EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 12 OCTOBRE 2016

M. Philippe Bas, président . - Nous examinons à présent le rapport de M. Mathieu Darnaud sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à l'action extérieure des collectivités territoriales et à la coopération des outre-mer dans leur environnement régional.

M. Mathieu Darnaud, rapporteur . - L'importance de l'action extérieure des collectivités territoriales - que l'on appelait encore récemment la coopération décentralisée - n'a cessé de croître au fil des années, au point que d'aucuns parlent désormais de « diplomatie des territoires ». Quelques chiffres permettent de l'illustrer : 4 800 collectivités territoriales françaises conduisent des projets d'actions extérieures dans 146 pays, impliquant 9 000 collectivités étrangères, ce qui représente un total de 12 700 projets pour un budget d'un milliard d'euros.

Les territoires ultramarins représentent une richesse diplomatique pour notre pays, compte tenu de leur situation géographique et stratégique privilégiée. La République reconnaît d'ailleurs à la Polynésie française et à la Nouvelle Calédonie des pouvoirs autonomes étendus en matière de négociation, qui en font des sujets de sa diplomatie. Quant aux départements et régions d'outre-mer, ils peuvent, depuis 2000, dans le cadre d'une procédure d'approbation formalisée, conclure des accords avec des États étrangers au nom de l'État français.

Cette proposition de loi de MM. Bruno Le Roux, Serge Letchimy et des membres du groupe socialiste, républicain et citoyen de l'Assemblée nationale conforte les collectivités régies par l'article 73 de la Constitution - les départements et régions d'outre-mer ainsi que les collectivités territoriales de Guyane et de Martinique - dans cette mission de diplomatie territoriale. Faire de même pour les collectivités régies par l'article 74 de la Constitution nécessiterait une loi organique.

L'article 1 er autorise toute collectivité territoriale - pas seulement ultramarine - à conclure une convention pour les besoins d'une coopération territoriale ou régionale avec un État étranger. L'absence de collectivités dans certains d'entre eux limite parfois les possibilités de partenariat, et oblige nos collectivités à s'adresser à l'État lui-même.

Les articles 2, 3, 5 et 7 étendent le champ géographique de la notion de coopération régionale des collectivités territoriales régies par l'article 73 de la Constitution. Les articles 4, 6 et 8 élargissent le champ géographique au sein duquel les présidents des conseils régionaux de Guadeloupe, La Réunion, celui de la collectivité départementale de Mayotte et des collectivités territoriales de Guyane et de Martinique pourraient recevoir une délégation de la part des autorités de la République pour la négociation et la signature d'accords de coopération régionale.

Ce texte autorise en outre les régions de Guadeloupe et de La Réunion, la collectivité départementale de Mayotte ainsi que les collectivités territoriales de Guyane et de Martinique, à adhérer en tant que membre ou membre associé à une banque régionale de développement ou à une institution de financement dont la France est membre, membre associé ou dont elle participe au capital.

Enfin, dispositif le plus novateur du texte, le président du conseil départemental, régional, ou celui de l'assemblée de Guyane ou du conseil exécutif de Martinique pourrait présenter un programme-cadre de coopération régionale définissant la politique de coopération régionale qu'il entendrait mener au cours de son mandat, dans le respect des prérogatives constitutionnelles de l'État.

Je vous propose de voter ce texte conforme, car nous sommes là encore privés de garantie que son adoption définitive puisse avoir lieu avant la fin de la session parlementaire.

M. Philippe Bas, président . - Certes, même si les enjeux ne sont pas de même nature que ceux du texte précédent ...

M. Félix Desplan . - Je me réjouis de l'examen de cette proposition de loi, adoptée à l'unanimité à l'Assemblée nationale en mars dernier. L'action extérieure des collectivités territoriales est une pratique désormais bien établie. Depuis 25 ans, le législateur accompagne empiriquement la volonté des élus locaux de valoriser leurs atouts à l'étranger, d'être les acteurs de leur développement et de construire des partenariats.

Il s'agit à présent de surmonter les obstacles existants, tout en respectant le principe constitutionnel selon lequel la conduite des relations extérieures est un pouvoir régalien de l'État. L'article 1 er prévoit trois cas dans lesquels il pourra être dérogé à l'interdiction qui pèse sur les collectivités de conclure une convention avec un État étranger. Toutefois, l'objet principal de ce texte est de donner leur pleine efficacité aux facultés particulières accordées aux collectivités territoriales régies par l'article 73 de la Constitution. La loi leur permet en effet de représenter la France auprès d'organismes régionaux, d'y adhérer parfois en leur nom propre, de participer à la négociation de traités internationaux, d'affecter des agents pour les représenter au sein des missions diplomatiques. Mais la pratique a montré l'excessive complexité des procédures d'autorisation ou de décision, le caractère trop restrictif de la notion de voisinage, qui ne comprend pas les États des continents voisins, et l'insuffisante reconnaissance du statut des agents territoriaux envoyés dans nos ambassades et consulats.

Cette proposition de loi lève donc ces freins. Par leur ancrage géographique particulier, les territoires d'outre-mer ont constitué et demeurent l'avant-garde de l'action extérieure des collectivités territoriales. À des dizaines de milliers de kilomètres de l'hexagone, ils partagent avec leurs voisins une part d'histoire, des cultures, des richesses et des fragilités communes. Les échanges, inévitables et souhaitables, restent trop modestes, qu'il s'agisse de santé, d'éducation, de culture, de transport, de produits agricoles ou manufacturés. Il convient d'organiser et de réguler leur développement au mieux. Il existe aussi un réel esprit de solidarité, par exemple lors des catastrophes naturelles : les Guadeloupéens ont beaucoup aidé les Dominicains après le passage de la tempête Xynthia, les Haïtiens après le tremblement de terre de 2010, et se mobilisent en ce moment même pour aider les victimes de l'ouragan Matthew. Nos collectivités territoriales sont les mieux placées pour impulser le développement régional adapté aux réalités et aux aspirations des populations.

Il faut dire que les enjeux sont importants. Les territoires d'outre-mer font face à de multiples défis : développer les échanges économiques malgré une forte distorsion de concurrence, préserver un écosystème riche mais fragile, réguler une immigration massive, surtout à Mayotte et en Guyane... Pour toutes ces raisons, le groupe socialiste et républicain soutient cette proposition de loi, dont il a souhaité l'inscription à l'ordre du jour.

J'ai déposé trois amendements : le premier rend à la Guadeloupe la possibilité, supprimée par la commission des lois de l'Assemblée nationale, de négocier avec les territoires voisins de la Guyane, comme cela est possible pour la Martinique. Le deuxième est de coordination. Le troisième autorise des représentants des conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux (CESER) à participer aux conférences de coopération régionale réunissant une fois par an représentants de l'État et des collectivités.

M. Christophe-André Frassa . - L'article 16 accorde aux fonctionnaires territoriaux des droits et privilèges analogues à ceux des diplomates : accréditation, bénéfice des stipulations de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques... Cet article me choque profondément, car les agents territoriaux ne sont pas des agents de l'État, encore moins des diplomates ! Cela pose un problème de formation, d'exercice de leurs fonctions et, pire, crée le risque d'une diplomatie parallèle, et je pèse mes mots ! Pour cette seule raison, je ne voterai pas le texte.

M. Mathieu Darnaud, rapporteur . - Je partage l'objectif du premier amendement de MM. Desplan et Delebarre, mais la formulation de l'Assemblée nationale, plus large, permettrait aux collectivités des Antilles d'engager des projets de coopération régionale avec des États américains, et non avec les seuls voisins de la Guyane.

Nous n'avons pu évaluer les conséquences du troisième amendement, mais la coopération régionale ne fait en principe pas partie des missions des CESER... Les auditions ont en tout cas montré l'urgence qu'il y avait à légiférer en la matière, ce qui devrait nous conduire à ne pas retarder sa mise en oeuvre.

Monsieur Frassa, les missions prévues à l'article 16 s'inscrivent dans le cadre du mandat que l'État fixera ; il dispose seulement que les agents territoriaux « peuvent être présentés aux autorités de l'État accréditaire » ...

M. Christophe-André Frassa . - Ils le seront à coup sûr ! Et c'est très dangereux.

M. Philippe Bas, président . - Les questions des accréditations, privilèges et immunités reconnues par la convention de Vienne, juridiquement très importantes, sont du ressort de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Nous avons le temps de la saisir en urgence avant le passage de cette proposition de loi en séance publique, le 26 octobre.

M. Mathieu Darnaud, rapporteur . - J'en suis d'accord.

Mme Catherine Tasca . - Ce serait de bonne méthode, en effet. Mais notre commission a aussi son mot à dire, car ce texte engage la conception que l'on se fait de la décentralisation. L'encadrement de ces délégations par l'État n'est pas clair, et j'ai le sentiment que ce texte va trop loin ; gardons à l'État la maîtrise de ce type de négociation.

M. Philippe Bas, président . - Le premier article est rédigé prudemment, qui dispose que ces collectivités peuvent demander au Gouvernement d'engager des négociations : les formes sont ici respectées. Mais l'article 16 relève clairement de l'action diplomatique menée par l'État...

M. Jean-Pierre Vial . - Ces questions, pour importantes qu'elles paraissent, valent la peine d'être approfondies. L'article 13 bis dispose que le Département de Mayotte « peut instituer une représentation, à caractère non diplomatique, auprès des institutions de l'Union européenne. Il en informe le Gouvernement ». Les délégations des collectivités territoriales à Bruxelles sont déjà pléthoriques, et les collectivités feraient mieux de se rapprocher des régions... La mission commune d'information du Sénat sur la déclaration du 18 mars 2016 entre l'Union européenne et la Turquie s'est aperçue que près de 20 % des fonds internationaux étaient parfois captés par des organisations qui font de l'ingénierie internationale et sous-traitent les actions de terrain... dans le cadre de projets de coopération décentralisée. Sous ce rapport, le texte relève de la compétence de notre commission et, en l'état, il va trop loin.

M. Alain Marc . - Le problème est aussi celui de l'îlot de Clipperton, placé sous l'autorité de la Polynésie française. Il ne fait qu'un kilomètre carré, n'abrite aucun habitant, mais confère à la France une zone économique exclusive de près de 440 000 km², et son plateau continental est riche en cuivre et en nickel, au point que certains États, comme le Mexique, le revendiquent. Mon collègue député du Tarn, M. Philippe Folliot, travaille sur cette question. L'État français se contente d'envoyer une fois par an un bateau dans cette zone - dont la faune marine est aussi très riche. Il faut certes la dépolluer, car les États-Unis l'ont utilisée comme base pendant la Seconde Guerre mondiale, mais il faut surtout assurer la présence française pour sécuriser notre possession. Cette proposition de loi peut-elle y aider ?

M. Philippe Bas, président . - Je vous propose de surseoir à notre vote en attendant l'éclairage de la commission des affaires étrangères sur l'article 16. Il ne s'agit pas de bloquer les propositions de loi qui nous sont transmises par l'Assemblée nationale - ce n'est pas notre habitude - mais d'utiliser le plus utilement le temps dont nous disposons.

M. Félix Desplan . - Je suis d'accord, mais si la commission des affaires étrangères est d'avis de retirer ces dispositions, il faudra les réécrire pour remédier au flou entourant le statut et la prise en charge financière des agents territoriaux en poste dans nos ambassades.

M. Philippe Bas, président . - Si personne n'y voit d'objection, nous saisirons donc la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées pour avis et différons notre vote à mercredi prochain.

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