Conseil national n'est aujourd'hui compétent que pour les quelque 600 enfants qui, chaque année, naissent sous X en France ?

M. André Nutte. - Nous le sommes aussi pour ceux qui sont nés sous X par le passé !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Enfin, quid des enfants ayant fait l'objet d'une adoption à l'étranger ? Pratiquement, de tels enfants aussi peuvent ensuite rechercher leurs origines...

La question se pose déjà pour les enfants nés sous X à l'étranger et adoptés de façon plénière par des couples hétérosexuels : ces enfants s'aperçoivent rapidement que leurs parents ne peuvent pas être leurs géniteurs biologiques parce qu'ils n'ont, par exemple, pas la même couleur de peau. Mais je suppose que, pour les enfants adoptés à l'étranger par un couple de même sexe, l'interrogation sera double.

Dans le cadre de nos travaux, ces questions nous ont été très largement posées. Certains - les associations me semble-t-il - ont même évoqué la possibilité que le CNAOP puisse voir ses compétences élargies et répondre à toutes ces interrogations.

M. André Nutte. - À mon avis, tout ce qui concerne la recherche des origines et la conservation des informations permettant d'y accéder ressortit véritablement non pas au domaine « régalien » - le terme est un peu fort -, mais au domaine de l'État. En tout cas, je ne vois pas ces compétences confiées à une association : ce serait trop compliqué.

Cela étant, je ne suis pas « attrape-tout » ! Comme je l'ai dit dans mon propos introductif, le CNAOP a acquis une certaine expérience. De par sa composition, cet organe permet d'organiser des débats ; il permet de rassembler. Dès lors, s'il le faut, pourquoi ne pas étendre ses compétences, à condition toutefois que les moyens suivent !

Bien entendu, nous serions prêts à faire tout ce qui serait jugé nécessaire mais je rappelle, monsieur le rapporteur, que cela relève du domaine de la loi !

M. Raymond Chabrol, secrétaire général du Conseil national d'accès aux origines personnelles. - Monsieur le rapporteur, concernant le pli fermé, il faut savoir qu'un infime pourcentage de femmes qui accouchent dans le secret - 1 % ou 2 %, d'après les chiffres dont nous disposons - repartent très vite de la maternité, parfois deux heures à peine après avoir accouché, en refusant de signer toute décharge de responsabilité. Certaines fuient littéralement la maternité !

Ces femmes, ni les correspondants départementaux ni les professionnels de santé ne peuvent véritablement les rencontrer.

Comme l'a dit André Nutte, dans notre pays, la raison fondamentale de l'accouchement dans le secret n'est pas de permettre à la mère de garder ou non le secret. Sa justification principale, c'est qu'une femme qui accouche et que l'enfant qu'elle met au monde ont le droit de ressortir de la maternité en bonne santé. Il vaut mieux qu'une femme accouche dans une maternité sans dévoiler son identité plutôt que je ne sais où, en prenant le risque de mourir et, éventuellement, de faire subir le même sort à son enfant.

Une fois que la femme a accouché, si elle décide de rester à la maternité au moins quarante-huit ou soixante-douze heures, elle y rencontre un correspondant départemental, qui est un professionnel du conseil général. Si ce dernier ne peut pas être présent, la loi fait obligation au directeur de la maternité de s'organiser pour qu'un professionnel de santé supplée le correspondant départemental.

Bien évidemment, la rencontre se fait sur la base d'un recueil d'informations, dont le contenu est fixé par un arrêté ministériel, lequel détermine les limites de ce que l'on peut demander à la femme. Mais le premier objectif est de faire entrer cette femme dans une démarche de dialogue - si tant est que le dialogue soit vraiment possible -, de lui faire prendre conscience qu'il est important pour l'enfant qu'il ait accès à un certain nombre d'éléments et de l'informer des différentes possibilités qui s'ouvrent à elle.

Première possibilité : la femme a le droit de ne rien dire.

Deuxième possibilité : la mère a le droit de laisser tout élément non identifiant. Elle peut dire que le père est français ou américain, qu'elle a les cheveux blonds, qu'elle a ou non fait des études supérieures...

Si elle veut en dire plus, plusieurs nouvelles possibilités s'offrent à elle. Premièrement, dans le délai de deux mois qui sépare l'accouchement de l'engagement du processus d'adoption, la femme a le droit de reconnaître l'enfant. Deux voies lui sont alors ouvertes. D'une part, elle peut décider de ne pas élever l'enfant et de le confier au conseil général. L'enfant entre alors dans un processus d'adoption. D'autre part, la mère peut en demander la restitution, sous réserve que cela ne pose pas de problèmes majeurs sur le plan de la protection de l'enfance.

Si elle l'a reconnu et l'a confié au conseil général en signant un procès-verbal d'abandon, on l'informe que l'enfant aura évidemment le droit de connaître son identité. C'est parfaitement clair.

Deuxièmement, si la mère ne souhaite pas reconnaître l'enfant, on l'informe qu'elle a le droit de laisser son identité dans le dossier, laquelle sera communiqué à l'enfant si ce dernier demande à y accéder.

Troisièmement, elle peut recourir à la procédure du « pli fermé ». On donne à la mère une enveloppe « officielle ». La mère y laisse ce qu'elle souhaite. Bien évidemment, on lui explique que c'est mieux si elle y laisse son identité. Néanmoins, on ne relit pas ce qu'elle a écrit. D'ailleurs, c'est elle qui ferme l'enveloppe. Le conseil général n'est que le gardien de cette enveloppe ; il ne l'ouvre pas. Ce n'est que si l'enfant demande à accéder à ses origines qu'un membre du CNAOP l'ouvrira. Pour l'instant, nous n'avons pas reçu de demandes de ce type.

On fait savoir à la mère que, si le membre du CNAOP qui ouvre l'enveloppe y trouve une identité, on cherchera à la contacter - si on la retrouve.

À cet égard, la loi nous a donné des moyens d'investigation considérables, notamment auprès des organismes de protection. Monsieur le sénateur, il ne vous a sûrement pas échappé qu'en France peu de citoyens ne sont pas couverts par un régime de protection sociale ! On arrive donc assez facilement à retrouver la mère...

Si on la retrouve, la mère pourra dire que c'est bien elle qui a laissé l'enveloppe mais qu'elle n'est pour le moment pas prête à lever le secret ; en ce cas, la démarche pourra faire l'objet d'une révision ultérieure. La mère peut aussi nous annoncer qu'elle est prête à lever le secret.

Pour ce qui est des enfants nés à l'étranger, monsieur le rapporteur, la compétence du CNAOP est très stricte. En effet, elle ne concerne que des enfants nés dans le secret.

En France, la législation a beaucoup évolué entre 1904 et 1996. À certaines périodes, même si la mère n'avait pas accouché dans le secret, les parents pouvaient confier leur enfant à l'adoption, jusqu'aux sept ans de ce dernier. Puis, ces délais ont diminué. Aujourd'hui, nous sommes toujours sous le régime de la loi de 2002, laquelle a prévu un délai de deux mois.

Cela signifie que nous sommes compétents pour des cas très anciens de femmes n'ayant pas accouché dans le secret mais ayant confié leur enfant à l'adoption, notamment auprès du conseil général, avant qu'il n'ait sept ans.

Nous sommes également compétents si l'enfant est pupille de l'État, qu'il ait été adopté ou non.

Nous sommes confrontés à des situations très complexes parce que nombre de pays étrangers ne protègent pas la femme qui décide d'accoucher dans le secret : il faut savoir que seuls cinq États au monde se sont dotés d'une législation en la matière. On n'a donc strictement aucun moyen de retrouver ne serait-ce que quelques mères ou pères de naissance d'enfants nés à l'étranger.

De nombreux cas sont possibles. Ainsi, au Brésil, ces femmes sont poursuivies, condamnées, jetées en prison. Dans d'autres pays, comme en Corée, les enfants sont déposés quelque part : dans la rue, dans un commissariat... Il n'y a donc pas grand-chose à rechercher concernant les origines de l'enfant.

Sur le plan historique, en France, le sujet est ancien :... tout le monde a en mémoire saint Vincent de Paul ! La Révolution française a ensuite organisé l'accouchement dans le secret, puis différentes législations sont intervenues, notamment en 1904, en 1943, en 1996 et en 2002.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales . - Étant moi-même membre du Conseil national d'accès aux origines personnelles, j'estime important que vous reveniez sur la réalité des faits.

Non que nous soyons complètement « hors sol » - plusieurs d'entre nous ont la pratique des conseils généraux -, mais la réalité de l'accès aux origines est parfois bien différente de ce qu'elle peut parfois être imaginée, redoutée, voire fantasmée.

Messieurs, vous faites bien de dire que la question des origines est propre à chaque adulte et à chaque enfant. En la matière, chaque histoire est singulière. Cela étant, tous les enfants se posent des questions sur leurs origines - par exemple, sur l'identité de leur père -, surtout lorsqu'ils arrivent à l'âge de sept ou huit ans. Ces questions sont légitimes et, bien sûr, bien plus compliquées quand il y a adoption.

Il faut aussi répéter que les profils des femmes qui accouchent dans le secret sont divers. Si, assurément, certaines sont touchées par une forme de précarité, ce n'est pas le cas de toutes. Ainsi, il en est qui ont nié leur grossesse jusqu'au huitième mois et d'autres qui, pour des raisons diverses, ont dépassé les délais légaux de l'interruption volontaire de grossesse prévus par la loi française.

Les femmes qui accouchent dans le secret ne sont pas forcément des jeunes mineures désoeuvrées et alcoolisées. Parmi elles, il y a aussi des femmes majeures, qui ont déjà des enfants et qui, comme vous l'avez dit, vont parfois chercher le petit dernier à l'école quelques heures seulement après avoir accouché.

Il faut également rappeler l'existence, en France, autour des maternités et du personnel soignant, d'équipes remarquables dans l'accompagnement de ce geste de don d'enfant confié à l'adoption.

L'accouchement dans le secret est donc une réalité. C'est aussi un droit, et c'est tant mieux.

Du point de vue de l'enfant, le droit à connaître ses origines est lui aussi important. Comme nous l'avons entendu dans la bouche d'autres personnes que nous avons auditionnées, notamment de parents ayant adopté, les origines, cela peut être un nom, une situation, une histoire ou encore un pays.

Sur ce point, il faut aussi laisser la possibilité à la personne qui recherche ses origines d'effectuer sa démarche : souvent, le fait de savoir que sa naissance dans le secret a une histoire la rassure et lui permet de passer à autre chose.

M. Charles Revet . - Pour ma part, j'aurais aimé que vous nous en disiez un peu plus sur tout ce que vous voyez dans le texte que nous examinons, et que nous ne voyons pas forcément.

Certains, cela a été dit et répété, peuvent avoir le sentiment que le droit des adultes et leurs désirs prévalent sur le droit de l'enfant, alors qu'il devrait être au coeur de nos préoccupations.

Or le droit de l'enfant, c'est aussi celui de connaître ses origines. Si une personne ne souhaite pas être connue de l'enfant qu'elle met au monde et ne laisse rien qui permette à l'enfant de la retrouver, c'est son droit. Pourtant, d'une manière ou d'une autre, le droit pour l'enfant de connaître ses origines devrait exister, dans le respect du choix de la mère de ne pas le garder.

L'enfant a, lui, le droit de savoir d'où il vient, car l'ignorance sur ses origines peut le perturber toute sa vie. Ainsi, vous paraîtrait-il souhaitable qu'on modifie la loi en vue de faciliter cette recherche des origines ?

Mme Christine Lazerges, présidente de la commission nationale consultative des droits de l'homme, nous a indiqué qu'il était possible qu'une femme accouche sous X et qu'un homme vienne, le lendemain ou le surlendemain, déclarer qu'il est le père de l'enfant.

Or il existe des procédés - je pense au test ADN - qui permettraient de s'assurer de la réalité de cette paternité. Il s'agit d'un problème situé dans le champ de la procréation, voire de la gestation pour autrui, à propos duquel il faudrait se prémunir d'abus éventuels.

Ainsi, j'ai rencontré une personne, adoptée à six ou sept ans par une femme seule, qui estimait avoir été heureuse dans sa famille adoptive mais qui voulait connaître ses origines. Il se trouve que cette personne, ayant eu besoin d'un acte d'état civil, a profité de l'absence de l'employé pour prendre connaissance de sa filiation. C'est ainsi qu'elle a pu retrouver son frère et peut-être d'autres membres de sa famille. C'était anormal et c'était pourtant, selon moi, un droit.

J'ai aussi rencontré une personne issue d'un don de gamètes qui m'a dit qu'elle avait appris à vingt-huit ans qu'elle n'était pas la fille biologique de son père. Elle souhaitait se mettre en ménage et il se trouve que l'homme qu'elle avait rencontré était aussi issu de gamètes. Ainsi, elle ne pouvait s'assurer qu'elle n'allait pas épouser un membre de sa famille, faute d'accès à ses origines.

Avez-vous, sur ces points, des explications à nous donner ? Des ajustements législatifs s'imposent-ils ?

Mme Virginie Klès . - Vous nous avez dit que l'âge moyen de demande des origines était autour de trente ans. Pouvez-vous établir un lien entre le fait de fonder une famille et de s'interroger à ce moment sur ses origines ?

Quels constats, quelles réflexions, quel ressenti sont les vôtres concernant ces enfants issus - de leur point de vue - d'un abandon même si, pour la mère qui accouche sous X, il s'agit d'un don à l'adoption ? Voyez-vous une différence entre ces enfants issus d'un « abandon » et les enfants issus d'une procréation médicalement assistée ou de dons de gamètes ?

Mme Nicole Bonnefoy . - En premier lieu, je voudrais savoir s'il arrive que des femmes accouchant sous X reviennent sur leur décision avant l'expiration du délai de deux mois - voire après -, ce qui est peut-être rare.

En second lieu, je voudrais connaître le délai entre l'adoption effective d'un enfant né sous X et sa mise au monde.

M. André Nutte . - Concernant la dernière question, il est vrai, madame, que certaines femmes reviennent sur leur décision car un certain travail de conseil est effectué tandis que, par ailleurs, on ne peut nier le lien particulier qui peut exister entre la mère et l'enfant - d'autant plus qu'après la naissance, d'une certaine manière, même si je ne suis pas le mieux placé pour le dire, le plus dur est fait !

C'est là qu'il faut bien comprendre : si l'on est capable de dire à ces femmes - le problème se pose pour ce genre de public comme pour d'autres - que l'on va essayer de leur trouver un logement et de régler leur problème de crèche ou d'emploi, si l'on est en mesure de faire ce véritable travail social, alors tout est possible.

Je suis persuadé que de nombreuses femmes accouchent sous X pour la seule raison qu'elles ont peur du lendemain. Aujourd'hui, même avec la prégnance des problèmes d'emploi, cette sécurisation est possible, elle se fait, ce qui est plutôt, à mon sens, une bonne nouvelle.

Concernant les délais entre la naissance et l'adoption, les difficultés concernent les enfants qui présentent des problèmes, des handicaps mais, pour les autres, c'est très rapide, avec un délai qui peut-être de l'ordre de quatre à six mois.

J'en arrive à la seconde question de Mme Klès, celle qui concerne la procréation médicalement assistée. Madame la sénatrice, je ne sais pas comment vous répondre. D'abord, rien ne permet a priori d'identifier les personnes issues d'une PMA ! Mais il est certain que les enfants concernés ne peuvent qu'être conduits à se poser des questions - en premier lieu parce qu'ils peuvent ignorer ce qu'est la PMA. En me fiant à ma seule intuition, je dirais que vous avez raison... C'est une raison supplémentaire de chercher à mieux connaître cette réalité et d'oser y consacrer des études ad hoc.

En réponse à la question sur ce moment particulier qu'est celui où l'on fonde une famille, il est bien clair, madame, que c'est précisément la phase de la vie où l'on veut savoir d'où l'on vient. Une autre étape difficile est celle de la révélation de son origine au futur conjoint. Dans le même ordre d'idées, certaines femmes cachent à leur conjoint qu'elles ont déjà accouché sous X.

Bien entendu, l'âge auquel on se marie interfère largement sur les comportements. Mais c'est un vrai sujet. Lorsque l'on a des enfants, on s'interroge sur les relations qu'on a eues avec sa propre mère et l'on se demande alors ce qui s'est passé...

C'est pourquoi on rencontre des hommes et des femmes en prise à des problèmes difficiles... Ils y pensent, et ont besoin de savoir.

J'en viens, monsieur Revet, à la reconnaissance de parentalité. Sur ce point, en cas de fraude ou de doute, l'officier d'état civil peut, sur signalement de la DASS ou des membres du personnel de l'hôpital, exprimer des réserves quant à une reconnaissance de parentalité. Il appartient alors au procureur de République d'ouvrir une enquête. À notre connaissance, le cas ne s'est pas présenté, mais cela ne veut pas dire que cela ne soit jamais arrivé. Quoi qu'il en soit, une circulaire, dont je vous donnerai la référence, prévoit cette situation.

Quant au droit des enfants de connaître leur origine, je vous dirai qu'à titre personnel, j'estime qu'au moment de l'accouchement sous X, il faut tout de même un minimum d'informations, quitte à ménager parallèlement le secret. À cet égard, le pli fermé est une première réponse. Supposez, par exemple, que la mère biologique décède ; l'enfant ne saura jamais rien !

Mon propos est peut-être progressiste, mais je pense que l'on a besoin de savoir.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - C'est bien ce que nous pensons, mais il faut alors modifier la loi de 2002.

M. André Nutte. - Oui, parce que l'on tient compte de l'évolution de la société.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis. - On touche alors au droit des femmes : le droit d'accoucher dans le secret n'existera plus...

M. André Nutte . - Cela dépend, il faut en discuter et avancer un peu sur ce sujet.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Ce droit de l'enfant reste la préoccupation la plus communément partagée. Après, il y a le droit des femmes, qui a donné lieu à de nombreux débats à l'occasion de la loi de 2002 pour l'accouchement sous X, et même avant...

M. André Nutte . - On n'est pas né de personne - il y a d'ailleurs une chanson, je crois, là-dessus...

Cela étant, dans l'organisation de ce droit, il faut être prudent. J'ai gardé en mémoire le cas de cette femme qui nous avait saisis en nous disant qu'elle avait accouché sous le secret, que son fils allait avoir dix-huit ans et que si nous luis donnions ses coordonnées, nous menacerions sa vie actuelle. Dans ce cas, que faire ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis. - Et quelle histoire doit-on raconter ? Même sous pli non fermé, des femmes écrivent à leur enfant pour leur raconter, parfois sous un prénom d'emprunt, mais toujours avec leurs propres mots, leur histoire, par exemple : « Je suis étudiante, je ne peux pas t'élever, donc je te confie, etc. ».

Lorsqu'ils ne sont pas sous le sceau du secret, ces mots sont lus au conseil de famille. Ce sont toujours des histoires très touchantes, poignantes, auxquelles l'enfant pourra peut-être un jour avoir accès. Et ces histoires que la mère raconte à son nouveau-né sont sans doute plus importantes pour l'enfant que le fait de connaître son identité, son nom, son adresse, sa date de naissance.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Toutes ces questions ne seront pas réglées dans le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Il nous faudra cependant réfléchir à l'évolution de la loi du 22 janvier 2002, à mon avis indispensable, corrélée à une nécessaire réforme de l'adoption.

Mme Marie-Pierre Hourcade, présidente de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, Mme Anne Bérard, présidente de chambre au TGI de Paris et M. Daniel Pical, magistrat honoraire

_______

M. Jean-Pierre Michel , r apporteur. - Mes chers collègues, nous accueillons à présent des représentants des magistrats spécialisés dans le droit de la famille.

Je vous présente Mme Marie-Pierre Hourcade, présidente de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, association qui rassemble des juges des enfants plutôt que des juges aux affaires familiales.

Nous entendrons également Mme Anne Bérard, présidente de chambre au TGI de Paris responsable du service des affaires familiales, ainsi que M. Daniel Pical, magistrat honoraire, qui fut longtemps juge des enfants, aujourd'hui consultant sur cette question notamment auprès des instances européennes.

Mme Marie-Pierre Hourcade , présidente de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille. - L'association que je préside représente essentiellement les juges des enfants. Cette association compte, en son sein, des juges des enfants, des avocats, quelques juges aux affaires familiales, des éducateurs et des associations qui interviennent dans le cadre de la protection de l'enfance. Parallèlement, je suis actuellement conseiller à la cour d'appel de Paris à la chambre d'instruction des mineurs. Pendant très longtemps, j'ai été juge des enfants, à Paris et outre-mer notamment, et c'est à ce titre que je me propose de vous faire part de la position des juges des enfants sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas bien la fonction de juge des enfants, je rappelle que ce sont des magistrats spécialisés qui interviennent sur saisine du parquet, lui-même saisi essentiellement par les conseils généraux qui demandent l'intervention judiciaire lorsque des mineurs sont en danger, lorsque les conditions de leur éducation sont gravement compromises, aux termes de l'article 375 du code civil. Nous sommes saisis des situations les plus graves, le conseil général intervenant également dans le cadre administratif pour des familles en difficulté sur le plan éducatif.

Les juges des enfants interviennent en outre en matière pénale, pour tous les mineurs délinquants, mais cet aspect de leurs fonctions est bien connu. Ils ont donc une double casquette puisqu'ils interviennent au pénal et au civil, dans le cas de la protection de l'enfance.

Cette brève présentation vise à vous expliquer dans quel cadre nous intervenons et quelle perception nous pouvons avoir de ce projet de loi. Qu'avons-nous à dire, dans le cadre de nos fonctions, sur des enfants dont l'un des parents serait homosexuel ou aurait refait sa vie avec une personne de même sexe ?

Après avoir consulté mes collègues, je puis vous dire que nous n'avons pas de signalement proprement dit sur des enfants qui seraient en danger en raison de l'homosexualité de l'un de leurs parents. Nous n'avons jamais été saisis de telles situations, car le danger ne résulte pas en soi du choix sexuel d'un parent. Nous n'avons pas non plus connaissance de situations où le fait d'avoir un parent homosexuel serait une cause d'aggravation d'un danger. Autrement dit, nous n'avons aucun signalement portant directement sur l'homosexualité d'un parent et nous ne pouvons pas non plus déduire que le fait d'avoir un parent homosexuel aggrave le danger.

En revanche, nous avons connaissance de situations, limitées en nombre, dans lesquelles un enfant est élevé par des parents séparés dont l'un a refait sa vie avec une personne du même sexe. Cependant, nous sommes saisis pour un autre sujet : soit une difficulté familiale au moment du divorce ou de la séparation des parents, soit des carences éducatives de la part des parents, mais pas plus que de la part de parents qui ne seraient pas homosexuels.

S'il est un type de parentalité plus fragile que d'autres sur lequel il faudrait s'interroger, ce sont les familles monoparentales. Ce n'est pas le sujet qui nous occupe aujourd'hui, mais on peut dire que la monoparentalité est un facteur de fragilité. Nous sommes fréquemment saisis à propos de fratries nombreuses, élevées par une femme très isolée cumulant les difficultés sociales. Nous avons une connaissance assez fine de la fragilité de ces familles.

Cependant, nous ne pouvons pas dire, et c'est pourquoi mon propos va être bref, que le fait d'avoir un parent homosexuel favorise notre saisine.

Comme je le disais à l'instant, nous avons eu connaissance de cas de quelques enfants dont les parents séparés se sont remis en couple avec une personne de même sexe, mais nous n'avons jamais été saisis d'enfants dont la conception - il est difficile de trouver les bons termes - aurait été décidée par deux parents homosexuels. Nous n'avons pas du tout de saisine concernant des enfants que leurs deux parents homosexuels auraient fait le choix d'adopter afin d'avoir un enfant en commun ou qui seraient résultés d'une FIV.

De telles situations ne laissent pas d'interroger sur l'évolution de la famille mais, en tant que juges des enfants, nous n'avons pas grand-chose à en dire, sauf à préciser l'absence de danger particulier.

Nous serions en revanche intéressés par une évolution de la législation sur la situation du compagnon, hétérosexuel ou homosexuel, de l'un des parents. Nous sommes souvent confrontés à ce vide juridique.

On se débrouille, on traficote le code afin de pouvoir confier au compagnon ou à la compagne du père ou de la mère un enfant dont l'intérêt serait d'être élevé par cette personne, avec laquelle, pense-t-on, il serait en sécurité, que ce compagnon ou cette compagne soit homosexuel ou hétérosexuel. Pour nous, la question se pose de la même manière dans les deux cas.

Il arrive souvent que nous soyons saisis lorsque, un parent étant dans l'incapacité d'exercer l'autorité parentale, l'enfant est en situation de danger. Il nous faut alors trouver un support juridique afin de confier la garde de cet enfant au compagnon ou à la compagne du parent, qu'il soit hétérosexuel ou homosexuel. Je le répète : pour nous, c'est la même chose.

La loi nous permet de confier cet enfant à un tiers digne de confiance. Dans ce cas, nous nous interrogeons sur l'intérêt de l'enfant, c'est tout. Notre raisonnement est identique que le compagnon ou la compagne soit hétérosexuel ou homosexuel : est-il en capacité de répondre au quotidien aux besoins de l'enfant ? A-t-il des liens affectifs avec lui ? L'enfant sera-t-il choyé, entouré ? Ses conditions d'éducation seront-elle optimales dans cette nouvelle configuration familiale ? C'est là finalement notre travail ordinaire.

Dans ce cas de figure, les juges des enfants peuvent accompagner la décision de garde d'une mesure éducative afin d'aider le parent ainsi chargé de l'éducation de l'enfant.

Je ne vous cache pas qu'il arrive que des décisions de ce type perturbent, déstabilisent l'autre branche. L'enfant peut alors être l'enjeu d'un conflit familial en résultant. C'est la raison pour laquelle nous prévoyons un accompagnement éducatif pendant un certain temps, afin de nous assurer que la situation évolue de façon satisfaisante.

Voilà ce que nous pouvons vous dire sur ce sujet, dont nous avons à connaître de façon marginale.

Mme Anne Bérard, présidente de chambre au Tribunal de grande instance de Paris, responsable du service « Affaires familiales ». - Permettez-moi tout d'abord de me présenter : je suis juge aux affaires familiales. J'ai exercé cette fonction dans un certain nombre de juridictions.

Depuis 2010, je suis responsable de la chambre de la famille de Paris, qui comprend vingt cabinets de juges aux affaires familiales et traite tout le contentieux de la séparation de la ville de Paris, soit 11 500 affaires nouvelles en moyenne par an. Nous sommes confrontés à des dossiers non seulement juridiques mais aussi humains, voire passionnels, ce qui ne compte pas pour peu dans la difficulté des décisions que nous devons prendre.

La juridiction de Paris présente deux particularités : nous faisons face, d'une part à des situations dont les dimensions patrimoniales sont complexes, d'autre part à de nombreuses situations comportant des éléments d'extranéité, c'est-à-dire de droit international.

Mes collègues et moi sommes sensibilisés aux questions spécifiques aux familles homoparentales puisque nous avons à traiter les demandes de délégations d'autorité parentale. Nous devons également prendre en considération de nouvelles formes de familles où, à côté des parents biologiques, existent des parents sociaux dont l'inexistence juridique ne change rien au fait qu'ils partagent le quotidien d'un enfant, dans l'intérêt duquel il nous est demandé de statuer.

C'est donc en tant que praticien que je vais vous faire part de mon analyse du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, tel qu'il résulte des travaux de l'Assemblée nationale. Je vous proposerai également d'aller plus loin.

Sur le mariage des personnes de même sexe, je serai brève. En fait, nous n'avons pas grand-chose à en dire. En tant que juges aux affaires familiales, nous nous occupons plutôt de la fin des mariages, c'est-à-dire des divorces.

Depuis le 21 juin 2012, date de l'entrée en vigueur du règlement européen dit « Rome III », le juge français a la faculté de prononcer le divorce de personnes de même sexe légalement mariées à l'étranger. Il est en revanche impossible de prononcer le divorce d'un Français marié à l'étranger, car c'est contraire à l'ordre public français. Avec l'entrée en vigueur de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, ce blocage cessera d'être.

Par ailleurs, l'article 22 de ce projet de loi, portant dispositions diverses, transitoires et finales, régularise la situation des Français de même sexe régulièrement mariés à l'étranger avant l'entrée en vigueur de la loi. En tant que juges aux affaires familiales, je le répète, nous n'avons pas grand-chose à dire sur la question du mariage.

En revanche, il faut que vous ayez à l'esprit que les étrangers de même sexe qui viendront se marier en France et dont le pays d'origine n'acceptera pas l'existence du mariage, seront dans une situation assez préoccupante : leur mariage n'existera pas dans leur pays d'origine. En conséquence, ils ne pourront pas non plus y divorcer. S'ils souhaitent divorcer, ils seront obligés de revenir en France ou de se rendre dans un pays reconnaissant le divorce de personnes de même sexe. Dès lors, on peut imaginer que ce type de contentieux se concentrera sur un nombre limité de pays.

Toutefois, nous n'en sommes pas encore à ce type de forum shopping. Depuis le 21 juin, je n'ai pas prononcé un seul divorce de couple homosexuel, alors que c'est désormais juridiquement possible. Pour l'instant, c'est une question de droit, mais pas encore une question de fait.

J'en viens maintenant au point le plus important selon moi, à savoir la façon dont le législateur entend répondre, dans le projet de loi, à la question suivante : qu'est-ce qu'une famille en France en 2013 ?

Le législateur a pensé qu'il pourrait peut-être utiliser l'adoption, qui est un effet de droit du mariage. Pour ma part, au lieu de partir du mariage pour en venir aux questions de filiation, je commencerai par m'interroger sur ce qu'est une famille en 2013.

Ce qui est certain, Mme Hourcade en a parlé, c'est qu'une famille, aujourd'hui, ce n'est plus un père, une mère et un ou plusieurs enfants. En 2013, le schéma n'est plus du tout celui-là.

Le temps des filles-mères est derrière nous et l'existence des familles monoparentales est une réalité qui ne fait plus débat en termes de valeurs.

Je ne m'étendrai pas aujourd'hui sur les questions posées par la constitution de familles comprenant un seul parent biologique, grâce au recours à la procréation médicalement assistée ou à la gestation pour autrui, car ce n'est pas l'objet du projet de loi. La question relève d'un débat plus général que celui qui concerne la famille, car elle soulève des interrogations d'ordre bioéthique.

S'il est possible que la famille monoparentale ne soit pas la panacée, la question du vécu d'un enfant sans père ou sans mère n'est, en tout état de cause, pas spécifique aux homoparents. Un enfant peut aussi avoir aujourd'hui pour famille deux parents de même sexe. C'est un fait. Le degré actuel d'acceptation sociale de ces situations ne change rien au fait qu'elles existent.

Dans les faits, certains enfants ont même trois parents, dont deux de même sexe, voire quatre parents, deux biologiques et deux sociaux, issus d'un projet de coparentalité. Il est en effet essentiel de distinguer ces « parents sociaux » des simples « beaux-parents » qui, s'ils partagent effectivement la vie affective et matérielle d'un enfant, le font de leur place de compagnon ou de conjoint du parent, leur lien avec l'enfant étant un lien transitif passant par le parent biologique, et non un lien affectif direct dans lequel le parent social se reconnaît parent et est reconnu comme tel, tant par l'enfant que par l'environnement de celui-ci.

La parenté sociale n'a donc pas, à la différence de la place du beau-parent, vocation à se dissoudre avec la séparation du couple, car elle est indépendante de lui.

Si l'évolution de la législation sur la PMA ou la GPA peut entraîner le développement de projets individuels ou de couple, il n'empêche que les projets de coparentalité ont été et sont encore - les sites de rencontre de futurs parents sur Internet l'attestent - des modes effectifs de procréation et de constitution de familles multiparentales.

Enfant commun de deux couples, l'enfant n'aura cependant de lien juridique qu'avec un seul des membres de chaque couple, le parent biologique. Ce sont ces situations que connaît le juge aux affaires familiales aujourd'hui.

S'il existe donc aujourd'hui autour de l'enfant, dans des configurations diverses, un ou plusieurs parents, les parents sociaux sont, en l'état, dépourvus de toute reconnaissance juridique.

Le mariage, et la possibilité subséquente de bénéficier d'un droit à l'adoption, répondra aux attentes de ceux qui sont mariés à une personne ayant un enfant, qu'il soit biologique ou même adoptif.

Le projet de loi innove concernant l'adoption de l'enfant du conjoint en élargissant le domaine des adoptions successives.

Il permet au conjoint d'adopter à son tour l'enfant adoptif de son conjoint. Il existe deux possibilités : soit l'adoption simple ou plénière d'un enfant ayant fait l'objet d'une adoption plénière - c'est la refonte de l'article 345-1 prévue dans le projet de loi -, soit l'adoption simple d'un enfant ayant fait l'objet d'une adoption simple - c'est la refonte de l'article 360.

Le projet de loi modifie par ailleurs les effets de l'adoption simple en permettant quelque chose de tout à fait attendu, à savoir l'exercice en commun de plein droit de l'autorité parentale entre le parent biologique et son conjoint parent adoptif de son enfant. C'est l'article 365 du code civil.

L'extension de la possibilité d'adoptions successives a évidemment pour intérêt de permettre à un enfant adopté par un célibataire sous l'empire de l'ancienne loi d'être également adopté par le conjoint de celui-ci sous l'empire de la nouvelle.

Pour autant, l'adoption reste une procédure judiciaire reconnaissant au juge un pouvoir d'appréciation. Le juge ne va-t-il pas être conduit à s'interroger, à l'occasion de la deuxième adoption, sur les contours du consentement initial qui avait été fait à l'adoption initiale, notamment s'agissant des enfants nés à l'étranger ?

Quelle portée devra-t-il donner à ces consentements ? Devra-t-il ou non se demander si ce consentement aurait été donné s'il avait été envisagé, par ceux qui ont consenti à cette époque, que l'enfant puisse être accueilli par deux époux de même sexe ?

Au-delà du fait que le nombre des enfants adoptables est déjà réduit, cette réforme, en pratique, ne va-t-elle pas, à titre préventif, couper l'accès à l'adoption par des célibataires par réaction des pays prohibant l'adoption par deux personnes de même sexe, que celles-ci soient mariées ou non ?

Le projet de loi ne revient pas en revanche sur la prohibition des adoptions multiples.

L'article 346 du code civil, qui prévoit que nul ne peut être adopté par plusieurs personnes, si ce n'est par deux époux, n'a pas été modifié par le projet de loi. La double adoption reste donc prohibée.

La Cour de cassation considère qu'il n'y a aucune contrariété entre l'article 346 du code civil et les articles 8 et 14 de la convention européenne des droits de l'homme et de sauvegarde des libertés fondamentales : le droit au respect de la vie privée n'interdit pas de limiter le nombre d'adoptions successives dont une même personne peut faire l'objet ni ne commande de consacrer par une adoption tous les liens d'affection, fussent-ils anciens et bien établis. La première chambre civile a cassé le 12 janvier 2011 un arrêt de cour d'appel ayant accueilli une demande d'adoption simple présentée par la seconde épouse du père d'un enfant ayant déjà fait l'objet d'une adoption simple de la part du second époux de la mère.

L'adoption permet donc de répondre à la situation des couples formés par un parent biologique et un parent social. En revanche, puisqu'elle ne peut être multiple, elle ne peut répondre à la situation de ceux qui ont conçu leur enfant dans le cadre d'un projet parental associant deux couples, l'un de femmes, l'autre d'hommes. Or ce sont des situations que j'ai connues en tant que juge.

Pourtant, chacun de ces couples a la même légitimité à voir reconnaître l'existence du parent non biologique, dit « parent social », de son couple.

Avec la prohibition de la double adoption, comment faire ?

Faudra-t-il que ces quatre parents, s'ils sont mariés, décident de privilégier l'un des parents sociaux de l'un des deux couples pour lui permettre d'accéder à l'adoption simple, pendant que l'autre parent social resterait sans statut à l'égard de l'enfant ? Comment ce parent sera-t-il choisi ?

Imaginons que cette situation soit envisagée et prévue dans le projet parental, quelle valeur juridique le juge accordera-t-il à un tel engagement ? De façon générale, quelle appréciation le juge portera-t-il sur l'intérêt de l'enfant dans un tel contexte ?

Françoise Héritier, anthropologue et professeur au Collège de France, que vous avez auditionnée, a dit, à propos de ce débat, qu'il se heurtait aux « butoirs de la pensée » que chacun a au fond de soi, consciemment ou non. À ces butoirs de la pensée s'ajoutent les butoirs du droit.

Or il faut bien constater que l'accès des couples de même sexe à l'institution du mariage a pour conséquence mécanique de bouleverser tout le droit de la famille, lequel a été conçu et structuré autour de l'idée qu'une famille, c'est un père, une mère et des enfants.

À cet égard, l'entrée du « mariage pour tous » dans notre ordre juridique produit un « effet domino », un domino venant renverser tous les autres.

Jusqu'à présent, l'adoption, même avec les limites de la différence de couleur, reposait sur une plausibilité biologique symbolique : un enfant naît d'un homme ou d'une femme, ou d'un parent et d'un inconnu. Permettre l'adoption par deux personnes de même sexe, c'est poser une improbabilité biologique absolue, c'est franchir un seuil symbolique. Cette situation ne peut que réactiver le débat sur le droit à connaître ses origines, chaque enfant se sachant nécessairement engendré par un homme et une femme.

Le droit à connaître ses origines ouvre à son tour la porte du débat de l'accouchement sous X, lequel débat peut à son tour ouvrir, en ces temps d'égalité des droits, celui du droit pour les hommes à ne pas vouloir être père. Le droit à connaître ses origines conduit à reconsidérer les dispositions du code civil sur la PMA et sur l'impossibilité de rechercher l'auteur du don. Le droit d'identifier l'auteur d'un don de gamètes conduit enfin à reconsidérer le principe de l'anonymat du don d'organes.

On peut évidemment envisager de reconsidérer toutes ces questions dans le cadre d'une réforme d'ensemble. On peut aussi essayer de contourner l'obstacle en ne faisant pas de l'adoption le seul moyen de régler l'accès au droit des familles homoparentales.

Vue sous un angle pragmatique, la question n'est pas d'ouvrir ou non le droit à l'adoption aux couples de même sexe : il s'agit bien plutôt de répondre au besoin de reconnaissance des parents sociaux en leur conférant les mêmes droits qu'aux parents biologiques.

Pourquoi s'imposer de passer par l'adoption, qui, on l'a vu, conduit à ouvrir mécaniquement un grand nombre de débats particulièrement fondamentaux ?

Pour les familles composées d'un seul parent biologique, pourquoi, par exemple, ne pas étendre expressément la possession d'état comme mode d'établissement de la filiation ?

Selon l'article 311-1 du code civil, « la possession d'état s'établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir.

« Les principaux de ces faits sont :

« 1° Que cette personne a été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu'elle-même les a traités comme son ou ses parents.

« 2° Que ceux-ci ont, en cette qualité, pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation.

« 3° Que cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille. »

Les deux derniers sont un peu plus délicats :

« 4° Qu'elle est considérée comme telle par l'autorité publique.

« 5° Qu'elle porte le nom de celui ou ceux dont on la dit issue. »

La réunion de l'ensemble de ces faits n'est nullement nécessaire dès lors qu'il existe une réunion suffisante.

Actuellement, la jurisprudence ne reconnaît pas la possession d'état pour les couples de cette nature, comme le montre un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, de 2002. Cependant, il ne serait pas très compliqué de rendre la possession d'état opérationnelle.

On pourrait peut-être imaginer autre chose. Je pense, notamment, à la création d'un statut de « parent social » qui réponde, sans passer par l'adoption, à la volonté de s'engager de façon irrévocable envers un enfant, d'être son parent pour toujours.

Elle pourrait associer à un ou deux parents biologiques, le concubin ou l'époux de chacun, soit jusqu'à un ou deux parents sociaux.

Cette déclaration de parenté pourrait être recueillie, avant ou pendant la grossesse, par un juge ou un notaire, qui recueillerait le consentement simultané de tous les parents associés au projet de coparentalité, sur un mode comparable aux procès-verbaux de consentement à la procréation médicalement assistée, du type de l'article 311-20 du code civil.

Pour exercer un certain contrôle sur les conditions d'accueil susceptibles d'être offertes à l'enfant à naître, on pourrait même concevoir, comme l'article L. 2141-6 du code de la santé publique le prévoit pour les dons d'embryons, une autorisation délivrée par le juge, après enquête sociale.

Le juge ou le notaire, en recueillant leur consentement, avertirait alors les personnes sur les conséquences juridiques de leur engagement, y compris en cas de séparation. C'est ce que je fais, par exemple, lorsque je recueille le consentement des personnes dans les cas de procréation médicalement assistée ou de dons d'embryons. Je leur explique qu'elles ne pourront pas agir en responsabilité contre l'auteur du don - on n'a actuellement pas le droit d'en rechercher les origines -, ou qu'elles ne pourront pas non plus contester ou mettre à mal l'état qui s'est juridiquement créé. C'est, en réalité, une filiation juridique absolument indestructible.

Je continue mon propos sur le contrôle des conditions d'accueil de l'enfant à naître. Aucun recueil de consentement ne pourrait intervenir après la naissance de l'enfant, dont la parenté serait ainsi scellée une fois pour toutes.

Le parent social - ou les parents sociaux -, à l'instar d'un parent biologique, verrait l'enfant entrer dans sa famille, avec les droits et devoirs que cela implique, y compris alimentaires et successoraux. Il serait titulaire de l'autorité parentale au même titre que le parent biologique pendant la minorité de l'enfant. La déclaration de parenté sociale serait irrévocable. La déclaration de parenté serait transcrite sur l'acte de naissance de l'enfant au moment de sa naissance.

L'intérêt de cette création juridique serait, d'une part, de répondre mieux que l'adoption ne le fait à toutes les formes de nouvelles familles composées, y compris de quatre parents, et, d'autre part, d'éviter qu'il ne soit recouru à l'institution du mariage que pour bénéficier du droit à l'adoption et que l'on se retrouve, après les mariages blancs et les mariages gris, avec des mariages « roses », destinés à n'obtenir que les effets secondaires d'une institution que chacun devrait être libre de choisir pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle procure.

Ne nous cachons pas, cependant, les difficultés innombrables de l'organisation de cette multiparentalité.

Ces difficultés tiennent à l'organisation des modalités d'exercice de l'autorité parentale dans les familles multiparentales. Que faire, à cet égard, des « chartes de coparentalité », que beaucoup de couples d'hommes et de femmes signent ? Faudra-t-il leur donner un cadre juridique ? Faudra-t-il les rendre obligatoires, facultatives ? Faudra-t-il les faire homologuer en justice ? Faudra-t-il, au contraire, les prohiber et inscrire des dispositions nouvelles dans le code civil relatives à l'exercice de l'autorité parentale dans les familles multiparentales ?

S'il n'est pas douteux que nombre de familles composées fonctionnent harmonieusement, celles qui ont eu des difficultés et qui ont été amenées à saisir le juge aux affaires familiales ont donné à voir les limites d'un exercice en commun de l'autorité parentale entre deux personnes - les deux parents biologiques - s'étant rencontrées par l'intermédiaire d'un site pour mener ensemble leur projet d'enfant, mais n'ayant pas nécessairement grand-chose en commun.

Se posera aussi la question de l'engagement des uns par rapport aux autres, notamment quant au lieu de vie présent et à venir. Dès lors qu'il s'agit d'avoir le même enfant sans partager la vie commune, en s'engageant sur un temps partagé, faudra-t-il, sauf cas de force majeure, proscrire tout déménagement d'un parent sans l'accord de l'autre ?

D'autres difficultés vont aussi survenir au moment de l'organisation des conséquences sur les enfants de la séparation de familles multiparentales : résidence, droit de visite et d'hébergement - avec l'organisation d'un éventuel temps partagé entre quatre personnes, à mettre en perspective avec l'équilibre de l'enfant -, fixation de la contribution à l'entretien et l'éducation des enfants en tenant compte des ressources et charges des différents parents.

Il faudra aussi que des dispositions fiscales, ainsi que des dispositions relatives aux prestations sociales adaptées, soient aussi adoptées. Les dispositions relatives à l'administration légale et à la tutelle des mineurs devront aussi être adaptées.

Dès lors que la famille homoparentale est reconnue, il importe qu'elle le soit dans toutes ses réalités, qu'il s'agisse des familles monoparentales, de deux parents, ou plus. La difficulté des sujets à traiter ne doit pas conduire à éviter d'aborder cette question, qui découle de l'acceptation de nouveaux types de famille.

J'en viens maintenant à la place du tiers.

Il s'agit ici de l'ex-compagnon, de l'ex-compagne ou de l'ex-conjoint, ayant partagé un temps la vie de l'enfant et de son parent.

Ce sujet concerne toutes les familles, qu'elles soient ou non de même sexe.

Le débat sur le mariage pour tous, parce qu'il ouvre aussi un débat sur la famille, ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la place du « beau-parent ». Puisque, en 2013, un couple sur deux divorce ou se sépare, nombre de beaux-parents contribuent, de fait, à l'entretien et à l'éducation des enfants de leur concubin ou conjoint.

Le projet de loi a abordé la question de la place de ce beau-parent pour l'enfant, en le définissant, ce qui est déjà très bien, comme un « tiers qui a résidé, de manière stable, avec lui et l'un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et avec lequel il a noué des liens affectifs durables ». C'est une belle définition.

C'est aussi un premier pas utile, même si l'on peut regretter que ce ne soit qu'à l'occasion de la rupture qu'il apparaisse dans la loi sur le mariage.

Sans doute, un projet de loi sur la famille viendra compléter le dispositif, afin que ce beau-parent, lorsqu'il partage la vie de l'enfant, puisse disposer du droit d'accomplir les actes usuels nécessaires à la vie quotidienne.

En l'état, le projet de loi introduit au profit de l'ex-beau-parent, dans un nouvel alinéa 2 de l'article 373-3 du code civil, la possibilité pour le juge, « si tel est l'intérêt de l'enfant », de « prendre les mesures permettant de garantir le maintien des relations personnelles de l'enfant » avec lui.

On peut, peut-être, regretter qu'il reste nommé « tiers », même si, en ajoutant « qui a résidé, de manière stable, avec lui et l'un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et avec lequel il a noué des liens affectifs durables », on voit bien qu'il n'est pas un tiers comme les autres.

On peut aussi s'interroger sur le bénéfice concret procuré par cet ajout, alors même que l'article 371-4 du code civil dispose d'ores et déjà que, « si tel est l'intérêt de l'enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l'enfant et un tiers, parent ou non. »

Juridiquement, l'amendement de l'article 373-3 n'apporte aucun droit supplémentaire à son bénéficiaire, par rapport à l'article 371-4 du code civil : aucune indication de la nature et de l'ampleur des droits conférés ; dispositions régies par la même procédure spécifique, celle de l'article 1180 du code de procédure civile, c'est-à-dire compétence donnée au juge aux affaires familiales, mais suivant une procédure contentieuse, comme devant le tribunal de grande instance, jugée après avis du ministère public et avec représentation obligatoire par avocat.

À tout le moins, on pourrait envisager, pour ce tiers tel que défini dans le projet de loi, d'avoir au moins le droit de saisir directement le juge aux affaires familiales, en passant par la procédure de droit commun de l'article 1179 du code de procédure civile.

Il aurait alors, il est vrai, des avantages par rapport aux grands-parents. On ne saurait, cependant, les mettre en comparaison. Ce droit au lien privilégié pourrait être le privilège accordé à celui qui a, peut-être, plusieurs années durant, logé, nourri et contribué au quotidien à élever l'enfant de son concubin ou conjoint. Les grands-parents recourant à la procédure en justice ont rarement les mêmes faits de proximité quotidienne et affective à faire valoir.

Pour autant, l'expérience montre que, si le juge aux affaires familiales est saisi par des grands-parents de demandes de droit de visite, il ne l'est pas, dans les faits, par d'anciens beaux-pères ou belles-mères.

N'osent-ils pas ? Ne le veulent-ils pas ? L'impact de la séparation d'un couple sur le lien envers les enfants est un facteur que l'on ne peut occulter, particulièrement dans le débat que vous allez avoir, mesdames, messieurs les sénateurs.

Enfin, dans le cas où l'un des parents est privé de l'exercice de l'autorité parentale, le projet de loi ouvre plus largement la possibilité, qui existe déjà pour le juge, de décider de confier l'enfant à un tiers, choisi de préférence dans sa parenté, en supprimant l'expression « à titre exceptionnel » de l'article. On peut imaginer que cela facilitera les choses. Tout au moins, le législateur veut montrer symboliquement que les choses seront plus simples.

En guise de conclusion, je dirai qu'un juge aux affaires familiales ne saurait intervenir sans parler de l'intérêt de l'enfant. Le juge aux affaires familiales ne doit pas être dogmatique, il doit être pragmatique.

Ces derniers jours, chacun a lu dans la presse ou entendu dans les médias des propos édifiants sur les conséquences de la féminisation de la magistrature et de la bienveillance naturelle que les juges auraient, en conséquence, envers les femmes. Je ne pouvais tout de même pas m'empêcher de vous en parler, mesdames, messieurs les sénateurs ! (Sourires.)

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Ce n'est pas nous qui allons vous contredire !

Mme Anne Bérard . Outre le fait que nombre de femmes ayant été justiciables expriment tout autant le sentiment inverse - j'en connais, d'ailleurs -, le juge exerce une fonction, et les fonctions n'ont pas de sexe, même si nous n'avons rien contre la parité, tout au contraire. Nous sommes dix-neuf femmes pour un homme dans mon service, et vingt à le regretter. (Nouveaux sourires.)

C'est un fait que le droit de la famille est très féminisé, les avocats étant aussi, en cette matière, majoritairement des femmes. Cela ne les empêche pas de défendre aussi très bien les hommes.

En réalité, si les mères bénéficient de façon très majoritaire de la résidence habituelle des enfants lors des séparations, c'est uniquement parce que, très majoritairement, cette demande résulte d'un accord des parents sur ce point.

Pour le reste, s'il est heureux que la loi de 2002 ait donné au juge la possibilité de fixer en alternance la résidence habituelle des enfants au domicile de chacun de leurs parents, il serait en revanche redoutable que la résidence alternée devienne un dogme, au nom d'un égalitarisme qui reviendrait à réduire l'intérêt de l'enfant à une formule et non à une appréciation concrète.

Chaque situation doit être appréhendée en fonction des circonstances de l'espèce. Statuer en fonction de l'intérêt exclusif d'un enfant, c'est le mettre au coeur de la décision, en faire le sujet et non l'objet.

La question des « enfants sujets » va se poser demain, avec plus d'acuité encore, s'agissant des liens que le législateur acceptera de créer entre les enfants et leurs parents sociaux, quel que soit le choix qu'il fera du mode de filiation.

La conception d'un enfant, c'est un projet d'amour. C'est souvent le désir partagé entre deux êtres qui s'aiment de donner un prolongement à cet amour, en donnant la vie. Lorsque l'amour s'en va, les familles se déchirent. Dans les familles biologiques, le maintien de l'exercice en commun de l'autorité parentale est souvent vécu comme un joug parfois insupportable, mais également comme une donnée de fait.

Dans les familles où un seul des parents est le parent biologique, on peut assister, en revanche, à une forme de déni des droits de l'autre sur l'enfant, au motif, justement, qu'il n'en est pas le géniteur. Qu'adviendra-t-il des enfants lorsque leurs parents biologiques et leurs parents sociaux ne s'aimeront plus ?

L'irrévocabilité de l'engagement pris par ces parents devra être mesurée par eux avec toute la gravité qu'appellent des décisions qui engagent pour la vie.

Il y va de l'intérêt supérieur des enfants.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur - Merci beaucoup, madame Bérard.

La parole est à M. Daniel Pical, magistrat honoraire, membre de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille.

M. Daniel Pical, magistrat honoraire, membre de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille. - Je vais, tout d'abord, me présenter brièvement. Je suis magistrat honoraire. Auparavant, j'ai été juge des enfants, et, lors de la dernière partie de ma carrière, président de chambre de la famille à la cour d'appel de Versailles.

Je rajouterai seulement quelques compléments à ce qui a déjà été développé par mes collègues.

Il y a, effectivement, plus de problèmes dans une famille monoparentale que dans une famille homoparentale qui, en tant que telle, ne pose pas de difficulté spécifique. Lorsqu'un danger est couru par un enfant, ce n'est pas le fait de l'orientation sexuelle des parents ou des beaux-parents qui l'élèvent.

Je donnerai sur ce sujet quelques éléments ponctuels, en commençant par un éclairage international.

Nous pouvons constater que, en Suède, par exemple, il est possible, depuis quelques années déjà, de reconnaître certains droits aux familles homoparentales. Citons le cas d'un couple de lesbiennes, qui avaient demandé à l'un de leurs amis d'officier pour que l'une d'elles procrée. Trois enfants furent issus des relations avec cet ami, dans un cadre que je qualifierai de « convivial ». Les deux femmes ont élevé les enfants ensemble. Afin de leur offrir une image paternelle, elles firent connaître que cet ami était leur père biologique. Ce dernier a même reconnu les enfants, quelque temps après.

Ces femmes sont aujourd'hui séparées. Le père biologique a été poursuivi au titre d'une obligation alimentaire. L'autre femme, qui avait pourtant eu, avec sa compagne, pour projet commun d'élever les enfants, ne devait s'acquitter d'aucune obligation, pas même alimentaire.

Cela a d'ailleurs suscité un débat en Suède, où il existe désormais une sorte de coresponsabilité pour les couples homosexuels ayant un projet parental commun, par exemple avec un donneur. Si le couple se sépare, le conjoint qui s'en va est soumis à une obligation alimentaire.

On peut également évoquer le cas du Québec, dont la législation reconnaît le statut du beau-parent. Le code civil fait référence au conjoint « tenant lieu de parent » qui, du fait de ses engagements, est soumis à une obligation alimentaire en cas de séparation du couple.

J'aimerais également aborder un sujet qui ne figure pas encore dans le projet de loi, mais qui va surgir dans le débat.

Le droit pour un enfant de connaître ses origines est affirmé par la convention relative aux droits de l'enfant de l'ONU de 1989. Des questions vont alors se poser. En effet, comme l'a souligné Mme Bérard, l'adoption plénière implique une rupture complète avec les origines biologiques de l'enfant. Faut-il conserver cette formule ? Faut-il au contraire la remplacer par l'adoption simple, qui ajoute une nouvelle filiation sans rupture avec la précédente ?

Il faudra aussi débattre de l'accouchement sous X et de l'anonymat du don du sperme ou des gamètes.

Un certain nombre de réflexions éthiques devront donc être menées dans les mois à venir.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Selon vous, l'adoption plénière, qui, je le constate, ne correspond plus à la réalité, doit-elle être conservée dans notre droit ?

Mme Anne Bérard. - C'est une vraie question !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - À mon sens, l'adoption des mesures que vous suggérez dans le cadre d'une loi relative à la famille et le maintien de l'adoption simple permettraient de régler l'ensemble des problématiques, notamment celle des origines. Certains psychanalystes ne pourraient alors plus déplorer la disparition des origines des enfants faisant l'objet d'une adoption plénière.

Mme Anne Bérard. - L'écrasement de l'état civil est effectivement un véritable sujet. Précisément, c'est tout l'intérêt du présent débat que d'interroger un certain nombre de dispositifs qui existent depuis très longtemps. C'est une vraie question de société. On ne peut pas y répondre en un jour.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. - Je salue la qualité des différents exposés que nous avons entendus.

La question que vous avez abordée ne concerne pas directement le texte dont nous discutons.

Mme Anne Bérard. - Oui et non ! Les sujets sont corrélés. Pour preuve, les députés n'ont pas pu s'empêcher de s'intéresser au tiers au cours de leurs travaux. Quand vous parlez de mariage, vous parlez de filiation ; quand vous parlez de filiation, vous parlez de famille ; et quand vous parlez de famille, vous ouvrez un tas de boîtes.

M. Charles Revet . - Je ne suis pas juriste, mais j'ai bien compris que le sujet était extrêmement complexe. À cet égard, je crains que nous ne soyons en train de créer une usine à gaz. Le système est déjà compliqué, et il risque de l'être encore plus.

Comme je le soulignais tout à l'heure, en tant que législateur, nous devons essayer d'évaluer les conséquences des décisions que nous prenons. Je ne suis pas certain que nous le fassions souvent. Nous votons des dispositions, pour des raisons diverses et variées. Mais il est important que les professionnels capables d'en mesurer ou d'en analyser les effets puissent nous faire connaître leur sentiment.

Le projet de loi aurait-il pu se limiter à la question de l'ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe, sans aborder l'adoption.

Mme Anne Bérard. - Ce n'était pas possible : l'adoption est une conséquence du mariage.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - En effet. Mais cela ouvre des perspectives sur l'ensemble du droit de la filiation.

D'ailleurs, tous nos interlocuteurs l'ont indiqué, y compris des universitaires qui ne sont pas parmi les plus révolutionnaires, comme M. le professeur Jean Hauser.

Tous ont souligné la nécessité d'un nouveau texte sur la filiation, reconnaissant les filiations biologique et volontaire ou sociale pour tous les couples.

Tous nous ont expliqué qu'il faudrait totalement revoir les conditions de l'adoption et évoquer le statut du « beau-parent » et du « parent social » dans le futur texte sur la famille. Il y a eu quelques incursions, d'ailleurs plutôt heureuses, sur ces sujets à l'Assemblée nationale.

Les députés ont également travaillé sur le droit au nom.

Mme Anne Bérard. - C'était juste l'ordre alphabétique. Le juge n'a rien à en dire !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Tout cela nous ouvre des perspectives. Il faudra apporter des réponses le plus rapidement possible. À défaut, vous risquez de vous retrouver dans des situations très difficiles.

Mme Anne Bérard. - Il faut faire des choix. Le législateur doit décider jusqu'où il veut aller.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Le professeur Jean Hauser, que j'ai bien connu auparavant et dont les positions sont extrêmement classiques, nous a dit que nous devions aller jusqu'au bout et prévoir tous les cas possibles de filiation, y compris la gestation pour autrui.

M. Daniel Pical. - Monsieur le rapporteur, vous avez raison de soulever le problème de l'adoption plénière, qui est plutôt une spécificité française. Dans nombre de pays, l'adoption ne rompt pas avec les origines biologiques ; elle ajoute simplement une nouvelle filiation juridique.

Et certains pays refusent l'adoption plénière à la française. Il y en a même, notamment de culture musulmane, qui interdisent purement et simplement l'adoption, autorisant uniquement la kafala, qui est plus une prise en charge, par exemple pour l'éducation, qu'une adoption à proprement parler.

Il faudra sans doute une réflexion très large sur le sujet.

Mme Anne Bérard . - C'est un autre débat.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Mesdames, monsieur, mes chers collègues, je vous remercie.

Mardi 12 mars 2013
Mme Marie-Anne Chapdelaine, députée, présidente du conseil supérieur de l'adoption

________

- Présidence M. Jean-Pierre Sueur , président -

M. Jean-Pierre Sueur , président. - Cette dernière séance vient clore un long cycle d'auditions au cours duquel le Sénat a accompli, après l'Assemblée nationale, un remarquable travail. Nous avons procédé à une quarantaine d'heures d'auditions publiques, et les rapporteurs en ont en outre réalisé une dizaine. Nous avons reçu l'ensemble des grandes associations et institutions, les représentants de tous les cultes, des juristes, des psychologues, des psychanalystes, des anthropologues, des spécialistes de toutes les disciplines susceptibles de nous concerner. Le Sénat a fait, comme il a cru devoir le faire, son travail.

Nous accueillons tout d'abord Mme Marie-Anne Chapdelaine, députée, qui a été nommée, en 2012, présidente du Conseil supérieur de l'adoption.

Mme Marie-Anne Chapdelaine, présidente du Conseil supérieur de l'adoption. - Le Conseil supérieur de l'adoption réunit notamment des élus, parlementaires comme le sénateur Georges Labazée ou élus locaux, des personnalités qualifiées, des magistrats. Sa composition lui assure à une vision pluridisciplinaire. Il a été consulté le 23 octobre 2012, en vertu des dispositions de l'article L 148-1 du code de l'action sociale et des familles, sur le projet de loi soumis à votre examen - le jour même où le Conseil d'Etat a rendu son avis Nous avons ensuite souhaité mener un travail approfondi, dans le cadre d'un groupe de travail qui s'est réuni à quatre reprises.

Au-delà de la question du mariage, se pose celle de l'adoption, qui appelait une approche tout à la fois pluraliste, non dogmatique et unifiée, qui a abouti à la contribution du 9 janvier 2013. Nous avons eu avant tout en vue l'intérêt de l'enfant, étant entendu que l'adoption est une mesure de protection de l'enfant durablement privé de famille, dont la finalité est bien de donner une famille à un enfant et non un enfant à une famille. Sachant que ce texte ouvre la possibilité aux couples de même sexe d'engager des démarches en vue d'une adoption, dans un contexte marqué par un déséquilibre entre les 24 000 candidats et le nombre des enfants adoptables, de l'ordre de 2000, il s'agissait pour nous d'aborder, sereinement et sans polémique, la question de ses incidences, et cela en écartant tout amalgame entre orientation sexuelle des parents et capacité éducative.

Le texte, qui entraîne d'importantes conséquences en matière d'adoption, suscite des questions quant au fond et quant à sa mise en oeuvre concrète. Comme présidente, j'ai souhaité que nous les soulevions en ayant en vue l'intérêt de l'enfant, sans en faire un prétexte à polémique. La sagesse des membres du Conseil a abouti à une contribution équilibrée. Chacune des conséquences du projet a fait l'objet d'un examen attentif. Pour certains membres, la question de l'homoparentalité entame les principes d'une filiation fondée sur l'altérité sexuelle des parents, et, privant l'enfant d'un parent de l'autre sexe, n'est pas sans conséquence sur le devenir de l'enfant et la construction de son identité. Pour d'autres, ouvrir la possibilité de l'adoption de l'enfant d'un conjoint du même sexe peut aller dans le sens de l'intérêt de l'enfant : dans les familles homoparentales déjà constituées, elle lui apporte la stabilité juridique et la continuité nécessaires à son développement.

Il n'en faut pas moins procéder avec précaution. Pour éviter à ces enfants toute nouvelle source de discrimination, des outils de sensibilisation et d'accompagnement doivent être prévus, ainsi que des outils en amont et en aval pour les professionnels, les parents, les enfants. Les craintes qui se sont manifestées en ce qui concerne l'adoption internationale impliqueront une réflexion spécifique. Il faut, en tout état de cause, être parfaitement transparents, pour les pays d'origine, sur la structure familiale des demandeurs.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Nous avons entendu nombre d'associations sur la question de l'adoption. On peut se demander si l'adoption plénière répond encore aux réalités, alors que l'on adopte des enfants plus âgés, et bien souvent à l'étranger. Est-il encore légitime, a fortiori pour une adoption par des parents de même sexe, de cacher à l'enfant ses origines ? Car il saura d'emblée que ses parents ne sont pas ses parents biologiques. L'adoption plénière est une fiction qui veut que l'enfant entre totalement dans sa famille d'adoption, sans possibilité de savoir d'où il vient. Mentir est pire que tout pour la construction de l'enfant. Ces questions surgiront inévitablement lors de l'examen des amendements en séance publique. En tout état de cause, la discussion est engagée, et cette question de l'adoption devra avoir une place centrale dans le projet de loi à venir sur la famille.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. - Je vous remercie d'avoir retracé les travaux du Conseil supérieur de l'adoption dont je suis membre au titre de mon département. Vous avez évoqué l'égale capacité éducative de tous les couples, ainsi que l'intérêt de l'enfant, sans en faire pour autant un argument. Si la question de l'adoption déborde, ainsi que l'a rappelé Jean-Pierre Michel, le strict cadre de cette loi, pouvez-vous néanmoins nous dire quel a été, parmi vos membres, le point de clivage sur ce texte ?

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Le mariage entre personnes du même sexe pose un vrai problème au regard de l'adoption de l'enfant. La conception de l'adoption plénière était fondée sur le mensonge, au moins par omission. On disait à l'enfant qu'il avait un père et une mère et qu'il n'avait pas lieu d'imaginer qu'il pût y en avoir d'autres. Puis est venue la loi sur l'accès aux origines... Dès lors que, dans le cas de l'adoption par un couple homosexuel, il est évident pour l'enfant que ses parents ne sont pas ceux qui lui ont donné le jour, ne pensez-vous pas qu'il faille amender la loi pour introduire un droit à la connaissance de l'origine ? L'enfant demandera immanquablement à connaître la vérité.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. - Derrière l'adoption plénière se pose clairement la question de la filiation. Il y a eu, là-dessus, clivage au sein du Conseil. Certains, tout en estimant qu'un couple homosexuel a toute capacité à élever un enfant, se sont inquiétés de l'écrasement de l'état civil impliqué par l'adoption plénière, qui ne permet plus à l'enfant d'identifier ses origines. Quelques-uns se sont demandé s'il ne serait pas envisageable d'imaginer d'autres formes juridiques. D'autres, comme le Mouvement pour l'adoption sans frontière (MASF), ont estimé, en revanche, que l'enfant ne se construisait pas à partir de ses seuls parents, mais aussi de ses oncles, ses tantes...

La question de l'accès aux origines concerne tous les enfants adoptés. L'association Racines coréennes y a beaucoup insisté. L'enfant sait qu'il ne peut être conçu de deux hommes ou de deux femmes. Tous ont convenu qu'il faut en finir avec le mensonge : il faut dire à l'enfant qu'il a été adopté. Il convient de trouver le moyen de lui ouvrir le droit à connaître ses origines. Car c'est le plus souvent le mensonge qui crée le problème. Se pose aussi la question des enfants plus âgés, des enfants à besoins spécifiques, que nous avons abordée.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Permettez-moi d'insister. Pensez-vous que cette loi puisse être votée sans un ajout rendant obligatoire la possibilité de connaître leurs origines pour les enfants issus, notamment, de mariages homosexuels ?

Mme Marie-Anne Chapdelaine. - La question se pose pour tous les enfants concernés, que les couples soient homosexuels ou hétérosexuels. Une telle disposition devrait bénéficier à tous. Ce texte n'est peut-être pas le lieu pour l'introduire, cela pourrait prêter à confusion. En outre, le droit à l'accès aux origines est déjà prévu, mais fonctionne mal. Enfin, l'adoption engage aussi d'autres problèmes, comme celui du délaissement parental. Une réforme d'ensemble serait plus adaptée.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il est vrai que le mensonge est toujours le mensonge, même s'il est un cas de figure où il peut être cru, un autre où il frise l'absurde ; il faut trouver une solution d'ensemble.

Mme Catherine Tasca . - Merci de votre contribution. Nous ne pouvons plus dire que l'adoption plénière repose sur un mensonge. D'une part, les familles consultent, elles savent qu'il n'y a rien de pire pour l'enfant que d'être élevé dans le mensonge. D'autre part, les enfants adoptables ne sont plus les mêmes qu'autrefois : ils sont souvent plus âgés, souvent d'origine lointaine. Un enfant du Cap Vert ou du Sénégal adopté par des parents blancs sait bien qu'il est adopté. C'est la même chose pour les couples homosexuels : les enfants le décryptent aussitôt. Une réforme de l'adoption plénière et de l'adoption en général est donc une nécessité.

Le Conseil a-t-il identifié les freins à l'adoption, en particulier sur le territoire national ? Ce sont ces difficultés qui poussent les familles à aller chercher des enfants très loin, malgré les différences culturelles et raciales, alors que des enfants nés en en France ne sont pas adoptés. Quel est l'obstacle majeur ?

Mme Marie-Anne Chapdelaine. - Pour qu'un enfant soit adoptable, il faut qu'il y ait eu délaissement parental. Or, celui-ci est de plus en plus dur à obtenir. Même si le lien est très ténu, le délaissement n'est pas prononcé.

La question des enfants à besoins spécifiques, c'est-à-dire avec un handicap, a fait débat au sein du Conseil. On adopte des enfants à handicap venus de l'étranger que l'on n'adopterait pas ici. Se pose aussi la question de l'âge. Il n'y a quasiment plus d'enfants adoptables de moins de trois mois, voire de moins de deux ans. Il faut le dire aux candidats à l'adoption.

L'adoption internationale se réduit car, avec le développement, les classes moyennes de ces pays adoptent les enfants sur place. Il faudra aussi être innovant, rechercher de nouvelles façons de confier des enfants qui ne sont pas complètement adoptables. Nous allons revisiter l'agrément, mais nous devons également former les personnels des conseils généraux et nous interroger sur le délaissement, qui est une décision de justice.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il faudrait, dites-vous, revoir l'agrément ?

Mme Marie-Anne Chapdelaine. - Une étude est en cours, qui sera présentée au Conseil supérieur de l'adoption. S'il y a des préconisations à faire, nous les ferons.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - La question du délaissement parental est cruciale. Si l'on écarte la coupure totale avec l'histoire antérieure qu'implique l'adoption plénière, les problèmes se poseront différemment. Les assistantes sociales des conseils généraux s'efforcent de maintenir des liens, qui en viennent parfois à être très ténus, une carte postale tous les ans. Ne vaudrait-il pas mieux que ces enfants soient adoptés ? Or l'adoption plénière exclut la mère, alors qu'elle pourrait, si, par exemple, sa situation sociale venait à changer, désirer voir son enfant. De ce point de vue, notre législation n'est pas adaptée. Beaucoup d'enfants pourraient, en France, être recueillis, sécurisés bien mieux que dans une simple famille d'accueil.

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis. - Notre discussion montre qu'une réflexion sur la filiation doit s'engager, qui appelle une autre loi. La question du délaissement a trait à la protection de l'enfance ; l'adoption est une mesure de protection de l'enfance. Je plaide donc pour une évaluation globale de la loi de 2007 sur la protection de l'enfance, au lieu des retouches partielles dont on s'est jusqu'ici contenté. Je me réjouis que vous signaliez un clivage sur la filiation biologique : tant que l'on pensera que celui qui produit l'enfant est le père ou la mère, on déniera l'existence d'autres filiations, par adoption, ou par PMA. Je forme le voeu que l'on puisse délibérer sur cette question dans le cadre d'un autre texte.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Tout le monde s'accorde à penser que ce texte en appelle un autre. Cet engagement à légiférer doit être très fort, faute de quoi, on manquerait à la parole donnée.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. - On a déjà touché à la filiation biologique, avec la troisième composante de la possession d'état, par exemple, ou par la loi de 2005 sur l'autorité parentale, mais des problèmes subsistent. On doit pouvoir aller plus loin.

Oui, l'enfant serait mieux dans une famille. Il y a peut-être d'autres voies que l'adoption plénière, même si celle-ci a été vivement défendue par des associations au sein du CSA. Nous aurions des formes d'adoption selon la situation des enfants.

Mme Catherine Tasca . - L'adoption a toujours été conçue comme une fiction de filiation biologique. On aura le même problème avec la PMA. Ceux qui revendiquent des évolutions restent dans cette fiction, puisqu'ils veulent retrouver tous les attributs de la filiation biologique. Ne pourrait-on concevoir une adoption qui ne passe pas par cette fiction et imaginer un autre cadre juridique pour d'autres formes de relation ? L'adoption n'est pas un substitut à la filiation biologique et il en sera de même avec la PMA.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. - L'adoption intrafamiliale concerne souvent des enfants issus de la PMA. Tout le monde est d'accord, au sein du Conseil, pour considérer que quelle que soit la forme d'adoption, on sécurise l'enfant. Il y a donc des pistes à creuser, notamment sur le délaissement.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il me reste à vous remercier pour toutes les informations que vous nous avez apportées.

M. Jacques-Alain Miller, psychanalyste

________

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Au moment où nous abordons la dernière d'entre elles, je tiens à souligner combien ces auditions ont enrichi notre réflexion. Nous les achevons donc avec M. Jacques-Alain Miller, fondateur de l'Ecole de la cause freudienne, qu'il anime toujours à travers d'innombrables publications, interventions, séminaires, prises de position, notamment sur le sujet qui nous occupe. Vous avez joué un rôle important lors d'un épisode resté dans nos mémoires et qui n'est pas fini, celui de l'amendement « Accoyer », qui entendait définir les conditions d'exercice de la profession de psychothérapeute, objectif tout à fait légitime, sur lequel se sont greffés toute une série de mouvements s'en prenant indirectement ou explicitement à la psychanalyse. Celle-ci a été attaquée de toutes parts : un ministre promis à un certain destin voulait détecter dès le plus jeune âge et si possible dès le ventre de leur mère les futurs délinquants... ; un rapport prétendument scientifique, publié sous couvert de l'Inserm, vouait la psychanalyse à tous les maux. Ces mouvements ont eu un écho au Sénat ; encore récemment, à propos de l'autisme, l'on a voulu exclure la psychanalyse. Je suis de ceux qui pensent que la psychanalyse fait partie de notre culture. Si l'on peut la critiquer -il n'y a pas de vaches sacrées- il ne me paraît pas acceptable de vouloir l'exclure. Voilà pourquoi nous avons tenu à vous entendre sur ce projet de loi.

M. Jacques-Alain Miller, psychanalyste . - Je voudrais vous conter comment j'en suis venu à prendre parti, en tant que psychanalyste, pour ce projet de loi. J'en fus le premier surpris ; peu auparavant, j'étais bien décidé à ne pas m'en mêler, tant les sensibilités étaient à vif : il n'appartient pas à la psychanalyse de mettre du sel sur les plaies. Cependant, mon agacement allait croissant, de voir certains confrères s'engager résolument contre ce texte, au nom de la psychanalyse, et souvent aux côtés de représentants des religions. Le catalyseur de mon engagement fut un courriel reçu du journaliste du Nouvel Observateur , Eric Aeschimann, que je n'avais jamais rencontré, sauf peut-être dans la cour de l'Ecole normale supérieure. Ce message était accompagné du manifeste de cet hebdomadaire en faveur du mariage pour tous. Cet organe de presse n'avait a priori rien de recommandable pour moi, tant il avait, en un demi-siècle, brocardé Jacques Lacan dans ses colonnes, lequel avait rendu public le peu d'estime qu'il avait pour Jean Daniel. Cependant, je répondis oui dans l'instant. J'étais engagé et soulagé.

Pourtant, il y a une dizaine d'années, lorsqu'on commençait à parler du mariage pour les homosexuels, je riais. Je pensais à cette fable de La Fontaine, Le paon se plaignant de Junon . Appartenant au cercle des amis des Desanti, qui nous enjoignaient de choisir un animal, c'est le paon que je choisis, parce que j'étais attaché à la discrétion et parce que j'aimais ce bruit : paon ! Le Paon voulait avoir une jolie voix, mais Junon, sa maîtresse, rembarrait l'oiseau jaloux :

« Cesse donc de te plaindre, ou bien, pour te punir,

« Je t'ôterai ton plumage. »

Les amours des homosexuels ont longtemps été clandestins. Certes, non reconnus par la société, ils avaient en partage des jouissances plus nombreuses, plus vives, plus intenses que les hétérosexuels. Ils échappaient aux servitudes du mariage, pourquoi réclamer des chaînes ? Proust, Genet, Foucault, mariés, eux qui avaient superbement exprimé la fraternité des damnés ? L'idée paraissait saugrenue. Je défendis cette position à la télévision ; Pierre Bergé, qui était à ma gauche, comme vous aujourd'hui, monsieur le Président, m'approuva chaleureusement. Voilà où nous en étions.

Qu'est-ce qui m'a fait évoluer ? J'ai compris que cette revendication n'est pas une parodie, comme il pouvait d'abord sembler, à l'image du Balcon de Genet, ni un faire-semblant, mais qu'elle est formulée dans les termes du droit, fondée sur l'égalité des conditions dans un domaine où elle n'avait pas pénétré. Le mariage républicain reste profondément modelé par le mariage religieux. J'ai compris que les homosexuels nous appellent à encore un effort pour les découpler, sans pour autant toucher au mariage religieux.

Si le mariage est d'institution divine, on comprend qu'il puisse être considéré comme ne varietur . S'il est d'institution humaine, j'ai assez fréquenté Georges Dumézil, y compris lors de la sortie de son ouvrage sur Les mariages indoeuropéens , pour savoir combien ce type d'institution est contingent.

J'en viens à mon sentiment de psychanalyste. J'ai rencontré Lacan il y aura cinquante ans en janvier prochain et je me suis voué depuis lors à mettre en forme et à répandre son enseignement. Je ne prétends pas parler pour lui - son fils, présent dans le public, pense que son père n'aurait pas été favorable à ce projet. J'ai créé l'Ecole de la cause freudienne, puis l'Association mondiale de psychanalyse, que j'ai dirigée pendant dix ans. Je ne suis plus responsable d'aucune de ces institutions et ne parle pas en leur nom. Si la majorité des membres de l'Ecole de la cause freudienne semble soutenir le projet de loi, l'institution a décidé qu'elle ne prendrait pas position en tant que telle. Je parle en mon nom.

Le principe majeur, issu de l'expérience de la psychanalyse depuis un siècle et formulé par Jacques Lacan est qu'il n'y a pas de rapport sexuel. L'inconscient est une façon de vivre sa vie en l'interprétant et, dans la vie telle qu'elle est vécue, il n'y a pas de rapport préétabli entre les sexes. Sans exception, les êtres parlants inventent leurs rapports sexuels et c'est ce qui les distingue des animaux, où le rapport sexuel est programmé, toujours typique de l'espèce, comme s'il y avait là un trou dans le programme des êtres parlants. On dira qu'au niveau des gamètes, pourtant, c'est complémentaire. Mais il s'agit de la sexualité telle qu'elle est vécue, et les gamètes n'en sont pas plus proches que les planètes. Chaque petite fille, chaque petit garçon, invente sa façon d'imaginer, d'approcher ou de fuir son sexe et l'autre. Il n'y a pas, au niveau de la vie inconsciente, de complémentarité ni d'harmonie. On m'objectera l'exemple des couples heureux. Comme psychanalyste, je ne connaîtrais que les couples ratés. Il fut un temps où le parti communiste français offrait aux masses l'image des couples parfaits : Maurice et Jeannette Thorez, Aragon et Elsa. Malheureusement, celle-ci à peine enterrée, on découvrit que les penchants de Louis, longtemps réfrénés par la poigne russe, se donnaient libre cours dans un sens qui surprit, et qui valut récemment à un écrivain de se voir censuré, lorsqu'il raconta comment Aragon s'était présenté à lui en robe de chambre rouge, avec l'intention de se faire sodomiser par son admirateur. L'exaltation de la femme est souvent le propre des maris homosexuels, leur amour envers celle de l'autre sexe qu'ils ont choisie étant d'autant plus exalté qu'ils trouvent leur jouissance dans de multiples rencontres avec des personnes de leur sexe, ce qui témoigne de la disjonction entre l'amour et la jouissance.

Le fait qu'il n'y ait pas de rapport sexuel prédéterminé dans l'espèce humaine explique justement qu'on l'invente, qu'il y ait bien des façons de l'inventer et qu'elles évoluent. Dieu est fixiste ; on me reprochera d'être relativiste. Les progressistes sont plus réalistes. L'homme ne naît pas complet. Un manque l'habite. Jean-Jacques Rousseau, qui était un optimiste, non pour son propre sort, mais pour l'histoire humaine, parlait de sa perfectibilité. Hegel explique l'histoire humaine par le décalage entre la vérité et le savoir. Lacan l'explique par le langage, quand il dit que « le mot est le meurtre de la chose » et que métaphore et métonymie incessamment déplacent ce que nous voulons dire. Le langage ne colle pas aux choses. D'où en effet, l'histoire humaine, l'évolution, les inventions. Il est trop normal de craindre le nouveau lorsque l'on est habitué à l'ancien. La jouissance ne fait irruption que par effraction : il n'y a pas de bonne rencontre avec la jouissance. Aucun plan, aucun programme, aucune bonne intention du législateur le plus puissant, ne peut ici organiser l'existence sans que s'y glisse cette paille, qui est une façon de jouir qui nous distingue entre tous. Une partie de l'humanité s'analyse et le fait aussi pour ceux qui ne s'analysent pas, car elle parle des autres. L'idée même du normal dépérit parmi nous. Notre président de la République s'est présenté avec cette étiquette, et nous voyons qu'il est tout sauf normal, qu'il est très spécial : oui, la croyance en la normalité dépérit.

L'Eglise catholique romaine s'est portée aux avant-postes du combat contre le mariage homosexuel dans tous les pays. Si la position théologique paraît invariable, l'Eglise catholique menée par des Italiens a donné depuis fort longtemps l'exemple d'une extraordinaire flexibilité et adaptation, qualifiées par le mot d' aggiornamento . Il y a eu un excès de l'Eglise catholique ces derniers temps, peut-être parce qu'elle était dirigée par un pape allemand. Puisque le conclave est réuni ce soir, je parierais que nous aurons un pape qui saura modérer les excès de la période précédente et reconnaîtra qu'il faut se mettre à jour.

En tant que psychanalyste, je ne vois aucune menace pour la société dans le mariage homosexuel. J'y vois au contraire, pour les jeunes homosexuels qui souffrent encore d'une certaine stigmatisation, une chance de quitter la fraternité des damnés pour rejoindre la fraternité républicaine.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour ces très beaux propos, qui nous rappellent que vous êtes ancien élève de l'Ecole normale supérieure et qu'entre métaphore et métonymie, vous savez aussi que les mots sont des choses, comme l'a montré Michel Foucault. Les mots portent dans ce débat où il y a des rapports de forces et d'opinions.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Merci. Nous avons commencé nos auditions par Mme Françoise Héritier, qui est une sommité dans son domaine et nous terminons avec vous, maître. Pour les sénateurs, très attachés à leurs terroirs, toutes les opinions que nous avons entendues sont enrichissantes, qu'elles soient hostiles, ou qu'elles aillent, comme la vôtre, dans le sens souhaité par la majorité du Sénat et de l'Assemblée nationale. Dans votre intervention, vous n'avez pas du tout abordé le problème de la filiation. Sur la possibilité pour les homosexuels d'accéder au mariage républicain, il n'y a, au fond, guère de discussion, dans la mesure où elle n'enlève rien à personne, ne touche pas au mariage religieux, étant entendu que toutes les religions continueront à les discriminer et à ne pas les accueillir - bel exemple ! En revanche, l'idée même de filiation pose davantage de questions. Qu'en pensez-vous, de votre point de vue, celui de la réflexion intellectuelle et de la pratique ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Je souhaitais également vous amener du côté de la filiation et de l'adoption. Certains de vos collègues évoquent une filiation volontaire, là où la filiation biologique ne peut avoir lieu, d'autres parlant de mensonge, voire de « mensonge d'Etat », à propos de la procréation médicalement assistée pour les couples infertiles ou les couples de même sexe.

M. Jacques-Alain Miller . - J'ai réservé ce thème pour la discussion. Sur la question de l'enfant, je crains peut-être de choquer. J'entends que l'on s'élève contre la marchandisation, que l'on s'inquiète de la dévalorisation de l'enfant qui serait ainsi fétichisé. Avons-nous vécu la même histoire du monde ? Ce serait le moment pour ces associations qui défendent la mémoire des anciens esclaves de se manifester : le commerce de l'être humain est aussi vieux que l'humanité, il n'a pas attendu la période récente. Un livre récent célèbre, à juste titre, le congrès de Vienne comme un grand événement apportant la stabilité. Or, en 1815, les populations étaient vendues de prince à prince sans qu'on leur demande leur avis. L'ordre de l'Europe s'est construit pendant des siècles sur le commerce des peuples par leurs maîtres : ce phénomène de marchandisation n'est pas dû aux excès du capitalisme contemporain. Il est aux origines mêmes de la civilisation : les premières lettres sont tracées sur les jarres de marchands phéniciens. J'ai beaucoup de mal à entrer dans un débat qui me paraît marqué par une ignorance ou une hypocrisie fabuleuses. Bien sûr, l'être humain est une production de l'être humain. Parmi les verbes fondamentaux que Heidegger assigne au vocabulaire philosophique, la naissance ne peut qu'être placée du côté de la production. L'une des grandes tâches du pouvoir politique est de réguler la production d'êtres vivants. C'est en ce sens que Michel Foucault a forgé le concept de biopolitique. Depuis toujours, la politique est biopolitique.

Aujourd'hui, des nouveautés scientifiques permettent de rendre fertiles des ventres qui ne l'étaient pas. Par une fiction juridique, au sens de Bentham, on se propose d'établir ceux qui méritent et ceux qui ne méritent pas d'être fertilisés. Je doute que nous puissions inventer des fictions juridiques suffisamment puissantes pour résister aux moyens scientifiques dont nous disposons.

Je l'ai dit, je riais de tout cela. Il paraît difficile de se faire à cette idée. Faut-il s'indigner ? Mon ami Bernard-Henri Lévy s'indigne, je regarde les forces existant dans le monde. Je compare Bernard-Henri Lévy à Bossuet. Je suis spinoziste : une pierre tombe parce qu'elle est lourde ; l'araignée tisse sa toile ; on ne lui fera pas faire autre chose. Il s'agit de combiner des forces pour aboutir au résultat que l'on souhaite. Dans le monde où nous sommes, une universitaire de Harvard, Debora Spar, a publié dès 2006, The Baby Business, How Money, Science and Politics Drive the Commerce of Conception , aux presses de la Harvard Business School, qui n'est pas un repaire d'idéalistes. Ce n'est pas pour demain : le commerce de la conception est déjà là, dans le monde entier. On peut trouver cela révulsant. Dans sa chambre. Si nous sommes des hommes politiques responsables, nous avons à constater que cela existe, en dehors de nous, dans le monde, et je crois recommandable d'accepter le fait accompli pour le réguler. Je me sens en décalage par rapport à tout ce que j'entends ou lis, marqué par un idéalisme que Kant appelait Schwärmerei , pour désigner des rêveries de visionnaires. Je ne sais pas si ce livre que je vous ai apporté a été traduit - il se peut que les éditeurs français préfèrent que l'on ferme les yeux. Si je n'ai pas abordé cette question dans mon propos liminaire, c'est par un effet de captatio benevolentiae , car j'ai bien conscience de heurter davantage de préjugés.

En tant que psychanalyste, je constate, bien sûr, que des enfants de couples homosexuels vont parfaitement bien et que des enfants de couples hétérosexuels vont très mal. Je défie quiconque d'établir des statistiques. Le rationaliste que je suis constate ici que les relations de causalité ne jouent pas. L'inconscient se caractérise par une rupture de causalité. Nous travaillons, en psychanalyse, sur ce trou noir, de même que durant la guerre, un général pousse une porte dans une chambre noire. Nous sommes dans l'élément de la contingence et pas de la nécessité, ce qui explique qu'il est très difficile pour un psychanalyste de prodiguer des conseils à un homme politique, sinon d'ouvrir les yeux, de ne pas se raconter d'histoire ! Il y a des éléments constants, comme la marchandisation de l'homme, l'esclavagisme : Hegel commence la Phénoménologie de l'esprit par le rapport du maître et de l'esclave.

Dans le jardin d'Eden, Adam et Eve formaient un couple hétérosexuel parfait, vous avez vu comment cela s'est terminé : un tiers s'en est mêlé, le serpent et même, comme je l'ai découvert depuis peu sur une gravure de Dürer, un quatrième : un porc - le cochon de Marcela Iacub était déjà là, au pied de l'arbre...

M. Jean-Pierre Sueur , président . - L'on ne peut établir de rapport de cause à effet entre le fait qu'il s'agisse d'un couple hétérosexuel et que ce soit mal terminé ! J'ai bien aimé vos références à Spinoza et Bossuet. Nous ne sommes pas ici seulement pour constater des rapports de force, nous devons agir sur le réel : nous présupposons qu'une loi nouvelle pourra améliorer la société.

Mme Catherine Tasca . - J'ai écouté avec beaucoup de plaisir la première partie de votre intervention sur le dépérissement de la normalité. C'est une idée progressiste. Quand on se débarrasse du schéma de la normalité, bien des choses se libèrent. J'ai considéré comme vous le mariage homosexuel comme incongru. Pas un de mes amis homosexuels ne souhaite se marier. Je suis beaucoup plus perplexe sur votre deuxième développement concernant la marchandisation. Vous faites justement appel à l'histoire. Les périodes que vous évoquez n'ont pas été très heureuses pour l'espèce humaine, de l'esclavagisme, cette forme de marchandisation qui effectivement se poursuit de nos jours, à la prostitution, qui ne constitue pas un modèle de vie très enviable.

Lorsque vous en tirez la conclusion que la production de l'enfant appartient à l'histoire de l'humanité et qu'elle ne serait pas à craindre, j'avoue que j'ai du mal à vous suivre. Autant je suis parfaitement libérée en ce qui concerne les couples homosexuels, mariés ou pas, autant j'ai des interrogations, non sur le texte que nous examinons, parce que l'adoption intrafamiliale me paraît une bonne chose, mais sur ce que vous avez esquissé. Peut-être suis-je moralisatrice, mais cela pose une vraie question au législateur : la loi n'est-elle qu'une traduction de l'état du monde ? Je n'en suis pas sûre, surtout lorsque l'on sait qu'il existe sur divers continents tant d'enfants que nous sommes incapables de nourrir, de vacciner. Devons-nous donner libre cours à la « production d'enfants » permise par la science, alors que nous avons tant à faire pour offrir un avenir meilleur aux enfants qui souffrent sur notre planète ? J'avoue ma perplexité sur cette partie de votre intervention.

M. Jean-Pierre Leleux . - Je ne puis dissimuler une certaine gêne, même si notre culture, comparée à votre savoir et à votre expérience, nous conduit à ne pas oser réagir. Je tiens néanmoins à le faire, au nom de ma conscience, même si je ne suis pas normalien, je ne suis qu'ingénieur de l'Ecole centrale...

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Ce n'est pas mal !

M. Jean-Pierre Leleux . - Vous avez parlé d'ignorance ou d'hypocrisie. Je ne veux pas choisir entre les deux, mais je tiens à vous dire mon incompréhension. Comment pouvez-vous vous référer aux pires moments de l'histoire du point de vue du comportement humain - l'esclavage - pour soutenir qu'il faudrait normaliser la marchandisation des êtres humains ? L'incompréhension que suscite en moi une telle assertion m'empêche de poser d'autres questions, car vous êtes allé au-delà de ce que je considère comme acceptable. Je ne puis légiférer ainsi pour normaliser ce qui existe. Je n'ai donc pas de question. Dès que vous avez dit cela, j'ai ma réponse à tout.

M. Jacques-Alain Miller . - Je ne citais pas en exemple ce que vous appelez les pires moments de l'histoire. Je me suis borné à constater qu'il est erroné de considérer comme une totale nouveauté des phénomènes récurrents, structurants même. J'ai juste souligné leur permanence dans l'histoire humaine.

Je ne crois pas avoir employé un seul terme de psychanalyse. Lorsqu'un père, une mère, discutent pour savoir s'ils vont avoir un enfant, ils en parlent, non comme s'ils allaient acheter une maison ou une voiture, mais comme d'une décision à prendre, qui s'apparente à une décision de production, avec des calculs de budget et de calendrier. Le phénomène de « marchandisation » est évident. C'est une affaire financière. Grâce à nos excellents législateurs, la production de Français est supérieure à la production d'Allemands et on nous promet que notre population continuera à croître : c'est cela, la biopolitique. « Pas touche à la vie ! », c'est une illusion. Je retire les mots « ignorance » et « hypocrisie », je dis « illusion ». Les gens de bon sens qui ne parlent pas le lacanien mais le bon français, font, quand ils envisagent d'avoir un enfant, des calculs de ménagère. C'est légitime, cela n'a rien de scandaleux et c'est l'essence même de la marchandisation qui est là depuis les débuts de l'histoire humaine.

Je dis aussi que le rapport du maître et de l'esclave est fondamental dans l'histoire, décisif dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel. Au XVIII e siècle, on se posait la question, à propos des Gaulois et des Romains, en termes de servitude et de conquête, pour savoir qui dominait qui, puis l'on s'est partagé les peuples. Je ne dis pas que c'est bien ou mal, c'est comme ça. En tant que psychanalyste, j'observe que nous vivons ces phénomènes de façon spéciale aujourd'hui. Même s'ils répugnent à notre sensibilité, faisons en sorte de ne pas les dénier. Freud avait une expression que Lacan a traduite à sa façon : «  ce qui est rejeté du symbolique revient dans le réel ». Ce que vous n'acceptez pas dans le langage, dans vos normes et dans vos lois, vous reviendra dans la figure. Le baby business , ce n'est pas formidable, c'est horrible.

Je vais vous faire une confidence : à 18 ans, en entrant à l'Ecole normale supérieure, je voulais être un penseur et j'étais en conséquence déterminé à surtout ne pas me marier et à ne pas avoir d'enfants. Puis j'ai eu des relations sexuelles avec une femme, par erreur je l'ai engrossée et, bien que favorable à l'avortement, je n'ai pas voulu la faire avorter ; marié à 22 ans, je suis devenu père à 23 ans. Ce n'était pas mon plan initial, tout au contraire. L'existence est ainsi : il faut affronter des situations devant lesquelles on se découvre soi-même...

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Cela ne vous a pas empêché d'être penseur...

M. Jacques-Alain Miller . - Cela a quand même été plus difficile... Il existe un baby business , qui me répugne. Une interdiction pure et simple, le refus d'accueillir ce fait dans le symbolique nous le renverra dans le réel de façon beaucoup plus menaçante. Il vaut mieux avancer courageusement les yeux ouverts pour réguler. Je ne suis pas pour que la loi se borne à traduire l'état du monde, mais pour que nous en capturions les ressorts, pour les orienter dans le sens souhaitable, qui est humaniste. Ne soyons pas spectateurs, ne baissons pas les bras... mais ne nous racontons pas d'histoires ! Or la France se raconte depuis longtemps des histoires, la gauche et la droite se racontent des histoires, que c'était mieux avant ; elles s'imaginent que l'on va restaurer, l'une des normes, l'autre des traditions qui sont dépassées. Je vois la substance du pays qui dépérit, un dynamisme insuffisant et je ne sache pas que ni Lénine, ni Mao aient jamais sacrifié la puissance du pays...

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Pourquoi terminer sur l'évocation de ces deux figures ?

M. Jacques-Alain Miller . - Même les figures les plus extrêmes de la gauche ont reconnu qu'il fallait une estimation et un respect de la puissance du pays. Il y a un appel à lancer aux Français pour que la puissance et le rang du pays soient respectés, or je les vois menacés aujourd'hui.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci beaucoup. Aucune rencontre avec vous n'est banale. Ce que vous dites nous donne toujours à penser, nous vous en sommes reconnaissants.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page