II. UN PROJET DE LOI AUX OBJECTIFS LOUABLES MAIS À L'EFFICACITÉ DISCUTABLE

Votre rapporteur salue la volonté du Gouvernement de lutter contre les violences sexuelles et sexistes : incontestablement, il est nécessaire de sensibiliser davantage la société à cette problématique croissante.

L'examen au Parlement d'un tel projet de loi est l'occasion d'un débat sociétal afin de sensibiliser et d'éduquer les citoyens, les justiciables, les professionnels, et notamment les professionnels du droit aux problématiques des violences sexuelles et sexistes.

1. Les mesures en matière de répression des infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs

Les dispositions du projet de loi relatives à la répression des viols sur mineurs (article 2) ont été annoncées par le Gouvernement en réponse à deux affaires judiciaires très largement médiatisées, qui ont particulièrement ému l'opinion publique. L'étude d'impact du projet de loi justifie d'ailleurs la « nécessité de légiférer » au regard de « plusieurs affaires judiciaires récentes, fortement médiatisées 17 ( * ) ».

Or comme le relève le Défenseur des droits 18 ( * ) , « une réponse législative à l'actualité judiciaire et à l'emballement médiatique récents, dans un contexte très émotionnel , n'est pas la plus adaptée pour faire face aux enjeux majeurs d'effectivité des dispositions existantes et de prévention ». Lors de leur audition par votre rapporteur, les représentants du Conseil national des barreaux, de la conférence des bâtonniers et de l'Ordre des avocats au barreau de Paris ont fait observer que la loi n'a pas pour vocation de répondre instantanément à l'émotion publique .

a) Une réponse hâtive à un problème complexe

À l'automne 2017, le Gouvernement avait annoncé la création d'une présomption irréfragable de non-consentement attachée à un seuil d'âge pour les mineurs, afin de limiter la « subjectivité judiciaire ». Une telle annonce précipitée faisait fi d'une évaluation de l'arsenal pénal existant et d'une réflexion sur les pratiques judiciaires, notamment sur les pratiques de requalification de faits criminels en faits délictuels.

Contrairement au Gouvernement, votre commission des lois a souhaité prendre le temps de réflexion avec la création d'un groupe de travail pluraliste sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs.

Votre rapporteur regrette que, moins d'une semaine après la publication du rapport d'information de ce groupe de travail, le Gouvernement ait annoncé, le 12 février 2018, la création d'une mission pluridisciplinaire sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs chargée de rendre ses conclusions « sur la détermination d'un seuil d'âge en dessous duquel un mineur ne saurait être considéré comme consentant à une relation sexuelle avec un majeur » avant le 1 er mars 2018, soit en seulement trois semaines.

Sur le fondement de ce rapport, le Gouvernement a, dans un premier temps, proposé la création de deux nouvelles infractions dont l'une qualifiait de viol tout acte de pénétration sexuelle commis par un majeur sur un mineur de quinze ans dès lors que l'auteur « connaissait ou ne pouvait ignorer l'âge de la victime ».

À l'instar du groupe de travail de votre commission sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs, le Conseil d'État a considéré que de telles dispositions seraient contraires à plusieurs exigences constitutionnelles .

En conséquence, le Gouvernement a renoncé à son projet initial pour proposer la création d'une nouvelle disposition interprétative concernant la contrainte morale ou la surprise pour les viols commis sur les mineurs de moins de 15 ans, ainsi que la création d'une circonstance aggravante pour le délit d'atteinte sexuelle sur mineur de 15 ans en cas d'acte de pénétration sexuelle.

Le cadre constitutionnel et conventionnel des présomptions de culpabilité

En application du principe constitutionnel de présomption d'innocence, la charge de la preuve appartient toujours à l'accusation .

Principe directeur du procès pénal, la présomption d'innocence est un droit constitutionnel consacré par l'article 11 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 : « toute personne accusée d'un acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées ».

La jurisprudence constitutionnelle 19 ( * ) accepte les présomptions de culpabilité ou de responsabilité, qui renversent partiellement la charge de la preuve, à la seule condition qu'elles ne revêtent pas de caractère irréfragable, que le respect des droits de la défense soit assuré, que les faits permettent d'induire raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité et qu'en outre, s'agissant de crimes et de délits, « la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielle d'actes pénalement sanctionnés ».

Par ailleurs, la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d'innocence et du droit d'assister à son procès dans le cadre des procédures pénales interdit les présomptions irréfragables .

Si la Cour européenne des droits de l'homme a admis, sous certaines conditions dont elle contrôle concrètement l'application, l'existence de présomptions dans les droits internes, c'est sous réserve qu'elles soient compatibles avec la présomption d'innocence , c'est-à-dire qu'elles soient réfragables, et que la personne poursuivie puisse apporter la preuve contraire 20 ( * ) .

b) L'article 2 du projet de loi : des dispositions aux finalités contradictoires

Les dispositions du projet de loi étant motivées par la nécessité de répondre médiatiquement à deux affaires judiciaires aux logiques contraires, les finalités du projet de loi apparaissent dès lors contradictoires.

Dans le premier cas médiatisé, il y a eu une requalification ab initio de faits susceptibles de revêtir une qualification criminelle de viol sous la qualification délictuelle « d'atteinte sexuelle sur mineur de 15 ans ». Afin de réduire cet aléa judiciaire, le projet de loi propose une disposition interprétative afin d'inciter les parquets à conserver une qualification criminelle .

Dans le deuxième cas, il y a eu effectivement des poursuites pour « viol sur mineur de 15 ans » devant la cour d'assises mais un acquittement a été prononcé : de surcroît, aucune condamnation subsidiaire pour atteinte sexuelle sur mineur de 15 n'a été prononcée. Afin d'éviter cette dernière hypothèse, le projet de loi propose de rendre systématique, lors des procès pour viol de mineurs de 15 ans, la question subsidiaire d'atteinte sexuelle sur mineur de 15 ans . Afin d'obtenir une condamnation subsidiaire assez élevée, le projet de loi propose également d'aggraver les peines de l'atteinte sexuelle sur mineur de 15 ans en cas de pénétration sexuelle. Peut-être une telle disposition aurait-elle permis, dans le cas d'espèce, d'éviter une absence de condamnation, elle n'en crée pas moins une possibilité supplémentaire de requalification du viol en atteinte sexuelle et donc accroît le risque de correctionnalisation.

2. Un projet de loi d'affichage au détriment de la qualité de la loi

Votre rapporteur déplore la dérive consistant à considérer les projets de loi comme un outil de communication politique et non comme un texte à visée normative .

Lors de l'échange de voeux avec le président de la République en janvier 2005, M. Pierre Mazeaud, président du Conseil constitutionnel, dénonçait l'existence de « neutrons législatifs », en soulignant que « La loi n'est pas faite pour affirmer des évidences, émettre des voeux ou dessiner l'état idéal du monde (en espérant sans doute le transformer par la seule grâce du verbe législatif ?). La loi ne doit pas être un rite incantatoire. Elle est faite pour fixer des obligations et ouvrir des droits. En allant au-delà, elle se discrédite. Mais, pour s'en tenir au rôle qui est le sien, tout son rôle et rien que son rôle, le législateur doit apprendre à résister à la « demande de loi » et s'interdire de faire de la loi un instrument de communication. »

Force est de constater que le présent projet de loi a succombé à toutes ces tentations.

Votre rapporteur regrette que le Gouvernement ait tenu à inclure dans le projet de loi la création d'une contravention d'outrage sexiste visant à réprimer le « harcèlement de rue », en dépit de l'avis négatif du Conseil d'État. Ce dernier avait souligné que « la détermination des contraventions ainsi que des peines qui leur sont applicables relève, en application des articles 34 et 37 de la Constitution, de la compétence du pouvoir règlementaire. »

En conséquence, le Conseil d'État avait écarté la disposition législative soumise à son examen et suggéré « au Gouvernement de lui présenter pour avis un projet de décret créant cette nouvelle contravention. »

Cette volonté du Gouvernement est d'autant plus incompréhensible que l'article 3 du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace , déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale par le Gouvernent le 9 mai dernier, vise à rendre systématiquement irrecevable les propositions de loi ou les amendements qui ne relèvent pas du domaine de la loi.

Extrait de l'exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace

« À cette fin, il importe de mieux disposer du temps éminemment précieux du Parlement et de faire de la loi une norme de qualité, lisible et claire, conformément à sa vocation et à son objet.

[...]

« Mieux légiférer c'est tout d'abord mieux faire respecter les règles constitutionnelles . C'est pourquoi il est proposé de rendre plus effectives les dispositions de l'article 41 de la Constitution relatives à l'irrecevabilité des propositions de loi ou des amendements qui méconnaissent le domaine législatif en introduisant dans la loi des dispositions de nature réglementaire. L'irrecevabilité de ces propositions ou de ces amendements sera systématiquement relevée comme, désormais, pour les propositions et amendements dépourvus de caractère normatif ou pour les amendements sans lien direct avec le texte en discussion (article 3). Le texte propose de mieux définir la notion de « cavalier législatif » afin que le débat législatif se tienne sur le projet ou la proposition en discussion et non sur des éléments périphériques. Ce faisant, le Parlement pourra débattre de manière plus approfondie sur les amendements qui ont une réelle portée et la loi adoptée sera de meilleure qualité.

« Il faut insister sur le fait que cette irrecevabilité sera opposable aussi bien aux amendements parlementaires qu'à ceux du Gouvernement. Chacun devra donc faire oeuvre de rigueur pour améliorer la qualité de la loi. »

Si votre rapporteur partage la volonté du Gouvernement de lutter contre les comportements de « harcèlement de rue », elle s'interroge néanmoins sur l'application d'une telle disposition et l'effectivité de la sanction. Or une loi inappliquée est un très mauvais signal envoyé aux victimes mais surtout aux harceleurs.

De plus, votre rapporteur juge que la modification, à quelques mois d'intervalle, des mêmes dispositions pénales est une mauvaise pratique législative qu'il convient d'éviter .

L'article 4 du projet de loi entend ainsi créer une nouvelle peine de stage de lutte contre le sexisme et de sensibilisation à l'égalité entre les hommes et les femmes.

Pourtant, la multiplicité des peines spécifiques de stage a été récemment dénoncée dans le rapport de M. Bruno Cotte et Me Julia Minkowski sur le sens et l'efficacité des peines, le cinquième chantier de la justice ouvert par Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice : « La diversité des peines de stages existantes et l'absence de réelle cohérence qui régit cette matière devrait conduire à la rédaction d'un texte plus général que les textes spécifiques actuellement en vigueur. »

Suivant ce rapport qui proposait de fusionner l'ensemble des peines de stage en unifiant leur régime, l'article 43 du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice , déposé le 20 avril 2018 au Sénat, vise ainsi à créer une peine unique de stage à l'article 131-5-1 du code pénal, se substituant à l'ensemble des peines de stage existantes.

Enfin, votre rapporteur déplore l'inscription dans la loi de « neutrons législatifs », qu'il s'agisse d'une mesure infra-réglementaire comme la désignation des référents « intégrité physique » (article 2 bis B), d'une disposition sur la formation des professionnels de santé dépourvue d'élément normatif nouveau (article 2 bis A), de demandes de rapport du Gouvernement au Parlement (articles 2 bis E et 2 bis ), ou encore de l'inscription dans la loi du principe d'évaluation de l'impact des mesures prises en application de ladite loi (article 4 quater ).

3. Des évolutions majeures à la rédaction perfectible et aux effets incertains

Votre rapporteur relève enfin que le projet de loi propose, sur certains sujets, des évolutions majeures du code pénal, sans que leur impact n'ait été réellement anticipé ou évalué.

a) L'allongement du délai de prescription de l'action publique pour certaines infractions (article 1er)

À l'instar de la proposition de loi d'orientation et de programmation pour une meilleure protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles n° 293 (2017-2018), adoptée par le Sénat le 27 mars dernier, l'article 1 er du projet de loi vise à allonger le délai de prescription de l'action publique applicable aux crimes sexuels commis à l'encontre des mineurs, de vingt à trente ans, après la majorité de la victime.

En mars dernier, votre commission estimait néanmoins nécessaire « de ne pas se satisfaire de cette mesure législative pour mieux lutter contre « l'impunité » des auteurs d'infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs ». Cette mesure symbolique doit en effet être « accompagnée d'une politique active permettant aux victimes et à leurs proches de signaler ces faits à la justice le plus tôt possible. » Or une telle campagne de sensibilisation ne semble pas avoir été envisagée par le Gouvernement.

Surtout, lors de l'examen à l'Assemblée nationale, l'article 1 er a été modifié afin d'étendre l'application du délai de prescription de trente ans également aux crimes de meurtre commis à l'encontre des mineurs. Votre rapporteur s'interroge sur la nécessité d'une telle extension qui va à l'encontre de l'intention du projet de loi initial de redonner une spécificité aux crimes sexuels. Surtout, alors que les crimes de meurtre sont assez facilement constatés dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique, l'allongement du délai de prescription applicables aux meurtres risque davantage de ne plus inciter les enquêteurs à faire progresser rapidement l'enquête que de permettre la poursuite de nouvelles infractions.

b) Une redéfinition des éléments constitutifs du viol (article 2)

Lors de l'examen à l'Assemblée nationale, la définition des éléments constitutifs du viol a été élargie afin de réprimer désormais, en tant que viols et non agressions sexuelles, les actes de pénétration sexuelle imposés et réalisés sur la personne de l'auteur . Il s'agit par exemple d'une fellation forcée, imposée par exemple à un jeune mineur.

Votre rapporteur approuve cette modification substantielle de la qualification légale du viol tout en regrettant qu'une telle disposition n'ait pas fait l'objet d'une évaluation préalable. Selon les magistrats entendus par votre commission, cela pourrait concerner annuellement près d'un millier de faits d'agressions sexuelles.

c) Un élargissement substantiel du harcèlement sexuel ou moral

La définition du harcèlement sexuel ou moral est également modifiée par l'article 3 du projet de loi, par ailleurs enrichi à l'Assemblée nationale, afin de contourner l'exigence de répétition qui caractérisait jusque-là cette définition. Parallèlement, l'article 4 du projet de loi crée une nouvelle infraction d'outrage sexiste qui reprend les éléments constitutifs du harcèlement sexuel sans le caractère de répétition.

Votre rapporteur s'est interrogée sur la constitutionnalité de telles dispositions au regard de l'obligation constitutionnelle pour le législateur de « fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis », mais également au regard du principe d'égalité devant la loi pénale : des dispositions législatives qualifiant des faits identiques en faisant encourir à leur auteur des peines de nature différente ont en effet déjà été censurées par le Conseil constitutionnel 21 ( * ) .

Considérant la censure en 2012 du délit de harcèlement sexuel par le Conseil constitutionnel 22 ( * ) , votre rapporteur invite à la plus grande prudence avant toute extension substantielle des éléments constitutifs de l'infraction de harcèlement sexuel ou moral.


* 17 Étude d'impact, page 32.

* 18 Avis du Défenseur des droits n° 18-17 du 8 juin 2018. Cet avis est consultable à cette adresse :

* 19 Décision du Conseil constitutionnel n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, considérants n os 17 et 18 et n° 2011-164 QPC du 16 septembre 2011, M. Antoine J.

* 20 CEDH, 7 octobre 1988, Salabiaku c/ France, requête n° 10519/83 ; CEDH, 25 septembre 1992, Pham Hoang c/ France, requête n° 13191/87.

* 21 Conseil constitutionnel, décision n° 2013-328 QPC du 28 juin 2013, Association Emmaüs Forbach.

* 22 Conseil constitutionnel, décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012, M. Gérard D.

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