II. L'AVÈNEMENT D'UNE NOUVELLE PRÉCARITÉ

A. LES TRAVAILLEURS DES PLATEFORMES : UN NOUVEAU PROLÉTARIAT

1. Un phénomène encore nouveau mais en plein essor

Si les travailleurs de plateformes ne représentent aujourd'hui qu'une part minoritaire de la population active, leur nombre a tendance à croître à mesure que se développe cette nouvelle forme de travail .

La société Uber revendique ainsi 30 000 chauffeurs de VTC actifs au cours du dernier mois 14 ( * ) et 25 000 coursiers à vélo.

Deliveroo avance de son côté le chiffre de 11 000 coursiers en deux-roues, dont certains travaillent en parallèle avec Uber Eats ou d'autres plateformes.

Au total, si les statistiques manquent, on estime que le nombre de travailleurs de plateformes est compris entre 100 000 et 200 000 personnes, alors que cette forme de travail n'existait pas il y a quelques années 15 ( * ) .

2. Une nouvelle forme de travailleurs précaires

Comme la crise sanitaire que notre pays traverse l'a rappelé, les travailleurs des plateformes font partie des emplois les plus exposés de notre économie.

Les revenus horaires perçus par les travailleurs des plateformes sont souvent dérisoires . Les livreurs à vélo, dont le temps d'attente entre deux courses n'est pas rémunéré, perçoivent ainsi des revenus particulièrement faibles et ne sont généralement pas en mesure de tirer un revenu décent de leur activité.

Certaines plateformes de micro-travail proposent même de fournir des tâches pour quelques euros, voire quelques centimes d'euros. S'il est difficile d'identifier les travailleurs pour lesquelles il s'agit d'une activité complémentaire de ceux pour lesquels il s'agit de l'unique source de revenus, de tels niveaux de rémunération ne peuvent qu'interpeller.

Si le chiffre d'affaires affiché par les chauffeurs VTC est plus important, il ne leur permet pas nécessairement de couvrir leurs charges (coût du véhicule, assurance, carburant...). Lorsqu'ils parviennent à dégager un revenu net substantiel, c'est généralement au prix d'une durée du travail dépassant largement la durée maximale hebdomadaire applicable aux salariés.

Au-delà du simple aspect financier, les travailleurs de plateformes sont nombreux à ne bénéficier ni d'une assurance contre les accidents du travail, pourtant fréquents chez les usagers de la route, ni d'une complémentaire santé. À ce titre, il convient de noter que les assurances proposées par les plateformes sont bien souvent insuffisamment protectrices.

B. FACE À LA MENACE D'UNE CONTAGION, L'ÉMERGENCE D'UNE RÉSISTANCE COLLECTIVE

1. Une évolution logique du capitalisme libéral

Ce phénomène est la suite logique du mouvement général d'externalisation, qui vise à faire sortir les travaux jugés non rentables de l'entreprise jusqu'à transformer les salariés en entrepreneurs indépendants, et d'une recherche continue de flexibilité. Il pourrait donc non seulement connaître un développement exponentiel dans certains secteurs mais encore s'étendre à de nouveaux domaines jusqu'ici épargnés . Cette contagion a un nom, qui a désormais sa place dans les dictionnaires : l'« ubérisation ».

À titre d'exemple, la Caisse d'Épargne Bretagne-Pays de la Loire a annoncé, en février 2020, son projet d'expérimenter l'emploi de conseillers bancaires indépendants dans certaines zones rurales.

De même certaines enseignes de grande distribution auraient-elles employé, pendant la période de confinement de la population liée à la pandémie de Covid-19, des micro-entrepreneurs en tant que caissiers, chefs de rayon ou préparateurs de commandes en recourant à des plateformes de mise en relation 16 ( * ) .

On entrevoit donc la progression de l'économie de plateformes au-delà du numérique, vers des secteurs qui emploient habituellement des salariés. Cette évolution aurait pour corollaire de faire peser toujours davantage le risque économique sur les travailleurs et non plus sur l'entreprise.

2. L'émergence d'îlots de résistance
a) Les prémices d'une organisation des travailleurs

Une proportion non négligeable des travailleurs indépendants aspirent à une forte indépendance professionnelle et sont culturellement éloignés du syndicalisme. Pour les sociologues Sarah Abdelnour et Sophie Bernard, « les chauffeurs Uber ont ainsi tendance à se penser davantage comme concurrents que comme solidaires » 17 ( * ) .

Par ailleurs, cette catégorie professionnelle possède une « culture de l'immédiateté » du bénéfice net qui l'amène souvent à négliger sa protection sociale, qu'elle n'appréhende essentiellement que par son coût.

Pour autant, ces travailleurs sont susceptibles de se mobiliser, à l'image du mouvement concerté des livreurs Deliveroo , en juillet 2019, face à la modification unilatérale de la politique tarifaire de la plateforme.

Ainsi, un mouvement de fond émerge : celui de l'organisation croissante de ces travailleurs . Certaines organisations, telles que le Collectif des livreurs autonomes parisiens (CLAP), se sont ainsi constituées depuis plusieurs années et ont acquis une forme de reconnaissance de la part des plateformes. Par ailleurs, plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives au niveau national et interprofessionnel ont entrepris d'investir le champ des travailleurs de plateformes. Enfin, des tentatives de structuration des collectifs existants se dessinent, à l'image de l'association Indépendants.co .

Il n'en reste pas moins que ces tentatives se heurtent à l'absence de reconnaissance dans la loi d'une représentation des travailleurs de plateformes et de règles structurant le dialogue social .

Pour la rapporteure, les instances de dialogue mises en place par certaines plateformes ne doivent pas faire illusion. Ainsi Deliveroo a-t-il créé, en novembre 2019, un « Forum » des livreurs, instance de consultation réunissant vingt-cinq représentants élus des travailleurs ainsi que la direction de la plateforme. Les associations de livreurs contestent toutefois la représentativité de ce forum, qui fonctionne suivant des règles établies unilatéralement par la plateforme.

b) L'apparition de plateformes coopératives

Sur le terrain, des initiatives se développent pour proposer un modèle alternatif à celui promu par les grandes plateformes, notamment sous la forme de sociétés coopératives , fondées sur une gouvernance démocratique et un partage équitable des résultats.

Mettant à disposition depuis 2017 une application développée en open source , CoopCycle constitue aujourd'hui un réseau de coopératives de livraison européennes. Proposant un modèle économique différent de celui des grandes plateformes, ces structures se positionnent sur des niches que ces dernières n'occupent pas pour le moment. Par exemple, la coopérative Lille.bike , opérant dans la métropole lilloise et membre de CoopCycle , propose aux commerçants des services de livraison du « dernier kilomètre ».

Si de telles initiatives présentent le grand intérêt d'offrir à la fois autonomie et protection aux travailleurs concernés, elles ne sauraient toutefois convenir à tous, le modèle coopératif supposant un engagement volontaire et de long terme.


* 14 25 % de ces chauffeurs opèrent via une société de transport avec laquelle ils sont liés soit par un contrat de travail soit par un contrat de service.

* 15 Uber a lancé son activité de VTC en France en décembre 2011. Deliveroo a été fondée en 2013.

* 16 Cf . https://www.marianne.net/economie/coronavirus-comment-la-grande-distribution-recrute-des-auto-entrepreneurs

* 17 « Quelles résistances collectives face au capitalisme de plateforme ? », in Les Nouveaux Travailleurs des applis , sous la direction de S. Abdelnour et D. Méda, Puf, 2019.

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