III. UN RENFORCEMENT PAR VOTRE COMMISSION DE L'EFFICACITÉ DU DISPOSITIF PROPOSÉ

Dans son rapport annuel de 2008, la Cour de cassation rappelait que les principes d'égalité et de dignité, outre leur portée juridique, sont « revêtus d'une valeur symbolique particulière qui attise des passions parfois pleinement légitimes. Ce succès même risque pourtant d'encourager la convocation des autorités, et notamment de l'autorité judiciaire, à la reconnaissance de droits qui devraient être soumis au débat politique ».

Plusieurs personnes entendues par votre rapporteur ont contesté la pertinence et la portée normative de l'introduction de ce nouveau critère. M. Jérôme Vignon, président de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES) a rappelé que les discriminations étant souvent fondées sur une multiplicité de critères, l'ensemble des situations discriminatoires seraient aujourd'hui appréhendées par le droit en vigueur.

En effet, les critères fondés sur le lieu de résidence, introduit par la loi n° 2014-173 du 21 février 2014, l'origine, l'apparence physique ou la situation de famille permettent d'ores et déjà de sanctionner certains aspects de la discrimination à raison de la précarité sociale.

Par ailleurs, le Défenseur des droits, dans son avis n° 15-15 du 9 juin 2015, relevait que la précarité sociale est une situation, temporaire ou chronique, mais n'est pas une caractéristique pérenne de la personnalité.

Enfin, au-delà de sa portée symbolique, le texte ne présenterait pas de portée normative puisqu'il n'entraînerait pas le prononcé de sanctions. Du fait de règles procédurales particulièrement strictes en droit pénal, la lutte contre les discriminations reste un contentieux d'un faible volume. En 2013, on ne dénombre que 13 condamnations pour discriminations ; aucune condamnation pour discrimination n'a été prononcée sur le fondement de l'apparence physique ou de la situation de famille. Afin d'éviter que les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires, le président de l'ONPES recommande de se rattacher aux critères existants et d'éviter toute redondance. Enfin, il ne lui semble pas que l'exemplarité de la loi soit suffisante à créer un climat de respect et de considération et craint au contraire une défiance de la société envers cette loi. Le Défenseur des droits craint également que ce texte suscite une attente « qui ne sera pas toujours couronnée d'efficacité juridique et qui répondra rarement aux attentes des réclamants » .

Tout en ayant conscience de ces réserves, votre commission a néanmoins considéré que cette proposition de loi permettra dans certains cas le prononcé d'une sanction pénale. Au regard de l'ensemble du contentieux pénal, ces hypothèses pourront être limitées mais permettront néanmoins aux requérants d'affirmer leur droit. Par ailleurs, si le refus de prise en charge des personnes couvertes par la CMU est d'ores et déjà interdit par l'article L. 1110-3 du code de la santé publique, les sanctions restent peu efficaces. L'organisation d'une sanction pénale pourrait ainsi répondre à ce problème identifié depuis plusieurs années.

Enfin, votre commission a souhaité prendre en compte les préoccupations manifestées par les auteurs de la proposition de loi en intégrant un critère spécifique relatif aux situations de pauvreté. Cet ajout permettrait de réunir sous un critère unique et identifié plusieurs discriminations imparfaitement saisies jusqu'alors. Cette reconnaissance de l'interdit de leur discrimination permettrait indirectement la protection effective des requérants en les encourageant à faire valoir leurs droits.

A. LE SOUCI DE DÉFINIR UN CRITÈRE JURIDIQUE OPÉRANT RÉPONDANT AUX EXIGENCES DU DROIT PÉNAL

1. Une application stricte du principe de légalité en droit pénal

Fondé sur les articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui prévoient que « nul homme ne peut être accusé, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites » et que « la Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée », le principe de la légalité des délits et des peines , défini à l'article L. 111-3 du code pénal, revêt une valeur constitutionnelle .

Il en résulte une exigence de précision de la loi pénale, que confirme le principe d'interprétation stricte de la loi pénale, posé à l'article L. 111-4 du code pénal.

En conséquence, le législateur a l'obligation de fixer lui-même et précisément le champ d'application de la loi pénale afin de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis. La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur ces principes est constante et abondante : c'est sur ce fondement qu'ont été censurées plusieurs dispositions relatives à la définition pénale de l'inceste, dans une décision du 16 septembre 2011, ou plus récemment à la définition du délit de harcèlement sexuel, dans une décision du 4 mai 2012.

Portalis déclarait qu'en matière criminelle, « où il n'y a qu'un texte formel et préexistant qui puisse fonder l'action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence ».

Lors des auditions, plusieurs magistrats ont souligné la difficulté d'un renvoi permanent à l'office du juge, source d'insécurité juridique pour les justiciables. Si une marge d'interprétation doit être laissée aux juridictions, cette marge est néanmoins très étroite en matière pénale.

2. Les difficultés de la définition juridique de la précarité sociale : les pistes explorées

La précarité sociale est une notion subjective qui regroupe une grande diversité de situations qu'il n'appartient donc pas au juge pénal de définir mais bien au législateur.

Au bénéfice de ces observations, il apparaît nécessaire de rechercher un critère plus conforme aux exigences de notre droit et plus particulièrement, de notre droit pénal.

La référence à l'origine sociale ou à la fortune en droit international

Aux termes de l'article 2 de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion publique ou de tout autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune , de naissance ou de toute autre situation.

Selon l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1996, « la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de tout autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune , de naissance ou de toute autre situation ».

L'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose que « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, d'origine nationale ou sociale , l'appartenance à une minorité nationale, la fortune , la naissance ou toute autre situation ».

Certains textes de droit international font indifféremment référence à la fortune ou à l'origine sociale.

La discrimination fondée sur la fortune foncière a connu une première application avec l'arrêt Chassagnou contre France de la Cour européenne des droits de l'homme du 29 avril 1999 16 ( * ) , raisonnement que s'est appropriée la juridiction administrative française. En dépit de cette rare application jurisprudentielle, la fortune reste un concept daté et sans portée juridique en droit pénal.

De même, l'origine sociale semble un critère étroit et peu opératoire : en effet, concevoir la situation économique et sociale à raison de la naissance semble contrevenir à la dynamique de la mobilité sociale.

La condition sociale figure dans certains droits étrangers. L'article 14 de la Constitution espagnole de 1978 affirme que « les Espagnols sont égaux devant la loi, sans aucune discrimination fondée sur la naissance, la race, le sexe, la religion, l'opinion ou tout autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ».

L'article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne mentionne la condition sociale parmi les motifs de discrimination prohibés. À la différence de la France, le Québec s'inscrit dans un système juridique de common law, qui permet à la jurisprudence de définir les termes de la loi. Notre tradition de droit écrit, a fortiori en droit pénal, ne permet pas au législateur français d'adopter un critère aussi large. En l'espèce, la jurisprudence québécoise a considéré comme un critère prohibé le fait de prendre en compte le « statut d'assisté social » fondé sur le bénéfice de prestations d'aide sociale 17 ( * ) .

Au regard des situations discriminantes rencontrées par les populations précaires, il semble qu'une analyse juridique à travers le prisme du bénéfice d'une prestation d'aide sociale ou de sécurité sociale, attribuée sous conditions de ressources, soit une voie de réflexion pertinente. Le législateur pourrait ainsi s'inspirer de la définition issue de la doctrine québécoise, rappelée par Diane Roman 18 ( * ) : la condition sociale, comme situation des « personnes dont on ne peut raisonnablement attendre qu'elles comblent leurs besoins socioéconomiques avec leurs propres ressources ». Néanmoins, un critère tel que la « condition sociale » en droit provincial canadien heurterait la conception française de la solidarité nationale : on ne saurait renvoyer une personne à un prétendu « statut d'assisté social », qui cristalliserait sa situation, pourtant temporaire et extérieure à sa personne.

3. Le choix d'une définition fondée sur la vulnérabilité

Votre commission a ainsi choisi de se fonder sur une notion d'ores et déjà existante en droit français : celle de la vulnérabilité résultant d'une situation économique.

Dans le rapport annuel de la Cour de cassation de 2009, M. Xavier Lagarde, agrégé des facultés de droit, définissait les personnes vulnérables comme « celles qui, dans une situation pathologique ou hors norme, ne sont de fait pas en mesure d'exercer correctement leurs droits et liberté » 19 ( * ) .

Le droit pénal spécial prend en compte la vulnérabilité à raison de la situation sociale ou économique, soit comme condition préalable d'une infraction, soit comme circonstance aggravante. L'objet du droit pénal est « de sanctionner celui qui, intentionnellement, profite de la moindre résistance d'une personne et lui porte préjudice » 20 ( * ) .

Depuis la loi du 22 juillet 1992, deux incriminations tendent à protéger les personnes placées en situation de dépendance, en particulier économique : celles qui sont soumises à des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité humaine.

Les articles L. 225-13 et L. 225-14 du code pénal incriminent respectivement « le fait d'obtenir d'une personne dont la vulnérabilité ou l'état de dépendance sont apparents ou connus de leur auteur , la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rétribution manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli » et le fait de soumettre celle-ci « à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine ».

Ces notions de vulnérabilité, en particulier dans le domaine économique, ont été comprises et appliquées par la jurisprudence par-delà ces infractions. Dans un arrêt du 23 avril 2003, la chambre criminelle a considéré comme dépendants de leurs employeurs des salariés, dont les circonstances rendaient leur condition particulièrement précaire, en l'espèce la conjoncture économique qui rendait le choix de rompre le contrat plus difficile.

Des circonstances personnelles éprouvantes, telles que le décès d'un proche, peuvent également fonder la vulnérabilité. Ainsi, l'article L. 2223-33 du code général des collectivités territoriales interdit le démarchage à l'occasion d'obsèques.

Enfin, depuis la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel, ce dernier est aggravé lorsque les faits sont commis sur « une personne dont la particulière vulnérabilité ou dépendance résultant de la précarité de sa situation économique ou sociale est apparente ou connue de son auteur ».

À l'initiative de votre rapporteur, votre commission, par l'adoption de l'amendement COM-1, a ainsi décidé de retenir la détermination d'un critère, fondé sur la vulnérabilité résultant de la situation économique. Constituerait une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur.


* 16 Selon la CEDH, constitue une discrimination fondée sur la fortune au sens de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, une différence de traitement opéré entre les grands et les petits propriétaires ayant pour conséquence de réserver aux seuls grands propriétaires fonciers la faculté d'affecter leur terrain à un usage conforme à leur choix de conscience.

* 17 Ce critère a été défini dans plusieurs décisions de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, notamment Lavigne et Québec c/ Latreille (2000) et Sejko c/ Gabriel Aubé (1999).

* 18 Diane Roman, « La discrimination fondée sur la condition sociale, une catégorie manquante du droit français », Recueil Dalloz, 2013.

* 19 Rapport annuel de la Cour de cassation de 2009 : Avant-propos de M. Xavier Lagarde à l'étude sur les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation.

* 20 Rapport annuel de la Cour de cassation de 2009 : Contribution de la chambre criminelle à l'étude sur les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page