II. L'ÉLABORATION D'UNE JURISPRUDENCE SUR LE CONTENTIEUX DES MESURES DE L'ÉTAT D'URGENCE

Introduit à l'occasion de la révision en novembre dernier du régime juridique de l'état d'urgence, l'article 14-1 de la loi du 3 avril 1955 précise désormais explicitement que les mesures prises sur le fondement de cette loi sont, exception faite des sanctions pénales prévues en cas de non-respect d'une décision prise par l'autorité administrative dans le cadre de l'état d'urgence, soumises au contrôle du juge administratif dans les conditions fixées par le code de justice administrative, qu'il s'agisse du contentieux classique de légalité ou en urgence, notamment avec la procédure dite du référé-liberté 47 ( * ) .

Dans la rédaction antérieure à la loi du 20 novembre 2015, les dispositions relatives aux recours juridictionnels étaient peu développées au sein de la loi du 3 avril 1955. La seule exception notable consistait, à l'article 7 de la loi, en la possibilité pour les intéressés de demander le retrait d'une mesure prise en application du 3° de l'article 5 (interdiction de séjour) et de l'article 6 (assignation à résidence). Cette demande devait ainsi être soumise à une commission consultative comprenant des délégués du conseil départemental désignés par ce dernier et dont la composition, le mode de désignation et les conditions de fonctionnement étaient fixés par décret en conseil d'État. Par ailleurs, ce même article prévoyait que les personnes avaient la possibilité de former un recours pour excès de pouvoir contre la décision de la commission consultative devant le tribunal administratif compétent. En ce cas, la loi fixait au tribunal l'obligation de statuer dans le mois du recours et, en cas d'appel, le Conseil d'État avait obligation de statuer dans les trois mois de l'appel. Faute pour les juridictions d'avoir statué dans ces délais, les mesures cessaient de recevoir exécution.

En vertu de ces dispositions, un décret du 10 mai 1955 48 ( * ) , modifié par un décret du 7 juillet 1955 49 ( * ) , avait défini les modalités d'application de l'article 7. Ces commissions n'avaient cependant pas été constituées.

Les décisions prises par l'autorité administrative depuis l'entrée en vigueur de l'état d'urgence le 14 novembre 2015 ont donné lieu à de nombreux contentieux et permis de dégager une jurisprudence riche, trois articles de la loi du 3 avril 1955 ayant, dans ce contexte, fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité transmise par le Conseil d'État au Conseil constitutionnel.

A. LE CONTENTIEUX DES ASSIGNATIONS À RÉSIDENCE

1. La jurisprudence administrative en matière d'assignations à résidence

Votre rapporteur relève tout d'abord que les mesures d'assignations à résidence ont été largement déférées devant le juge administratif .

a) Les recours formés à l'encontre des « assignations COP 21 »

S'agissant des vingt-sept assignations à résidence prononcées en lien avec la COP 21, neuf arrêtés d'assignations ont été déférés en référé devant le juge administratif. Tous ces recours ont cependant été rejetés. Par ailleurs, sur ces vingt-sept assignations, deux arrêtés, qui ont cessé de produire leurs effets juridiques depuis le 12 décembre dernier, font toujours l'objet d'un recours en légalité, la juridiction saisie n'ayant pas encore statué.

Le Conseil d'État s'est très rapidement prononcé sur la question des assignations à résidence, dès le 11 décembre 2015. Ce dernier était en effet saisi en cassation de sept ordonnances rendues par le juge des référés de trois tribunaux administratifs, qui tous avaient rejeté les demandes de suspension d'assignations prononcées au titre de la préservation de l'ordre public pendant la COP 21. Une question prioritaire de constitutionnalité était en outre soulevée dans l'un de ces pourvois.

Dans l'une de ses sept décisions 50 ( * ) , le Conseil d'État a tout d'abord considéré que la question de constitutionnalité soulevée sur le dispositif des assignations à résidence, notamment en ce qu'elle invoquait la liberté d'aller et venir, présentait un caractère sérieux , justifiant qu'elle soit renvoyée au Conseil constitutionnel.

Puis, le Conseil d'État s'est prononcé sur la question de l'urgence
- qui constitue l'une des conditions pour que la saisine du juge des référés soit admise - qui n'avait pas été retenue par le juge des référés de certains tribunaux administratifs, en l'occurrence dans six des sept ordonnances. Le Conseil d'État a pour sa part estimé qu'une mesure d'assignation à résidence, en raison des restrictions qu'elle apporte à la liberté d'aller et venir, porte, par principe, toujours une atteinte grave et immédiate à la situation de la personne assignée et crée ainsi une situation d'urgence justifiant que le juge du référé-liberté se prononce dans les 48 heures. Dans les cas où est en cause une mesure d'assignation à résidence, il ressort donc de cette jurisprudence que la condition d'urgence du référé-liberté est toujours remplie, sauf si l'administration faisait valoir des circonstances particulières.

Par ailleurs, selon les termes du communiqué de presse du Conseil d'État, le juge administratif « s'est ensuite prononcé sur l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale. Il a jugé que, dans le cadre de la procédure du référé-liberté, le juge des référés doit rechercher, d'une part, si le principe même de l'assignation à résidence, compte tenu des motifs retenus par l'administration, est manifestement illégal, d'autre part, si les modalités de cette assignation (par exemple sa durée ou les obligations de présentation de maintien à domicile qui l'accompagnent) sont manifestement illégales. En cas de constat d'une illégalité manifeste, il lui appartiendrait, dans le cadre de cette procédure, de prononcer toute mesure pour y mettre fin, y compris en modifiant les modalités de l'assignation à résidence ».

Enfin, dans ces décisions, le Conseil d'État n'a pas fait droit à l'argumentation des requérants portant sur l'absence de lien entre les raisons ayant conduit le pouvoir exécutif à déclarer l'état d'urgence - la prévention d'actes de terrorisme dans le cas présent - et les motifs des arrêtés d'assignations à résidence, en l'occurrence la prévention de troubles à l'ordre public pendant la COP 21.

La haute juridiction administrative a en effet relevé que l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 n'établissait pas de lien entre la nature du péril imminent ayant conduit à la déclaration d'état d'urgence et les justifications de la mesure d'assignation à résidence. Dans ces conditions, dès lors que le comportement d'une personne présente une menace pour la sécurité et l'ordre publics, l'autorité administrative est en droit, compte tenu du péril imminent, de prendre une mesure d'assignation à résidence pour des motifs autres que, dans le cas du présent état d'urgence, la prévention du terrorisme. Le Conseil d'État a ainsi admis que ces mesures de police administrative aient été prises pour faciliter le travail des forces de l'ordre dans un contexte de particulière mobilisation de ces dernières pour lutter contre la menace terroriste et parer au péril imminent ayant conduit à la déclaration d'état d'urgence ainsi que pour assurer la sécurité de la COP 21.

b) Les recours contre les assignations prises pour liens avec l'islamisme radical

Pour ce qui concerne les assignations en relation avec l'islamisme radical, 183 contentieux ont été engagés , 108 en référés et 75 recours au fond.

Sur ce total, dix recours en référé 51 ( * ) ont conduit à une suspension provisoire de la mesure d'assignation et un recours au fond a conduit à l'annulation de la mesure 52 ( * ) . À la date du 4 février 2016, 17 procédures de référé étaient toujours en cours d'instruction, 64 pour les recours au fond.

Dans la plupart des cas ayant conduit à une suspension de la mesure, le juge administratif a considéré que l'assignation portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'aller et venir, faute notamment pour le ministre de l'intérieur d'avoir insuffisamment circonstancié les éléments de fait présentés à l'appui de l'assignation à résidence.

Par ailleurs, dans plusieurs décisions, le juge administratif a enjoint à l'administration de revoir les modalités de l'assignation à résidence afin de tenir compte des obligations familiales ou professionnelles 53 ( * ) de l'intéressé. En particulier, le Conseil d'État a, dans une ordonnance du 6 janvier 2016 54 ( * ) , relevé que les modalités d'une assignation à résidence, qui faisaient peser des contraintes excessivement lourdes sur l'intéressé quant à l'organisation de sa vie de famille, n'étaient pas justifiées au regard des motifs ayant fondé l'assignation et qu'elles portaient une atteinte grave et manifestement illégale non seulement au droit au respect de la vie familiale mais aussi à l'intérêt supérieur des enfants auquel il doit être accordé, selon lui, « une attention primordiale » en vertu de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant du 26 janvier 1990.

Votre rapporteur relève ainsi, sous réserve des décisions que les juges du fond seront amenés à rendre, que le ministère de l'intérieur a commis un certain nombre d'erreurs d'appréciation dans le ciblage des individus assignés à résidence mais que les cas de suspension 55 ( * ) demeurent minoritaires au regard des 392 décisions prises par le ministre de l'intérieur.

c) La faiblesse du nombre de décisions juridictionnelles de fond

Votre rapporteur souligne qu'à la date de publication du présent rapport, seules onze décisions avaient été rendues par les juges du fond, ayant conduit à une seule annulation d'un arrêté d'assignation. Dans le cas d'espèce 56 ( * ) , le tribunal administratif a considéré que certains faits n'étaient pas suffisamment établis et que l'ensemble des éléments mis en avant par l'administration ne permettaient pas de considérer que le comportement de l'intéressé constituait une menace pour la sécurité et l'ordre publics. Il est cependant à noter que cette décision n'a produit aucun effet juridique pour la personne assignée à résidence dans la mesure où le contentieux portait sur un premier arrêté d'assignation à résidence, pris le 15 novembre 2015, qui avait depuis été remplacé par un deuxième arrêté d'assignation en date du 25 novembre, lequel n'était pas concerné par le recours juridictionnel.

d) La question des notes blanches des services de renseignement

À l'occasion des différentes instances juridictionnelles portant sur les assignations à résidence, les requérants ont régulièrement contesté les motifs mis en avant par l'autorité administrative pour justifier la mesure, en particulier les conditions dans lesquelles l'administration faisait valoir différentes informations à l'appui de l'arrêté d'assignation, notamment dans des « notes blanches » établies par les services spécialisés de renseignement.

Ces « notes blanches », qui ne doivent pas être confondues avec les « blancs » autrefois rédigés par l'ancienne direction centrale des renseignements généraux (DCRG) 57 ( * ) , constituent des relevés de conclusions mettant en avant des informations recueillies par les services de renseignement sur une personne et que les services rédigent de manière à ne compromettre ni l'origine du renseignement, ni leurs méthodes d'acquisition. Or, ces notes peuvent s'avérer peu précises, amenant ainsi les requérant à en contester le bien-fondé faute d'éléments suffisamment circonstanciés.

Dans ses décisions précitées du 11 décembre 2015, le Conseil d'État a admis l'utilisation par l'autorité administrative de ces notes blanches et rappelé qu' « aucune disposition législative, ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les « notes blanches » produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif ».

Puis, le Conseil d'État a été saisi en appel d'une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Montreuil 58 ( * ) rejetant une demande de suspension d'une assignation à résidence. Dans cette affaire le requérant faisait valoir que l'ordonnance de rejet méconnaissait le principe du contradictoire et le droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en ce qu'elle reposait sur des « informations livrées par les services de renseignement dont il n'avait pas eu connaissance ».

Dans son ordonnance, qui a confirmé le rejet en première instance de la requête, le juge des référés du Conseil d'État a notamment estimé 59 ( * ) que « l'instruction écrite et orale avait permis une discussion contradictoire de l'ensemble des éléments du dossier » et rappelé, comme dans la décision du 11 décembre, que les « notes blanches » étaient susceptibles d'être prises en considération dès lors qu'elles étaient versées au débat et soumises aux échanges contradictoires. Dans le cadre du processus juridictionnel, le juge administratif procède à un examen de la vraisemblance des éléments de fait mis en avant dans ces notes et peut être amené, dans certains cas, à demander à l'autorité administrative des suppléments d'information dans le cadre de l'instruction qu'il mène, s'il estime que les faits sont insuffisamment circonstanciés. Il appartient alors à l'administration de produire des éléments complémentaires pouvant conduire le juge des référés à des ordonnances de suspension s'il continue à les estimer insuffisamment fondés.

2. La conformité à la Constitution des assignations à résidence

Saisi le 11 décembre 2015 par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a estimé, dans une décision du 22 décembre 2015 60 ( * ) , que le cadre juridique des assignations à résidence en état d'urgence, fixé à l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, était conforme à la Constitution.

D'une part, votre rapporteur souhaite souligner la portée générale de cette décision par laquelle le Conseil constitutionnel précise que « la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence » mais qu'il lui appartient, dans ce cadre, « d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République », parmi lesquels figurent la liberté d'aller et de venir, composante de la liberté personnelle garantie par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789.

Le Conseil a ainsi fait application de sa jurisprudence, désormais bien établie puisque ses fondements remontent à une décision rendue en 1999 61 ( * ) , en vertu de laquelle il distingue les mesures privatives de liberté 62 ( * ) , qui doivent être placées sous le contrôle de l'autorité judiciaire en application de l'article 66 de la Constitution, et la restriction de la liberté d'aller et venir qui peut s'effectuer dans un cadre préventif de police administrative.

En l'espèce, le Conseil a considéré que l'assignation à résidence dans le cadre de l'état d'urgence constituait « une mesure qui relève de la seule police administrative » et a souligné en conséquence que cette mesure, tant par son objet que par sa portée, n'emportait pas de privation de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution . Il a cependant relevé que la plage horaire maximale de l'astreinte à domicile dans le cadre de l'assignation à résidence, fixée à douze heures par jour par la loi, « ne saurait être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l'article 66 de la Constitution ».

D'autre part, dans cette décision le Conseil indique que tant la mesure d'assignation à résidence que sa durée , ses conditions d'application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie, doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence et qu'en conséquence le juge administratif est chargé de s'assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit .

Enfin, le Conseil précise que les mesures d'assignation à résidence cessent de produire leurs effets à l'issue de la période d'état d'urgence telle que prorogée par le législateur , conformément à l'article 14 de la loi du 3 avril 1955. Par conséquent, si le législateur décidait de proroger une nouvelle fois l'état d'urgence après le 26 février 2016, il appartiendrait au ministre de l'intérieur de prendre de nouveaux arrêtés pour les personnes qu'il souhaiterait maintenir en assignation à résidence.

Cette précision faite par le Conseil constitutionnel conduit d'ailleurs le ministère de l'intérieur à ne pas donner suite à certaines ordonnances de juges des référés de tribunaux administratifs 63 ( * ) - qui lui demandent de modifier les arrêtés d'assignations car ces derniers ne comportent pas de date limite de validité - au motif qu'à défaut de mention explicite de fin, l'assignation à résidence cesse de produire ses effets à l'issue de la période d'état d'urgence.


* 47 Prévue par l'article L. 521-2 du code de justice administrative, la procédure dite du référé-liberté permet au juge d'ordonner, dans un délai de quarante-huit heures, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Pour obtenir satisfaction, le requérant doit justifier d'une situation d'urgence.

* 48 Décret n° 55-493 du 10 mai 1955 portant règlement d'administration publique pour l'application de l'article 7 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence.

* 49 Décret n° 55-923 du 7 juillet 1955 modifiant le décret n° 55-493 du 10 mai 1955.

* 50 Conseil d'État, décision n° 395009 du 11 décembre 2015.

* 51 Neuf suspensions ordonnées par le juge des référés de tribunaux administratifs, une suspension prononcée par le juge des référés du Conseil d'État.

* 52 Voir annexe 6 du présent rapport.

* 53 Voir, pour des motifs professionnels, l'ordonnance du juge des référés (n° 1520961 du 26 décembre 2015) du tribunal administratif de Paris.

* 54 Juge des référés du Conseil d'État, ordonnance n° 395622 du 6 janvier 2016.

* 55 Auxquelles il convient d'ajouter les 26 assignations retirées, dont certaines avant contentieux pour éviter une décision de suspension.

* 56 Tribunal administratif de Poitiers n° 1502827 du 23 décembre 2015.

* 57 Notes libres et non signées de la DCRG qui pouvaient comporter des informations à caractère politique et qui avaient été supprimées au début des années 2000.

* 58 Juge des référés du tribunal administratif de Montreuil, n° 1509932 du 30 novembre 2015.

* 59 Juge des référés du Conseil d'Etat, ordonnance n° 395229 du 23 décembre 2015.

* 60 Conseil constitutionnel, décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D.

* 61 Conseil constitutionnel, décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999, loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs.

* 62 Constituent de telles mesures privatives de liberté la détention, l'hospitalisation d'office, la rétention administrative ou la garde à vue.

* 63 Voir, par exemple, ordonnance n° 1502670 du 30 décembre 2015 du juge des référés du tribunal administratif de Pau.

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