M. Thibaud Collin, philosophe

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M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Monsieur Collin, vous êtes philosophe et avez publié plusieurs ouvrages sur la question du genre et l'homosexualité. Nous écoutons votre point de vue sur le sujet qui nous occupe.

M. Thibaud Collin, philosophe . - Le projet de loi est porté par le Gouvernement au nom de l'égalité, valeur essentielle de notre République. Il apparaît donc légitime de l'approuver au nom de la justice. Mme Taubira s'est employée à retracer l'histoire du mariage civil pour souligner à quel point il a évolué, non de façon aléatoire mais selon une logique : il y aurait bien un sens de l'histoire du mariage. En rompant avec les règles du mariage canonique, la République, en 1792, ouvrait le droit au mariage à des personnes qui en étaient auparavant exclues. Le projet de loi est présenté comme l'accomplissement de cette logique d'intégration, le mariage devenant « une institution véritablement universelle », réalisant les promesses d'émancipation contenues dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Est-il possible de critiquer une telle argumentation ? Selon quels critères ? Toute critique sera soupçonnée de transiger sur les principes républicains. Seul celui qui conserverait une vision sacrale du mariage pourrait en interdire l'accès à certains. Le sacré est compris ici comme ce qui est soustrait à la délibération politique. Comme le dit Eric Fassin, « l'enjeu des controverses actuelles, c'est le statut des normes dans les sociétés démocratiques. Sont-elles, aujourd'hui, toujours immanentes à l'histoire, définies par la délibération démocratique ? ». Les normes peuvent-elles appréhendées autrement que comme des normes sociales ?

La loi démocratique objective l'état social et mental à un moment de l'histoire. Ici même Irène Théry vous a exposé cette logique historique de fond. Ce qui était impensable il y a quelques années le devient aujourd'hui. Elle considère donc comme synonymes les normes démocratiques et les normes construites. Mais une norme construite est-elle immédiatement démocratique ? Sur quoi le législateur s'appuie-t-il pour établir une norme ? Si l'on s'en tient au reflet d'un état social, si l'on se fonde sur le degré d'acceptation du corps social, ne réduit-on pas le travail du législateur à celui d'enregistrer des revendications ayant obtenu une audience suffisante ?

Mme Taubira, loin de suivre une voie sociologique et immanentiste, privilégie des principes de justice. Examinons l'usage qui est fait du principe d'égalité. Elle fait une analogie avec l'histoire des protestants ou des juifs face au mariage canonique d'antan. Cette analogie est-elle recevable ? La création du mariage civil a remédié à ces exclusions et donné au mariage une autre dimension que sacramentelle. Le contrat relève de la liberté individuelle. Le mariage civil s'inscrit dans un ordre humain, universel, fondé sur le partage d'une commune nature humaine. C'est ce que rappelle dans son texte liminaire, la Déclaration des droits de l'homme de 1789, qui expose « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ».

Or, la religion et le métier ne sont pas des critères pertinents au regard de l'essence du mariage. Les homosexuels sont-ils aujourd'hui exclus du mariage civil, de la même manière que les comédiens, les protestants et les juifs avant la Révolution ? L'hétérosexualité est-elle une règle constitutive du mariage ? Si tel est le cas, les révolutionnaires auraient ouvert le mariage « à tous » mais en appliquant le principe d'égalité de manière biaisée. Un impensé, un point aveugle serait demeuré -comme le suffrage « universel », appliqué longtemps seulement pour moitié (masculine).

Sous quel rapport se marie-t-on ? En tant qu'homme, femme, hétérosexuel, homosexuel, demain ? Certains militants LGBT voient une continuité entre la lutte contre le racisme et le combat contre ce qu'ils appellent « l'hétérosexisme ». Le mariage pour tous entre en résonnance avec l'abolition de l'esclavage, la conquête des droits civiques américains ou la libération des femmes. Face à une telle lecture de l'histoire, je repose la question : sous quel rapport se marie-t-on ?

Comme l'a déclaré Irène Théry à propos du Pacs, « le mariage est l'institution qui articule différence des sexes et différence des générations », conjugalité et filiation. Sur quoi le législateur a-t-il étayé le mariage civil ? Le référent choisi a été la transmission de la vie humaine par l'union sexuelle d'un homme et d'une femme, assumant par avance l'éducation de cette personne. Idéal situé historiquement, répondent certains, et discriminant pour les homosexuels. Une telle construction peut-elle être réformée pour accueillir de nouvelles possibilités ? Quelle serait la logique de ce nouvel agencement ? Serait-ce comme hétérosexuel que l'on pourrait prétendre être parent ? Un homosexuel pourrait-il prétendre être parent non pas malgré son homosexualité mais en tant qu'homosexuel ? La réponse évidente, jugée « hétérosexiste » par certains, est que c'est impossible. Mais il y a alors, dénonce la sociologue Virginie Descoutures, « un interdit de paternité pour les gays ou de maternité pour les lesbiennes ».

Faire l'enfant, ce serait en formuler explicitement la volonté et trouver les moyens de le réaliser, éventuellement par la PMA. Qu'est-ce qui remplace le référent naturel ? La volonté contractuelle des individus, quelle que soit leur orientation sexuelle. Si la volonté devient le principe premier de l'articulation entre conjugalité et filiation, pourquoi conserver les autres conditions, par exemple, la monogamie ? Les polygames ont été discriminés. Si la volonté devient à elle-même sa propre boussole, n'est-ce pas le rôle du législateur que de limiter les prétentions des volontés ? Certes, mais selon quels critères ? Si tout référent non construit par les hommes est congédié comme non démocratique, que reste-t-il à la raison pour déterminer ce qui est juste ? Rien. Est juste ce que la volonté du législateur décide de déclarer juste. Dès lors l'idée même de délibération législative devient vaine. Levons la séance !

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Difficile de prendre la parole après votre exposé ! Merci d'avoir élevé le débat. Vous avez cité Eric Fassin...

M. Thibaud Collin . - Peut-être allez-vous l'auditionner ?

Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Non, mais il était présent dans vos propos. Nous avons le devoir de délibérer sur ce projet de loi puisque des problèmes concrets se posent. Ce qui guide le législateur, c'est le principe de réalité.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Vous ne concluez pas, tout en donnant des arguments contre...

Ce qui est juste, c'est ce que dit la loi. Et celle-ci ne se réfère pas à un ordre naturel, mais à un rapport de force à un moment donné.

M. Thibaud Collin . - La justice, c'est donc le rapport de force ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - C'est le point de vue marxiste. Je provoque un peu.

M. Thibaud Collin . - Cela a le mérite de la clarté !

M. Jean-Jacques Hyest . - Ce n'est pas mon point de vue. La loi est l'expression de la volonté générale et non pas de quelques-uns ou d'un rapport de force. En France, la PMA et la GPA sont interdites. Puisqu'il y a des demandes et que cela existe ailleurs, il faudrait l'accepter ? Ce n'est pas le rôle du législateur ! Tout n'est pas permis. La discussion est ici compliquée par le fait que des enfants existent, issus de ces pratiques interdites par la loi. Faut-il pour autant accepter le moins disant éthique ?

Je suis frappé par l'invasion de la théorie du genre qui nous vient des Etats-Unis. Les propos de certains parlementaires en sont remplis. C'est une théorie dangereuse. Vous n'en avez pas parlé. Pouvez-vous nous éclairer sur l'influence de cette théorie sur le projet tel qu'il est ou tel qu'il viendra ?

M. Thibaud Collin . - La théorie du genre est un sujet très complexe. D'ailleurs, il n'y a pas « la » théorie du genre, mais des approches issues des sciences sociales, sur la manière de vivre sa féminité ou sa masculinité dans l'histoire et dans la géographie humaines. On peut en avoir une lecture radicale, comme certains philosophes, qui se fondent sur Michel Foucault, en considérant qu'il y a un donné biologique -mais Judith Butler le conteste- et que tout le reste serait pure construction sociale.

Je voulais soulever des enjeux plutôt que d'arriver avec une organisation ficelée. Ce qui se trouve derrière mes propos, c'est cette question de constructivisme. Si le législateur doit répondre à certaines souffrances ou demandes sociales, est-il nécessaire pour autant de modifier aussi fondamentalement les règles du jeu ? Ainsi le fait d'être père et mère serait une construction sociale. Certains proposent même de supprimer ces termes du code civil et de les remplacer par parent 1 et parent 2. Ce qui serait important, c'est qu'un enfant soit élevé par deux adultes. Voyez la tribune de François de Singly, dans Le Monde ... On considère que le biologique est infra-humain. Or, mon corps n'est pas une valise que je promène. Je suis mon corps. Mon corps est sexué. Il y a là une correspondance profonde entre votre sujet et l'approche radicale du genre, où le fameux « donné naturel » est considéré comme infra-humain et non comme un élément de l'unité de la personne. Mme Taubira a affirmé que l'on était enfin passé au-delà de la nature.

Au nom d'une recherche de sécurisation des liens familiaux, on élabore un tout autre modèle qui va aboutir à d'autres situations précaires. La logique, c'est de parvenir à la PMA pour les femmes seules. L'argument avancé en faveur de ce texte, c'est que si la mère ou le père légal meurt, l'enfant est à la rue -ce qui est faux.

Il y a d'autres façons de prendre en compte ces situations. Le rôle de la justice est de statuer sur l'intérêt de l'enfant et il se prononce au cas par cas.

Le législateur instaure de nouvelles règles du jeu : cela mérite d'en mesurer les prolongements logiques, jusqu'au bout. Soyons lucides sur les conséquences ultimes. « On ne quitte pas la révolution comme on saute d'un tramway ». Là, c'est la même chose : vous pouvez fixer la limite à mi-course, mais vous serez obligés d'aller jusqu'au bout.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Votre présentation est très intéressante. Vous avez exposé des arguments.

M. Jean-Jacques Hyest . - Cela méritait d'être entendu !

Mme Catherine Génisson . - Le législateur doit prendre ses responsabilités, dites-vous. La question est de savoir s'il doit être suiviste ou précurseur. Ou les deux... Voyez la loi Badinter sur la peine de mort ou la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse. Quels sont les critères limitatifs de la norme ?

M. Thibaud Collin . - Ce qui se joue, c'est le sens des mots, qui renvoie à un usage courant, mais pas seulement.

Le rôle du législateur, c'est de rechercher la justice, d'anticiper, d'aller éventuellement contre la pensée majoritaire.

Si l'on affirme que tout est construit, que le sacré est nécessairement lié à une vision religieuse, il n'en reste pas moins que l'ordre humain n'est pas totalement réductible à l'artifice humain. J'ai cité tout à l'heure la Déclaration des droits de l'homme qui mentionne bien des « droits sacrés ». Ceux-ci appartiennent à un ordre humain, qui n'est pourtant pas malléable à l'artifice humain.

Une législation qui abolirait la propriété s'attaquerait à un droit primordial, non pas religieux, mais « sacré ». Le législateur doit, à partir de là, inventer des normes concrètes.

La revendication des homosexuels part du présupposé que le mariage a été pensé de façon discriminatoire. Mais on ne se marie pas en tant qu'hétérosexuel mais en tant qu'homme ou en tant que femme. Certes, on procrée en dehors du mariage, certes, le divorce existe, mais est-il juste de priver l'enfant de sa double origine -même s'il est très bien éduqué par les adultes qui s'occupent de lui ? Le problème est celui de l'homofiliation. La filiation devient fondée sur la volonté des adultes et non plus sur le référent naturel. Où met-on les limites alors ? C'est le législateur qui les fixe, de façon arbitraire. Philosophiquement, cela me pose un vrai problème.

Mme Catherine Génisson . - Quelle différence entre le couple hétérosexuel qui se tourne vers la PMA et le couple homosexuel qui y recourt également ? Pourquoi une telle différence entre ces deux couples, sauf à dire que l'origine ne se pose pas de la même façon pour les deux ? L'amour des parents n'est-il pas l'essentiel ?

M. Thibaud Collin . - La PMA est prévue comme le traitement d'une stérilité.

La PMA avec donneur anonyme place entraîne une situation dramatique. L'enfant va devoir porter cette origine complexe. Dans le cas de la PMA pour un couple de femmes, nous ne sommes plus dans un modèle analogique, il ne s'agit plus de médecine car on ne peut plus parler de stérilité. Certes, M. Borrillo a inventé le concept de « stérilité sociale » ...

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous l'entendrons cet après-midi.

M. Thibaud Collin . - Vous entendrez un autre son de cloche !

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Nous en entendons beaucoup !

Mme Catherine Génisson . - Sur le don anonyme, nous nous sommes interrogés lors de la révision de la loi bioéthique, sans finalement changer les règles. Pour un couple hétérosexuel, il y a stérilité médicale. Pour les couples homosexuels, il s'agit d'une autre forme de stérilité. Je ne comprends pas que l'on dise, « tant qu'il y a l'amour, ce n'est pas un problème ». L'absence d'altérité sexuelle est un vrai problème pour l'enfant.

M. Thibaud Collin . - Si l'on considère que l'homme et la femme sont interchangeables, c'est la quantité que l'on retient. Il faut être deux. Mais pourquoi garder ce chiffre ? Que fera-t-on quand quatre ou cinq adultes participeront à un projet parental ? L'enfant devient principe d'unité d'une convergence de volontés d'adultes. La conception d'un enfant devient un montage d'ingénierie.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur. - Que dites-vous sur les mots, en tant que philosophe ? Y a-t-il des invariants, comme « père », « mariage », « mère » ?

M. Thibaud Collin . - Il existe des mots essentiels.

Le sens peut être changé, manipulé, mais certains mots renvoient à ce que notre raison découvre. Cet arrangement de liens humains peut être vécu différemment dans différentes sociétés, mais ces relations humaines renvoient toutes à une réalité antérieure à la raison. Si l'on privilégie le devenir historique, on aura un autre point de vue, mais la résistance interne du réel existe. Quand on veut passer outre, cela engendre de l'injustice.

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Que pensez-vous du discours anthropologique ? Mme Héritier nous a dit que les sociétés passent des compromis, les uns après les autres, et c'est ce que nous allons faire.

M. Thibaud Collin . - Je m'en remets à sa science mais je pose à nouveau la question : tous les compromis sont-ils justes ? Certains sont déterminés par les rapports de force et ne sont pas justes. L'histoire l'a montré.

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