TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. AUDITION DE M PIERRE MOSCOVICI, PRÉSIDENT DU HAUT CONSEIL DES FINANCES PUBLIQUES (29 SEPTEMBRE 2020)

Réunie le mardi 29 septembre 2020 sous la présidence de M. Vincent Éblé, président, la commission a entendu M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques, sur l'avis du Haut Conseil relatif au projet de loi de finances pour 2021 et au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021.

M. Vincent Éblé , président . - Monsieur le rapporteur général, mes chers collègues, permettez-moi tout d'abord de féliciter tous les collègues qui ont pris part dimanche aux élections sénatoriales et de les remercier de leur présence dès aujourd'hui pour entendre le président du Haut Conseil des finances publiques.

M. Pierre Moscovici vient en effet nous présenter l'avis du Haut Conseil relatif aux projets de loi de finances et de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, avant que les ministres Bruno Le Maire et Olivier Dussopt nous détaillent demain ces deux textes de loi très attendus.

Il nous est en effet apparu important de ne pas différer le début de cette traditionnelle séquence budgétaire, malgré les circonstances liées au renouvellement sénatorial, compte tenu des délais d'examen du budget toujours serrés. Nous avions procédé selon les mêmes modalités lors du précédent renouvellement.

Alors que la crise sanitaire se traduit par des incertitudes exceptionnellement élevées, tant sur le plan macroéconomique que budgétaire, l'avis du Haut Conseil est important pour éclairer la représentation nationale sur l'évolution de nos finances publiques et la sincérité du projet de loi de finances.

Je laisse la parole au Premier président de la Cour des comptes et, à ce titre, président du Haut Conseil des finances publiques.

M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques . - Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les sénateurs, merci de m'avoir invité, malgré le renouvellement sénatorial, en tant que président du Haut Conseil des finances publiques, pour vous présenter les principales conclusions de notre avis relatif aux projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale pour l'année 2021.

C'est la deuxième fois que je viens devant vous en tant que président du Haut Conseil. J'y suis également venu en tant que président de la Cour des comptes.

À l'occasion de ma première audition relative au troisième collectif budgétaire, qui a eu lieu une semaine après ma nomination, je vous avais fait part de mon attachement sincère au Haut Conseil, une institution que j'ai portée sur les fonts baptismaux en 2012, alors j'étais ministre de l'économie et des finances.

J'avais aussi souligné à cette occasion la double orientation nationale et européenne du Haut Conseil. Le Haut Conseil, comme vous le savez, est chargé de veiller à la sincérité des prévisions macroéconomiques et de finances publiques établies par le Gouvernement français, mais il est également compétent pour apprécier la cohérence de la trajectoire des finances publiques au regard de nos engagements européens et des règles en vigueur en la matière.

Je vous avais d'ailleurs indiqué mon souhait d'approfondir les relations entre cet organisme et le Parlement. Je tiens aujourd'hui à vous le répéter avec conviction : éclairer le législateur constitue le coeur de la mission du Haut Conseil. Pour les parlementaires, disposer d'un tiers de confiance indépendant est effectivement nécessaire à la qualité et à la sincérité des prévisions gouvernementales sur lesquelles sont établis les textes financiers qui vous sont soumis.

Assurer cette mission suppose que le mandat et les moyens confiés au Haut Conseil soient adaptés à cet enjeu démocratique, mais aussi aux enjeux de finances publiques que nous impose la crise sanitaire et économique que nous traversons. J'aurai l'occasion d'y revenir dans quelques instants, en conclusion de mon propos, en partageant avec vous certaines réflexions sur la modernisation de la gouvernance des finances publiques.

J'en viens à la saisine du Haut Conseil. Quelques mots sur le contexte international tout d'abord. Dans la continuité de la troisième loi de finances rectificative pour 2020, le PLF pour 2021 est évidemment marqué par le choc économique de très grande ampleur qui a touché l'économie mondiale au premier semestre 2020 en raison de la crise sanitaire.

La chute d'activité causée par l'épidémie et les mesures de restriction sanitaire présente en fait le même profil dans la plupart des économies du monde. Ce n'est ni un V, pour reprendre l'idée d'une forte chute suivie d'une remontée rapide, ni un W, en tout cas à ce stade, qui reflète l'image d'un double plongeon. Il s'agit bel et bien d'une racine carrée. Cela signifie que le PIB mondial s'est très nettement replié au premier semestre, avant de connaître un rebond très vigoureux mais incomplet au cours du second semestre. Le retour à la normale de l'activité et à la norme 2019 devrait selon l'ensemble des prévisions être lent.

Les économies enregistrent bien sûr un recul et un rebond de l'activité d'ampleur et de temporalité diverses, mais le profil d'ensemble est très largement partagé au niveau mondial, en tout cas dans les grandes économies industrialisées occidentales. L'activité de la zone euro, en particulier, se serait située près de 15 % en dessous de son niveau d'avant-crise.

Selon le consensus des prévisionnistes, cet écart devrait se résorber progressivement, mais l'activité dans son ensemble ne retrouverait son niveau d'avant-crise qu'à la mi-2022.

D'après les dernières données disponibles, ce rebond de l'économie mondiale ne serait aujourd'hui que partiel. Plusieurs indicateurs signalent effectivement depuis juillet que le rattrapage, qui était très fort au début de l'été, commence à s'essouffler, freiné notamment par certains secteurs des services, comme le transport aérien, l'hôtellerie ou encore la restauration, pour lesquels des restrictions d'origine sanitaire perdurent ou s'aggravent.

Les perspectives de croissance de l'économie mondiale restent par ailleurs soumises aux doutes qui entourent l'évolution des conditions sanitaires. Les incertitudes sur la maîtrise de l'épidémie comme sur le développement d'un vaccin demeurent exceptionnellement élevées, ce qui fragilise incontestablement l'exercice de prévision.

Croyez bien qu'en vous présentant cet avis, nous faisons preuve de la modestie qu'impose cette situation.

Ce contexte général étant posé, je vais vous présenter les trois principaux messages du Haut Conseil.

Le premier message porte sur les prévisions macroéconomiques et de finances publiques du Gouvernement, que nous estimons plausibles.

Le second message tient à la nécessité absolue d'adopter selon nous le plus tôt possible, en fait dès le printemps 2021, une nouvelle loi de programmation des finances publiques, l'actuelle étant évidemment caduque.

Le dernier message concerne la soutenabilité de la dette publique, qui doit constituer la boussole de la stratégie de finances publiques de la France et appelle une grande vigilance.

Le scénario macroéconomique du Gouvernement subit, comme chez la plupart de nos partenaires, une évolution en racine carrée. Pour 2020, le Gouvernement prévoit en conséquence un recul du PIB français de 10 % en volume, chiffre en légère amélioration par rapport à la prévision du troisième PLFR pour 2020, qui se situait à 11 %.

La prévision de fin mai avait d'ailleurs été jugée prudente par le Haut Conseil, qui pensait qu'un certain nombre de facteurs permettraient de limiter la récession. Pour 2020, le Gouvernement prévoit un rebond de l'activité de 8 %.

Le Haut Conseil considère le scénario macroéconomique d'ensemble à l'horizon 2021, en cumulant 2020 et 2021, comme plausible. Ce qualificatif, nous l'utilisons pour les prévisions d'activité économique, mais aussi d'inflation, d'emploi et de masse salariale.

En 2021, l'activité s'établirait en fin de période à 2,7 % en-dessous de son niveau de 2019, ce qui est un montant proche des autres prévisions disponibles. Cela dépendra étroitement, en tout état de cause, de l'évolution de la situation sanitaire, mais je veux immédiatement introduire une nuance : si nous estimons que le scénario macroéconomique d'ensemble est plausible d'ici 2021, nous portons un regard un peu différent de celui du Gouvernement sur la chronique annuelle.

Pour 2020, sauf aggravation marquée de la situation sanitaire d'ici la fin de l'année - qui n'est pas à exclure et qui compromettrait une reprise du travail dans le pays -, nous considérons que la prévision d'activité est prudente. Le recul du PIB devrait être un peu moindre que prévu. Disons que le consensus des prévisionnistes tourne plus autour de - 9 % que de - 10 %.

Pour 2021, à l'inverse, l'ampleur du rebond pourrait être plus limitée que prévu par le PLF pour 2021. Ce rebond repose en effet sur l'hypothèse forte d'une amélioration de la situation sanitaire tout au long de l'année 2021, qui n'est pas certaine, mais aussi sur l'hypothèse, que nous considérons comme volontariste, d'un effet important des mesures du plan de relance sur la croissance. Le Gouvernement l'estime à 1,1 point de PIB, ce qui s'ajouterait notamment aux effets attendus des plans de relance chez nos partenaires. Il y a peut-être là une nuance avec le Gouvernement.

Par exemple, nous pensons que l'effet du plan de relance sur l'investissement public local, que le Sénat connaît bien, pourrait être un peu moins fort en 2021 que prévu par la loi de finances, en raison de délais inhérents à l'instruction de dossiers d'investissement et du niveau déjà élevé des capacités de production du secteur du bâtiment. Nous pourrions donc avoir un léger tassement ou une difficulté dans la mise en oeuvre du plan de relance au niveau local.

Sur le fondement de ces hypothèses économiques, le Gouvernement prévoit un niveau de déficit absolument inédit depuis plus de soixante-dix ans : il s'établirait à 10,2 % du PIB en 2020, puis à 6,7 % du PIB en 2021. Ces prévisions sont assez proches de celles que le Gouvernement vous a présentées l'été dernier lors du débat d'orientation des finances publiques. Comparé au rapport préparatoire à ce débat, le PLF prévoit un solde public en amélioration de 1,2 point en 2020 mais, symétriquement, une dégradation de 1,2 point en 2021. Cette prévision prend en compte la révision des hypothèses macroéconomiques et les nouvelles mesures de soutien à l'activité décidées dans le cadre du plan de relance.

Là encore, le Haut Conseil estime que le solde public nominal prévu pour 2020-2021 est atteignable, même si des incertitudes entourent les conditions sanitaires et les évolutions macroéconomiques.

Au-delà du déterminant sanitaire, nous nous sommes attachés à identifier les principaux risques qui affectent les prévisions de recettes et de dépenses sur la base des informations dont nous disposons. S'agissant des prélèvements obligatoires, nous estimons les prévisions cohérentes avec le scénario macroéconomique. Nous relevons que le Gouvernement fait l'hypothèse que les exonérations temporaires de cotisations pour les entreprises des secteurs les plus touchés par la crise sanitaire ne seront pas prolongées en 2021. Si cela ne se vérifiait pas, les recettes publiques seraient alors dégradées.

S'agissant des prévisions de dépense publique, nous estimons vraisemblables les risques à la hausse comme à la baisse. Du côté baissier, la mise en oeuvre des investissements prévus dans le cadre du plan de relance pourrait être plus lente qu'attendue, ce qui se traduirait par un report de dépenses sur 2022 et les années ultérieures.

Par ailleurs, la charge de la dette pourrait être un peu moins élevée - mais c'est traditionnel - que dans la prévision du PLF pour 2021, du fait d'hypothèses de taux d'intérêt qui sont comme à l'accoutumée relativement conservatrices.

Du côté haussier, nous relevons un risque sur le niveau attendu des dépenses de santé. Le PLF pour 2021 prévoit une enveloppe de 4,3 milliards d'euros pour faire face à la crise sanitaire en 2021, contre des dépenses actuellement estimées à 10,1 milliards d'euros pour 2020. En particulier, les dépenses associées à une éventuelle campagne de vaccination pourraient se révéler supérieures de 1,5 milliard d'euros à celles prévues par le PLFSS pour 2021.

En dépit de ces aléas, le Haut Conseil estime dans l'ensemble que les prévisions de finances publiques sont atteignables et ne sont pas irréalistes.

J'en viens au deuxième message porté par l'avis du Haut Conseil à propos de la nécessité d'adopter une nouvelle loi de programmation des finances publiques. Qu'il s'agisse du scénario macroéconomique ou de la trajectoire de finances publiques, la LPFP du 22 janvier 2018 est définitivement caduque.

En effet, l'estimation du PIB potentiel retenue par cette loi, adoptée deux ans avant la crise, est obsolète. L'ampleur du choc subi par l'économie française devrait avoir un impact durable sur l'appareil productif, sous l'effet notamment du recul de l'investissement. Dans les documents qui ont été fournis au Haut Conseil, le Gouvernement considère d'ores et déjà que le niveau du PIB potentiel devrait être révisé à la baisse de 1,5 point en 2020, puis de plus de 2 points en 2021 par rapport aux hypothèses de la loi de programmation.

Plus généralement - et ce n'est pas une critique -, la trajectoire financière de la loi de programmation n'anticipait évidemment pas le choc sur les finances publiques que nous observons en 2020 et que nous constaterons encore en 2021.

Souvenons-nous que la loi de programmation prévoyait un déficit public égal à 1,5 point de PIB en 2020 et 0,9 en 2021, prévisions bien éloignées de celles présentées par le PLF pour 2021.

La difficulté vient du fait que, bien que caduque, cette loi de programmation constitue, aux termes de la loi organique de 2012 - que je connais bien, puisque je l'ai fait voter par le Parlement quand j'étais ministre des finances - la référence pour le PLF qui vous est soumis, ainsi que pour le Haut Conseil et la Commission européenne, et ce à double titre : tout d'abord, le Haut Conseil doit s'appuyer sur la croissance potentielle telle qu'établie par la loi de programmation en vigueur, même si elle n'a plus aucun sens. Le solde structurel est ainsi calculé, dans le PLF pour 2021, avec la même hypothèse de croissance que la loi de programmation, même si celle-ci n'est absolument plus pertinente.

Ainsi, la révision à la baisse de la croissance potentielle telle qu'estimée actuellement par le Gouvernement conduira à accroître le déficit structurel de plus d'un point en 2021.

En outre, le Haut Conseil doit comparer la trajectoire budgétaire prévue par le PLF à celle de la loi de programmation. À cet égard, le Haut Conseil constate que l'écart de solde structurel prévu en 2021 s'élève à - 2,4 points de PIB par rapport à la loi de programmation de 2018, ce qui constitue un écart important au sens de la loi organique de 2012. Le solde structurel présenté par le Gouvernement se dégraderait ainsi de 1,4 point entre 2019 et 2021 et s'établirait à - 3,6 % de PIB en 2021, très loin de l'objectif de déficit structurel de - 1,2 % du PIB fixé par la loi de programmation.

Je soumets la conclusion aux parlementaires : puisque les anciens repères économiques et financiers sont devenus inadaptés, le Haut Conseil estime tout à fait nécessaire d'en changer dès que possible, sans attendre que la crise économique, sociale voire sanitaire soit derrière nous, c'est-à-dire lorsque la situation se sera stabilisée et que l'horizon sera plus lisible.

Au total, le Haut Conseil invite le Gouvernement à présenter dès le printemps 2021 une nouvelle loi de programmation des finances publiques, qui permettra d'établir une stratégie de finances publiques de moyen terme, fixera notamment une nouvelle trajectoire d'évolution du PIB et du PIB potentiel, ainsi que des finances publiques, conformément à la loi organique de 2012. Cela permettra de fonder les appréciations de chacun sur des critères correspondant aux réalités d'aujourd'hui plus qu'à celles d'hier, que la crise rend totalement caduques.

Avant de conclure, je vous livre le troisième message principal porté par l'avis du Haut Conseil, concernant la soutenabilité de la dette.

Selon le scénario du Gouvernement, la dette publique s'élèverait à 117,5 points de PIB en 2020, soit une hausse de près de 20 points par rapport à la loi de finances initiale pour 2020. Le ratio de dette publique reculerait en 2021, mais très légèrement, à 116,2 points de PIB. Cette perspective d'une baisse limitée du ratio de dette publique liée au très fort rebond du PIB attendue par le Gouvernement est fragile et pourrait être remise en cause si le rebond de l'activité était moindre.

En tout état de cause, constatons que la dette va connaître une augmentation massive par rapport à la situation d'avant la crise, ce qui résulte à la fois du choc économique inédit, mais aussi de la réponse budgétaire apportée pour y faire face, qui est tout aussi massive.

Le ratio de dette publique s'établirait ainsi en 2021 à 18 points de PIB au-dessus de son niveau d'avant la crise et 22 points de PIB au-dessus de celui prévu par la loi de programmation.

Cette évolution n'intervient pas dans un ciel serein, puisqu'elle arrive après une décennie quasi ininterrompue de hausse de la dette. Or le contexte de croissance potentielle affaiblie rend plus difficile son reflux. Selon nous, la soutenabilité à moyen terme de la dette publique constitue un enjeu central de la stratégie budgétaire de la France. Elle appelle à cet égard la plus grande vigilance.

Je sais que, chez les économistes comme chez les politiques, des débats commencent à naître. Et si l'on annulait la dette ? Bonjour les épargnants ! Et si l'on monétisait totalement la dette ? La Banque centrale en prend déjà une bonne part : je ne pense pas qu'elle aille jusqu'à une monétisation absolue. Les textes ne le permettent d'ailleurs pas. Et si l'on mutualisait la dette ? Un début de mutualisation de la dette commence à avoir lieu avec le plan européen de relance, mais nous n'en sommes pas pour autant à ce stade.

Conclusion : nous retrouverons toujours la dette sur notre chemin, et c'est un fardeau qui pèsera sur les générations futures. Une dette finit par être remboursée. Nous avons rendez-vous avec elle. C'est pourquoi nous envoyons un message de vigilance.

Je termine en partageant avec vous quelques réflexions sur la gouvernance des finances publiques, et particulièrement - pardonnez-moi de plaider pour ma chapelle - sur le mandat du Haut Conseil.

La crise qui a touché la France et le monde entier se traduit par un choc massif sur les finances publiques, et notamment sur l'encours de la dette publique, je viens de le dire. Au regard de cette situation, je suis persuadé qu'une refondation de la stratégie budgétaire est indispensable pour assurer la soutenabilité de la dette publique et le meilleur usage des deniers publics. La Cour des comptes s'est d'ailleurs exprimée à ce sujet dans son rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, publié en juin dernier, que j'ai présenté devant vous.

Pour faire respecter et mettre en oeuvre cette stratégie, il faut un renforcement de la gouvernance budgétaire. Je vous rappelle qu'en 2012, à la suite de la crise financière de 2008, puis de la crise des dettes souveraines dans la zone euro, les gouvernances française et européenne des finances publiques avaient été refondées pour éviter que les difficultés alors rencontrées ne se reproduisent à l'avenir.

Dans le prolongement du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), la loi organique de 2012 avait introduit dans le droit français un ensemble de dispositifs visant à favoriser une maîtrise durable des finances publiques. Elle avait notamment fondé le Haut Conseil des finances publiques.

Après le choc que nous connaissons aujourd'hui qui est, je le répète, totalement inédit depuis la Seconde Guerre mondiale, il m'apparaît nécessaire de compléter l'architecture élaborée en 2012 pour franchir une nouvelle étape dans l'amélioration du pilotage des finances publiques en France.

La Cour des comptes va s'exprimer sur ce sujet à l'automne. Mon propos n'est pas d'anticiper ici le rapport qui vous sera présenté, mais de vous dire ce que j'en pense avec ma casquette de président du Haut Conseil.

Depuis sa création, notre jeune institution budgétaire indépendante a contribué à l'amélioration du réalisme des hypothèses macroéconomiques. C'est un constat étayé par des analyses économiques de très grande qualité, vous en conviendrez quelles que soient vos sensibilités, que réalise le Haut Conseil de manière indépendante.

Toutefois, notre mandat - j'insiste sur ce point - est significativement plus réduit que celui de nos homologues européens, tout comme nos moyens. C'est à mes yeux insuffisant pour assurer la surveillance indépendante de la trajectoire des finances publiques et éclairer les autorités, les citoyens et les parlementaires sur les risques liés à la situation de nos finances publiques. Nous allons maintenant échanger des questions et des réponses. Je ne pourrai vous répondre que dans le cadre du mandat qui est le mien. Je serai donc frustré et je vais vous frustrer. Je pense que nous pourrions faire beaucoup plus.

Je citerai trois limites. En premier lieu, la loi organique de 2012 n'a pas formellement confié au Haut Conseil des finances publiques la mission d'apprécier le réalisme des prévisions de finances publiques, qu'il s'agisse des recettes, des dépenses ou du déficit public.

Dans l'exercice de notre mandat actuel, nous ne pouvons faire abstraction de ces considérations. Elles font régulièrement l'objet de développements dans notre avis, mais notre analyse reste limitée dans sa portée par la loi organique.

Deuxième écueil : le Haut Conseil n'est pas non plus compétent pour examiner la réalité de l'évaluation de l'impact financier ou socio-économique des mesures, quand bien même celles-ci seraient déterminantes pour apprécier le réalisme de la trajectoire des finances publiques. Si vous me demandez ce que je pense de telle ou telle mesure, je ne vous répondrai pas, car il s'agirait d'une réponse personnelle et non d'une réponse du Haut Conseil. Avec un mandat un peu plus élargi, je pourrais vous répondre non pas à partir d'un jugement mais d'une évaluation précise des choses.

Troisième limite - et ce sera mon dernier exemple, sans que la liste ne soit pourtant exhaustive : le mécanisme de correction ex post n'a pas fait preuve de son efficacité. Il a été créé par la loi organique 2012, mais son déclenchement par le Haut Conseil en cas d'écart significatif avec la trajectoire de solde structurel de la loi de programmation est beaucoup trop tardif. Parce qu'il intervient seulement une fois les écarts constatés, il ne semble pas permettre d'assurer le plein respect des trajectoires pluriannuelles.

Au regard de ces limites et de l'enjeu central que constitue la soutenabilité de la trajectoire de dette publique, il me semble que des ajustements de la gouvernance des finances publiques seraient nécessaires. J'ai d'ailleurs demandé au rapporteur général du Haut Conseil, Éric Dubois, ici présent, de réfléchir aux évolutions souhaitables du mandat de notre institution budgétaire indépendante dans une logique de transparence de nos travaux, mais aussi de rénovation de notre gouvernance. Le rapport qu'il me remettra vous sera transmis et sera rendu public.

Je pense que cela appelle un toilettage de la loi de 2012 limité mais significatif. Comparé aux autres institutions européennes de notre secteur, le Haut Conseil, même s'il est selon notre tradition indépendant, est celui qui a le mandat et les moyens les plus faibles. Il faut adapter ses moyens aux nouveaux enjeux.

D'ailleurs, le PLF pour 2021 prévoit un accroissement très significatif des moyens humains du Haut Conseil et je m'en réjouis. Si ceci est confirmé par l'adoption de la loi de finances, cela permettra de renforcer dès le début de l'année prochaine notre expertise économique et notre capacité d'analyse au service des citoyens et du Parlement.

Je reviendrai devant vous - car je suis têtu - avec ces propositions qui, je pense, sont d'intérêt général : tiers de confiance, indépendance, expertise renforcée et moyens adaptés.

Voilà les quelques réflexions que je souhaitais partager avec vous. Je suis évidemment à votre disposition pour répondre à vos questions dans la limite du mandat du Haut Conseil.

M. Vincent Éblé , président . - Merci, monsieur le président. Nous vous avons entendu.

J'invite le rapporteur général à nous faire part de ses questions.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Merci, monsieur le président. Je suis, mes chers collègues, très heureux de vous retrouver.

Monsieur le président du Haut Conseil, vous êtes dans le cadre de votre mandat, mais vous ne perdez pas tout à fait le sens de la vie parlementaire, puisque vous avez déjà passé quelques messages sur les moyens du Haut Conseil. On a bien compris votre invitation à voter cette augmentation des moyens du Haut Conseil.

Nous sommes très admiratifs de la capacité du Haut Conseil à émettre un avis en ce moment. Lors de votre dernière audition, j'avais cité Le Soulier de satin de Paul Claudel en disant que le pire n'est pas toujours sûr. En ce moment, on peut dire que le meilleur ne l'est pas davantage !

Nous sommes dans une grande période d'incertitude et mesurons tous avec modestie la difficulté de l'exercice qui consiste à rendre un avis sur le PLF et le PLFSS pour 2021.

En effet, les doutes sont extrêmement nombreux. Je ne parlerai évidemment pas de l'évolution du contexte sanitaire, n'ayant aucune compétence pour cela. En revanche, ma première question portera sur l'impact du plan de relance. J'ai bien étudié le document qui nous est parvenu lundi : il s'agit plus de la présentation d'un plan de relance que d'un PLF, avec un effet sur l'activité estimé par le Gouvernement à 1,1 point de PIB. Vous notez dans votre avis que la mise en oeuvre de ce plan de relance pourrait être plus lente que prévu. C'est une question que nous avons collectivement adressée au Gouvernement en séance : on peut afficher un beau plan de relance à 100 milliards d'euros mais on connaît la capacité des administrations françaises à recréer des procédures. L'incertitude relative aux décaissements et au calendrier de mise en oeuvre constitue donc un véritable sujet. Je partage ainsi votre préoccupation. Mais il existe aussi une incertitude concernant l'effet « multiplicateur » du plan de relance sur l'activité, sujet qui n'est pas abordé dans l'avis. L'hypothèse retenue par le Gouvernement en la matière vous semble-t-elle crédible ?

Une autre de mes questions portera sur la dette. Je siégeais déjà dans cette commission lors de la crise de 2008-2009, qui était bien évidemment d'une nature tout à fait différente. Il s'agissait alors d'une crise de liquidité. Aujourd'hui, il n'y a pas de problème pour emprunter sur les marchés, au contraire. Nous empruntons à des taux négatifs de - 0,2 % à dix ans, et le Gouvernement prévoit une remontée des taux d'intérêt à 0,7 % en 2021. Cette remontée des taux est nettement plus forte que celle que prévoient les autres pays européens, les marchés et les instituts de conjoncture. On a assisté plusieurs fois à cette présentation consistant à être un peu plus pessimiste que le consensus des économistes pour ensuite bénéficier d'un certain nombre de marges de manoeuvre dans l'exécution. N'est-ce pas de nouveau le cas ?

Enfin, vous avez très justement indiqué que la soutenabilité à moyen terme des finances publiques appelle à la plus grande vigilance. La commission des finances dans son ensemble ne peut que partager l'idée qu'après la relance devra venir le temps de la consolidation budgétaire, afin de reconstituer des marges de manoeuvre. La difficulté sera d'opérer cette transition au bon moment, pour ne pas casser la reprise. Pouvez-vous nous éclairer sur les critères susceptibles de définir le calendrier pertinent en la matière ? Faudrait-il par exemple entamer le redressement des comptes publics dès que le PIB aura retrouvé son niveau de 2019, ce qui se produira en 2022 d'après la trajectoire gouvernementale, alors même que l'écart de production sera toujours négatif ?

M. Vincent Éblé , président . - La parole est aux commissaires.

M. Claude Raynal . - Monsieur le président, je suis d'accord avec Albéric de Montgolfier pour dire que l'exercice est difficile. Tous les exercices de ce genre le sont : établir un PLF est compliqué et donner un avis sur ce PLF est risqué pour le Haut Conseil. On ne peut donc que saluer cette tentative.

Toutefois, je m'attendais très sincèrement, s'agissant du projet de loi de finances, à un chiffrage ou une étude médiane, accompagnée d'un scénario pessimiste et d'un autre plus optimiste. Je ne pensais pas à un PLF aussi « carré » que d'habitude, étant donné les circonstances. On pouvait espérer un scénario de base sur lequel bâtir quelque chose. Je souhaiterais connaître votre avis sur ce point.

Peut-être une relecture aura-t-elle lieu dans six mois, mais un jeu d'hypothèses nous aurait permis d'encadrer la discussion et d'évaluer l'ensemble des risques, car on a du mal à comprendre pourquoi on choisit tel niveau plutôt que tel autre en matière de calcul des recettes et des dépenses.

En outre, si l'on a bien compris que la loi de programmation était caduque, faut-il vraiment se lancer à nouveau dans l'exercice d'ici quelques mois ? Ne vaut-il pas mieux attendre la fin de la pandémie ou de la crise sanitaire ? Ne risque-t-on pas de la réécrire pour rien ? Pourquoi une telle urgence selon vous ?

Mme Sylvie Vermeillet . - Monsieur le président, je reviens sur le rebond que connaissent les différents pays européens. Existe-t-il une corrélation entre la force des plans de relance et celui-ci ? Comment avez-vous construit votre prévision ?

M. Jérôme Bascher . - Monsieur le président, l'État estime que le plan de relance amènera 1,1 point de croissance en plus. Or j'ai cru comprendre que les plans de relance ne fonctionnaient que lorsqu'ils étaient accompagnés de réformes structurelles dans les ministères et les collectivités locales pour accélérer les décaissements.

Ne pensez-vous pas qu'il manque quelque chose pour faciliter la dépense de la centaine de milliards annoncée en dix-huit mois seulement ?

Par ailleurs, je ne suis pas d'accord avec vous lorsque vous dites que la loi de programmation des finances publiques est caduque depuis 2020. Le Gouvernement s'est empressé, juste après l'avoir fait voter, de ne pas la respecter. C'est le premier Gouvernement qui fait voter une loi et se met tout seul hors-la-loi ! Il continue à franchir allègrement toutes les limites de cette loi de programmation des finances publiques, ce qu'il a commencé à faire l'année suivant son adoption. Gilets jaunes, réforme des retraites, covid-19, etc . : il y a toujours une bonne raison pour ne pas respecter la règle.

Ne croyez-vous pas que la solution consisterait en une véritable règle d'or, si souvent évoquée et jamais mise en oeuvre ?

M. Vincent Éblé , président . - Monsieur le président, vous avez la parole.

M. Pierre Moscovici . - Monsieur le rapporteur général a raison, je n'ai pas totalement oublié mes autres activités. Je suis aussi venu plaider pour un programme, mais vous ne savez peut-être pas que les avis que nous produisons, qui sont je pense d'une remarquable qualité, sont réalisés avec deux équivalents temps plein. Ces gens travaillent jour et nuit pour cela...

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur spécial . - J'ai été rapporteur spécial de la mission budgétaire concernée !

M. Pierre Moscovici . - J'ai obtenu du ministre du budget, que je remercie, cinq équivalents temps plein en plus. Un triplement des moyens permettra de réaliser plus de choses. Cela prendra aussi tout son sens en cas d'élargissement du mandat.

Plusieurs d'entre vous m'ont interrogé sur l'impact du plan de relance. Nous n'affirmons pas que le surcroît de croissance de 1,1 point prévu par le Gouvernement en 2021 n'est pas crédible. Il est volontariste. C'est une question d'ingénierie. Nous connaissons notre pays : il faut mettre en place une ingénierie qui permette non de dépenser 100 milliards d'euros en dix-huit mois - le Gouvernement ne le prétend pas lui-même - mais de dépenser les 37 milliards d'euros programmés pour 2021.

Nous pensons que l'hypothèse est volontariste, à la fois du fait de la saturation de certaines capacités sectorielles et des difficultés traditionnelles à mettre en oeuvre ces investissements.

L'effet multiplicateur retenu par le Gouvernement, sujet dont nous avons longuement débattu lors des auditions, est de 0,8. Nous ne pensons pas que ce soit là un chiffre élevé au regard de la situation économique. C'est le risque de retard qui explique que nous estimons qu'il existe un certain volontarisme, sans qu'il soit pour autant impossible d'obtenir 1,1 point. Souhaitons-le, mais ce pourrait être un petit peu moins, d'où notre jugement.

S'agissant de l'hypothèse des taux d'intérêt, le Haut Conseil relève la prudence traditionnelle du Gouvernement. Cela peut présenter quelques avantages. On garde une certaine marge de manoeuvre. Toutefois, le consensus des économistes et la prévision de taux du Gouvernement présentent un écart. Le consensus anticipe des taux longs à zéro l'année prochaine pour la zone euro. Selon le Gouvernement, le chiffre est de 0,7. Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas le plus probable au regard de l'analyse du Haut Conseil. Il y a là une marge de manoeuvre possible en exécution.

Concernant la dette et la consolidation budgétaire, nous avons eu un débat entre nous pour savoir si nous devions parler ou non de la dette. Je ne concevais pas que nous n'en parlions pas. Quelques membres du Haut Conseil soulignaient que nous étions à la limite de notre mandat. Je pense que nous sommes dedans, mais j'aimerais répondre à votre question en allant plus loin. Je ne le peux pas dans le cadre du mandat actuel, étant déjà à mes limites.

Deux réflexions de bon sens : dans la situation de crise sanitaire, mais aussi de crise économique et sociale que nous ne connaissons, nous ne contestons pas la légitimité de la priorité accordée à la relance et au soutien de l'économie. Nous attirons l'attention sur le fait qu'on ne peut pas pour autant ignorer la question de la dette. À un moment donné, il faudra bien retrouver une trajectoire assurant la soutenabilité de la dette publique. Quand ? C'est un débat sur lequel j'aimerais que nous puissions poursuivre nos échanges. Cela dépend de l'élargissement du mandat du Haut Conseil. Je pourrais vous faire une réponse personnelle : elle ne serait pas d'un très grand intérêt. Priorité à la dépense compte tenu de la situation donc, mais restons vigilants sur la question de la soutenabilité de la dette publique à moyen terme.

Je n'ai pas de commentaire à faire sur la manière dont sont élaborés les projets de loi de finances. Fallait-il établir des scénarios ? Notons que l'incertitude est très élevée et difficilement quantifiable. Doit-on faire autant de PLF que de scénarios de croissance ? Le Gouvernement ne l'a pas choisi.

Il est clair que l'incertitude demeure. Il n'est pas interdit d'évoquer cette question dans le débat.

S'agissant de la programmation des finances publiques, plusieurs approches sont possibles. On peut attendre la fin de la crise sanitaire ou que tout ceci soit largement derrière nous. On peut attendre la fin de la crise économique et sociale. Pour résumer notre message, il convient de le faire le plus tôt possible, c'est-à-dire au printemps 2021, sauf dégradation très forte ou instabilité persistante.

Je ne me prononce pas sur le moment à compter duquel la loi de programmation est devenue caduque. Pour avoir été moi-même ministre des finances, membre de la commission des finances de l'Assemblée nationale, je puis dire qu'il y a toujours eu des écarts. Nous ne sommes toutefois plus dans l'écart mais dans la caducité, ce qui est assez différent. On ne peut le reprocher à ce Gouvernement, pas plus qu'à d'autres auparavant. Quand un événement extraordinaire se produit, on ne peut conserver la même boussole.

De ce point de vue, monsieur Raynal, il est compliqué de vivre sans loi de programmation réaliste. On ne peut porter aucun jugement. Toutes les notions à partir desquelles nous travaillons, comme la croissance potentielle et le solde structurel, n'ont plus rien à voir avec la réalité. C'est pour cela qu'il faut agir le plus tôt possible. Si cela ne se fait pas au printemps 2021, ce sera trop tard ! Nous ne pouvons vivre totalement sans règle. N'avoir aucun point de repère solide est toujours fâcheux pour le débat démocratique. Voilà la raison pour laquelle, si la situation est stabilisée et lisible au printemps, il me paraît raisonnable de viser ce moment.

Pour ce qui est de la question des prévisions macroéconomiques, madame Vermeillet, ce qui figure dans notre avis est extrait de ce qu'on appelle le Consensus forecast - autrement dit, le consensus des économistes. L'évolution d'ensemble de l'activité a partout le même profil mais certains pays sont descendus plus bas, et remontent un peu plus haut. Quand on considère les choses en termes de croissance et d'emploi, ce n'est pas totalement négligeable. Même si le profil est identique, il existe quelques différences qui sont loin d'être insignifiantes.

Enfin, s'agissant de la règle d'or, je suis au-delà de mes compétences. Pour le moment, nous disposons d'une loi organique qui prévoit des lois de programmation. Tant qu'on demeure dans cette loi organique, il faut modifier la loi de programmation, mais on peut aussi envisager - ce n'est toutefois pas mon rôle - une autre loi organique. Cela devient bien plus lourd et relève du débat politique et public pour d'autres échéances. Dans le cadre qui est le nôtre actuellement, c'est la loi de programmation qu'il faut modifier, et je pense qu'il est logique de raisonner pour le moment à cadre inchangé.

Ce débat a déjà eu lieu en 2012. Certains proposaient une règle d'or. Selon moi, les règles d'or, même en Allemagne, ne tiennent pas quand survient un événement comme celui-ci. C'est la programmation qui s'impose davantage. Je suis allé trop loin : je me tais...

M. Bernard Delcros . - Monsieur le président, quelles prévisions peut-on réaliser sur le niveau d'investissement des collectivités en 2021 et sur les pertes de recettes liées à la situation que l'on connaît ?

Pouvez-vous par ailleurs nous donner votre sentiment concernant la baisse des impôts de production qui a été annoncée par le Gouvernement et sur les modalités de compensation aux collectivités ?

M. Jean Bizet . - Monsieur le président du Haut Conseil, ma question s'adresse également à l'ancien commissaire et ancien ministre des finances. Dans le prêt européen au coeur du plan de relance, la France représente 15 % du PIB. Sa population est légèrement supérieure, entre 15 % et 20 %. Or, elle va récupérer seulement 8 % du prêt de l'Union européenne, mais en rembourser 17 %. C'est la logique de la mutualisation, et on ne peut que se réjouir de l'action du couple franco-allemand.

Il va falloir être extrêmement vigilant en ce qui concerne la reprise de la compétitivité de notre pays. Cela suppose une baisse drastique des dépenses publiques. Encore une fois, on n'a pas été assez volontariste en la matière.

Par ailleurs - c'est plutôt à l'ancien commissaire que je m'adresse -, il va falloir être politiquement très exigeant en matière de ressources propres de l'Union européenne. Ce sera autant de contributions nationales en moins. On sait que l'Europe apporte souvent les bonnes réponses, mais à son rythme. Il y a malgré tout urgence, et je sens une partie de bras de fer s'engager entre le Parlement européen et la Commission. Je suis plutôt du côté du Parlement européen, qui est extrêmement volontariste dans ce domaine. Je n'en entends pas assez parler au niveau national.

M. Pascal Savoldelli . - Monsieur le président, vous nous parlez de rebond. Le taux d'investissement des entreprises françaises demeure au même niveau qu'avant. Toutefois, l'autofinancement s'effondre de 40 points et les marges de 7 points. C'est là un indicateur à prendre en compte.

Je voudrais attirer votre attention sur une question qu'on évoque rarement ici, celle de la dette privée. Quand va-t-on se poser la question de sa soutenabilité ? Elle représente 138,2 % du PIB. On parle d'une tendance à 150 % pour la France. Dans la zone euro, l'augmentation est de 2 points, contre 6,4 points pour la France.

Il n'y a pas de lien mécanique entre dette privée et dette publique, mais l'une n'ignore pas l'autre. Quel est votre avis sur ce point ?

Enfin, j'ai constaté que l'on envisageait une diminution de l'investissement public local de 4,9 milliards d'euros en 2020 par rapport à 2019 dans le cadre du PLF pour 2021. Or nous sommes tous d'accord sur ce point : une baisse de l'investissement public local a, dans notre pays, des conséquences sur le tissu TPE-PME. Comment expliquer cette baisse deux fois supérieure aux prévisions du Gouvernement ?

Mme Christine Lavarde . - Monsieur le président, je souhaitais vous interroger sur la dette publique, mais j'ai compris qu'on était à la limite de vos prérogatives en tant que président du Haut Conseil. Vous pourrez certainement me répondre quand vous viendrez nous présenter le rapport sur l'évolution des finances publiques locales : qu'en est-il de la dette des établissements publics et des collectivités territoriales ? Est-elle soutenable ? Quelles collectivités vont se trouver, à une certaine échéance, « proches du mur » ?

Je voudrais également revenir sur le rebond. Vous avez dit que les prévisions présentées dans votre avis étaient issues du Consensus forecast . On entend parler uniquement des aléas liés à l'évolution de la crise sanitaire. Les années antérieures, on parlait d'autres types d'aléas, notamment de la guerre commerciale ou des enjeux géopolitiques. Il me semble qu'ils n'ont pas disparu en 2021. Dans quelle mesure sont-ils pris en compte ?

M. Patrice Joly . - Monsieur le président, vous avez évoqué l'indépendance. Il m'est revenu à la mémoire un article de Jean-Denis Bredin sur l'indépendance de la justice, au moment où je suis devenu magistrat, ce qui m'a beaucoup questionné tout au long de mon activité professionnelle. Il parlait de l'indépendance de la justice, pas simplement par rapport au pouvoir politique, mais également par rapport à son cadre intellectuel, ses schémas de pensée et, parfois, ses a priori . Je voulais faire partager ce souvenir à l'ensemble des collègues présents dans cette salle et à vous-même.

Vous évoquez par ailleurs le rebond et la racine carrée, mais on entend aussi beaucoup parler de rebond en K, qui ne permettrait pas aux plus modestes de bénéficier de la reprise, en dépit de la forte mobilisation des finances publiques. Quel est votre avis à ce sujet ? Êtes-vous là dans votre périmètre d'intervention ?

Enfin, s'agissant de l'annulation de la dette ou d'une partie de celle-ci, sujet évoqué par les plus éminents économistes, vous avez attiré l'attention sur les épargnants. Un quart de la dette est détenu par la Banque centrale européenne et par les banques nationales. Cette caractéristique particulière mérite peut-être une approche un peu plus fine du sujet. J'aimerais connaître votre avis à ce sujet.

M. Pierre Moscovici . - Existe-t-il une corrélation entre les plans de relance et le rebond ? Je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas des prévisions du Haut Conseil mais de celles du consensus des économistes.

Nous n'avons pas analysé les plans de relance de nos partenaires. C'est difficile dans le temps qui nous est imparti, avec les moyens qui sont les nôtres. J'espère que nous ferons mieux à l'avenir, même à mandat constant, avec nos propres moyens.

Incontestablement, il existe une corrélation entre l'ampleur du rebond et l'ampleur de la perte initiale, ce qui est une des raisons pour lesquelles, si nous jugeons la séquence 2020-2021 plausible, le séquençage lui-même nous paraît un tout petit peu différent. Plus on baisse en 2020, mieux on peut rebondir en 2021.

Les autres instituts économiques estiment en général qu'on devrait baisser un peu moins en 2020 et rebondir un peu moins en 2021, ce qui aboutit grosso modo au même résultat.

Plusieurs questions portent sur l'investissement local. Le Gouvernement prévoit un rebond net pour 2021 de 7,9 %, en dépit de la baisse de l'investissement du fait de la crise sanitaire. Tout cela est un peu mécanique. Des chantiers ont dû être arrêtés au printemps. La base 2020 sera donc particulièrement basse. C'est aussi une affaire de recettes et, vous le savez, les recettes des collectivités locales sont, à court terme, moins sensibles aux cycles que les recettes de l'État. Elles chutent moins brutalement que l'ensemble. J'aurai l'occasion de revenir prochainement devant vous pour parler des finances publiques locales dans leur ensemble, dans le cadre des travaux de la Cour des comptes.

Pour ce qui est des questions du sénateur Bizet sur l'Europe, je connais les différents facteurs que vous évoquez. Je n'ai jamais été pour ma part un partisan de la théorie du juste retour, mais plutôt de la théorie du retour efficace. Il existe aussi des incertitudes sur la partie européenne du plan de relance. Cette partie contribue à environ 40 % des ressources du plan. Encore faut-il qu'il y ait un accord et que cet argent puisse redescendre.

Ainsi que nous l'avons dit vous et moi, la tuyauterie, l'ingénierie, la mise en place de mécanismes permettant des investissements efficaces sont des éléments indispensables. Le plan de relance est à la fois un plan d'urgence mais aussi un plan structurel. Il consiste à améliorer la compétitivité de l'économie, à mener à terme un certain nombre de réformes et à mettre en place des investissements dans de nouveaux secteurs économiques. C'est ce qu'on appelle parfois le retour à la souveraineté. Tout cela exigera de notre part une très grande vigilance.

Pour ce qui est des ressources propres, je partage totalement votre sentiment. Je change de casquette une seconde : on a augmenté le plafond des ressources propres de 1 % à 2 % du revenu national brut de l'Union parallèlement à la mise en place du plan de relance européen. C'est une question qui ne peut être négligée. De ce point de vue, un certain nombre de pistes sont évoquées, comme la taxe carbone aux frontières ou la taxe sur le numérique.

Je me suis rendu la semaine dernière à Bruxelles et j'ai rencontré le président du Parlement européen à cette occasion. Il est vrai qu'il existe un volontarisme traditionnel plus grand au Parlement, mais je pense que le débat principal aura lieu entre les États membres dans le cadre du Conseil. Les positions sont très différentes. L'ancien commissaire à la fiscalité que je suis, qui a notamment proposé une directive sur le numérique, sait de quoi il s'agit. J'ai réussi à obtenir le consentement de vingt-quatre États membres, mais quatre ont bloqué, ce qui pose aussi la question du vote à la majorité qualifiée sur les ressources propres. Dans l'Europe telle qu'elle est, c'est un problème qui se pose. Vous m'entraîner vers sur mon péché mignon, je m'arrête donc tout de suite.

J'ajoute cependant une réponse à une question que vous ne posez pas, celle concernant les règles de finances publiques. De la même façon que j'appelais à l'adoption d'une nouvelle loi de programmation, il me paraît clair que nous ne couperons pas à une révision des règles de finances publiques européennes, dans la mesure où, là aussi, on observe certains points de caducité. On ne peut rester sans règle ni les suspendre pour l'éternité. On ne peut revenir exactement aux critères antérieurs.

La Cour des comptes, dans son rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, estimait que nous allions vivre très durablement avec plus de 100 points de PIB de dette publique et que le déficit public ne reviendrait pas en dessous de 3 % du PIB avant cinq ans. On peut toujours freiner dès aujourd'hui, mais ce serait totalement contraire à l'exigence de relance de la croissance. Il faut donc avoir des règles plus lisibles, plus simples, plus cohérentes. C'est une réflexion qui est devant nous. Elle est éminemment politique. Il y aura des débats important à la Commission, au Parlement et au Conseil. Il faut une révision intelligente. Ce message était celui de la Cour des comptes dans son rapport. Il est implicitement contenu dans le rapport du Haut Conseil des finances publiques.

Concernant la dette privée, monsieur le sénateur, j'adorerais vous répondre, mais je suis totalement démuni en tant que président du Haut Conseil des finances publiques. Vous avez évidemment raison sur le fait que c'est un facteur qui est à prendre en compte.

De la même façon que je reviendrai parler de la dette des collectivités locales, je souhaite que l'amélioration du mandat du Haut Conseil lui permette de faire une analyse plus profonde de la dette et de sa soutenabilité.

Je suis par ailleurs entièrement d'accord avec vous : les incertitudes géopolitiques n'ont pas disparu. La première d'entre elle tient au résultat l'élection américaine. Nous vivrons ce soir le premier débat entre MM. Biden et Trump. Ceci est mentionné dans l'avis du Haut Conseil, comme dans les prévisions. Vous avez donc entièrement raison : il n'y a pas que la crise sanitaire. Le monde dans lequel nous vivons est un monde où la tendance à l'entropie est de plus en plus grande.

Cela soulève une question pour l'Europe : allons-nous rester l'agneau au milieu des loups ? Cette question dépasse le périmètre de mon mandat.

Enfin, le rebond en K nous incite à réfléchir sectoriellement. Je ferai deux remarques à cet égard. Je ne dirais pas que nous sommes sur des nuances, mais on est quand même dans un cadre plausible, avec, en outre, une très grande incertitude. Certains secteurs vont être et sont déjà très durement touchés, comme les transports, en particulier les transports aériens, le tourisme, l'hôtellerie ou la restauration.

Ma deuxième remarque porte sur l'emploi. Même avec une croissance qui reviendrait mi-2022 à son niveau de fin 2019, nous n'aurons évidemment pas le même contenu en termes d'emplois. Quand on parle de courbe en K, il faut donc prêter une attention très grande à ce qui se passe sectoriellement et ne pas se noyer dans la macroéconomie. Il faut aussi penser à la microéconomie, ce qui, encore une fois, ne relève pas du mandat du Haut Conseil des finances publiques.

La plupart des conjoncturistes que nous avons consultés évoquent bien cette discordance. On sera descendu beaucoup plus bas et remonté beaucoup plus vite que lors de la crise de 2008. Nous n'avons retrouvé dans l'Union européenne le niveau de PIB de 2008 que six ans après. Je raisonne par rapport à des prévisions que nous avons estimées nous-mêmes plausibles. Dans le cas présent, nous mettrions seulement deux ans pour retrouver le niveau de production d'avant-crise, mais l'impact sectoriel et l'impact en termes d'emplois peuvent être extrêmement différents, ce qui implique des réflexions très profondes et très complexes.

M. Vincent Éblé , président . - Merci, monsieur le président.

Page mise à jour le

Partager cette page