B. UN DROIT FRANÇAIS PRIVILEGIANT TRADITIONNELLEMENT LES INCOMPATIBILITÉS ET LA REPRESSION DES COMPORTEMENTS FAUTIFS

Si cette notion de conflit d'intérêts a été longtemps méconnue du droit français, sa réalité pouvait néanmoins être largement sanctionnée par d'autres moyens. Plusieurs possibilités existent, que ce soit par la prévention du conflit d'intérêts, par le traitement du conflit d'intérêts ou, en dernier recours, par la sanction du conflit d'intérêts.

La prévention suppose qu'une personne en charge de la défense d'un intérêt ne soit pas placée en position de conflit d'intérêts qui pourrait l'obliger à arbitrer entre cet intérêt et un autre. Le droit français répond à cette préoccupation par les incompatibilités d'activités - le Conseil constitutionnel ayant d'ailleurs explicitement fondé leur justification sur le fait d'éviter une confusion ou un conflit d'intérêts 4 ( * ) - mais aussi par les obligations déclaratives qui permettent de révéler à l'intéressé et aux autres les hypothèses de conflits d'intérêts.

Lorsque, malgré les dispositifs de prévention, le conflit d'intérêts survient, il n'emporte pas automatiquement la survenance d'un préjudice. Dans ce cas, la formule classique est l' abstention d'agir faite à la personne concernée afin de lever tout soupçon sur la décision qui pourrait être prise (obligation de déport du juge concerné, du conseiller municipal intéressé, etc.).

Enfin, le conflit d'intérêts peut aboutir à l' accomplissement d'actes qui sont, dès lors, entachés du fait même d'un conflit d'intérêt lors de leur préparation ou élaboration. Des sanctions peuvent ainsi être prévues contre la personne qui en est l'auteur, notamment en droit pénal, ou frapper l'acte qui en est résulté qu'elles se fondent sur un disposition expresse comme l'article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales pour les délibérations auxquels a participé un conseiller intéressé ou que la jurisprudence administrative l'admette sans texte, comme récemment le Conseil d'État à l'égard d'une recommandation de la Haute Autorité de Santé dont l'annulation a été prononcée « en raison de la présence, au sein du groupe de travail chargé de sa rédaction, d'experts médicaux apportant un concours occasionnel à la Haute Autorité de santé ainsi que d'agents de la Haute autorité de santé et de l'Agence française de sécurité sanitaire de produits de santé qui entretenaient avec des entreprises pharmaceutiques des liens de nature à caractériser des situations prohibées de conflit d'intérêts » 5 ( * ) .

1. La tradition française des incompatibilités

Dans son Traité de droit politique, électoral et parlementaire , Eugène Pierre expliquait, aux débuts de la III ème République, que « l'incompatibilité s'appuie sur le principe de la séparation des pouvoirs ; elle a pour but de garantir à l'électeur l'indépendance de l'élu ». La problématique moderne des conflits d'intérêts dans le champ politique et parlementaire vise également à garantir aux citoyens l'indépendance de leurs responsables publics et des décisions qu'ils prennent au nom de la collectivité.

L'article 25 de la Constitution confie au législateur organique le soin de définir le régime des incompatibilités parlementaires. Elles sont fixées dans le code électoral (articles L.O. 137 à L.O. 153 et L.O. 297).

Comme l'a indiqué le rapport d'information de votre commission en mai 2011 sur la prévention des conflits d'intérêts, les incompatibilités assurent une « prévention radicale » des conflits d'intérêts. En effet, elles sont par nature très efficaces pour la prévention des conflits d'intérêts puisqu'elles les rendent de fait impossibles, en interdisant au parlementaire d'exercer certaines fonctions ou activités, dans de nombreux domaines, sous peine de perdre son mandat. La sanction est en effet très lourde puisque, à défaut de régularisation ou de renonciation aux fonctions incompatibles, le Conseil constitutionnel 6 ( * ) est amené à déclarer l'intéressé démissionnaire d'office (article L.O. 151-2 du code électoral), supprimant de facto le conflit d'intérêts.

Les incompatibilités sont étroitement liées à l'histoire des institutions parlementaires en France, certaines remontant à l'époque révolutionnaire, par exemple l'interdiction du cumul avec une fonction publique non élective, de façon à éviter de maintenir un parlementaire dans la dépendance du pouvoir exécutif 7 ( * ) . D'autres incompatibilités sont plus récentes, parfois mises en place à la suite de scandales impliquant des parlementaires. Sont notamment visées les incompatibilités restreignant les possibilités de plaider des avocats détenant un mandat parlementaire.

Les incompatibilités traditionnelles visaient à assurer l'indépendance de l'élu à l'égard des autres pouvoirs publics, en particulier le pouvoir exécutif dans un régime de séparation des pouvoirs. Les décennies récentes ont vu le développement de nouvelles incompatibilités dans le champ économique ou professionnel, plus en rapport avec la question actuelle des conflits d'intérêts. Ces incompatibilités d'ordre professionnel assurent une prévention efficace des conflits d'intérêts entre l'intérêt général que doit défendre le parlementaire et les intérêts économiques particuliers ou privés.

Ainsi, l'article L.O. 145 du code électoral interdit aux parlementaires l'exercice de fonctions de direction dans les entreprises publiques.

L'article L.O. 146 du code énumère les entreprises privées dont les fonctions de direction sont incompatibles avec le mandat parlementaire. Sont notamment visées les sociétés faisant appel public à l'épargne, celles ayant une activité foncière ou celles dont l'activité dépend des pouvoirs publics. Les fonctions d'administrateur dans de telles sociétés ne peuvent être acceptées en cours de mandat, selon l'article L.O. 147 du code 8 ( * ) .

Pour assurer l'indépendance du mandat parlementaire à l'égard des influences étrangères, l'article L.O. 143 du code prohibe l'exercice de fonctions rémunérées par un État étranger.

Sujet de fréquentes controverses ces dernières années, l'exercice par un parlementaire de fonctions d'avocat et de conseil sont encadrées, sans être interdites, par les articles L.O. 146-1 et L.O. 149 du code. Un parlementaire ne peut commencer à exercer une activité de conseil qui n'était pas la sienne avant le début de son mandat, sauf lorsque cette activité s'exerce dans le cadre d'une profession réglementée : c'est la profession d'avocat qui se trouve ici la première concernée - pour ne pas dire la seule. La controverse provient des facilités réglementaires d'accès à la profession d'avocat, dont peut bénéficier un parlementaire, qui n'existent pas pour les autres professions réglementées. Les parlementaires peuvent en effet être dispensés de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat 9 ( * ) .

Les interdictions professionnelles établies par l'article L.O. 149 du code pour les parlementaires avocats - qui visent en particulier à éviter que l'avocat ne se trouve à plaider dans une affaire dans laquelle une personne publique est partie 10 ( * ) - ne permettent pas de supprimer les conflits d'intérêts qui peuvent exister entre l'intérêt général attaché au mandat du parlementaire et les intérêts privés des clients de l'avocat. Dans ces conditions, si l'on se place du point de vue - discutable juridiquement - de la théorie des apparences en matière de conflits d'intérêts, un doute peut naître quant aux motifs qui ont pu conduire un parlementaire à souhaiter devenir avocat au cours de son mandat.

Ainsi, malgré sa rigueur, le régime des incompatibilités souffre de lacunes et d'insuffisances, d'autant qu'il ne concerne que les parlementaires. De plus, compte tenu du périmètre couvert, par nature limité, et du caractère multiforme des influences susceptibles de peser sur les décisions publiques, en particulier celle des intérêts privés, les incompatibilités sont loin d'épuiser la question contemporaine de la prévention des conflits d'intérêts.

Il ne saurait être question d'achever cette présentation de la question des incompatibilités sans évoquer celles qui s'appliquent aux membres du Gouvernement. Ainsi, l'article 23 de la Constitution dispose que ces fonctions « sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle » 11 ( * ) . On ne saurait envisager incompatibilité plus stricte et rigoureuse que celle qui interdit toute activité professionnelle quelle qu'elle soit. Force est néanmoins de reconnaître qu'elle ne suffit pas à supprimer tout conflit d'intérêts, tant un ministre peut être concerné par des intérêts autres que ceux liées à l'exercice d'une profession.

2. La répression pénale des atteintes à la probité publique

Lorsque des responsables publics font preuve de comportements qui mettent particulièrement en danger l'intérêt général dont ils ont la garde, poussant à l'extrême le conflit d'intérêts, ces comportements sont constitutifs d' infractions pénales . Ainsi, les articles 432-10 et suivants du code pénal définissent et répriment divers manquements au devoir de probité de la part des responsables publics, qu'il s'agisse de personnes dépositaires de l'autorité publique, de personnes chargées d'une mission de service public ou encore de personnes investies d'un mandat électif.

Parmi ces différents délits, il convient tout particulièrement de relever celui de prise illégale d'intérêts , qui se rapproche le plus de la notion de conflit d'intérêts puisqu'il réprime, en quelque sorte, le bénéfice retiré d'un conflit d'intérêts. Il en existe deux variantes : le délit de prise illégale d'intérêts stricto sensu (article 432-12 du code pénal) et le délit dit de « pantouflage » (article 432-13 du code pénal).

A cet égard, votre rapporteur rappelle l'adoption unanime par le Sénat, le 24 juin 2010, d'une proposition de loi tendant à redéfinir le délit de prise illégale d'intérêts 12 ( * ) , en substituant à la notion d'intérêt quelconque celle, plus pertinente, d'intérêt personnel distinct de l'intérêt général, de façon à redonner son vrai sens à ce délit, pour lequel la jurisprudence a donné une interprétation devenue aujourd'hui trop extensive. Le rapport d'information de votre commission en mai 2011 sur la prévention des conflits d'intérêts des parlementaires appelait d'ailleurs lui aussi de ses voeux l'aboutissement de la réforme du délit de prise illégale d'intérêts, de façon à ce que les élus puissent exercer leur mandat dans des conditions suffisantes de sécurité juridique.

Le délit de prise illégale d'intérêts punit de cinq ans de prison et de 75 000 euros d'amende « le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ».

Le délit de « pantouflage » punit de deux ans prison et de 30 000 euros d'amende « le fait, par une personne ayant été chargée, en tant que fonctionnaire ou agent d'une administration publique, dans le cadre des fonctions qu'elle a effectivement exercées, soit d'assurer la surveillance ou le contrôle d'une entreprise privée, soit de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée ou de formuler un avis sur de tels contrats, soit de proposer directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par une entreprise privée ou de formuler un avis sur de telles décisions, de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans l'une de ces entreprises avant l'expiration d'un délai de trois ans suivant la cessation de ces fonctions ».

Ainsi, à l'aide de la prise illégale d'intérêts, le droit pénal français punit d'ores et déjà les situations de conflits d'intérêts les plus caractérisées.

Toutefois, comme le régime des incompatibilités, le droit pénal ne permet pas de prendre en compte toutes les situations de conflit d'intérêts, qui, fort heureusement, ne donnent pas lieu à une sanction pénale. Par leur portée restreinte, ces mécanismes ne sont pas de nature à répondre aux attentes de l'opinion publique en matière de prévention des nombreux conflits d'intérêts qui ne sont ni couverts par des incompatibilités parlementaires ni punissables au titre de la prise illégale d'intérêts. Entre les premières et la seconde, il existe un vaste champ ouvert à l'intervention du législateur pour redonner du crédit à l'action des responsables publics, élus ou non, en garantissant leur indépendance à l'égard des intérêts extérieurs à l'intérêt général.


* 4 Le Conseil constitutionnel a estimé que « si le législateur peut prévoir des incompatibilités entre mandats électoraux ou fonctions électives et activités ou fonctions professionnelles, la restriction ainsi apportée à l'exercice de fonctions publiques doit être justifiée, au regard des exigences découlant de l'article 6 de la Déclaration de 1789, par la nécessité de protéger la liberté de choix de l'électeur, l'indépendance de l'élu ou l'indépendance des juridictions contre les risques de confusion ou de conflits d'intérêts » (CC, 30 mars 2000, n° 2000-426 DC).

* 5 CE, 27 avril 2001, n° 334396, Association Formindep.

* 6 Le contrôle des incompatibilités relève de la compétence du bureau de chaque assemblée. En cas de doute, le Conseil constitutionnel est saisi par le bureau. Ce contrôle s'opère aujourd'hui par le biais de la déclaration d'activités des parlementaires.

* 7 On se souvient de la pratique dite des « députés-fonctionnaires » sous la Monarchie de Juillet.

* 8 A contrario , un parlementaire administrateur d'une telle société avant le début de son mandat peut conserver cette fonction.

* 9 Article 98 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat.

* 10 En outre, il n'est pas possible d'être l'avocat d'une entreprise publique ou privée dont les fonctions de direction sont incompatibles avec le mandat parlementaire, sauf à l'avoir été avant le début du mandat.

* 11 La mise en oeuvre de ces incompatibilités est organisée par l'ordonnance n° 58-1099 du 17 novembre 1958.

* 12 Le dossier législatif est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl08-268.html

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