B. LES ARRÊTS DE LA COUR DE CASSATION DU 22 OCTOBRE 2013

Dans ses arrêts du 22 octobre 2013 précités, la Cour de cassation a cependant invalidé les opérations de géolocalisation en temps réel menées dans ce cadre juridique, en considérant que ces opérations ne peuvent pas être décidées dans le cadre de l'enquête effectuée sous le contrôle du procureur de la République .

Elle a en effet estimé que « Vu l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (...) il se déduit de ce texte que la technique dite de « géolocalisation » constitue une ingérence dans la vie privée dont la gravité nécessite qu'elle soit exécutée sous le contrôle d'un juge », c'est-à-dire d'un juge du siège (cf. ci-dessous).

En effet, la CEDH a eu l'occasion de se prononcer sur la compatibilité d'une surveillance par GPS, qui constitue une des formes de géolocalisation, avec l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 2 sept. 2010, n° 35623/05, Uzun c/ Allemagne).

Plusieurs éléments de cette décision doivent être soulignés :

- selon la Cour, il convient de distinguer la surveillance par GPS « d'autres méthodes de surveillance par des moyens visuels ou acoustiques qui, en règle générale, sont davantage susceptibles de porter atteinte au droit d'une personne au respect de sa vie privée car elles révèlent plus d'informations sur la conduite, les opinions ou les sentiments de la personne qui en fait l'objet ». Ainsi, la géolocalisation porte moins atteinte à la vie privée que les écoutes téléphoniques ou la sonorisation de certains lieux.

Toutefois, la Cour relève que, dans l'affaire considérée, les autorités d'enquête ont, pendant trois mois, « systématiquement recueilli et conservé des données indiquant l'endroit où se trouvait l'intéressé et les déplacements de celui-ci en public ». Elles ont également « enregistré les données personnelles et les ont utilisées pour suivre tous les déplacements du requérant, pour effectuer des investigations complémentaires et pour recueillir d'autres éléments de preuve dans les endroits où le requérant s'était rendu, éléments qui ont ensuite été utilisés dans le cadre du procès pénal de l'intéressé ».

Dès lors, selon la Cour, « la surveillance du requérant par GPS ainsi que le traitement et l'utilisation des données ainsi obtenues (...) s'analysent en une ingérence dans la vie privée de l'intéressé, telle que protégée par l'article 8 § 1 » ;

- l'ingérence dans la vie privée étant ainsi établie, la Cour a recherché si cette ingérence était « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 de la convention européenne des droits de l'homme. Cette exigence recouvre en particulier la précision des dispositions régissant les modalités de la réalisation des opérations attentatoires à la vie privée.

Toutefois, la Cour établit une nette distinction entre, d'une part, les écoutes téléphoniques, pour lesquelles il est nécessaire que la loi définisse « la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d'interception, les catégories de personnes susceptibles d'être mises sur écoute, la durée maximale de l'exécution de la mesure, la procédure à suivre pour l'examen, l'utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d'autres parties, et les circonstances dans lesquelles peut ou doit s'opérer l'effacement ou la destruction des enregistrements » et, d'autre part, la géolocalisation, qui est moins attentatoire à la vie privée. Pour cette dernière, elle a considéré que les dispositions du droit de procédure pénale allemand, qui évoquent les « autres moyens techniques spéciaux destinés à la surveillance », sont suffisantes, dès lors que les juridictions allemandes les ont nettement interprétées comme couvrant la géolocalisation.

En outre, la Cour a examiné les autres caractéristiques de l'application de la géolocalisation par les enquêteurs et le contrôle effectué par les juridictions. Il en ressort, d'une part, que cette technique n'est utilisée que pour les cas très graves et, d'autre part, que les juridictions contrôlent la proportionnalité de la durée de la surveillance par rapport aux nécessités de l'enquête ;

- la Cour a estimé que le réel contrôle judiciaire en vigueur dans le cas allemand ainsi que la possibilité d'exclure les éléments de preuve obtenus au moyen d'une surveillance illégale par GPS constituaient une garantie importante. Ils décourageaient les autorités d'enquête de recueillir des preuves par des moyens illégaux. Elle souligne ainsi que « le contrôle judiciaire ultérieur de la surveillance d'une personne par GPS offre une protection suffisante contre l'arbitraire ». Ce contrôle judiciaire ultérieur est défini de la manière suivante : « dans la procédure pénale ultérieure menée contre la personne concernée, les juridictions pénales pouvaient contrôler la légalité d'une telle mesure de surveillance et, si celle-ci était jugée illégale, elles avaient la faculté d'exclure les éléments ainsi obtenus du procès ».

Il apparaît donc que la Cour ne désapprouve pas la situation dans laquelle le procureur ordonne seul la mise en place d'une géolocalisation, dès lors qu'un juge (du siège) intervient ultérieurement pour contrôler la procédure .

En outre -et c'est un élément important dans le cadre de l'examen du présent projet de loi-, la Cour constate que « d'après l'article 163f § 4 du code de procédure pénale, entré en vigueur après la surveillance par GPS du requérant, lorsque la surveillance systématique d'un suspect dépasse une durée d'un mois, elle doit en fait être ordonnée par un juge [du siège]. La Cour se félicite de ce renforcement de la protection du droit d'un suspect au respect de sa vie privée ». Est ainsi approuvée la possibilité de ne faire intervenir le contrôle judiciaire d'un juge du siège que passé un certain délai après la mise en oeuvre de la mesure dans le cadre d'une enquête. Avant l'expiration de ce délai, la mesure peut être effectuée sous le contrôle du procureur ;

- enfin, compte tenu des éléments précédents, la Cour a estimé que la surveillance du requérant par GPS était en l'espèce proportionnée aux buts légitimes poursuivis et donc « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l'article 8 § 2. En effet , la Cour relève que la surveillance du requérant par GPS n'a pas été ordonnée d'emblée, les autorités d'enquête ayant d'abord tenté d'établir si le requérant était en cause dans des attentats à la bombe au moyen de mesures portant moins atteinte à son droit au respect de sa vie privée. En outre, les faits sur lesquels portait l'enquête étaient très graves, consistant en « plusieurs tentatives de meurtre d'hommes politiques et de fonctionnaires par des attentats à la bombe ».

Selon la CEDH, il ressort de l'ensemble de ces éléments que la géolocalisation n'est pas une technique contraire à l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme dès lors qu'elle est effectuée sur la base d'un texte, même insuffisamment précis, qu'elle est contrôlée par un juge à un stade ultérieur de la procédure et qu'elle intervient dans le cadre d'une enquête sur des faits graves.

Or, rappelons que, pour ce qui est du contrôle du juge, la CEDH a considéré, dans les arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin c. France du 23 novembre 2011, que le procureur de la République n'avait ni l'indépendance ni l'impartialité inhérentes à la fonction de magistrat : « les membres du ministère public, en France, ne remplissent pas l'exigence d'indépendance à l'égard de l'exécutif, qui selon une jurisprudence constante, compte, au même titre que l'impartialité, parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de « magistrat » au sens de l'article 5, paragraphe 3 ». Cette interprétation a été confirmée par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 15 décembre 2010 4 ( * ) .

C'est pourquoi la Cour de cassation, dans ses arrêts précités, a estimé que l'absence de contrôle par un juge lorsque cette technique est utilisée dans le cadre d'une enquête (et non d'une information judiciaire) rend cette utilisation irrégulière .

Toutefois, compte tenu des éléments de l'arrêt Uzun cités ci-dessus, il semble qu'une telle appréciation aille au-delà des exigences de la CEDH, pour laquelle l'autorisation de la mesure de géolocalisation par un juge du siège n'est pas un élément indispensable dès lors qu'un contrôle par un tel juge peut intervenir à un stade ultérieur de l'enquête .


* 4 Cour de cassation, chambre criminelle, 15 décembre 2010, n° 10-83674 : «Si c'est à tort que la chambre de l'instruction a retenu que le ministère public est une autorité judiciaire au sens de l'article 5 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, alors qu'il ne présente pas les garanties d'indépendance et d'impartialité requises par ce texte et qu'il est partie poursuivante(...) ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page