TITRE IV
ASSURER LE DÉVELOPPEMENT EN FRANCE DE L'ÉCONOMIE DES JEUX NUMÉRIQUES MONÉTISABLES DANS UN CADRE PROTECTEUR

Article 15
Encadrement des jeux à objets numériques monétisables

L'article 15 a pour objectif d'habiliter le Gouvernement à légiférer par voie d'ordonnance afin de définir et de fixer le cadre de contrôle et de régulation des jeux à objets numériques monétisables (Jonum).

La commission a adopté un amendement du rapporteur Patrick Chaize supprimant l'habilitation à légiférer par voie d'ordonnance. Ainsi amendé, cet article propose, pour la première fois en droit, une définition des Jonum et ainsi qu'une autorisation, à titre expérimental, de ce nouveau type de jeux, tout en s'assurant que cette expérimentation soit suffisamment protectrice contre les effets de bord et les risques pour l'ordre public et social, la santé des usagers et les mineurs.

1. Le droit en vigueur : les Jonum, nouveaux jeux en ligne à la croisée des jeux de loisirs et des jeux d'argent et de hasard, ne sont pour le moment pas définis juridiquement ni régulés en droit français

a) Les Jonum, de nouveaux jeux hybrides entre les jeux vidéo et les jeux d'argent et de hasard en ligne

1. Des jeux en ligne issus des technologies du Web 3...

Les évolutions numériques sont sources de nombreuses innovations : le Web 3 et son organisation décentralisée ont ainsi permis l'émergence de la blockchain, des crypto-actifs et des jetons non fongibles, et sont un levier de développement pour le secteur des jeux vidéo et des jeux en ligne et, plus largement, pour l'économie toute entière.

Un nouveau type de jeux en ligne se fondant sur ces technologies s'est ainsi développé, dans lesquels est proposé l'achat d'objets numériques, nécessaires à la participation et à la progression dans le jeu. Ces objets numériques ont la particularité d'être identifiés par un certificat attestant de leur authenticité et d'être monétisables. Ces jeux à objets numériques monétisables (Jonum), aussi dénommés jeux Play to earn (jouer pour gagner de l'argent) offrent en effet la possibilité de revendre ces objets à des tiers, sur la plateforme de l'éditeur du jeu ou sur une place de marché secondaire.

De très nombreux jeux Play to earn sont en cours de développement en France et dans le monde. L'autorité nationale des jeux (ANJ) estime qu'entre 1 200 et 2 500 jeux Play to earn sont en phase de développement, sachant que douze milliards de dollars ont été investis en 2022 dans ces technologies. S'agissant du secteur français, l'ANJ recense quinze jeux de ce type développés ou en cours d'élaboration en 2022.

Glossaire

Web 3 : Troisième génération d'Internet succédant au Web 1.0 et 2.0, avec une organisation décentralisée reposant sur la blockchain.

Blockchain : La blockchain - chaîne de blocs - est une technologie de stockage et de transmission d'informations sous forme de blocs liés les uns aux autres et protégés contre toute modification.

Actif numérique : actif constitué par des données numériques, dont la propriété ou le droit d'usage est un élément du patrimoine d'une personne physique ou morale. Les actifs numériques sont définis par la loi à l'article L. 54-10-1 du code monétaire et financier.

Jeton non fongible (JNF) : un jeton non fongible - non fongible token (NFT) en anglais - est un fichier numérique auquel est attaché un certificat d'authenticité numérique. Ce jeton est stocké sur une blockchain et représente un actif unique, qui ne peut être échangé par un autre, il est ainsi non fongible.

2 ... à la croisée des jeux d'argent et des jeux vidéo...

Les Jonum empruntent des caractéristiques à la fois aux jeux vidéo, définis à l'article 220 terdecies du code général des impôts, et aux jeux d'argent et de hasard, définis aux articles L. 320-1 et suivants du code de la sécurité intérieure.

Les jeux vidéo sont définis comme tout « logiciel de loisir mis à la disposition du public sur un support physique ou en ligne intégrant des éléments de création artistique et technologique, proposant à un ou plusieurs utilisateurs une série d'interactions s'appuyant sur une trame scénarisée ou des situations simulées et se traduisant sous forme d'images animées, sonorisées ou non. ». Ainsi, dès lors qu'un Jonum répond à ces caractéristiques, il peut être légitimement assimilé à un jeu vidéo.

Toutefois, les Jonum peuvent également réunir plusieurs des caractéristiques des jeux d'argent et de hasard, définis à l'article L. 320-1 du code de la sécurité intérieure comme : « toutes opérations offertes au public, sous quelque dénomination que ce soit, pour faire naître l'espérance d'un gain qui serait dû, même partiellement, au hasard et pour lesquelles un sacrifice financier est exigé de la part des participants. ».

En France, l'encadrement des jeux d'argent et de hasard est très strict : ces jeux sont interdits, sauf s'ils figurent sur la liste des dérogations à l'interdiction inscrite à l'article L. 320-6 du code de la sécurité intérieure. Si un Jonum est assimilé à ces jeux, il sera dès lors interdit et considéré comme illégal.

3 ... et qui présentent des risques similaires

Les Jonum sont susceptibles de présenter des risques similaires aux risques associés aux jeux d'argent et de hasard et, dans une moindre mesure, à ceux associés aux jeux vidéo, tant pour la société que pour les usagers.

Ces jeux peuvent présenter des risques de jeu excessif ou pathologique, au même titre que les jeux d'argent et de hasard, les paris financiers et les jeux vidéo. Ces risques ont été documentés par plusieurs études : le taux de prévalence du jeu d'argent et de hasard problématique est de 6 % en France, et s'élève à 33 % pour les jeux en ligne selon les études de l'observatoire des jeux (ODJ)114(*) et de l'observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT)115(*). Les jeux de fantasy présentent également un taux important de jeu problématique selon une étude du Rutgers Center (New Jersey)116(*), estimé à 41,4 %.

En deuxième lieu, ces jeux peuvent également entraîner des risques de fraude, dès lors que les objets numériques sont cédés à titre onéreux : hacking des porte-monnaie numériques stockant les objets numériques monétisables, manipulation artificielle de la valeur d'un JNF en créant l'illusion d'une forte demande (wash trading), blanchiment d'argent ou encore risques de financement du terrorisme en raison du caractère décentralisé de la blockchain et de l'absence de vérification de l'identité des parties.

En dernier lieu, ces nouveaux jeux, sans encadrement adéquat, peuvent aussi présenter des risques de contournement des interdictions de jeux d'argent et de hasard en proposant une offre détournée de casino en ligne sous forme de Jonum.

b) Il n'existe actuellement pas d'encadrement de ces jeux

Actuellement il n'existe pas de définition juridique ni de cadre de régulation pour ces nouveaux types de jeux. S'ils réunissent les quatre critères constitutifs d'un jeu d'argent et de hasard, alors ils doivent être considérés comme des jeux d'argent et de hasard en ligne illégaux, sauf si les éditeurs de ces jeux justifient de l'une des dérogations prévues à l'article L. 320-6 du code la sécurité intérieure. À ce jour, aucune entreprise de jeu proposant une offre de Jonum ne justifie d'une de ces dérogations.

Certains éditeurs de jeu, alertés par l'ANJ du risque de voir leur offre de jeu considérée comme une offre illégale de jeu en ligne, ont fait évoluer leur offre en faisant soit disparaître le sacrifice financier en renforçant leur offre gratuite, soit en supprimant le caractère patrimonial du gain.

Il n'existe pas de cadre européen pour ces jeux d'un nouveau genre. En effet, le droit des jeux d'argent et de hasard est régi par le principe de subsidiarité en l'absence de droit dérivé, et il n'existe pas de règles spécifiques applicables aux Jonum. L'Espagne et Malte suivent la même démarche que le France et ont annoncé vouloir encadrer ces jeux.

2. Le dispositif envisagé : une habilitation à légiférer par ordonnance

L'article 15 du projet de loi contient une habilitation du Gouvernement à légiférer par voie d'ordonnance dans un délai de quatre mois à compter de la promulgation de la loi. Cet habilitation ne comporte ni définition, ni ébauche du cadre de régulation et de contrôle des Jonum.

La commission spéciale et son rapporteur considèrent qu'en l'état cet article est une « coquille vide ».

3. La position de la commission : les caractéristiques des Jonum imposent de soumettre leur définition et la construction de leur cadre réglementaire à l'examen parlementaire

a) La nécessité de se saisir du sujet

L'émergence des Jonum et la multiplication de l'offre est source d'inquiétude pour les secteurs du jeu en ligne et du jeu vidéo. Faute de définition juridique claire, l'assimilation actuelle des Jonum à des jeux d'argent et de hasard laisse craindre une paralysie de l'innovation du secteur, au détriment des acteurs du jeu français. Ce cadre très restrictif n'est pas conçu pour ces Jonum encore en cours de développement. De même, le cadre de régulation des jeux vidéo, très souple, n'est pas adapté à ces nouveaux jeux qui peuvent présenter des risques pour l'ordre public, la santé et les mineurs.

Le rapporteur, considérant comme inacceptable le recours à une habilitation à légiférer par ordonnance sur un tel sujet, a décidé de s'en saisir. La première étape consiste à définir les Jonum et à les autoriser dans un cadre expérimental, afin d'évaluer la nécessité d'une tierce régulation dédiée aux Jonum.

Le cadre expérimental est ainsi adapté, car permettant de favoriser l'innovation d'un secteur particulièrement dynamique en France - le jeu vidéo représente par exemple plus de cinq milliards d'euros de chiffre d'affaires en France et 18 000 emplois - tout en évitant les effets de contournement que peuvent constituer ces jeux ainsi que les risques identifiés pour l'ordre public, la santé et les mineurs.

b) Une première définition inédite des Jonum et un cadre expérimental d'autorisation

La commission a ainsi adopté l'amendement COM-122 du rapporteur, qui supprime l'habilitation à légiférer par ordonnance, définit pour la première fois en droit les Jonum et pose la première pierre d'un éventuel nouveau cadre de régulation dédié à ces jeux, qui ne sera ni le cadre des jeux d'argent et de hasard, ni celui des jeux vidéo.

Cette nouvelle rédaction autorise les Jonum à titre expérimental pour une durée de trois ans à compter de la promulgation du projet de loi.

Les Jonum sont définis comme « des jeux proposés par l'intermédiaire d'un service de communication au public en ligne qui permettent l'obtention, reposant sur un mécanisme faisant appel au hasard, par les joueurs ayant consenti un sacrifice financier, d'objets numériques monétisables, à l'exclusion de tout gain monétaire ».

Il est ainsi considéré que les Jonum réunissent trois des quatre critères de définition d'un jeu d'argent et de hasard : l'offre au public, le sacrifice financier, et la présence d'un mécanisme faisant appel au hasard.

Les objets numériques monétisables visés doivent conférer aux joueurs des droits associés au jeu et être cessibles ou échangeables : les jeux vidéo comportant des objets numériques ne pouvant être cédés ou échangés à titre onéreux, c'est-à-dire évoluant dans une « boucle fermée » dans le jeu vidéo sans possibilité de monétisation à l'extérieur du jeu, ne sont pas concernés par cette tierce législation.

Afin d'éviter un contournement des interdictions de jeux d'argent et de hasard en ligne - notamment l'interdiction des jeux de casino en ligne - la définition précise que ces objets numériques monétisables ne peuvent être cédés à toute entreprise de jeu, et ce directement ou indirectement. De plus, ces objets numériques ne peuvent constituer des cryptoactifs au sens du 2° de l'article L. 54-10-1 du code monétaire et financier, c'est-à-dire des crypto monnaies.

L'amendement du rapporteur précise que les entreprises de jeu poursuivent, en grande partie, des objectifs similaires à ceux de l'État en matière de jeux d'argent et de hasard (inscrits à l'article L. 320-3 du code de la sécurité intérieure), à savoir : prévenir le jeu excessif ou pathologique et protéger les mineurs, assurer l'intégrité, la fiabilité et la transparence des opérations de jeu, prévenir les activités frauduleuses ou criminelles ainsi que le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Enfin, un rapport rendant compte des conclusions de l'expérimentation et de la pertinence de sa poursuite devra être remis au Parlement six mois avant la fin de l'expérimentation.

La commission spéciale a adopté l'article 15 ainsi modifié.


* 114 Costes, J-M., Richard, J-B. et Eroukmanoff, V., Les problèmes liés aux jeux d'argent en France en 2019, Les notes de l'Observatoire des Jeux n°12, Juin 2020.

* 115 Eroukmanoff, V., Brissot, A., Philippon, A. et Spilka, S., Pratiques de jeux d'argent et de hasard sur Internet, Tendance n°152 de l'Observatoire français des drogues et des conduites addictives, Octobre 2022.

* 116 Nower, L., Volberg, R.A., Caler, K.R , The Prevalence of Online and Land-Based Gambling in New Jersey., 2017.

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