EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est saisi en première lecture de la proposition de loi n° 557 (2016-2017) tendant à soutenir les collectivités territoriales et leurs groupements dans leur mission d'accueil des gens du voyage , présentée par M. Jean-Claude Carle et plusieurs de nos collègues. La Conférence des Présidents a décidé que ce texte serait examiné conjointement avec la proposition de loi n° 680 (2016-2017) visant à renforcer et rendre plus effectives les sanctions en cas d'installations illégales en réunion sur un terrain public ou privé , présentée par M. Loïc Hervé et plusieurs de nos collègues.
En matière d'accueil, d'habitat et de stationnement des gens du voyage, notre droit se caractérise depuis bientôt trente ans par la recherche d'un équilibre entre les droits et les devoirs de chacun.
Les gens du voyage, dont le mode de vie itinérant mérite respect et considération, se sont vu reconnaître de longue date par la République le droit d'être accueillis sur le territoire des communes où ils viennent à s'établir 1 ( * ) . Avec la loi du 31 mai 1990 2 ( * ) , puis celle du 5 juillet 2000 3 ( * ) , ce droit s'est matérialisé par l'obligation faite aux communes ou à leurs groupements de mettre à leur disposition des aires d'accueil et des terrains aménagés à cet effet, dans le cadre d'un schéma départemental.
En contrepartie, les autorités publiques - maire, président d'établissement public de coopération intercommunale, préfet - ont reçu de nouveaux pouvoirs pour réglementer le stationnement des « résidences mobiles » et faire évacuer les campements illicites. La procédure civile spéciale prévue par la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 dans sa rédaction initiale n'ayant pas donné satisfaction, une procédure administrative d'évacuation forcée des résidences mobiles stationnées irrégulièrement a été instituée en 2007 4 ( * ) . Par ailleurs, les outils de répression pénale ont été complétés avec l'institution en 2003 d'un nouveau délit d'installation illicite en réunion sur le terrain d'autrui, en vue d'y établir une habitation même temporaire 5 ( * ) .
Cet équilibre demeure précaire. Force est de constater, d'un côté, que les aires et terrains d'accueil destinés aux gens du voyage continuent à manquer, en raison notamment du désengagement financier de l'État. D'un autre côté, les stationnements illicites perdurent et auraient même tendance, selon les renseignements recueillis par votre rapporteur, à se multiplier. Si une grande partie des gens du voyage acceptent le « contrat » qui vient d'être décrit et se plient à la réglementation, certains groupes en font fi et persistent à s'installer sans autorisation sur des terrains publics ou privés, quand bien même des emplacements sont disponibles dans les aires d'accueil avoisinantes. Des incidents graves ont été rapportés cet été dans l'Est de la France. L'exaspération qui en résulte chez les riverains, les agriculteurs dont les terres sont saccagées, les industriels et commerçants dont les établissements sont occupés ou rendus inaccessibles, ne fait qu'entretenir les amalgames dont souffre la communauté des gens du voyage, qui est ainsi la première victime des occupations « sauvages ».
Quant aux élus locaux, ils manquent de moyens pour faire cesser ces troubles, nourrissant ainsi chez nos concitoyens le sentiment de l'impuissance publique.
Les deux propositions de loi soumises à l'examen du Sénat s'attachent l'une et l'autre à apporter des réponses concrètes à ces difficultés. Votre commission leur a réservé un accueil favorable, tout en s'efforçant de les compléter, de les rendre compatibles quand c'était nécessaire, et de lever certaines difficultés juridiques 6 ( * ) .
Les « gens du voyage » en France L'appellation « gens du voyage » , d'origine administrative, a été reprise par le législateur pour désigner les personnes dont l'habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles, à l'exclusion donc des personnes vivant contre leur gré dans un habitat mobile ou léger. La langue courante identifie comme « Tsiganes » des populations diverses ayant les mêmes origines indo-européennes et la même culture du voyage. L'Union européenne, le Conseil de l'Europe et la plupart des États voisins préfèrent le terme de « Roms » pour désigner ces populations, officiellement identifiées sur une base ethnique et culturelle, et dont le nombre total est estimé à 10 millions de personnes en Europe. En France, le même terme de « Roms » est employé par les pouvoirs publics mais réservé à certains groupes de migrants venus d'Europe centrale et orientale. Ces populations, sédentarisées dans leur pays d'origine, relèvent de la législation de l'entrée et du séjour des étrangers. Les « gens du voyage », pour leur part, sont dans leur très grande majorité de nationalité française. Sous ces appellations génériques, on identifie trois groupes principaux : les Roms dits orientaux, venus d'Inde du Nord au XIII e siècle et surtout présents en Europe centrale et orientale ; les Sintés ou Manouches, principalement installés en Grande-Bretagne ; les Gitans ou Kalés, dont la présence dans le monde ibérique et le sud de la France est attestée dès le Moyen-Âge. On estime à environ 250 000 à 300 000 le nombre de « gens du voyage » en France. Parmi eux, on distingue trois catégories de personnes : les itinérants , qui se déplacent en permanence sur l'ensemble du territoire national en n'effectuant que de courtes haltes ; les semi-sédentaires , qui ont des attaches fortes sur un territoire et dont les déplacements se limitent la plupart du temps aux frontières d'un département ou d'une région ; les sédentaires , installés de manière permanente, généralement sur un terrain dont ils sont propriétaires ou locataires. Le processus de (semi-)sédentarisation observé au cours des dernières décennies a modifié les besoins des gens du voyage et conduit à une réorientation des politiques publiques en leur faveur. Le statut administratif dérogatoire des gens du voyage, qui les obligeait notamment à être porteurs d'un livret de circulation et à se rattacher administrativement à une commune, a été aboli par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté . |
I. LES POLITIQUES D'ACCUEIL ET D'HABITAT DES GENS DU VOYAGE
A. LE CONTENU ET LA MISE EN oeUVRE DU SCHÉMA DÉPARTEMENTAL D'ACCUEIL ET D'HABITAT DES GENS DU VOYAGE
1. Le droit en vigueur
Afin d'organiser au mieux l'accueil des gens du voyage et d'offrir un habitat adapté à ceux d'entre eux qui sont en voie de sédentarisation, la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage prévoit l'adoption dans chaque département d'un schéma qui détermine les secteurs géographiques et les communes où doivent être réalisés des aires permanentes d'accueil, des terrains familiaux locatifs et des aires de grand passage. Ce schéma est élaboré et approuvé conjointement par le préfet de département et le président du conseil départemental, après consultation des communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) concernés. Les communes de plus de 5 000 habitants figurent obligatoirement au schéma, ce qui n'implique pas qu'elles doivent toutes disposer d'aires ou de terrains adaptés sur leur territoire, car elles peuvent aussi contribuer financièrement à leur réalisation sur le territoire d'autres communes.
Les aires et terrains destinés aux gens du voyage Il existe en France plusieurs types d'aires ou de terrains destinés aux gens du voyage. 1° Les aires permanentes d'accueil sont destinées au séjour temporaire (trois à cinq mois en général) et équipées pour recevoir jusqu'à une quarantaine de caravanes. Elles sont aménagées, entretenues et gérées (en régie ou par délégation) par les communes ou leurs groupements. 2° Les terrains familiaux sont des terrains, bâtis ou non bâtis, aménagés en vue de l'installation de résidences mobiles, dans les conditions prévues à l'article L. 444-1 du code de l'urbanisme. Il peut s'agir de terrains privés , acquis ou loués par des gens du voyage, ou de terrains locatifs aménagés, entretenus et gérés par des collectivités publiques. Ce type de terrain est adapté aux familles en voie de sédentarisation. 3° Les aires de grand passage accueillent des gens du voyage qui se déplacent collectivement à l'occasion des grands rassemblements traditionnels ou occasionnels. Aménagées plus sommairement que les aires permanentes d'accueil, elles s'étendent généralement sur plusieurs hectares et peuvent recevoir jusqu'à 200 caravanes. 4° Les aires de petit passage , non prévues par la loi, peuvent recevoir cinq à dix caravanes pour de courtes haltes de moins de quinze jours. 5° Les terrains de passage de courte durée répondent à l'obligation des communes d'accueillir les gens du voyage, lorsqu'il n'existe pas d'aire permanente sur leur territoire ou celui de l'EPCI. Ce sont, par exemple, des terrains de sport, mis à disposition pour 48 heures environ. 6° Les terrains d'accueil pour les grands rassemblements sont, eux aussi, mis à disposition temporairement et souvent dotés d'équipements provisoires. Ils peuvent accueillir entre 50 et 200 caravanes. |
Les communes figurant au schéma départemental et les EPCI compétents en la matière ont l'obligation de participer à la mise en oeuvre du schéma, dans un délai de deux ans suivant sa publication. Les obligations des communes et de leurs groupements peuvent consister, soit à aménager, entretenir et gérer elles-mêmes les aires et terrains prévus par le schéma, soit à contribuer financièrement à leur aménagement, leur entretien ou leur gestion sur le territoire d'une autre commune ou d'un autre EPCI.
Les communes de plus de 5 000 habitants figurent obligatoirement au schéma départemental.
Dans le cas où une commune ou un EPCI n'a pas respecté les obligations mises à sa charge par le schéma dans le délai légal, le représentant de l'État dans le département peut se substituer à l'ensemble de ses organes pour faire procéder d'office à l'exécution des mesures nécessaires, aux frais de la commune ou de l'EPCI. Constatant que, plusieurs années après l'adoption de la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000, les objectifs fixés par les schémas départementaux n'avaient pas été remplis, et malgré les progrès très substantiels réalisés au cours des dernières années 7 ( * ) , le législateur a récemment estimé opportun d'assortir cette procédure de substitution préfectorale d'une procédure plus contraignante : le préfet peut désormais ordonner à une commune ou un EPCI défaillant de consigner entre les mains d'un comptable public les sommes nécessaires à la mise en oeuvre du schéma départemental, ces sommes pouvant ensuite, soit lui être restituées au fur et à mesure de l'avancée des travaux, soit être employées par l'État dans le cadre de la procédure de substitution 8 ( * ) .
2. Les dispositions proposées : clarifier les obligations et les compétences des communes et EPCI et préserver les libertés locales
L'article 1 er de la proposition de loi n° 557 (2016-2017) a pour principal objet de clarifier la répartition, passablement enchevêtrée, des obligations et des compétences entre les communes et leurs groupements dans la mise en oeuvre du schéma. En effet, depuis la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République , dite loi « NOTRe », tous les EPCI à fiscalité propre sont devenus compétents en matière d'aménagement, d'entretien et de gestion des aires et terrains destinés aux gens du voyage 9 ( * ) . Pourtant, les obligations résultant du schéma départemental continuent d'incomber formellement aux communes : la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 est demeurée sur ce point inchangée. Par ailleurs, la réalisation des aires et terrains prévus par le schéma peut nécessiter la mise en oeuvre de compétences communales, notamment en matière d'urbanisme.
Au même article, il est proposé d'interdire l'inscription au schéma départemental des communautés de communes ne comprenant aucune commune de moins de 5 000 habitants.
L'article 2 tend à supprimer la procédure de consignation de fonds instituée par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté , que les auteurs de la proposition de loi estiment inutilement coercitive.
3. La position de votre commission : une approbation de principe et de nouvelles garanties pour les communes et leurs groupements
Votre commission a approuvé l'effort de clarification entrepris par les auteurs de la proposition de loi. Outre des modifications rédactionnelles, elle s'est efforcée d'apporter de nouvelles garanties aux communes et EPCI, tant sur le contenu du schéma que sur ses modalités de mise en oeuvre. Ainsi, le schéma ne pourrait prévoir la création de nouvelles aires ou de nouveaux terrains d'accueil sur le territoire d'une commune si les aires et terrains avoisinants sont sous-occupés. Il a également paru nécessaire de circonscrire plus nettement les obligations des communes, dès lors qu'elles ont transféré à une intercommunalité leur compétence en matière d'accueil et d'habitat des gens du voyage ( article 1 er ).
Enfin, votre commission a approuvé sans réserve la suppression de la nouvelle procédure de consignation de fonds à l'encontre des communes et EPCI qui n'ont pas rempli l'ensemble de leurs obligations en la matière (article 2 ). Cette procédure, attentatoire à la libre administration des collectivités territoriales, ne résout en rien les problèmes auxquels sont confrontés les élus pour construire des aires ou des terrains d'accueil. Elle ne fait que masquer le désengagement financier de l'État.
* 1 Le Conseil d'État a confirmé ce droit dans sa décision Ville de Lille du 2 décembre 1983, n° 13205 (voir le commentaire de l'article 1 er ).
* 2 Loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en oeuvre du droit au logement , article 28.
* 3 Loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage .
* 4 Articles 9 et 9-1 de la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000, modifiés par la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance (sur cette procédure, voir le commentaire de l'article 5).
* 5 Article 322-4-1 du code pénal, créé par la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure .
* 6 Le texte inscrit à l'ordre du jour du Sénat étant, formellement, la proposition de loi n° 557 (2016-2017), la commission des lois l'a amendé pour élaborer son propre texte, en y intégrant, autant que possible, des dispositions de la proposition de loi n° 680 (2016-2017).
* 7 À la fin 2016, selon un rapport de suivi du ministère du logement, le nombre des places disponibles en aires permanentes d'accueil aménagées s'élevait à 26 755 soit 70,2 % du total des prescriptions des schémas départementaux (document consultable à l'adresse suivante : http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2017/10/aires_schemas_dhup_-_bilan_2016.pdf). Le retard est plus important en ce qui concerne les aires de grand passage : selon la Cour des comptes, 170 aires avaient été réalisées au 1 er janvier 2014, soit 49 % du total prescrit ( Rapport public annuel 2017 , t. 2, p. 216, document consultable à l'adresse suivante : http://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/04-accueil-accompagnement-gens-du-voyage-Tome-2.pdf).
* 8 Article 3 de la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000, modifié par loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté .
* 9 Cette compétence des EPCI s'étend aux aires de grand passage : l'article 148 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté a levé toute ambiguïté à ce sujet.